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Au cours des dernières décennies, l’attention médicale traditionnellement centrée sur la maladie s’est déplacée progressivement vers l’illness risk. L’étude de la génétique humaine subit en conséquence un changement d’ordre épistémologique, ainsi que médical et sanitaire.

Toutefois, si la collecte, le dépistage, le traitement, le stockage et l’utilisation des données génétiques humaines constituent des opérations désormais essentielles pour le progrès scientifique, l’usage pourrait-il porter atteinte à la dignité de l’être humain dans la mesure de son identification ou encore de sa discrimination potentielle ou réelle ?

L’ouvrage publié par Trudo Lemmens (professeur associé aux facultés de droit et de médecine de l’Université de Toronto), Mireille Lacroix (analyste principale de politique auprès de l’Agence de santé publique du Canada) et Roxanne Mykitiuk (professeure associée à l’Osgoode Hall Law School), ouvrage auquel ont contribué Lisa Austin (professeure assistante à la Faculté de droit de l’Université de Toronto) et Bita Amani (professeure assistante à la Faculté de droit de l’Université Queen’s), se penche sur cette question tant juridique qu’éthique. Cette publication constitue, en effet, le résultat pertinent des recherches et des délibérations menées depuis 2001 par le Comité consultatif de l’Ontario sur les nouvelles technologies génétiques prévisionnelles (secteur relatif aux problèmes d’ordre éthique et juridique) et dernièrement mises à jour pour l’édition.

L’ouvrage commence par une question de compréhension générale : « Why does genetic information merit special attention ? » (p. 1) qui est d’abord circonscrite à un regard juridique canadien, puis élargie à une analyse comparative (p. 8). L’interrogation est complexe et reçoit plusieurs réponses spécifiques. Ces dernières représentent le résultat clair et concret, pourtant partiellement exhaustif, d’un itinéraire thématique que nous résumons en huit sections ci-dessous :

1 La discrimination et la stigmatisation génétiques (p. 9-80)

Les tests par analyse comparative d’ADN peuvent aider la prévention médicale, mais à court ou à long terme, ils peuvent aussi porter atteinte à l’intimité génétique des individus en ce qui concerne les enjeux décisionnels au sujet des politiques assurancielles et de l’emploi. À propos de ce dernier point, les auteurs précisent : « much of the literature about genetic discrimination […] comes from the United States of America, where the issues of employment and insurance discrimination are intrinsically linked […] there are areas in which predictive genetic testing can be used with discriminatory results, such as financial services, education, adoption and access to health care » (p. 9).

Bien que la Charte canadienne des droits et libertés (1982) et le Code des droits de la personne de l’Ontario (1990) interdisent toute forme de discrimination, « [t]his does not mean that all forms of differential treatment based on these enumerated traits are prohibited » (p. 11). Les perspectives législatives internationales n’échappent pas non plus à ces limites et le principe de bona fides se révèle souvent insuffisant. Les risques de stigmatisation existent donc sur un plan plus élevé, celui du traitement inégal des hommes, des femmes et des enfants, et ils pourraient prendre dans l’avenir une forme ethnique, raciale, sexuelle ou sanitaire. Les craintes théoriques s’ancrent déjà dans une certaine réalité (cf. la jurisprudence mentionnée par les auteurs aux pages 39 et 41) et les instruments dont le droit existant se munit ne paraissent plus suffisants pour une sauvegarde satisfaisante de la personne à tous les niveaux et dans tous les contextes de sa vie relationnelle.

Les nouvelles frontières et structures des droits (de la personne, civiques, sociaux) que les auteurs envisagent (p. 43-45 et 64-65) doivent être orientées vers la protection des sujets contre les risques dictés par un « racisme » plus subtil et plus pernicieux qu’auparavant, fondé sur la collecte et l’analyse projective des caractéristiques personnelles pour des finalités liées aux finances, aux assurances, à l’éducation, à l’adoption, à la santé ou au travail. Les gouvernements doivent en tenir compte afin d’axer leurs actions sur la prévention juridique, aussi bien que sur la protection ex post (nous pensons, notamment, à toute approche juridique strictement réparatrice) des individus. La surveillance (monitorage) et l’accès des intéressés à leurs données, une participation plus active des associations, l’interdiction d’utiliser des données génétiques dans certains contextes (celui de l’école, par exemple), la création de comités d’experts, consultatifs ou de contrôle sont les solutions que les auteurs proposent tout au long de leur argumentation.

2 La réglementation de la recherche génétique (p. 81-98)

L’encadrement normatif de la recherche génétique chez l’être humain est encore peu clair au Canada. Comme les auteurs le soulignent, « [a] variety of extra-legal instruments such as professional codes, guidelines and policies […] play the primary role in ensuring the ethical conduct of research » (p. 81). À partir d’un excursus traversant les différents lieux de recherche (recherche soutenue par des fonds fédéraux, provinciaux ou gouvernementaux, recherche privée, recherche financée par les institutions nationales de santé), les auteurs mettent en évidence le manque de supervision, l’insuffisance des standards réglementaires et toutes les carences au sujet de la confidentialité des banques de données génétiques.

L’analyse de ce chapitre montre bien les points faibles du secteur de recherche énoncé. Suivant la méthode utilisée dans les chapitres précédents, il aurait peut-être été intéressant de parcourir un itinéraire de législation comparative. Après tout, nous constatons que des suggestions innovantes proviennent de l’Union européenne[1].

3 L’accès aux services génétiques (p. 99-104)

La question principale de cette section – « [S]hould genetic testing be an insured service ? If it is, how can we ensure equitable access for all ? » (p. 99) – reste ouverte et irrésolue. En principe, l’accès aux services et aux tests génétiques doit être garanti à tous. C’est ce que prévoit la Loi canadienne sur la santé[2]. Toutefois, seuls les services strictement liés aux enjeux médicaux sont soutenus par le système de santé publique, donc réellement accessibles. D’ailleurs, une plus grande attention accordée au dépistage génétique ne crée pas seulement une inégalité des chances parmi les patients. Au contraire, elle fait dévier l’approche complexe vers les maladies et les soins, ce qui permet de prendre en considération les interactions existant entre constitution génétique ainsi que contexte social et environnemental de vie (cf. p. 104).

4 Le brevetage (p. 105-140)

« Derrière l’abstraction et la virtualité de la génétique[3] », les enjeux éthiques et politiques liés à cette science humaine[4] et à l’action du brevetage sont multiples. Les auteurs essaient en effet d’établir une catégorisation des implications entourant le secteur de la recherche concernant l’ADN : la commercialisation des formes de vie, le coût des soins, les pratiques médicales et sanitaires, le consentement éclairé du patient ou du participant à la recherche et le contexte opérationnel constituent des exemples de grands thèmes considérés en la matière.

Cette section représente un crescendo d’arguments et d’argumentations. La définition du terme brevet et sa collocation historique et juridique, l’explication des réquisits de brevetabilité au sujet de la recherche biomédicale, l’énumération des exceptions à l’usage du droit des brevets, la description des réglementations spéciales sont rendues au lecteur dans un langage simple et suivant des schémas de lecture qui résument un objet tout à fait large selon un point de vue à la fois matériel et fonctionnel (p. 108-125). Les auteurs illustrent ensuite de façon générale les obligations internationales auxquelles le Canada est assujetti, l’analyse étatique n’étant pas exhaustive pour ce discours (p. 125-136). Dans ce cadre, une comparaison intelligente, pourtant encore timide et résumée, entre les implications normatives de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les devoirs du Canada en tant que pays signataire de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) est proposée.

5 Le marketing et la mise en marché des tests génétiques (p. 141-150)

La protection des patients-consommateurs est au coeur du discours génétique, car la commercialisation influe sur le test génétique, d’une part, en ce qui concerne la vente des recherches et, d’autre part, pour ce qu’il en est de la circulation des tests génétiques effectués. Les auteurs citent à ce propos T. Caufield et C. Feasby[5] : « The commercialization of human genetics has been defined as “the infiltration of private financially motivated interests into the science and application of human genetic research” » (p. 141). Ils apportent aussi quelques exemples concrets (nous pensons à la référence faite aux mutations du BRCA1&2 (p. 142-144)) pour souligner tous les risques d’une manipulation publicitaire (liée à la mise au point du test génétique à caractère prédictif) et d’une disponibilité, sans droit ni limites, du test commercial.

Si une politique prohibitionniste n’est pas envisageable dans un secteur où dominent encore les inconnus scientifiques et sociaux, la remise complète au patient du choix de test n’est néanmoins pas praticable. Les recommandations – deux seules – proposées par les auteurs soulignent le besoin de lieux de débat gouvernemental (international, national, provincial) ou non gouvernemental, ainsi que d’une réglementation spécifique en la matière.

6 La réglementation du conseil génétique (p. 151-160)

Même dans le cas des professionnels du conseil génétique, le manque de réglementation conditionne l’éthique médicale du secteur. En outre, la prestation des services fournie attire l’attention des auteurs. Car, comme le souligne un rapport de l’Unesco, « [d]es tests génétiques de plus en plus nombreux sont à notre disposition, ce qui confère à la spécialité du conseil génétique une place sans cesse plus importante dans la pratique médicale. Le conseil génétique fait le lien entre les technologies génétiques, dont certaines ont été acquises grâce au Projet sur le Génome Humain, et le traitement des patients. On peut le définir comme un « processus de communication qui inclut un diagnostic, une explication et des choix[6]. » Le lien professionnel/consultant-patient, ce procès de véritable codécision (p. 152-154), est souvent laissé à des arrangements normatifs ou tout simplement à des pratiques sans modèle formel (recommandations des associations, lignes directrices, etc.). Cela expose, d’une part, le personnel aux multiples risques de responsabilité professionnelle extracontractuelle et, d’autre part, le patient à une insuffisance sur le plan informationnel.

7 Les enjeux cliniques (p. 161-222)

Dans le domaine des données génétiques, les auteurs se sont également intéressés à la notion d’enfance et d’incapacité (temporaire ou de longue durée). Les deux notions amènent à s’interroger selon deux niveaux de pertinence : d’un côté, par rapport à l’identité du patient ; de l’autre, par rapport aux questions de santé qui y sont liées. En ce qui concerne ce dernier point, des questions éthiques se posent en particulier en matière de consentement : une prise en considération du niveau de maturité des patients serait, selon l’avis des auteurs, désormais nécessaire (cf. p. 218, par. 8.4.3 ; p. 220, recommandation n° 42 ; p. 222, par. 8.5.2). En ce qui a trait au thème de l’identité, les données génétiques humaines peuvent contribuer à l’exercice du droit de prévention des maladies. À côté de ce dernier, un droit à ne pas connaître y est aussi lisible. De là, considèrent les auteurs, les différents devoirs de nature éthique, déontologique, statutaire et jurisprudentielle (cf. p. 181-188) qui sont consubstantiels au sujet traité.

8 Le stockage du matériel et des données génétiques (p. 225-254)

Il nous faut tout d’abord préciser que le matériel génétique (soit les tissus humains, le sperme et le sang qui sont normalement les échantillons biologiques à partir desquels l’ADN est prélevé et utilisé pour l’analyse et la recherche) et l’information génétique (c’est-à-dire la séquence de nucléotides se trouvant dans l’ADN) peuvent être séparés après le prélèvement. Ainsi, l’information génétique peut être stockée de façon indépendante du matériel biologique et servir à des recherches ultérieures. L’information génétique garde donc souvent un statut spécifique et différent d’« objet vivant » à partir duquel elle est capturée.

Se basant sur ce constat, les auteurs passent alors en revue des exemples de biobanques et de banques de données génétiques venant de l’étranger (l’Iceland’s Health Sector Database ; la Biobanque de l’Estonie ; l’Egeen, biobanque privée des États-Unis, etc.) ou du Canada (la Banque des tumeurs, souvent utilisée par le Réseau de recherche sur le cancer de l’Ontario, ou bien le projet Cart@gène qui regroupe les données de plus de 30 chercheurs universitaires et experts du secteur), ainsi que leur discipline normative.

Selon un point de vue strictement juridique, les auteurs considèrent aussi les liens et les droits de propriété sur les échantillons et sur les résultats des tests, la discipline étant articulée et pourtant désordonnée et cryptique.

De façon générale, les auteurs estiment que le principal problème éthique, même politique, en matière de collecte, de stockage et d’utilisation du matériel génétique et des données génétiques se pose par rapport au consentement libre et éclairé. Afin d’éviter tout abus, celui-ci devrait être éclairé et exprès (p. 273, recommandation no 35). D’autres standards spécifiques sont aussi déjà prévus dans des actes normatifs existants (le temps et la durée du stockage, l’accès au matériel et aux données de la part des parents de la personne intéressée, etc.).

Les constats éthiques, juridiques et légaux qui émergent depuis cette évaluation thématique si riche sont accompagnés tout au long de l’ouvrage par des recommandations que les auteurs adressent à l’ensemble des gouvernants et des gouvernés (« federal and provincial governments », « health professionals », « employers », « adoptive families », etc. ; p. 267-276). Leur but est clair : « to identify and examine the vast array of legal and ethical implications of predictive genetic testing » (p. 257). Le respect de la dignité humaine et le respect des libertés fondamentales, dont il convient de faire la promotion sans limitation et qui doivent être appréciés dans leur totalité, constituent le fil rouge d’un travail de débat et de reconstruction bibliographique qui s’intègre sans conteste dans la doctrine bioéthique actuelle.

L’ouvrage de Lemmens, Lacroix et Mykitiuk aborde de façon fouillée les questions entourant la génétique de même que les questions éthiques et légales qui se posent à cet égard. Les auteurs ont su tempérer d’une façon très intéressante les incertitudes disciplinaires au sujet de la médecine génétique prédictive et les connaissances actuelles, les lacunes existantes dans ce domaine ainsi que les attentes et les critiques du grand public.

Tout en proposant des argumentations valides, bien centrées et justifiées, cet ouvrage constitue donc un point de départ pour approfondir les enjeux urgents qui sont soulevés par la génétique relativement à la santé publique et à la loi, aux stratégies et aux exigences de la recherche privée, à tous les risques d’ordre social liés à la relation clinique.