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Les crimes internationaux étant souvent commis en masse, ceux qui y participent sont généralement plus nombreux que ceux qui s’y salissent les mains. Afin de prévenir la commission de tels crimes, la communauté internationale souhaite dissuader non seulement les petits exécutants, mais également les personnes positionnées plus haut dans les hiérarchies impliquées. Dans cette logique, le droit pénal international permet de retenir la responsabilité pénale de personnes en position d’autorité, même si elles n’ont pas ordonné les crimes internationaux, mais qu’elles ont plutôt omis de les prévenir.

La doctrine du supérieur hiérarchique a été conçue à cette fin. Elle engage la responsabilité pénale d’un supérieur, civil ou militaire, pour les crimes commis par ses subordonnés, s’il savait ou avait des raisons de savoir qu’ils étaient commis et qu’il a fait défaut de les empêcher ou de les punir après coup. Cette doctrine, tirée du droit militaire, a été appliquée à certains accusés dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, avant d’être reprise par les statuts des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)[1]) et le Rwanda (Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)[2]). Plus récemment, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale[3] a créé la Cour pénale internationale (CPI) ayant pour mission de juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides commis après le 1er juillet 2002. Cette institution, maintenant centrale à la justice pénale internationale, a innové à plusieurs égards, notamment dans sa conception de la responsabilité du supérieur hiérarchique, établie dans l’article 28 du Statut de Rome :

Outre les autres motifs de responsabilité pénale au regard du présent Statut pour des crimes relevant de la compétence de la Cour :

a) Un chef militaire ou une personne faisant effectivement fonction de chef militaire est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs, ou sous son autorité et son contrôle effectifs, selon le cas, lorsqu’il ou elle n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces forces dans les cas où :

i) Ce chef militaire ou cette personne savait, ou, en raison des circonstances, aurait dû savoir, que ces forces commettaient ou allaient commettre ces crimes ; et

ii) Ce chef militaire ou cette personne n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher ou en réprimer l’exécution ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites ;

b) En ce qui concerne les relations entre supérieur hiérarchique et subordonnés non décrites au paragraphe a), le supérieur hiérarchique est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour commis par des subordonnés placés sous son autorité et son contrôle effectifs, lorsqu’il ou elle n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces subordonnés dans les cas où :

i) Le supérieur hiérarchique savait que ces subordonnés commettaient ou allaient commettre ces crimes ou a délibérément négligé de tenir compte d’informations qui l’indiquaient clairement ;

ii) Ces crimes étaient liés à des activités relevant de sa responsabilité et de son contrôle effectifs ; et

iii) Le supérieur hiérarchique n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher ou en réprimer l’exécution ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites.

À la simple lecture, une particularité frappante apparaît immédiatement : l’article est subdivisé en deux parties, la première encadrant la responsabilité du supérieur militaire, la seconde, celle du supérieur civil. Si cette structure vient confirmer que la doctrine s’applique tant aux supérieurs civils qu’aux supérieurs militaires, elle innove en prévoyant des normes différentes dans les deux cas. La différence la plus substantielle entre les deux types de chefs est la norme de faute minimale exigée pour chacun d’entre eux : pour le chef militaire, le fait qu’il aurait dû savoir ; pour le chef civil, le fait qu’il a délibérément négligé de tenir compte d’informations. Autrement dit, pour le militaire, la norme est la négligence, alors qu’elle est l’aveuglement volontaire pour le civil.

Le Statut de Rome est le premier instrument international à codifier la négligence comme base de responsabilité du supérieur hiérarchique et il le fait dans un contexte exclusivement militaire. Ce mariage de la négligence et de la responsabilité du supérieur hiérarchique fera l’objet de notre étude. Les deux concepts font-ils bon ménage ?

Afin de répondre à cette question, nous avons subdivisé notre texte en trois grandes sections, dont la première analyse les conditions d’ouverture de la responsabilité du supérieur hiérarchique. La deuxième section porte sur la négligence comme base de responsabilité pénale, tant en droit interne qu’en droit international. Après avoir étudié le concept de négligence en droit canadien, nous traiterons de la négligence en droit pénal international. Enfin, la troisième et dernière section est consacrée au mariage des notions vues dans les deux premières sections, soit la négligence dans le contexte de la responsabilité du chef militaire. Après avoir tenté d’expliquer la raison pour laquelle la négligence a été retenue pour les supérieurs militaires et non pour les autres, nous mettrons en évidence les problèmes causés par cette alliance avant de proposer des solutions à cet égard.

Notre analyse sera plus celle d’une pénaliste que celle d’une internationaliste. À la fois critique et comparée, elle permettra, par l’étude de la responsabilité du supérieur hiérarchique, de clarifier les limites de la responsabilité pénale individuelle. La doctrine du supérieur hiérarchique, en combinant l’omission et la négligence, sans exiger de lien de causalité entre le supérieur et le crime, repousse, en effet, les limites de la responsabilité pénale. Le lien entre le crime et le supérieur est alors indirect, mince. Sera-t-il compensé par le pouvoir du supérieur et l’importance de la dissuasion en droit pénal international ? Ce mécanisme, lorsqu’il est basé sur la négligence, respecte-t-il les principes généraux du droit pénal, tel le principe de culpabilité ? Notre analyse permettra de répondre à ces questions posées par l’alliance entre la responsabilité du supérieur hiérarchique et la négligence.

1 La responsabilité du supérieur hiérarchique

Il existe deux formes de responsabilité du supérieur : la responsabilité directe et la responsabilité indirecte. La première naît lorsque le supérieur ordonne la commission de crimes internationaux à ses subordonnés, y participe ou y aide[4]. Il peut, par exemple, avoir donné l’ordre de massacrer des civils ou de maltraiter des prisonniers de guerre. Cette forme de responsabilité ne pose pas tellement problème, puisque le supérieur a participé personnellement aux crimes : sa responsabilité peut donc être retenue suivant les principes généraux du droit pénal. La forme de responsabilité à laquelle nous nous attacherons ici est la responsabilité indirecte, ou la réelle responsabilité du supérieur, celle qui naît sans que le supérieur ait donné des ordres à ses subordonnés, les ait encouragés ou aidés, mais en raison de son omission de prévenir ou de punir leur participation à des crimes internationaux. C’est le sens qu’aura l’expression « responsabilité du supérieur » tout au long du présent texte.

Cette forme de responsabilité est basée sur la présence de trois critères : 1) l’existence d’une relation de subordination entre le supérieur et son subordonné ; 2) une exigence de connaissance chez le supérieur, du fait que ses subordonnés commettaient ou allaient commettre des crimes internationaux ; 3) le défaut du supérieur de prévenir la commission du crime ou d’en punir les auteurs. Nous proposons une étude intégrée de ces conditions à la fois pour les tribunaux ad hoc et pour la CPI.

1.1 L’existence d’une relation de subordination

Pour qu’un supérieur soit reconnu coupable de son défaut par rapport aux agissements d’une personne, encore faut-il que celle-ci lui soit subordonnée. Un supérieur n’assume donc pas de responsabilité par rapport aux agissements de tout un chacun, mais bien seulement des personnes qui sont dans un état de subordination par rapport à lui ou dont il est le supérieur hiérarchique. L’existence d’une relation de subordination entre la personne à contrôler, qui aura habituellement commis le crime international, et son supérieur hiérarchique est donc la première condition de mise en branle de la responsabilité hiérarchique.

À cet égard, le critère retenu est celui du contrôle effectif : le simple pouvoir d’influence du chef n’étant pas suffisant, le supérieur doit réellement avoir le pouvoir de contrôler les actions de ses subordonnés. Les marques de ce type de contrôle « sont davantage une affaire de preuve que de droit substantiel et elles servent seulement à montrer que l’accusé avait le pouvoir de prévenir les crimes, d’en punir les auteurs ou, lorsqu’il convient, de prendre l’initiative d’une action pénale à leur encontre[5] ». Ce critère de contrôle effectif, élaboré par les tribunaux ad hoc, a été repris par le Statut de Rome, mais tout en le combinant à l’exigence de commandement effectif ou d’autorité effective, qui s’appliquent respectivement aux supérieurs militaires et civils. Le Statut de Rome fait en effet référence aux « forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs, ou sous son autorité et son contrôle effectifs, selon le cas[6] ». De plus, si le supérieur est un civil, les crimes commis doivent être liés à des « activités relevant de sa responsabilité et de son contrôle effectifs[7] ».

La doctrine du supérieur hiérarchique n’est en effet pas restreinte aux commandants militaires, mais elle s’applique également aux supérieurs civils, comme l’ont reconnu les tribunaux ad hoc[8]. Ainsi, un dirigeant d’entreprise[9], un ministre ou un préfet[10] peut engager sa responsabilité de supérieur pour les actes de ses subordonnés s’il possède un réel contrôle sur ces derniers. L’article 28 du Statut de Rome, quant à lui, mentionne clairement ces deux possibilités, en prévoyant deux régimes de responsabilité : l’un pour un « chef militaire ou une personne faisant effectivement fonction de chef militaire », que nous appellerons, pour simplifier, les « militaires », et l’autre pour « les relations entre supérieur hiérarchique et subordonnés non décrites au paragraphe a) », que nous appellerons, pour simplifier, les « supérieurs civils ».

Dans les deux cas, il n’est pas nécessaire que le réel contrôle que possède un supérieur sur ses subordonnés découle d’une position officielle. Ce contrôle peut résulter d’un lien de droit (de jure) aussi bien que d’un lien de fait (de facto), comme le TPIY l’a décidé dans la célèbre affaire Čelebići :

[L]a Chambre de première instance estime qu’un pouvoir hiérarchique est une condition préalable et nécessaire à la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur. Cependant, cette affirmation doit être tempérée par le constat que l’existence d’un tel pouvoir ne peut s’induire du seul titre officiel. Le facteur déterminant est la possession ou non d’un réel pouvoir de contrôle sur les agissements des subordonnés. Ainsi, le titre officiel de commandant ne saurait être considéré comme une condition préalable et nécessaire à la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur hiérarchique, celle-ci pouvant découler de l’exercice de fait, comme en droit, des fonctions de commandant.

Si le libellé du Statut ne donne guère d’indications en la matière, il est clair que le terme de « supérieur » est suffisamment large pour englober un poste de responsabilité fondé sur l’existence de pouvoirs de contrôle de fait[11].

Par exemple, si un commandant militaire a, dans les faits, le contrôle sur un groupe paramilitaire, bien que ce contrôle ne résulte pas d’une position officielle, le commandant pourra voir sa responsabilité engagée par les actes de ces paramilitaires. Cette règle est codifiée à l’article 28 du Statut de Rome, qui fait explicitement référence aux relations de facto en traitant de « personne faisant effectivement fonction de chef militaire ». Cela permet d’élargir le cercle de supérieurs pouvant être tenus responsables pour refléter le rejet de l’ordre établi, voire l’état de chaos dans lequel les crimes internationaux peuvent être commis.

Le contrôle effectif d’un supérieur sur ses subordonnés étant avant tout une question de fait, il est difficile d’établir des règles universelles à ce sujet. La jurisprudence a cependant établi certains indices qui permettent de conclure à l’existence d’un contrôle effectif, soit :

la position officielle qu’occupait un accusé, « même si l’autorité effective ne peut être déterminée par ce seul critère » ; le pouvoir de donner des ordres et de les faire exécuter ; la conduite d’opérations de combat impliquant les forces en question ; le pouvoir d’imposer des sanctions disciplinaires ; le pouvoir de monter en grade ou de libérer les soldats ; et la participation de l’accusé aux négociations concernant les troupes en question[12].

Il est ainsi possible de remonter la chaîne de commandement sans qu’il y ait de limite supérieure précise, la qualité de chef d’État, de chef ou de membre du gouvernement ne déchargeant pas une personne de sa responsabilité criminelle[13]. Donc, si le critère du contrôle effectif est respecté, la remontée pourra se poursuivre jusqu’au ministre de la Défense, puis, au commandant en chef des forces armées, qu’il soit gouverneur général ou président. Ainsi, la doctrine du supérieur hiérarchique permet de tenir plusieurs supérieurs responsables du même crime, dans la mesure où ils exerçaient tous un contrôle effectif[14]. Nul besoin que le supérieur soit le supérieur immédiat du criminel pour que sa responsabilité soit reconnue. Cependant, un supérieur ne peut être tenu responsable que pour les actes commis après son arrivée en position hiérarchique avec ses subordonnés malfaisants, soit après l’obtention de ce contrôle effectif[15].

L’existence d’une relation de subordination entre le supérieur accusé et son subordonné est un critère déterminant. C’est, en pratique, le premier sur lequel un tribunal se penche ; s’il n’est pas rempli, le tribunal doit déclarer l’accusé non coupable. En fait, cela s’est produit à plusieurs reprises dans la jurisprudence du TPIY[16]. Ce n’est donc que s’il juge qu’il y a contrôle effectif que le tribunal passera à l’étude du second critère, soit l’exigence relative à la connaissance.

1.2 Les exigences de faute

La détermination de la norme de connaissance applicable aux supérieurs militaires et civils est sans doute l’une des questions les plus controversées et les plus difficiles amenées par la responsabilité liée au commandement. Les différents statuts et la jurisprudence ont relevé plusieurs exigences de faute applicables aux supérieurs. De la connaissance réelle en passant par la connaissance imputée, ces exigences englobent une très grande variété de situations. Souvent, plusieurs normes alternatives sont acceptées, comme la connaissance ou la négligence. Dans ce cas, la norme déterminante est la norme la plus basse ou, autrement dit, la norme la plus facile à prouver pour le procureur. En pratique, la norme constituant le plus bas dénominateur commun risque en effet de prendre le pas sur les autres normes[17], le procureur n’ayant aucun avantage à se limiter à une règle plus astreignante et donc plus risquée.

Les différents niveaux de connaissance exigés par les instruments créateurs de tribunaux internationaux seront ici examinés du plus exigeant au moins exigeant.

1.2.1 La connaissance personnelle

Les libellés des trois statuts que nous examinons dans notre texte acceptent la connaissance comme norme applicable à la responsabilité du supérieur. Il s’agit en effet de la forme à la fois la plus naturelle et la plus exigeante de responsabilité indirecte, définie ainsi par le Statut de Rome : « Il y a connaissance, au sens du présent article, lorsqu’une personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements[18]. » La connaissance est subjective en ce sens qu’elle fait référence à ce qui s’est réellement passé dans l’esprit de l’accusé.

Cette connaissance ne se situe cependant pas toujours au même moment dans le temps, suivant les instruments. Alors que les statuts des tribunaux ad hoc exigent une connaissance du fait « que le subordonné s’apprêtait à commettre cet acte ou l’avait fait[19] », le Statut de Rome exige une connaissance du fait qu’ils « commettaient ou allaient commettre ces crimes[20] ». Contrairement à ses prédécesseurs, la CPI ne s’intéresse donc pas à la connaissance que le supérieur a des crimes dont la commission est terminée, ce qui restreint le champ d’action de la responsabilité du supérieur.

Étant donné l’article 67 (1) (i) du Statut de Rome, qui interdit le renversement du fardeau de la preuve, il n’y a aucune présomption de connaissance du supérieur[21], celle-ci devant être prouvée par le procureur. Cette connaissance personnelle peut être prouvée par preuve directe ou par preuve circonstancielle, en se basant sur des facteurs tels le nombre, le type et la portée d’actes illégaux, la période et le lieu où ils se sont produits, le nombre de soldats, d’officiers et de moyens logistiques mis en oeuvre ainsi que le modus operandi[22].

Notons cependant que, si les trois statuts acceptent la connaissance comme norme, aucun d’entre eux ne l’exige de façon exclusive, la connaissance pouvant toujours être remplacée par une autre exigence, plus facile à prouver, dont l’analyse suit.

1.2.2 L’aveuglement volontaire

Plusieurs instruments juridiques prévoient, comme exigence de connaissance, que le supérieur « avait des raisons de savoir » que ses subordonnés commettaient des crimes : il s’agit de la norme prévue par les statuts des tribunaux ad hoc[23], de la Cour spéciale pour la Sierra Leone[24], des tribunaux cambodgien et timorais[25] ainsi que par le Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité[26]. Cette norme a été plus difficile à interpréter que la simple exigence de connaissance personnelle, la question s’étant posée de savoir si elle faisait réellement référence à la négligence, ou plutôt à l’aveuglement volontaire ou à l’insouciance. Les jugements de première instance ont d’abord été relativement contradictoires, certains laissant entendre que cette forme de responsabilité pouvait être basée sur la négligence[27] du supérieur de s’informer, alors que d’autres exigeaient qu’il ait réellement des informations en main. Les chambres d’appel des tribunaux ad hoc ont tranché le débat en excluant, fort heureusement, la négligence comme base de responsabilité pour le supérieur hiérarchique. Dans l’affaire Čelebići, la Chambre d’appel du TPIY est claire à ce sujet :

L’article 7 3) du Statut traite de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission en connaissance de cause. Cependant, le fait de s’abstenir de s’informer n’apparaît pas dans cet article comme une infraction distincte. Un supérieur n’a dès lors pas, aux termes de cet article, à répondre de cette négligence, sa responsabilité ne pouvant être mise en cause que parce qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ou punir[28].

Dans l’affaire Bagilishema, la Chambre d’appel du TPIR exhorte même les chambres de première instance à cesser de dépeindre la responsabilité du supérieur hiérarchique en termes de négligence :

Il est toutefois préférable que les Chambres de première instance s’abstiennent totalement de décrire la responsabilité du supérieur en termes de négligence […] La Chambre d’appel est d’avis que le critère de la négligence criminelle, tel que proposé par la Chambre de première instance, ne saurait s’apparenter au critère « avait des raisons de savoir » au sens de l’article 6 3) du Statut[29].

Cette opinion a été réitérée récemment par la Chambre d’appel du TPIY[30]. Il est donc clair maintenant que les termes « avait des raisons de savoir » ne se réfèrent pas à ce que l’accusé aurait su s’il n’avait pas été négligent dans sa collecte de renseignements, mais bien aux renseignements qui étaient, dans les faits, à sa disposition. Cette expression est examinée dans l’affaire Čelebići : « un supérieur ne peut être tenu pour pénalement responsable que s’il avait à sa disposition des informations particulières l’avertissant des infractions commises par ses subordonnés[31] ». Le procureur peut faire la preuve du fait que l’accusé avait des raisons de savoir en prouvant, par exemple, que des rapports l’informant de la situation ont été envoyés à son bureau. Il n’est pas nécessaire que l’accusé en ait pris connaissance, mais les informations doivent être telles qu’elles auraient dû le mettre en garde, s’il les avait consultées. Le procureur pourra alors dire soit que le supérieur connaissait la situation, soit qu’il s’est délibérément fermé les yeux sur cette situation, ne désirant pas la connaître. Quant à la nature de ces informations, la Cour d’appel dans l’affaire Bagilishema explique ceci :

L’Arrêt Čelebići précise que « le simple fait de démontrer qu’un supérieur disposait de certaines informations générales, de nature à le mettre en garde contre d’éventuels agissements de ses subordonnés, suffirait à établir qu’il “avait des raisons de savoir” ». La Chambre d’appel fait siennes les conclusions de la Chambre d’appel du TPIY dans cet Arrêt, selon lesquelles ces informations ne doivent pas nécessairement contenir des détails précis sur des actes illicites commis ou sur le point de l’être par ses subordonnés. Au vu des arguments avancés par le Procureur, la Chambre d’appel estime toutefois nécessaire d’effectuer une distinction entre le fait que l’Accusé était informé de la situation générale de l’époque au Rwanda et le fait qu’il disposait d’informations générales lui indiquant la possibilité que ses subordonnés commettent des crimes[32].

La norme retenue par le Statut de Rome pour les supérieurs civils, soit « a délibérément négligé de tenir compte d’informations qui l’indiquaient clairement[33] », analogue à celles qui ont été retenues dans le Protocole additionnel aux conditions de Genève[34] et par les statuts des tribunaux ad hoc sans y être tout à fait identique, semble également constituer de l’aveuglement volontaire. Telle est l’opinion majoritaire de la doctrine[35]. Si la CPI venait confirmer cette interprétation, l’ignorance volontaire demeurerait la norme de connaissance minimale du supérieur hiérarchique généralement reconnue par le droit pénal international.

1.2.3 La négligence[36]

La négligence a été rejetée comme base de responsabilité tant par le TPIY que par le TPIR, ainsi que par le Protocole additionnel aux conventions de Genève[37]. Il s’agit pourtant de la norme de connaissance retenue par le Statut de Rome pour les commandants militaires[38]. Le chef militaire voit donc sa responsabilité pénale engagée dès lors qu’il devait savoir que ses troupes commettaient ou allaient commettre des crimes internationaux, peu importe ce qu’il a réellement su. Ainsi, pour le militaire, la base de responsabilité est la négligence, puisqu’il est jugé, de façon objective, par rapport à ce que le commandant raisonnable aurait su dans les circonstances. Le commandant militaire a donc une obligation d’obtenir l’information et de l’évaluer[39] : « In fact, if knowledge does not exist or cannot be proven the superior can only be punished for negligently not having known of the crimes, i.e. because he or she should have known[40]. »

Si la norme de faute pour le commandant militaire accusé selon le Statut de Rome est clairement la négligence, il importe de qualifier cette dernière, puisqu’il y en a divers types. Bien entendu, comme il est ici question de responsabilité criminelle, la simple négligence, ou négligence civile, est exclue. Cependant, le statut exige-t-il une négligence pénale ou criminelle, inconsciente ou consciente ? De son analyse de la jurisprudence parue après la Seconde Guerre mondiale, le major Parks tire cette conclusion sur le degré de négligence exigé : « It is submitted that only where there is a showing of wanton negligence has the commander manifested the mens rea to be held criminally responsible for the primary offense, that is, he has through his dereliction sufficiently aided and abetted the principals thereto as to make himself a principal or an accessory after the fact[41]. »

Au sein du Statut de Rome, la qualification du lien hiérarchique comme militaire ou civil est donc déterminante quant à la mens rea exigée du supérieur. Plusieurs ont contesté le fait que la norme varie en fonction du statut, civil ou militaire, du supérieur[42].

En ce qui concerne les supérieurs militaires, il est vrai que la norme retenue par le Statut de Rome est plus sévère que celle qui est actuellement appliquée par les tribunaux ad hoc, ce qui peut être vu comme un recul par rapport à l’évolution du droit pénal international. Dans l’histoire de la codification de la responsabilité liée au commandement, le Statut de Rome est le premier instrument à faire explicitement référence à ce que l’accusé aurait dû savoir. Cette norme de responsabilité avait cependant été acceptée par la jurisprudence dans l’affaire Yamashita[43], ainsi que par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient mais également dans le rapport de la commission Kahan[44], chargée de juger les massacres commis dans des camps de réfugiés de Beyrouth.

1.3 Le défaut d’agir

Les trois statuts envisagent deux cas de figure différents pour retenir la responsabilité du supérieur : il n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher le crime avant qu’il soit commis ou pour en punir les auteurs après sa commission[45]. Dans les deux cas, c’est l’omission du supérieur qui lui est reprochée, soit le fait de ne pas avoir agi alors qu’il aurait dû le faire. Cette pure omission forme l’élément matériel de l’infraction. Bien que le droit pénal se soit traditionnellement penché davantage sur les actions que sur les omissions, ces dernières ont de plus en plus leur place[46]. L’omission est donc maintenant criminalisée dans les divers systèmes de droit pénaux nationaux, quoique de façon plus étendue dans le système romano-germanique qu’en common law, où elle est réprimée seulement lorsqu’une personne a un devoir légal d’agir[47]. C’est précisément le cas des supérieurs.

1.3.1 Le défaut de prévenir

Le premier cas de figure envisagé par la responsabilité du supérieur hiérarchique est celui du défaut du chef de prévenir la commission de crimes internationaux par ses subordonnés. Si les exigences de lien de subordination et de connaissance sont respectées, le supérieur doit intervenir, les mesures à prendre étant « toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher […] l’exécution[48] ». La nature de ces mesures sera variable en fonction du contexte, notamment de la nature militaire ou civile de la relation. Il peut s’agir, par exemple, d’ordonner aux subordonnés de ne pas se livrer aux actes en question. Toutefois, à l’impossible nul n’étant tenu, la responsabilité du supérieur n’est pas engagée pour avoir fait défaut de prendre des mesures qui n’étaient pas en son pouvoir :

Un supérieur ne peut toutefois être tenu responsable que pour ne pas avoir pris les mesures qu’il était en son pouvoir de prendre. En effet, c’est le degré de contrôle effectif du supérieur – la capacité matérielle de contrôle qui est la sienne – qui doit permettre à la Chambre de déterminer s’il a pris les mesures raisonnables pour empêcher ou punir les crimes de ses subordonnés. Une telle capacité matérielle ne peut se concevoir dans l’abstrait, mais doit être appréciée au cas par cas, compte tenu de toutes les circonstances[49].

Les tribunaux ad hoc ont précisé que les deux volets de la responsabilité du supérieur que sont la prévention et la punition ne sont pas alternatifs. En effet, le devoir premier du supérieur étant d’empêcher la commission d’infractions, il ne peut par la suite se protéger de toute responsabilité criminelle en punissant les crimes de ses subordonnés alors qu’il aurait été en mesure de les empêcher[50].

1.3.2 Le défaut de punir[51]

Le supérieur pourra également voir sa responsabilité pénale engagée pour son défaut de réprimer ses subordonnés qui ont commis des crimes internationaux. Ici également, les mesures à prendre varieront selon le contexte, dont la nature militaire ou civile de la hiérarchie impliquée. Elles peuvent constituer un châtiment en tant que tel ou un renvoi « aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites[52] ». Entre autres solutions, mentionnons la punition par voie sommaire et le transfert à une cour martiale ou à un corps policier. Bien que le pouvoir de punir soit généralement plus vaste au sein d’une hiérarchie du type militaire, le Statut de Rome envisage cette possibilité également dans le contexte civil. Une fois encore, la responsabilité du supérieur ne pourra être retenue que pour son omission d’imposer les punitions « nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir[53] », et non pas, bien entendu, celles qu’il n’avait pas le pouvoir d’imposer.

Cette obligation ne naît naturellement qu’après la commission de l’infraction par les subordonnés. Toutefois, l’infraction internationale des subordonnés étant consommée au moment où le devoir de punir entre en jeu, le comportement du supérieur ne peut plus rien y changer : il est trop tard pour que cette infraction soit évitée. La logique de cette obligation de punir du supérieur tient plutôt à la prévention de futurs crimes par les subordonnés[54]. Ce devoir de réprimer s’appliquera, par exemple, au supérieur chargé d’administrer un camp de prisonniers de guerre qui apprend que ses gardiens se livrent à de mauvais traitements envers les prisonniers[55]. Il devra punir ces actes afin de faire cesser cette pratique à l’avenir, son défaut à cet égard pouvant être perçu par les subordonnés comme un encouragement à commettre d’autres crimes.

La responsabilité du supérieur hiérarchique est donc basée sur l’omission d’agir du supérieur, qui avait pourtant, à cause de la relation hiérarchique qu’il entretient avec ses subordonnés, l’obligation d’agir. C’est son défaut de remplir son devoir légal qui est puni criminellement. Comme nous l’avons vu, une exigence de faute — connaissance personnelle, aveuglement volontaire ou négligence — est nécessaire. Ces trois exigences constituent des normes de fautes différentes. Toutefois, dans le cas où le supérieur n’a commis aucune faute (il ne savait pas et il n’aurait pas pu, dans les circonstances, connaître les crimes de ses subordonnés), il n’engage pas sa responsabilité pénale.

Comme elle est actuellement conçue, la responsabilité du supérieur n’est pas une forme de responsabilité pour autrui ni un crime distinct, mais bien un type de responsabilité sui generis[56], qui constitue un mode de participation à l’infraction, distinct de la complicité. Même si la responsabilité du supérieur ne constitue pas, à proprement parler, une forme de complicité, cette dernière est certainement le concept avec lequel elle entretient les plus grandes affinités. Au sein du Statut de Rome, ce mode différent de participation à l’infraction qu’est la responsabilité du supérieur possède en outre un certain caractère collectif, puisque les normes de connaissances applicables aux supérieurs varient en fonction de la nature de la hiérarchie à laquelle il appartient. Le supérieur est donc visé comme membre d’une collectivité, militaire ou civile.

2 La négligence comme base de responsabilité pénale

[E]ven a dog distinguishes between being stumbled over and being kicked[57].

La négligence est un concept très large, qui a de nombreuses applications et significations. Selon le sens intuitif du terme négligence, ce concept se réfère au fait qu’une personne n’a pas accompli ce qu’elle aurait dû exécuter. Paul Fauconnet précise que la négligence est une faute se situant entre l’accident et le fait volontaire :

Entre le fait inintentionnel et l’acte volontaire, les jurisconsultes intercalent la négligence ou ce qu’ils appellent dans un sens restreint du mot, la faute, la culpa. Dans la terminologie de la jurisprudence romaine, la culpa s’oppose, d’une part au casus, fait fortuit, qui n’engendre aucune responsabilité, et au dolus, injustice consciente et volontaire qui engendre le maximum de responsabilité. L’homme négligent ne veut pas mal faire : il est cependant en faute, sa conduite est sanctionnée[58].

Le concept de négligence est également retenu par tous les droits pénaux. Les définitions, les classifications et les appellations peuvent cependant varier d’un système à l’autre, ce qui rend la comparaison difficile. Cette difficulté, propre au droit comparé, se répercute nécessairement en droit pénal international, qui puise à même les différentes traditions juridiques. Malgré ces difficultés, le professeur Jean Pradel arrive à donner une définition de la négligence en droit comparé :

[La] négligence est la violation d’un devoir de prudence, l’auteur ayant omis de prendre toutes les précautions qui s’imposaient, mais l’infraction n’existant que s’il y avait pour lui une possibilité de prévoir le résultat ; la négligence suppose donc que le résultat – prévu ou imprévu, mais prévisible – aurait pu être évité par l’emploi de précautions commandées par les circonstances[59].

Le droit distingue traditionnellement deux formes de négligence : une forme plus bénigne, la négligence inconsciente (faute sans prévoyance, simple negligence ou inadvertent negligence) et une forme plus maligne, la négligence consciente (faute avec prévoyance, gross negligence ou advertent negligence et, selon certains juges, négligence criminelle[60]). Dans les deux cas de figure, l’auteur ne s’est pas conformé au standard de conduite d’une personne raisonnable ; toutefois, dans le cas de la négligence inconsciente, il ne s’en est pas rendu compte du tout, alors que, dans le cas de la négligence consciente, il a perçu le risque, mais a estimé qu’il ne se matérialiserait pas. Comme l’explique le juge Antonio Cassese, « [g]enerally speaking negligence entails that the person (i) acts in disregard of certain elementary standards with which any reasonable man should comply ; and (ii) either does not advert at all to the risk of harm to another person involved in his conduct (simple negligence), or is aware of that risk, but is sure that it will not occur (gross negligence)[61] ».

Bien que tous les systèmes de droit établissent cette différence entre les deux formes de négligence, la distinction n’a pas la même incidence dans tous les systèmes. Alors que le concept de négligence consciente occupe une place de choix dans les systèmes pénaux romano-germaniques[62], le rôle qu’il joue en common law est beaucoup plus limité : selon les juridictions, peu ou pas d’infractions sont basées sur la négligence consciente. Le concept de négligence inconsciente est donc celui qui recueille la plus vaste adhésion, tous systèmes confondus. Pour cette raison, c’est de cette forme de négligence, moins grave, qu’il est question dans le présent article. Ainsi, tout au long de ces pages, le terme négligence fait référence à la négligence inconsciente, à moins de mention contraire.

En droit pénal canadien, comme dans plusieurs autres pays, cette forme de négligence suppose que l’accusé soit jugé par rapport au standard de conduite de la personne raisonnable[63]. La responsabilité pénale basée sur la négligence s’oppose donc à la responsabilité fondée sur l’intention personnelle de l’auteur. Ici, la commission de l’infraction et ses conséquences ne sont pas désirées ; au contraire, l’auteur n’est pas conscient du fait qu’il commet une infraction ou n’est pas conscient du risque. Cependant, une personne raisonnable l’aurait été. L’écart par rapport à cette norme de la personne raisonnable peut être plus ou moins grand. Il va de la négligence civile à la négligence simple, nécessaire dans les cas d’infractions réglementaires, puis à la négligence pénale, qui représente un écart marqué relativement à la norme de conduite de la personne raisonnable, pour atteindre, finalement, la négligence criminelle[64].

Avant d’analyser la négligence en droit pénal international, et afin de mettre cette dernière en perspective, nous étudierons la négligence en droit pénal canadien.

2.1 La négligence en droit pénal canadien[65]

La Cour suprême du Canada a établi que la négligence pénale naissait d’un écart de conduite marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable[66]. Il s’agit donc ici d’un standard résolument objectif, c’est-à-dire d’un standard qui se déduit seulement du comportement de l’accusé, sans faire référence à son état d’esprit. La négligence pénale est à distinguer de la négligence civile non par sa nature, mais par son ampleur : le comportement pénalement négligent s’écarte davantage de la norme de la personne raisonnable que le comportement qui n’est que civilement négligent.

La négligence pénale est acceptée comme base de responsabilité en droit pénal canadien. Dans l’affaire Hundal, la juge McLachlin expose la conception de ce type de négligence retenue par la Cour suprême :

Par ailleurs, la faute peut résider dans la négligence ou l’inconscience de l’accusé. Dans ce cas, c’est un critère objectif qui s’applique ; la question ne porte pas sur ce qui s’est passé dans l’esprit de l’accusé mais sur l’absence d’un état mental de diligence. Ce manque de diligence raisonnable se déduit de la conduite de l’accusé. Si cette conduite manifeste un manque de diligence jugé selon la norme d’une personne raisonnable dans des circonstances analogues, on a prouvé l’existence de la faute nécessaire. Les circonstances pertinentes peuvent comprendre des circonstances qui sont personnelles à l’accusé, à savoir s’il avait ou non les aptitudes ou les pouvoirs nécessaires pour atteindre l’état mental de diligence requis.

Bien que l’on puisse soutenir que la faute requise par le critère subjectif est plus grande que celle requise par le critère objectif, l’un ou l’autre peut établir la mens rea d’une infraction criminelle. Comme le déclare le professeur Stuart, « ne pas penser ou ne pas penser correctement » peut être un fondement suffisant pour attribuer une faute à un accusé[67].

La Cour suprême a donc clairement indiqué, il y a quelques années, qu’elle acceptait la négligence pénale comme base de responsabilité. La question a été décidée lors de contestations constitutionnelles fondées sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés[68], protégeant pour chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, dans le respect des principes de justice fondamentale. Parmi ces derniers se trouve celui de ne pas déclarer un innocent coupable, donc, par extension, celui de l’exigence de la faute lorsqu’il y a atteinte au droit à la liberté, c’est-à-dire en cas de risque d’emprisonnement[69].

De cet article 7 de la Charte canadienne est donc née l’idée de la constitutionnalisation de la faute[70]. La Cour suprême a alors déterminé que la négligence pénale était une base suffisante constitutionnellement : « notre Cour n’a pas indiqué que la justice fondamentale exige une faute fondée sur une norme subjective dans le cas de toutes les infractions[71] ». La Constitution exige donc une faute, mais celle-ci n’a pas à être nécessairement l’intention ou la connaissance ; elle peut également être formée de la négligence pénale. Paradoxalement, la venue de la Charte canadienne et de son article 7 constitutionnalisant les principes de justice fondamentale a élargi les règles relatives à la négligence[72].

La négligence pénale n’exige pas dans tous les cas une atteinte à la vie ou à l’intégrité physique d’une personne. Un comportement dangereux peut donc y être sanctionné en soi, sans que des conséquences malheureuses aient nécessairement été entraînées. Ainsi, en droit canadien, les infractions d’usage négligent d’une arme à feu[73] et de conduite dangereuse[74] sont des infractions basées sur la négligence pénale. Voici, selon la professeure Anne-Marie Boisvert, ce qui caractérise ces infractions : « on pourrait remarquer toutefois que tous les arrêts qui ont été rendus en matière de négligence pénale concernent des infractions où la négligence était susceptible de mettre en danger la sécurité ou la vie des personnes[75] ».

L’acceptation de la négligence a cependant des limites : elle ne sera admise que dans un contexte approprié. Ainsi, certains crimes, dont la peine et les stigmates sont tellement élevés, ne peuvent être jugés en se fondant sur la négligence. Pour ces quelques crimes, la Constitution exige une mens rea subjective. Le juge en chef Lamer dans l’affaire Vaillancourt explique de quoi il en retourne :

[Il] existe, quoiqu’ils soient très peu nombreux, des crimes pour lesquels, en raison de la nature spéciale des stigmates qui se rattachent à une déclaration de culpabilité de ceux-ci ou des peines qui peuvent être imposées le cas échéant, les principes de justice fondamentale commandent une mens rea qui reflète la nature particulière du crime en question. Tel est le cas du vol dont, selon moi, on ne peut être déclaré coupable que s’il y a preuve d’une certaine malhonnêteté. Le meurtre en est un autre exemple[76].

Ainsi, la Constitution implique qu’une déclaration de culpabilité pour meurtre ne puisse reposer sur rien d’autre que la prévisibilité, par l’accusé, de la mort de la victime :

Une déclaration de culpabilité de meurtre entraîne les stigmates et la peine les plus sévères qui soient pour un crime dans notre société. À cause de la nature spéciale des stigmates causés par une déclaration de culpabilité de meurtre et des peines qui peuvent être imposées, les principes de justice fondamentale exigent une mens rea qui reflète la nature particulière de ce crime. L’article 213 a pour effet de violer le principe que la peine doit être proportionnée à la culpabilité morale du délinquant, ou comme l’a dit le professeur Hart dans Punishment and Responsibility (1968), à la p. 162, le principe fondamental d’un système de droit fondé sur la morale, portant que ceux qui causent un préjudice intentionnellement doivent être punis plus sévèrement que ceux qui le font involontairement. La raison d’être sous-jacente du principe qu’il doit y avoir prévision subjective de la mort pour que quelqu’un soit qualifié de meurtrier et puni comme tel, est liée au principe plus général que la responsabilité criminelle à l’égard d’un résultat particulier n’est justifiée que lorsque son auteur a un état d’esprit coupable relativement à ce résultat[77].

Parmi ces crimes spéciaux, se trouvent non seulement le vol et le meurtre, mais également la tentative de meurtre[78], le crime de guerre et le crime contre l’humanité[79]. Bien que la Cour suprême n’ait pas eu encore l’occasion de le préciser, le génocide se situerait sans doute également parmi ces crimes des plus graves[80]. Un complice ne peut pas non plus être déclaré coupable d’une de ces infractions spéciales, à moins que la poursuite ne prouve, ici aussi, la mens rea exigée par l’article 7 de la Charte canadienne[81]. Il serait donc inconstitutionnel d’en déclarer quelqu’un coupable sur la base de la négligence, par l’entremise de la doctrine de l’intention commune[82] :

Lorsque les principes de justice fondamentale exigent une prévision subjective pour déclarer coupable l’auteur principal d’une tentative de meurtre, ce même degré minimum de mens rea est exigé par la Constitution pour déclarer coupable une partie à l’infraction de tentative de meurtre. Toute déclaration de culpabilité de tentative de meurtre, qu’il s’agisse de l’auteur principal directement ou d’une partie en application du par. 21(2), entraînera suffisamment de stigmates pour déclencher l’exigence constitutionnelle[83].

Le droit pénal canadien n’accepterait donc pas que, par l’intermédiaire de la responsabilité du supérieur, un accusé soit déclaré coupable de crime de guerre ou de crime contre l’humanité en se basant sur sa seule négligence. Une telle conclusion violerait l’article 7 de la Charte canadienne d’une façon qui ne saurait se justifier dans une société libre et démocratique. Le Canada s’est donc retrouvé, après sa ratification du Statut de Rome, entre l’arbre et l’écorce : d’un côté, ses obligations internationales l’obligeaient à mettre en oeuvre ce statut ; de l’autre, ses obligations constitutionnelles l’empêchaient de le faire, du moins en ce qui concerne la négligence comme base de responsabilité du supérieur militaire. C’est la raison pour laquelle, dans sa loi de mise en oeuvre du Statut de Rome, soit la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, le Parlement canadien a opté pour une formule de compromis : il a créé deux crimes supplémentaires de manquement à la responsabilité du chef militaire et autre supérieur[84]. Alors que le crime de manquement à la responsabilité du chef militaire exige sa connaissance ou sa négligence criminelle par rapport au fait que ses subordonnés sont sur le point ou en train de commettre une infraction internationale, le crime de manquement à la responsabilité des autres supérieurs est basé sur le fait qu’il « néglige délibérément de tenir compte de renseignements[85] » à cet effet. Le législateur canadien a donc estimé que ces nouveaux crimes comportaient moins de stigmates que les crimes internationaux traditionnels, ce qui les excluait des infractions exigeant une mens rea subjective. Notons que la peine est la même que pour les crimes internationaux : l’emprisonnement à perpétuité[86]. Il n’est ainsi pas possible de s’appuyer sur la peine pour distinguer la gravité du crime de manquement à la responsabilité des crimes internationaux.

À remarquer que la Cour suprême a précisé que les crimes pour lesquels la Constitution exige une mens rea subjective sont peu nombreux, ce qui signifie que la Constitution accepte la négligence pénale comme base de responsabilité pour la plupart des crimes. D’un point de vue constitutionnel, la négligence pénale sera donc la règle générale. Cependant, rien n’empêche le législateur d’aller plus loin que ce qui est exigé par la Charte canadienne et de prévoir un élément subjectif qui n’est pas requis constitutionnellement. Le Code criminel comporte en effet beaucoup plus d’infractions nécessitant une mens rea subjective que ce que la Constitution exige.

Par ailleurs, l’encadrement de la négligence est loin d’être propre au droit canadien. Bien au contraire, des pays de plusieurs traditions juridiques y ont recours. À titre d’exemple, le législateur français exclut clairement la négligence pour les crimes, par le premier alinéa de l’article 121-3 du Code pénal, qui prévoit ceci : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »

2.2 La négligence en droit pénal international

Le droit pénal international, par l’entremise des statuts des tribunaux ad hoc, puis par le Statut de Rome, ne punit que quelques infractions. En principe, les crimes internationaux, les plus graves d’entre tous, sont soumis aux règles de la mens rea subjective. Le Statut de Rome établit ainsi les règles relatives à la mens rea dans son article 30 (1) : « Sauf disposition contraire, nul n’est pénalement responsable et ne peut être puni à raison d’un crime relevant de la compétence de la Cour que si l’élément matériel du crime est commis avec intention et connaissance. »

Le génocide demande même une intention spécifique, l’un des crimes sous-jacents devant être « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel[87]  ». Cette intention spécifique, ou dol spécial, qui est à l’antipode de la notion de négligence, permet de réellement distinguer le crime de génocide des autres crimes internationaux.

Quant au crime contre l’humanité, il exige que le crime sous-jacent soit commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque[88]  ». La connaissance personnelle qui est requise « subjectivise » l’exigence de faute. La persécution, comme forme de crime contre l’humanité, exige, de plus, une intention discriminatoire. Puis, le crime de guerre, dont les formes sont très diverses, exige, de façon générale, l’intention et la connaissance[89], plus particulièrement la connaissance du fait que le crime s’inscrit dans le contexte d’un conflit armé, international ou non. Enfin, le tribunal pourra exercer sa compétence sur le crime d’agression lorsque les États parties au Statut de Rome se seront entendus sur une définition de ce crime, qui ne manquera pas d’être subjective.

Le Statut de Rome exige la mens rea subjective pour tous les crimes de la compétence de la CPI. La négligence a été sciemment exclue des définitions de tous les crimes. Il en est de même des divers modes de participation à l’infraction (autres que la responsabilité du supérieur hiérarchique), des différentes formes de complicité ainsi que de l’intention commune exigeant toutes des mens rea subjectives. À titre d’exemple, mentionnons la complicité par aide, où l’accusé doit avoir fourni son aide ou son concours « [e]n vue de faciliter la commission d’un tel crime[90]  ». La référence à la négligence dans le contexte de la responsabilité du supérieur hiérarchique militaire est donc isolée au sein même du droit pénal international.

3 La négligence dans le contexte de la responsabilité du chef militaire

Maintenant que nous avons bien établi en quoi consistaient à la fois la responsabilité du supérieur hiérarchique et la responsabilité basée sur la négligence, nous allons, dans cette section, étudier le mariage de ces deux notions. Négligence et responsabilité du supérieur hiérarchique font-elles bon ménage ? Afin de répondre à cette question, nous allons examiner les motifs du choix de la négligence comme base de responsabilité du chef militaire, les critiques qui peuvent être formulées quant à cette alliance et les solutions à envisager pour résoudre les problèmes posés.

3.1 Les tentatives d’explication

La responsabilité pénale supplémentaire qui échoit au supérieur hiérarchique a clairement pour objet de l’inciter à décourager ses subordonnés de commettre des crimes, cet aspect touchant tant la hiérarchie militaire que la hiérarchie civile. Vu sa position, non seulement d’influence, mais d’autorité, le haut placé possède la responsabilité afférente à ses pouvoirs. Les tribunaux ad hoc ont souvent eu l’occasion de réitérer que l’objet de la responsabilité liée au commandement est la prévention de la criminalité internationale :

Les principes du commandement responsable et de la responsabilité du supérieur hiérarchique ont pour but de garantir le respect des règles du droit international humanitaire et de protéger les personnes et objets visés par ces règles. Comme cela est souligné dans le Commentaire au Protocole additionnel I, le rôle du commandant est déterminant pour assurer la bonne application des Conventions et du Protocole additionnel I si l’on entend éviter qu’il y ait un écart fatal entre les engagements contractés par les Parties au conflit et le comportement des individus sous leurs ordres. Les commandants sont aptes, de par l’autorité qui leur a été conférée, à exercer un contrôle sur la troupe et sur les armes dont elle se sert ; ils peuvent mieux que quiconque prévenir les infractions en créant un état d’esprit approprié, en veillant à l’engagement rationnel des moyens de combat et en maintenant la discipline[91].

Le supérieur hiérarchique se trouve dans une position telle qu’il serait criminel pour lui de ne pas empêcher la commission présente d’infractions, ou d’empêcher une possible commission subséquente, en ne punissant pas les subordonnés (ou en ne s’assurant pas qu’ils soient punis). C’est son pouvoir, cette possibilité de sauver des vies ou de protéger l’intégrité physique d’un nombre potentiellement très grand de victimes, qui justifie sa responsabilité indirecte. Dans les circonstances, l’accent est mis davantage sur la prévention et la protection que sur le mérite, bien que son pouvoir puisse également influencer sa turpitude morale.

Les rédacteurs du Statut de Rome cherchent donc, par l’article 28, à responsabiliser les supérieurs et à éveiller leur vigilance. La doctrine, comme la jurisprudence, insiste sur le fait que la dissuasion joue un rôle particulièrement important dans le cas de la responsabilité du supérieur : « In the case of the doctrine of superior responsibility, however, the most important service is deterrence[92]. »

Les commandants doivent veiller au respect du droit international par leurs troupes, car, faute de surveillance, les conséquences peuvent être extrêmement lourdes. Étant donné que les forces armées disposent d’entraînement, d’armes et de munitions, s’il y a dérapage, les dommages peuvent être particulièrement grands. C’est donc également l’ampleur du risque, ou le préjudice potentiel, qui explique la décision d’imposer un devoir de surveillance aux commandants. Plusieurs auteurs, comme Robert Cryer, considèrent que l’ampleur de ce préjudice potentiel justifie la criminalisation de la négligence du supérieur :

Given that their failure to intervene may also lead to large numbers of crimes, which are extremely serious in themselves, there seems to be no reason to consider negligence responsibility to fall below the bar of sufficient harm to criminalise at the international level. It also explains why sentences for command responsibility even at the negligence level may often be high. This is because although the level of culpability may be relatively low, the harm may be extremely great[93].

L’importance première de cet objectif de dissuasion fait en sorte que les rédacteurs du Statut de Rome veulent s’assurer tout d’abord que les commandants responsables ne pourront échapper aux filets de la justice et ensuite que la sévérité des règles responsabilisera les supérieurs qui ont le pouvoir d’empêcher ou de limiter la commission des crimes. Au niveau international, il est difficile de contester l’importance de l’objectif de dissuasion de la commission des pires crimes. Cet objectif est bien entendu d’une grande importance, compte tenu des souffrances extrêmes entraînées dans un contexte de guerre, mais il est possible de remettre en question l’efficacité de la sévérité des règles envers les supérieurs pour atteindre cet objectif. Pour leur part, les auteurs Bassiouni et Manikas semblent en douter :

To place an unreasonably high standard of responsibility on commanders, however, particularly in combat situations, is not likely to be accepted nor followed. Commanders cannot be held to guarantee the proper conduct of their subordinates, and no concept of imputed criminal responsibility for the conduct of another can deter anyone who is unable to foresee the unlawful conduct which the law requires him to prevent[94].

L’objectif de dissuasion ne serait-il pas mieux atteint en humanisant la justice internationale, en la rendant la plus juste possible, pour ainsi lui conférer davantage de crédibilité, d’influence, voire de caractère dissuasif ? De même, la dissuasion n’est pas le seul ni même le principal objectif de la justice internationale, qui serait plutôt la rétribution. Le professeur Damaška souhaite que le droit pénal international apprenne à naviguer entre les deux objectifs :

If given undue prominence in criminal law, pragmatic considerations quickly run up against values that require limits on treating individuals as means or instruments for the realization of social policy. Like municipal systems of criminal justice, then, international judicial institutions must navigate the divide between preventive and retributive impulses : they too must seek to adjust convictions otherwise desirable on preventive grounds to prevailing ideas on the proper apportionment of blame[95].

Il existe donc des explications au fait que la négligence est prévue dans le contexte de la responsabilité liée au commandement. Le contexte militaire dans lequel cette doctrine s’est développée possède son historique et ses caractéristiques propres qui se traduisent, entre autres, par une importance plus grande de l’objectif de dissuasion que dans le reste du droit pénal international. La décision des rédacteurs du Statut de Rome, de prévoir la négligence dans ce contexte, possède donc certaines justifications, mais elles ne réussissent pas à légitimer la doctrine de la responsabilité liée au commandement telle qu’elle est conçue actuellement, c’est-à-dire comme un moyen de retenir la responsabilité du supérieur pour les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre. Le problème de l’incongruité des mens rea persiste, de même que celui de l’absence de proportionnalité entre le degré de culpabilité du supérieur et la gravité du crime pour lequel il peut être déclaré coupable.

3.2 Les problèmes causés par ce type de responsabilité

De nombreuses critiques peuvent être faites à l’endroit de la responsabilité du supérieur hiérarchique, dont plusieurs ont trait à son association avec la négligence. Dans cette logique, nous étudierons tout d’abord les considérations de principe avant de nous tourner vers la question du lien de causalité entre l’omission du supérieur et le crime dont il peut être accusé.

3.2.1 Le principe de culpabilité

La responsabilité du supérieur hiérarchique est basée sur son omission d’intervenir, pour prévenir ou punir les crimes de ses subordonnés, alors qu’il avait le pouvoir et le devoir de le faire. Cette omission peut être menée en toute connaissance de cause, par insouciance, aveuglement volontaire ou même, chez les commandants militaires, par négligence. C’est cette combinaison de l’omission et de la négligence — actus reus et mens rea tous deux négatifs — qui facilite la déclaration de culpabilité du supérieur[96].

Comme le manquement à la responsabilité du supérieur n’est pas un crime, mais plutôt une façon de retenir la responsabilité des supérieurs pour les crimes déjà prévus dans les statuts, la personne ne sera pas inculpée du chef d’accusation de responsabilité du supérieur, mais bien directement du chef d’accusation de génocide, de crime contre l’humanité, de crime de guerre ou éventuellement d’agression. Alors, les peines dont elle sera passible seront les mêmes que si elle avait directement commis ces crimes.

La doctrine de la responsabilité du supérieur permettrait donc de faire indirectement ce qui ne peut l’être directement, c’est-à-dire retenir la responsabilité d’une personne pour une infraction internationale, alors qu’elle n’a pas nécessairement la mens rea requise. Il apparaît étonnant qu’un supérieur puisse être déclaré coupable de génocide, par exemple, sans posséder le dolus specialis[97] de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel. Il peut, de plus, sembler surprenant que l’exigence d’intention chez les subordonnés n’ait pas sa contrepartie chez les supérieurs : « Further, the peculiar structure of superior responsibility leads to a stunning contradiction between the negligent conduct of the superior and the underlying intent crimes committed by the subordinates[98]. »

Supposons un instant qu’un commandant militaire ignore réellement que ses subordonnés commettent des crimes internationaux. Supposons également que cette ignorance soit le fruit de sa négligence : il aurait dû le savoir, mais, en fait, il ne le savait pas. Ce commandant pourra alors se voir déclaré coupable de génocide ou de crime contre l’humanité, alors que, bien que sa conduite ne soit pas irréprochable, elle ne peut être assimilée à celle d’une personne qui commet sciemment et volontairement un crime international ou même qui omet sciemment d’empêcher la commission d’un tel crime[99]. Dans le cas d’un commandant déclaré coupable d’un génocide sans qu’il en ait l’intention caractéristique, il n’y a pas adéquation entre la culpabilité morale de l’accusé et le crime pour lequel il peut être déclaré coupable. Voici qui décrit bien le phénomène qui se produit alors :

[A] negligent omission has been transformed into intentional criminality of the most serious nature : a superior who may not even have condoned the misdeeds of his subordinates is to be stigmatized in the same way as the intentional perpetrators of those misdeeds. As a result of this dramatic escalation of responsibility, a commander’s liability is divorced from his culpability to such a degree that his conviction no longer mirrors his underlying conduct and his actual mens rea[100].

Cette éventualité est inquiétante, compte tenu du fait que les grands systèmes de droit reconnaissent tous le principe de l’importance du degré de culpabilité et que, dans ce cas, le principe de l’adéquation entre la peine et les stigmates, d’un côté, et le niveau de culpabilité de l’accusé, de l’autre, n’est pas respecté. Comme l’explique le professeur Damaška, cet écart par rapport au principe de culpabilité est d’autant plus important, compte tenu de la gravité des crimes internationaux :

This is troubling to national systems because they all subscribe to the general principle that people should be held accountable according to their own actions and their own mode of culpability […] When it comes to crimes entailing serious moral condemnation – and war crimes must fall into this category – sporadic avoidance of the principle is almost universally treated as an embarrassing aberration[101].

En plus de ces considérations propres à la théorie du droit criminel, des considérations politiques s’opposent à ce que le standard de responsabilité soit abaissé au seuil de la négligence[102]. C’est donc toute la crédibilité du droit pénal international, nécessairement liée à son efficacité et à sa capacité d’enrayer la criminalité internationale qui est ici en cause. L’inadéquation, que permet la responsabilité du supérieur militaire entre sa turpitude morale et le crime pour lequel il peut être déclaré coupable, porte atteinte au principe de culpabilité. C’est là un problème majeur.

3.2.2 Le lien de causalité[103]

Mis à part ces importantes considérations de principe, le manque de lien de causalité entre le comportement du supérieur et le crime qui peut lui être reproché peut également faire l’objet de critiques. Si le supérieur était intervenu pour arrêter ses subordonnés, le crime n’aurait pas été perpétré. Est-ce pour cette raison qu’il peut être tenu responsable des crimes substantifs ? Est-il possible alors de considérer que son omission a causé les crimes ? Le lien de causalité entre l’omission et le préjudice peut-il justifier le mécanisme de la responsabilité du supérieur[104] ?

Nous devons distinguer entre l’omission de prévenir et l’omission de punir. En ce qui concerne la première, il faut déterminer si l’omission du supérieur a été la cause du crime ou, autrement dit, si n’eût été l’omission du supérieur, le crime n’aurait pas eu lieu. Le Statut de Rome traite à ce sujet du fait qu’ « [u]n chef militaire ou une personne faisant effectivement fonction de chef militaire est pénalement responsable des crimes relevant de la compétence de la Cour commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs, ou sous son autorité et son contrôle effectifs, selon le cas, lorsqu’il ou elle n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces forces[105]  ». La formulation en français, soit « lorsqu’il ou elle n’a pas exercé le contrôle qui convenait », n’établit pas clairement si l’omission constitue une simple circonstance ou une véritable cause. La version anglaise est cependant très claire à ce sujet : « A military commander or person effectively acting as a military commander shall be criminally responsible for crimes within the jurisdiction of the Court committed by forces under his or her effective command and control, or effective authority and control as the case may be, as a result of his or her failure to exercise control properly over such forces[106] ». Selon la version anglaise du Statut de Rome, le supérieur ne sera donc tenu responsable que si les crimes ont eu lieu conséquemment à son omission. Nous croyons que cette version anglaise, qui est plus précise que la version française, devrait prévaloir à ce sujet. Il y aurait donc une exigence de lien de causalité entre l’omission et le crime, ce qui est tout à fait possible au plan des principes, comme l’a démontré Feinberg[107].

Le fait que plusieurs supérieurs peuvent être tenus responsables de leurs omissions ne pose aucun problème relativement à la causalité, dans la mesure où l’intervention d’un seul aurait permis d’empêcher ou d’arrêter la commission du crime. Chaque omission est alors causale. Cependant, les termes du Statut de Rome indiquent que les limites du pouvoir de chaque supérieur seront considérées, puisque chacun doit prendre « les mesures nécessaires et raisonnables qui [sont] en son pouvoir[108] » pour empêcher ou réprimer le crime. Il ne sera donc pas reproché à un supérieur de ne pas avoir atteint l’objectif d’empêcher ou de stopper la commission du crime si les mesures nécessaires n’étaient pas en son pouvoir. Inversement, le supérieur ne pourra échapper à la responsabilité pénale en faisant valoir qu’il a déployé certains efforts à cette fin, si ceux-ci n’étaient pas suffisants et qu’il possédait des moyens supplémentaires d’intervenir. Dans ce dernier cas de figure, le supérieur n’aurait pas employé les moyens nécessaires.

Les tribunaux ad hoc, quant à eux, ont refusé de faire du lien de causalité entre l’omission et la commission du crime une condition. Le texte du statut de ces tribunaux, différent de celui du Statut de Rome, ne précise en effet rien par rapport au lien de causalité. Dans l’affaire Čelebići, la Chambre de première instance du TPIY explique ceci :

Nonobstant la place centrale qu’occupe le principe de causalité en droit pénal, l’existence d’un lien de cause à effet n’est traditionnellement pas considérée comme la condition sine qua non pour engager la responsabilité pénale d’un supérieur coupable de ne pas avoir empêché ses subordonnés de commettre des infractions ou de ne pas les en avoir punis. Ainsi, la Chambre de première instance n’a pas trouvé dans la jurisprudence non plus que (à une exception près)[109] dans l’abondante littérature consacrée au sujet de quoi justifier l’exigence de la preuve d’un lien de causalité comme élément distinct de la responsabilité du supérieur hiérarchique[110].

Dans les cas d’omission de réprimer les crimes ou d’en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuite, comme l’omission survient, par définition, après la commission du crime, elle ne peut en être la cause. La Chambre de première instance du TPIY, après avoir noté ce fait, conclut qu’il prouve l’absence d’exigence de lien de causalité :

En revanche, si un lien de causalité entre l’absence de mesures de la part du commandant pour sanctionner les crimes passés de ses subordonnés et la perpétration de nouveaux crimes à l’avenir est non seulement possible mais probable, l’Accusation relève à juste titre qu’aucune relation de cause à effet ne peut exister entre une infraction commise par un subordonné et le défaut subséquent de sanctions. L’existence même du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission reconnu par l’article 7 3) du Statut et le droit coutumier atteste de l’absence d’une condition de causalité comme élément distinct de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique[111].

En ce qui concerne la participation à un crime après sa commission, l’approche de la common law relativement aux complices après le fait est éclairante. Comme ces derniers aident les criminels dans leur dessein d’échapper à la justice, leur comportement est, à juste titre, criminalisé. Toutefois, contrairement aux autres complices, ils ne seront pas accusés directement du crime auquel ils fournissent leur aide, mais bien d’une infraction distincte et moindre de complicité après le fait[112]. Voilà qui traduit bien le fait que leur implication, si mal aisée soit-elle, est intervenue après la commission du crime principal et ne peut donc pas l’avoir causé ni encouragé. Les autres infractions liées à l’administration de la justice, telles que le parjure et l’entrave, procèdent de la même logique, c’est-à-dire qu’elles constituent des crimes distincts. Le mécanisme de la responsabilité du supérieur hiérarchique est, à cet égard, unique.

Dans cette logique, certaines lois de mise en oeuvre du Statut de Rome ont préféré concevoir la responsabilité du supérieur comme un crime distinct, ce qui peut traduire un malaise par rapport, entre autres, au manque de causalité entre l’omission du supérieur de punir et le crime. Le fait de concevoir la responsabilité du supérieur comme un crime distinct règle le problème de la causalité certes, mais, ce faisant, il y a éloignement du texte du Statut de Rome. Dans cette logique, le législateur allemand a adopté le texte suivant :

§ 13

Violation de l’obligation de surveillance

(1) Un chef militaire qui omet volontairement ou par négligence de surveiller comme il se doit un subordonné soumis à son pouvoir de commandement ou à son contrôle effectif, est puni pour violation de l’obligation de surveillance si le subordonné commet des faits incriminés par la présente loi dont le chef pouvait déceler l’imminence de la réalisation et qu’il aurait pu empêcher.

(2) Un supérieur hiérarchique civil qui omet volontairement ou par négligence de surveiller comme il se doit un subordonné soumis à son pouvoir de commandement ou à son contrôle effectif, est puni pour violation de l’obligation de surveillance si le subordonné commet des faits incriminés par la présente loi dont le chef pouvait sans difficulté déceler l’imminence de la réalisation et qu’il aurait pu empêcher.

(3) Le paragraphe 4 alinéa 2 est applicable.

(4) La violation volontaire de l’obligation de surveillance est punie de la privation de liberté allant jusqu’à cinq ans, la violation par négligence de l’obligation de surveillance est punie de la privation de liberté allant jusqu’à trois ans.

§ 14

Omission de dénoncer une infraction pénale

(1) Un chef militaire ou un supérieur hiérarchique civil qui omet de dénoncer immédiatement la commission par un subordonné d’actes incriminés par la présente loi au service compétent pour ouvrir une enquête ou poursuivre les faits, est puni de la privation de liberté allant jusqu’à cinq ans.

(2) Le paragraphe 4 alinéa 2 est applicable[113].

En droit allemand, le supérieur peut être accusé directement du crime commis par ses subordonnés s’il omet volontairement ou sciemment d’empêcher un crime dont il a connaissance[114]. Il sera alors passible de l’emprisonnement à perpétuité. L’article 13 permet plutôt d’accuser d’un crime moindre un supérieur qui fait défaut, de façon volontaire ou négligente, de surveiller ses subordonnés et qui omet ainsi d’acquérir la connaissance de leurs actes imminents. Que le supérieur connaisse ou non le fait que ses subordonnés vont se livrer à des crimes internationaux est donc déterminant. À noter que la négligence est ici prévue pour les supérieurs aussi bien militaires que civils, qui détiennent une autorité de facto ou de jure. Pour les supérieurs civils, le fardeau est tout de même allégé, parce que seules leur seront reprochées les violations à leur obligation de surveillance pour les crimes qui pouvaient être décelés sans difficulté. La peine applicable selon cet article 13 sera de loin inférieure à celle qui est prévue par le Statut de Rome, qui prévoit l’emprisonnement à perpétuité, alors que le droit allemand opte pour cinq ou trois années d’emprisonnement, selon le caractère volontaire ou non de l’omission. Enfin, l’article 14 est le seul qui concerne le comportement du supérieur après la commission des crimes internationaux. S’il viole son obligation de dénoncer de tels crimes, le supérieur est passible de cinq années de prison. Cela suppose qu’il ait connaissance des crimes commis[115]. Notons que cette obligation s’applique également aux supérieurs de facto, mais qu’elle ne porte que sur la dénonciation des crimes, et non, comme le fait le Statut de Rome, sur leur punition.

Comme l’Allemagne, le Canada a également créé, dans sa loi de mise en oeuvre, une infraction distincte découlant de la responsabilité du supérieur, qui est cependant soumise à la même peine que les crimes substantifs punis par le Statut de Rome. Accompagné de notes marginales prévoyant les éléments suivants : « Manquement à la responsabilité : chef militaire » et « Manquement à la responsabilité : autres supérieurs », l’article 5 de la loi canadienne, première loi à avoir mis en oeuvre de façon complète le Statut de Rome, prévoit ce qui suit :

5. (1) Tout chef militaire est coupable d’un acte criminel si les conditions suivantes sont réunies :

a) selon le cas :

(i) il n’exerce pas le contrôle qui convient sur une personne placée sous son commandement et son contrôle effectifs ou sous son autorité et son contrôle effectifs et, en conséquence, la personne commet l’infraction visée à l’article 4,

(ii) il n’exerce pas, après l’entrée en vigueur du présent article, le contrôle qui convient sur une personne placée sous son commandement et son contrôle effectifs ou son autorité et son contrôle effectifs et, en conséquence, la personne commet l’infraction visée à l’article 6 ;

b) il sait que la personne est sur le point ou en train de commettre l’infraction ou il se rend coupable de négligence criminelle du fait qu’il ignore qu’elle est sur le point ou en train de commettre l’infraction ;

c) en conséquence, il ne prend pas, dès que possible, toutes les mesures nécessaires et raisonnables en son pouvoir pour :

(i) soit empêcher ou réprimer la perpétration de l’infraction ou empêcher la perpétration d’autres infractions visées aux articles 4 ou 6,

(ii) soit en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuite.

(2) Tout supérieur est coupable d’un acte criminel si les conditions suivantes sont réunies :

a) selon le cas :

(i) il n’exerce pas le contrôle qui convient sur une personne placée sous son autorité et son contrôle effectifs et, en conséquence, la personne commet l’infraction visée à l’article 4,

(ii) il n’exerce pas, après l’entrée en vigueur du présent article, le contrôle qui convient sur une personne placée sous son autorité et son contrôle effectifs et, en conséquence, la personne commet l’infraction visée à l’article 6 ;

b) il sait que la personne est sur le point ou en train de commettre l’infraction ou il néglige délibérément de tenir compte de renseignements qui indiquent clairement qu’elle est sur le point ou en train de commettre l’infraction ;

c) l’infraction est liée à des activités relevant de son autorité et de son contrôle effectifs ;

d) en conséquence, il ne prend pas, dès que possible, toutes les mesures nécessaires et raisonnables en son pouvoir pour :

(i) soit empêcher ou réprimer la perpétration de l’infraction ou empêcher la perpétration d’autres infractions visées aux articles 4 ou 6,

(ii) soit en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuite.

(2.1) Est coupable d’un acte criminel quiconque complote ou tente de commettre une des infractions visées aux paragraphes (1) ou (2), est complice après le fait à son égard ou conseille de la commettre.

(3) Quiconque commet une infraction visée aux paragraphes (1), (2) ou (2.1) est passible de l’emprisonnement à perpétuité[116].

La doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique permet donc de tenir un supérieur responsable d’un crime sur la base de sa négligence et de son omission, sans qu’elles aient causé ce crime. Cette possibilité semble incongrue : quelle en est la raison ? Pourquoi la causalité est-elle si importante ? Parce qu’elle permet de relier l’accusé au crime ! L’absence de causalité survient dans ce contexte où les éléments d’actus reus et de mens rea négatifs sont déjà faibles. Le fait qu’en plus il y a absence de lien causal éloigne davantage le supérieur du crime. En outre, la responsabilité du supérieur hiérarchique peut survenir pour des crimes sous-jacents de meurtre ou d’homicide volontaire, qui, par définition, exigent d’avoir causé la mort[117]. De façon plus ironique encore, un supérieur pourrait être déclaré coupable du crime de guerre d’avoir causé intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé, sans pour autant avoir causé ces souffrances ou ses atteintes[118]. La responsabilité du supérieur pour omission de punir ou d’en référer aux autorités compétentes semble donc amener des cas d’illogisme, précisément à cause du manque de lien de causalité qui unit le supérieur au crime.

Le principe du préjudice est-il respecté ici par la criminalisation de l’omission de punir du supérieur ? Comme cette omission n’a pas causé de dommage direct, le crime qui est survenu ne saurait justifier la peine du supérieur. Il faudrait alors expliquer celle-ci par les crimes potentiels qui seront commis par les subordonnés en conséquence de l’omission du supérieur de punir ce premier crime. En ce sens, le lien serait fait entre l’omission du supérieur et un préjudice éventuel. Là est la faille : le caractère éventuel du préjudice. Comme nous l’avons vu, cette théorie utilitariste a été critiquée parce qu’elle permet de condamner une personne innocente ou dont la culpabilité n’est pas assez grande, dans le seul but de prévenir des crimes potentiels. La responsabilité du supérieur hiérarchique pour son omission de punir serait un exemple où l’accent est mis presque entièrement sur l’objectif de dissuasion, au détriment des considérations de principe liées à la culpabilité personnelle.

3.3 Les pistes de solution

Une solution à ces problèmes consisterait à prévoir un nouveau crime en droit pénal international, de moindre gravité que les crimes actuellement punis. Ce crime, qui s’adresserait uniquement aux supérieurs, serait celui de négliger de prévenir ou de punir les subordonnés qui commettent ou ont commis des crimes internationaux. Une peine moins élevée pourrait être assortie à ce crime. Ainsi, les supérieurs négligents seraient punis, mais dans une mesure proportionnelle à la gravité de leurs actes et à leur culpabilité morale[119]. Cette approche s’harmoniserait davantage avec les systèmes de droit pénal interne qui acceptent la négligence, mais seulement pour des crimes qui ne sont pas parmi les plus graves. Cette solution de rechange, soit de prévoir un nouveau crime, respecte à la fois l’objectif de dissuasion si cher au contexte militaire, tout en obéissant au principe de l’adéquation entre le degré de culpabilité d’un accusé et la peine et les stigmates qui lui seront imposés. La négligence serait donc exclue pour les pires crimes, ceux qui existent à l’heure actuelle en droit pénal international, mais elle serait acceptée pour un crime moindre de défaut de surveillance de la part d’un supérieur civil ou militaire. L’application de la doctrine de la responsabilité du supérieur ne serait plus alors un moyen détourné de retenir la responsabilité d’un supérieur pour un autre crime.

Cependant, cette solution devra se traduire par la modification du Statut de Rome, ce qui signifie que cela ne pourra se concrétiser, au plus tôt, qu’à la Conférence de révision de 2009. Elle devra être adoptée par les deux tiers des États parties, ce qui est, certes, très exigeant. De plus, cette solution perpétue la négligence comme base de responsabilité en droit pénal international, ce qui n’est peut-être pas l’idéal, puisqu’il y a dès lors des possibilités de glissement, voire d’abus. La mise en place de cette solution pourra de plus être compliquée par le fait que la responsabilité liée au commandement relève probablement du droit international coutumier, comme l’estiment certains[120]. Si la responsabilité du supérieur est incluse dans le droit coutumier, c’est dans sa version habituelle, basée sur l’aveuglement volontaire. Le nouveau crime s’ajouterait donc à la responsabilité liée au commandement coutumière.

Conclusion

En acceptant la négligence comme norme de faute, la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique fait donc cavalier seul, non seulement quant aux crimes de la compétence du Statut de Rome, mais aussi par rapport aux autres modes de participation reconnus par ce statut, qui exigent tous une mens rea subjective. C’est l’ampleur du relâchement de l’exigence de faute qui étonne : la responsabilité liée au commandement permet d’abandonner l’importante exigence de faute subjective, dont le point d’analyse est l’accusé, pour basculer dans le domaine de la faute objective, c’est-à-dire celle qui est analysée par rapport à la norme de la personne raisonnable.

La décision de retenir la responsabilité du supérieur hiérarchique en droit pénal international, de même que celle de prévoir la négligence dans ce contexte, s’inscrit dans la logique des objectifs poursuivis par ce champ d’étude. Plusieurs commentateurs mettent beaucoup l’accent à cet égard sur la dissuasion comme élément permettant de justifier la norme de négligence comme base de responsabilité du chef militaire. Cet objectif traditionnel du droit pénal aussi bien national qu’international n’est cependant pas le seul à considérer. Le mérite est également important, surtout lorsqu’il s’agit d’imposer une peine précise à un individu précis. La faute est alors un élément qui doit s’ajouter à la dissuasion.

H.L.A. Hart, célèbre philosophe du droit, s’est employé à démontrer que la criminalisation de la négligence peut être justifiée lorsqu’il est possible de répondre affirmativement aux deux questions suivantes : 1) L’accusé a-t-il omis de prendre les précautions qu’une personne raisonnable, dotée de capacités normales, aurait prises dans les circonstances ? 2) L’accusé aurait-il pu, compte tenu de ses capacités intellectuelles et physiques, avoir pris ces précautions[121] ? Le fait que l’accusé aurait pu agir autrement, c’est-à-dire comme une personne raisonnable, montre son défaut d’utiliser ses capacités intellectuelles et de jugement. C’est là où se situe sa faute.

Le châtiment serait donc justifié dans le cas de la responsabilité du supérieur hiérarchique, mais de quel châtiment parlons-nous à ce moment-là ? La question de la proportionnalité entre la conduite et la faute de l’accusé, d’une part, et le crime dont il peut être déclaré coupable ainsi que la peine dont il est assorti, d’autre part, pose problème. Le principe de culpabilité n’est pas respecté lorsqu’un supérieur militaire négligent peut être déclaré coupable de génocide et passible de l’emprisonnement à perpétuité.

En outre, dans le cas du défaut de punir ses subordonnés, il n’y a même pas de lien de causalité entre le crime dont le supérieur peut être déclaré coupable et son omission. Le lien entre l’accusé et son crime est alors des plus ténus, tant sur le plan de la conduite négative qu’est l’omission et sur le plan de la faute négative qu’est la négligence qu’en ce qui concerne le lien de causalité qui peut être absent. Il y a alors un véritable divorce entre la culpabilité du supérieur et le crime dont il peut être déclaré coupable. Le mariage de la négligence et de la responsabilité du supérieur hiérarchique, tel qu’il a été célébré par le Statut de Rome, est donc loin d’être heureux.

Le besoin de la communauté internationale de criminaliser l’omission du supérieur hiérarchique, en se basant sur l’objectif de dissuasion, survient dans un contexte où elle-même est souvent également coupable. En effet, lors de récents conflits meurtriers, le silence et l’inaction de la communauté internationale, qui savait pourtant ou qui, du moins, devait savoir, ont été décriés. Entre autres conflits, nous pouvons mentionner ceux du Rwanda et du Darfour, pour lesquels une intervention rapide, qui aurait pu empêcher la commission d’un génocide et d’autres crimes internationaux, n’a pas eu lieu. L’indifférence, les intérêts stratégiques de chacun des États de même que la lourdeur de la procédure onusienne sont tous des facteurs qui contribuent à ce triste constat. Bien que les États n’engagent pas leur responsabilité criminelle[122], ni pour leurs actions ni pour leurs omissions, il semble exister un paradoxe dans le fait qu’ils imposent aux supérieurs hiérarchiques une norme qu’ils ne peuvent eux-mêmes respecter. Le droit international commande pourtant que tous, États comme individus, unissent leurs efforts pour mettre fin aux crimes internationaux. Ce rêve de voir un jour cesser les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, si inaccessible soit-il, doit ainsi se poursuivre.