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Le droit international économique est maintenant une pièce maîtresse du droit international, à un point tel qu’il pourrait être tentant de le voir comme l’un des axes d’un véritable droit constitutionnel international. Ce constat se fonde tant sur la portée considérable du champ d’application des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sur le caractère très sophistiqué de leurs dispositions et la compétence obligatoire fort étendue du système de règlement des différends de l’OMC, que sur le nombre en constante croissance d’États qui adhèrent à l’OMC et aux règles du système commercial multilatéral. L’action gouvernementale de tout État membre de l’OMC interpelle le droit international économique et la question de la licéité des mesures nationales au regard de ses règles se pose non seulement à l’égard de mesures purement commerciales, mais aussi dans le cas de mesures qui poursuivent a priori des objectifs non commerciaux. La portée tentaculaire des accords de l’OMC fait en sorte que ceux-ci et leur application intéressent un large spectre d’acteurs, dépassant le rayon classique des personnes actives dans les relations commerciales internationales que sont les gouvernements et les opérateurs économiques.

Le cas des mesures nationales destinées à promouvoir la consommation durable illustre bien cette diversification de l’angle sous lequel de nouveaux acteurs privés s’intéressent à l’application des accords de l’OMC, spécialement dans le cadre de son système de règlement des différends. Ces mesures visent en effet des objectifs avant tout non commerciaux, mais qui peuvent cependant toucher au commerce international des produits et des services, ce qui soulève la question de l’adéquation des accords de l’OMC face à la consommation durable. L’arrimage entre le droit international économique et ce concept se réalisera surtout dans le cadre de différends commerciaux internationaux portés devant le système de règlement des différends de l’OMC, où l’interprétation du texte des accords est déterminante. Or les acteurs privés désireux d’influencer l’interprétation des accords de l’OMC d’une manière favorisant la prise en considération d’intérêts non commerciaux se heurteront d’emblée au monopole étatique sur son système de règlement des différends (1).

Au-delà de cet obstacle important, l’évolution récente du système laisse apparaître certaines ouvertures processuelles dont pourraient tirer profit ces acteurs privés afin d’intégrer des perspectives non commerciales, comme celle de la consommation durable, dans l’application des règles gouvernant le système commercial multilatéral. La reconnaissance du droit des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel de l’OMC de recevoir des mémoires d’amicus curiae peut sembler particulièrement porteuse et mérite d’être évaluée à l’aulne des résultats obtenus jusqu’à présent, mais elle pourrait décevoir (2). La formalisation des mécanismes internes de traitement des plaintes privées concernant les accords de l’OMC, opérée par les États-Unis et la Communauté européenne, pourrait s’avérer un porte-voix plus efficace pour que les acteurs privés puissent contribuer au maillage normatif entre le droit international économique et les intérêts non commerciaux (3).

1 L’interétatisme et la défense d’intérêts non commerciaux par les acteurs privés dans l’interprétation des accords de l’OMC

Les mesures prises par des États à des fins a priori non commerciales doivent composer avec l’existence d’obligations internationales prévues par les accords de l’OMC. Les mesures destinées à promouvoir des modes de consommation durable offrent un exemple nouveau d’une problématique classique en droit international économique. L’objet de notre propos n’est pas d’examiner la licéité de ces mesures au regard du droit international économique, mais il est utile de suggérer certains éléments de maillage normatif entre ces mesures et les accords de l’OMC, afin de rendre plus concret le reste de notre discussion sur les voies processuelles ouvertes aux acteurs privés pour défendre des intérêts non commerciaux dans l’interprétation de ces accords. La préoccupation pour la consommation durable est née hors de l’enceinte de l’OMC et la question de la réception de ce concept par les accords de l’OMC est d’abord susceptible de se poser lors de l’interprétation des accords de l’OMC, dans le cadre de son système de règlement des différends. Les acteurs privés souhaitant avoir une influence sur l’interprétation des accords de l’OMC se heurteront d’emblée au monopole étatique sur le système.

1.1 Le concept de consommation durable comme exemple d’intérêts non commerciaux susceptibles d’être défendus par des acteurs privés à l’OMC

L’émergence au plan international du concept de consommation durable est contemporaine du Sommet de la Terre, qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992[1]. Le concept renvoie au constat que, pour parvenir à un développement réellement durable, il est indispensable d’agir non seulement sur les modes de production, mais également sur les modes de consommation. Plusieurs études démontrent en effet que l’augmentation de la consommation risque de réduire à néant tous les efforts consentis pour augmenter l’efficacité énergétique. Le plan d’action adopté à l’issue du Sommet de la Terre exhorte les pays développés à élaborer des politiques et des stratégies nationales visant à établir des modes de consommation durable[2]. Ces mesures nationales agiront tantôt directement sur les modes de consommation, tantôt indirectement sur ceux-ci en tentant plutôt d’infléchir les modes de production.

Pour se faire une idée générale de la nature des mesures nationales que les États sont appelés à prendre pour donner chair au concept de consommation durable, il est utile de se référer au Programme relatif à la poursuite de la mise en oeuvre d’Action 21, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies[3]. Une étude réalisée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) donne une idée encore plus concrète de la nature des mesures envisagées[4]. Celle-ci offre un aperçu de l’éventail de politiques et de moyens d’action dont disposent les États pour mettre en oeuvre l’objectif de promouvoir les modes de consommation durable, basé sur un inventaire des mesures prises par les pays membres de l’OCDE.

Parmi les mesures recensées, plusieurs pourraient être qualifiées en droit international économique de « réglementations intérieures », de « mesures sanitaires ou phytosanitaires » ou de « règlements techniques »[5] : interdiction de la production, de la vente et de l’utilisation de produits nuisibles ; normes minimales applicables aux produits, comme des niveaux minimaux de rendement énergétique ou d’économie d’eau ; étiquetage visant à influencer le comportement des consommateurs, comme l’écoétiquetage informant le consommateur de l’ensemble du cycle de vie du produit, de son rendement énergétique, de sa consommation d’eau, de sa provenance de l’agriculture biologique, etc. D’autres mesures recensées se qualifieraient plutôt de « taxes intérieures[6] » en droit international économique : fiscalité différentielle pour stimuler l’utilisation de produits durables, comme un type de carburant par rapport à un autre, écotaxe sur les produits nocifs pour l’environnement, etc.

À l’évidence, des mesures nationales de cette nature sont susceptibles de toucher au commerce international des produits visés, de le restreindre, voire de l’interdire. Ces mesures se heurtent donc aux obligations internationales auxquelles a souscrit l’État qui les a prises, au premier rang desquelles se trouvent, dans le domaine économique, les obligations prévues par les accords de l’OMC[7].

Une mesure nationale destinée à promouvoir un mode de consommation durable pourrait, par exemple, entrer en conflit avec le principe de la non-discrimination dans les relations commerciales internationales, consacré entre autres par la norme de la nation la plus favorisée et celle du traitement national, qui interdisent aux membres de l’OMC de traiter différemment les produits importés similaires selon leur origine ou en comparaison des produits nationaux similaires[8]. Le concept de consommation durable interviendrait dans l’analyse de la similarité des produits dans un différend donné, dans la question de savoir si un État peut traiter différemment un produit selon qu’il participe d’un tel mode de consommation ou non. Certains pourraient vouloir en faire un nouveau critère à prendre en considération ou encore vouloir renforcer ceux des « perceptions et comportements des consommateurs » ou des « propriétés physiques du produit »[9].

Le concept de consommation durable pourrait aussi intervenir dans l’interprétation à donner aux exceptions générales prévues par les accords de l’OMC, permettant de justifier des violations aux obligations prévues, au nom de la poursuite d’objectifs non commerciaux supérieurs[10]. En particulier, les exceptions concernant la protection de la moralité publique, de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou la préservation des végétaux, ainsi que la conservation des ressources naturelles épuisables, pourraient s’avérer potentiellement intéressantes[11].

La question de la possibilité de tenir compte des procédés et des méthodes de production dans l’application d’une mesure nationale à l’importation d’un produit, question controversée dans l’histoire du droit international économique, pourrait aussi être soulevée dans un différend mettant en cause le concept de consommation durable[12]. De même, des mesures nationales du type de celles qui ont été énoncées précédemment pourraient entrer en conflit avec les obligations prévues pour les mesures sanitaires et phytosanitaires ou encore les obstacles techniques au commerce ; des questions mettant en cause leur rationalité scientifique, leur proportionnalité, leur légitimité et leur compatibilité avec la normalisation internationale pourraient être soulevées[13].

Parmi les autres questions envisageables, il faut mentionner la possibilité que l’application d’une mesure nationale faisant la promotion de la consommation durable fasse l’objet d’une plainte en situation de non-violation. Malgré sa rareté, ce type de plainte renvoie à l’hypothèse où une mesure compatible avec les accords de l’OMC a néanmoins pour effet d’annuler ou de compromettre les avantages qui en découlent pour un autre membre[14]. Bien qu’il ait surtout été question de différends potentiels mettant en cause le commerce international de produits, il ne faut pas écarter qu’une mesure favorisant la consommation durable puisse toucher la prestation de services, comme les services d’intérêt général que sont la distribution d’eau ou d’électricité. De telles mesures pourraient aussi faire l’objet d’une contestation à l’OMC, selon l’étendue des engagements de libéralisation pris par le membre dans le secteur[15]. Enfin, la question de l’articulation juridique entre des obligations internationales divergentes pourrait également surgir dans le cadre d’un différend mettant en cause une mesure destinée à encourager la consommation durable[16].

Ainsi, des questions juridiques très complexes sont susceptibles d’être soulevées dans l’enceinte de l’OMC dans l’hypothèse où une mesure nationale destinée à promouvoir la consommation durable y ferait l’objet d’une contestation. Quelle place pourrait prendre l’acteur privé qui s’intéresserait à ce débat dans le système de règlement des différends de l’OMC, pour infléchir l’interprétation des accords dans un sens favorable à la promotion de la consommation durable ? Le monopole étatique sur le système semble lui laisser bien peu d’espace.

1.2 Le monopole étatique sur le système de règlement des différends de l’OMC : un obstacle significatif pour les acteurs privés

Plusieurs acteurs privés pourraient être désireux de faire valoir leur point de vue dans le cadre d’un différend porté à l’OMC sur la licéité d’une mesure nationale poursuivant un objectif non commercial, comme la promotion des modes de consommation durable. Ceux-ci pourraient vouloir infléchir l’interprétation des accords de l’OMC afin que de telles mesures soient jugées licites. La réalité des relations commerciales internationales et la pratique du système de règlement des différends de l’OMC veulent que ce soit d’abord des regroupements, des associations ou des organisations non gouvernementales (ONG) d’envergure internationale qui disposent des ressources et de l’expertise nécessaires à de telles interventions. Cependant, il arrive aussi que des organisations privées nationales, provenant essentiellement de pays développés, des grandes sociétés transnationales, voire des individus (des professeurs d’université) interviennent également dans les différends portés à l’OMC[17].

Or ces acteurs privés se heurteront d’emblée au caractère purement interétatique du système de règlement des différends de l’OMC, qui prévoit le processus de type quasi juridictionnel suivant lequel la licéité d’une mesure nationale au regard des accords de l’OMC est examinée[18]. Un État membre de l’OMC portera plainte contre un autre membre alléguant l’incompatibilité d’une mesure nationale avec ces accords, plainte qui fera normalement l’objet d’un rapport détaillé de la part d’un groupe spécial d’experts sur son bien-fondé, après audition des parties étatiques. Ce rapport est susceptible de faire l’objet d’un appel sur les questions de droit auprès de l’Organe d’appel de l’OMC, et le retrait des mesures trouvées incompatibles sera recommandé, recommandation qui deviendra exécutoire après adoption des rapports par l’Organe de règlement des différends (ORD).

Considérant notamment les origines diplomatiques du système de règlement des différends de l’OMC, le caractère parfois politiquement et économiquement sensible des questions débattues ainsi que la nature confidentielle de certaines informations commerciales divulguées à l’occasion de l’examen d’une plainte, la tradition du système veut qu’une stricte orthodoxie interétatiste soit de rigueur dans la conduite du processus[19]. Les procédures sont ouvertes exclusivement aux États membres, qui seuls peuvent être parties à un litige, les communications des parties sont confidentielles et les audiences des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel se tenaient jusqu’à tout récemment exclusivement à huis clos. Seuls les rapports sont publiés une fois que l’ORD les a adoptés.

Le caractère secret des audiences est sans doute un des éléments du système de règlement des différends qui connaît actuellement les changements les plus importants pour les acteurs privés. En effet, s’il est prévu que les travaux des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel sont confidentiels[20], leurs audiences ont été ouvertes au public à huit reprises depuis 2005, lorsque les parties au litige l’ont demandé, à un rythme qui semble vouloir s’accélérer depuis[21]. Les acteurs privés sont alors invités à assister à la retransmission en direct des audiences en circuit fermé, dans une salle attenante aux locaux où siège le groupe spécial ou l’Organe d’appel. Ces développements répondent certes à des impératifs de transparence louables, mais ils ne permettent pas aux acteurs privés d’intervenir activement dans le système de règlement des différends de l’OMC pour défendre des intérêts non commerciaux.

L’interétatisme constitue donc un obstacle significatif pour les acteurs privés qui souhaitent soutenir de tels intérêts, comme la promotion de la consommation durable, dans l’interprétation des accords de l’OMC. Ces acteurs doivent dès lors trouver des voies détournées pour faire valoir leurs vues, en courtisant les membres de l’OMC ou l’OMC elle-même. La pratique a cependant dégagé deux voies d’accès indirect au système de règlement des différends de l’OMC pour les acteurs privés, dont le mérite respectif doit être examiné. Il s’agit, d’une part, de la possibilité de soumettre un mémoire à titre d’amicus curiae auprès d’un groupe spécial ou de l’Organe d’appel et, d’autre part, de la formalisation du mécanisme national de traitement des plaintes privées concernant la violation des accords de l’OMC.

2 L’accès au système de règlement des différends de l’OMC à titre d’amicus curiae : une voie décevante pour les acteurs privés

L’ouverture du système de règlement des différends de l’OMC aux mémoires d’amicus curiae constitue une avancée spectaculaire de la société civile au sein du système commercial multilatéral, en rupture avec l’interétatisme classique, mais elle ne s’est pas faite sans heurt. Malgré le caractère remarquable de ces développements et les remous qu’ils ont provoqués, l’examen minutieux du fonctionnement du système révèle que cette voie s’avère pour l’instant décevante pour les acteurs privés défendant des intérêts non commerciaux.

2.1 Une ouverture processuelle controversée

2.1.1 La reconnaissance juridique controversée de l’amicus curiae à l’OMC

L’institution de l’amicus curiae, dont les origines remontent au droit romain, est surtout connue des pays appartenant à la tradition juridique de la common law, où les conditions permettant la tierce intervention sont particulièrement restrictives[22]. Elle permet à une juridiction chargée de connaître d’un litige de recevoir des mémoires écrits de la part de tiers, faisant valoir des points de droit ou de fait, afin de l’aider à accomplir ses fonctions juridictionnelles. Elle est également connue au plan international, particulièrement chez les juridictions internationales spécialisées dans la protection des droits fondamentaux de la personne humaine. De manière générale, la participation à titre d’amicus curiae permet ainsi à une personne qui ne jouit pas de l’intérêt juridique suffisant pour intervenir dans un litige d’y prendre part dans une moindre mesure. De manière plus particulière, en droit international, cette voie processuelle permet à une personne ne jouissant pas de la capacité juridique devant une juridiction internationale d’y agir néanmoins, de façon plus modeste. L’institution constitue donc une voie processuelle détournée d’un grand intérêt pour les acteurs privés ne jouissant d’aucun accès formel auprès d’une juridiction internationale[23].

Aucune disposition des accords de l’OMC, et particulièrement du Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends, n’envisage explicitement qu’un groupe spécial ou l’Organe d’appel puisse accepter de recevoir un mémoire écrit non sollicité de la part d’un acteur privé, afin de faire valoir un point de droit ou de fait. Certes, il est vrai que les groupes spéciaux peuvent solliciter des renseignements ou des avis techniques auprès de personnes ou d’organismes, ou de toute source appropriée, experts individuels ou groupes d’experts, mais les conditions du recours à cette expertise sont rigoureusement encadrées[24]. Par exemple, l’État de nationalité de la personne ou de l’organisme consulté doit en être préalablement informé et pourrait, par conséquent, tenter d’influencer cette intervention sollicitée. C’est précisément le caractère sollicité de ce type d’intervention privée dans les procédures qui le distingue de l’intervention à titre d’amicus curiae. Cette fermeture processuelle apparente était corroborée par la pratique des parties contractantes du GATT de 1947, qui rejetait systématiquement toute tentative d’ouverture de son système de règlement des différends aux interventions privées non sollicitées, dans la plus pure tradition interétatiste[25].

Si le texte des accords de l’OMC n’envisage pas explicitement l’intervention privée non sollicitée dans son système de règlement des différends, rien en revanche ne l’interdit formellement. C’est cette nuance qui a permis à l’Organe d’appel d’affirmer l’existence de son droit et de celui des groupes spéciaux d’accepter de recevoir des mémoires écrits non sollicités de la part d’acteurs privés.

Ce coup d’éclat de l’Organe d’appel s’est produit dans l’affaire États-Unis — Crevettes, qui mettait en cause une mesure américaine interdisant les importations de crevettes provenant de pays qui n’étaient pas reconnus par les autorités américaines comme imposant l’utilisation de techniques de pêche pour empêcher la capture d’espèces de tortues marines menacées d’extinction[26]. Cette affaire hautement médiatisée mettait en lumière l’impact des accords de l’OMC sur une mesure nationale destinée à protéger l’environnement. Il ne faut donc pas s’étonner que de nombreuses ONG environnementalistes aient frappé aux portes de l’OMC pour tenter d’intervenir dans les procédures, en soumettant des mémoires d’amicus curiae au soutien de la mesure américaine. A fortiori, ces ONG étaient interpellées par cette affaire puisqu’elle rappelait beaucoup celle qui avait opposé le Mexique aux États-Unis avant la création de l’OMC, concernant la pêche du thon et la protection des dauphins[27]. Les tentatives d’intervention non sollicitées des ONG s’étaient à l’époque heurtées au refus du groupe spécial, et la solution juridique sur le fond, défavorable à la mesure environnementale, a cristallisé l’opinion publique internationale sur les défaillances du GATT de 1947 quant à la protection de l’environnement. Si la solution juridique quant au fond dans l’affaire États-Unis — Crevettes ne s’est pas écartée radicalement de la solution critiquée dans l’affaire États-Unis — Thon, la solution juridique quant à l’intervention privée non sollicitée, elle, s’en est écartée diamétralement.

Après un premier refus du groupe spécial dans l’affaire États-Unis — Thon, l’Organe d’appel a décidé qu’un groupe spécial a le pouvoir d’accepter de recevoir un mémoire d’amicus curiae. Le groupe spécial s’était fondé sur une interprétation littérale du pouvoir des groupes spéciaux de demander des renseignements et des avis techniques à des acteurs privés, estimant que cela signifiait qu’ils n’ont pas le pouvoir d’accepter des renseignements qu’ils n’ont pas demandés[28]. Il était conforté dans son interprétation par la pratique bien établie du système de règlement des différends de l’OMC et du GATT de 1947 voulant qu’il s’agisse d’un système purement interétatique.

L’Organe d’appel a renversé cette interprétation en se fondant sur la distinction entre ce qu’un groupe spécial a l’obligation de faire et ce qu’il a le pouvoir de faire. Les seules interventions non sollicitées que le groupe spécial est tenu de recevoir et de prendre en considération sont celles des membres de l’OMC parties au litige ou celles des membres ayant réservé leur droit de tierce intervention et justifiant d’un intérêt substantiel dans l’affaire[29]. Il a donné une interprétation globale au pouvoir du groupe spécial de demander des renseignements et avis techniques, laissant de côté la distinction entre les renseignements demandés et non demandés, pour mettre plutôt l’accent sur les pouvoirs globaux dont doit disposer un groupe spécial pour accomplir sa fonction quasi juridictionnelle, qui consiste à procéder à une « évaluation objective de la question dont il est saisi[30] » : « [I]l n’y a pas lieu d’assimiler le pouvoir de demander des renseignements à une interdiction d’accepter des renseignements qui ont été présentés à un groupe spécial sans avoir été demandés. Un groupe spécial a le pouvoir discrétionnaire soit d’accepter et de prendre en compte soit de rejeter les renseignements ou avis qui lui ont été communiqués, qu’il les ait ou non demandés[31]. »

La question de savoir si l’Organe d’appel lui-même peut aussi accepter de recevoir des mémoires d’amicus curiae est restée pendante jusqu’à ce que ce dernier y réponde par l’affirmative dans une affaire subséquente. Dans l’affaire États-Unis — Crevettes, les mémoires non sollicités des acteurs privés avaient finalement été joints par les États-Unis à leurs communications écrites, au stade des procédures d’appel, conformément à la suggestion du groupe spécial. Le droit des membres de l’OMC de joindre tout document à leurs communications écrites a été reconnu[32], mais il n’était pas clair si l’Organe d’appel avait également reconnu son propre pouvoir d’accepter de recevoir directement ces mémoires, puisque les faits en l’espèce ne soutenaient pas une telle conclusion. Pour ajouter à la confusion, l’un des acteurs privés avait transmis directement à l’Organe d’appel une version modifiée de son mémoire qui avait été joint à la communication des États-Unis, mémoire modifié qui a été accepté par l’Organe d’appel sans motivation. Ce dernier a eu l’occasion de fournir l’argumentation juridique manquante dans l’affaire États-Unis — Plomb et bismuth II, où il a explicitement reconnu son pouvoir d’accepter de recevoir des mémoires d’amicus curiae.

Malgré l’inexistence d’un pouvoir explicite de l’Organe d’appel de demander des renseignements et des avis techniques, semblable à celui des groupes spéciaux, celui-ci a néanmoins appliqué un raisonnement analogue pour reconnaître son propre pouvoir d’accepter de recevoir des mémoires d’amicus curiae. Il a d’abord souligné que rien ne lui interdit explicitement d’accepter de recevoir de tels mémoires, pour ensuite conclure sur la base de différentes dispositions qu’il jouit de larges pouvoirs processuels destinés à lui permettre d’accomplir ses fonctions quasi juridictionnelles[33] : « Par conséquent, nous sommes d’avis que pour autant que nous agissions conformément aux dispositions du Mémorandum d’accord et des accords visés, nous sommes habilités légalement à décider de l’opportunité d’accepter et d’examiner ou non les renseignements que nous estimons pertinents et utiles dans le cadre d’une procédure d’appel[34]. »

Pour renforcer son analyse, l’Organe d’appel a rappelé la distinction faite dans l’affaire États-Unis — Crevettes entre l’obligation et le pouvoir de recevoir et d’examiner les communications écrites qui lui sont soumises, selon qu’elles émanent de membres de l’OMC parties ou tierces parties à un appel ou de particuliers et d’organismes non membres, avant de conclure : « Nous sommes d’avis que nous sommes habilités en droit, en vertu du Mémorandum d’accord, à accepter et à examiner des mémoires d’amicus curiae si nous jugeons qu’il est pertinent et utile de le faire dans le cadre d’une procédure d’appel[35]. »

2.1.2 La politisation de la controverse entourant l’amicus curiae

Quelques mois après avoir reconnu son propre pouvoir de recevoir des mémoires d’amicus curiae, l’Organe d’appel a voulu endiguer le flot potentiel d’interventions privées non sollicitées auquel il avait ouvert les vannes, en adoptant un cadre procédural pour leur traitement dans l’affaire CE — Amiante. Cet encadrement a pris la forme d’une procédure additionnelle adoptée par la section de l’Organe d’appel en vertu des Procédures de travail pour l’examen en appel aux fins exclusives de cette affaire. La procédure additionnelle prévoyait un processus en deux étapes, chacune assortie de conditions de forme et de fond : la première étape était la présentation de la demande d’autorisation de soumettre un mémoire d’amicus curiae ; la seconde étape était la soumission du mémoire lui-même, si une autorisation avait été octroyée[36].

Cette initiative a soulevé la colère d’un grand nombre de membres de l’OMC, essentiellement des pays en développement, qui ont alors convoqué une réunion extraordinaire du Conseil général pour un débat d’urgence sur la question[37]. L’OMC a été précipitée au bord de la plus grave crise institutionnelle de sa jeune histoire, avec comme pomme de discorde la ligne de démarcation entre les compétences de l’organe quasi juridictionnel qu’est l’Organe d’appel et celles de l’organe politique qu’est le Conseil général. On a fait l’exégèse du bien-fondé juridique de l’argumentation de l’Organe d’appel, mettant en opposition des interprétations littérales ou contextuelles[38].

Ces débats se poursuivent actuellement dans le contexte des négociations sur la révision du système de règlement des différends, où des positions diamétralement opposées se font face concernant les mémoires d’amicus curiae[39]. Alors que les pays en développement veulent que la porte leur soit totalement fermée, les pays développés discutent plutôt de la meilleure façon de les encadrer.

Devant le fait accompli que constitue la reconnaissance du pouvoir des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel de recevoir des mémoires d’amicus curiae, nous ne nous étendrons pas davantage sur cette controverse. Nous allons plutôt nous pencher sur l’utilité potentielle de cet accès privé au système de règlement des différends pour la défense d’intérêts non commerciaux, comme la promotion des modes de consommation durable, dans l’interprétation des accords de l’OMC.

2.2 Un accès sans impact réel

2.2.1 La dilution de la défense des intérêts non commerciaux par l’amicus curiae

Malgré la controverse entourant la reconnaissance du pouvoir des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel de recevoir des mémoires d’amicus curiae, ce pouvoir s’impose maintenant dans la pratique du système de règlement des différends. Au départ, quelques groupes spéciaux se sont certes montrés sensibles aux protestations des membres de l’OMC opposés à ces développements ; ils ont estimé qu’ils ne jouissaient pas d’un tel pouvoir malgré la jurisprudence très claire de l’Organe d’appel[40]. La pratique récente semble cependant s’uniformiser et l’existence du pouvoir et son exercice se sont normalisés chez les groupes spéciaux[41].

L’emploi de cette voie d’accès au système de règlement des différends connaît toutefois une mutation — voire une perversion — qui l’éloigne de l’idée originelle que certains pouvaient s’en faire. À l’origine, il aurait été plausible de penser que cette ouverture processuelle serait investie par les ONG poursuivant des intérêts non commerciaux, comme la protection de la santé ou de l’environnement, à l’image des faits dans l’affaire États-Unis — Crevettes. Or il apparaît que ce sont souvent les opérateurs économiques privés directement touchés par le différend commercial international qui soumettent des mémoires d’amicus curiae. Il y a donc une forme de détournement de l’institution de l’amicus curiae, où les interventions non sollicitées ne sont pas du tout désintéressées, mais viennent plutôt doubler les communications écrites des membres de l’OMC parties au litige[42]. À l’évidence, les intérêts économiques des acteurs privés concernés par un différend commercial international ont déjà été épousés et sont défendus par les parties au litige. Plutôt que de contribuer à l’efficacité du processus et à l’accomplissement de leurs fonctions quasi juridictionnelles par les groupes spéciaux et l’Organe d’appel, ce type de mémoires d’amicus curiae semble alourdir des procédures déjà très chargées.

Par exemple, dans l’affaire CE — Morceaux de poulet, l’Association de l’aviculture, de l’industrie et du commerce de la volaille dans les pays de l’Union européenne (AVEC), une association professionnelle privée représentant les intérêts des opérateurs économiques européens dans l’industrie de la volaille, a soumis un mémoire d’amicus curiae à l’Organe d’appel[43]. Une nouvelle désignation douanière des morceaux de poulet désossés et congelés était contestée par deux membres de l’OMC exportant ces produits dans l’Union européenne. Les intérêts économiques des concurrents européens de ces exportateurs étrangers étaient pourtant déjà représentés dans ces procédures, puisque la Communauté européenne a défendu sa mesure. Plusieurs autres affaires ont vu un scénario semblable se répéter[44].

2.2.2 L’inefficacité de la défense des intérêts non commerciaux par l’amicus curiae

Le détournement de l’utilisation des interventions privées non sollicitées à l’OMC contribue peut-être à l’absence d’impact significatif de cette voie d’accès sur l’interprétation des accords de l’OMC. Il est éloquent de constater qu’à ce jour ni l’Organe d’appel ni aucun groupe spécial n’ont jamais tenu compte explicitement d’un mémoire d’amicus curiae qui leur avait été soumis[45]. Ceux-ci se conforment aux souhaits de la plupart des parties et tierces parties aux litiges, à l’exception habituelle des pays occidentaux[46], qui leur demandent systématiquement d’ignorer ces mémoires. Certains évoquent même l’existence d’un compromis tacite entre l’Organe d’appel et les membres de l’OMC, découlant de la crise institutionnelle mentionnée précédemment, voulant que celui-ci accepte de recevoir des mémoires, mais ne les prenne jamais en considération[47].

Selon la formule désormais consacrée, le groupe spécial ou l’Organe d’appel reconnaît d’abord avoir reçu de tels mémoires de la part d’acteurs privés et désigne clairement ces derniers, pour ensuite déclarer ne pas avoir « jugé nécessaire de prendre en compte ces mémoires d’amicus curiae pour rendre sa décision[48] ». L’étape préalable de l’acceptation de la demande de soumettre un mémoire, mentionnée dans la procédure additionnelle adoptée par l’Organe d’appel dans l’affaire CE — Amiante[49], est désormais escamotée, puisque le mémoire sera invariablement ignoré dans la décision et qu’il serait inutile de multiplier les étapes préalables à ce résultat apparemment inéluctable. La boucle est bouclée et, paradoxalement, la situation est identique à celle où, dans l’affaire États-Unis — Crevettes, le groupe spécial, estimant qu’il n’avait pas le pouvoir de recevoir des mémoires d’amicus curiae, décidait qu’il n’avait pas « l’intention de prendre ces documents en considération[50] ».

L’une des craintes des membres de l’OMC opposés à l’arrivée de l’amicus curiae dans le système de règlement des différends a trait à la protection du caractère confidentiel du processus interétatique. La concrétisation de cette crainte dans une affaire récente semble devoir confirmer les réticences des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel à réellement prendre en considération leurs mémoires. En effet, dans l’affaire CE — Approbation et commercialisation des produits biotechnologiques, le groupe spécial a critiqué vertement le comportement de deux ONG dont il avait accepté de recevoir le mémoire et qui ont par la suite diffusé des documents confidentiels sur leur site Web[51]. Il s’est étonné de ce comportement et a émis des doutes sur les motivations « amicales » de leur intervention non sollicitée.

Plusieurs observateurs ont pu conclure que le coup d’éclat de l’Organe d’appel qu’a été la reconnaissance du pouvoir de recevoir des mémoires d’amicus curiae était avant tout une opération de charme auprès des segments de la société civile transnationale opposés à l’OMC[52]. Il s’agit sans doute davantage d’une apparence ou d’une impression d’ouverture que d’une ouverture réellement porteuse pour les acteurs privés. Ce constat brutal signifie que cette ouverture processuelle risque fort de décevoir les acteurs privés souhaitant défendre des intérêts non commerciaux, comme la promotion des modes de consommation durable, dans l’interprétation des accords de l’OMC.

Il est certes louable et positif que des acteurs privés puissent soumettre auprès d’un groupe spécial ou de l’Organe d’appel un mémoire faisant valoir une interprétation des accords de l’OMC qui soit sensible à la promotion de modes de consommation durable. Force est cependant de constater qu’un tel effort sera probablement vain. Au stade où les mémoires d’amicus curiae sont soumis, les positions des membres de l’OMC parties au litige sont déjà cristallisées, et ces interventions peuvent apparaître comme d’inutiles répétitions des positions étatiques ou comme des interventions trop tardives dans le processus. Il pourrait être risqué politiquement pour un groupe spécial ou l’Organe d’appel, dans un ordre juridique international où le consentement des États demeure fondamental, de déclarer que son raisonnement juridique se fonde sur un mémoire soumis par une ONG.

Il reste qu’il est possible que la soumission de tels mémoires influence de manière moins visible l’interprétation des accords de l’OMC, et ce, en contribuant à la construction d’un contexte normatif faisant évoluer la jurisprudence de l’OMC ou faisant éclore de nouveaux consensus entre les membres de l’OMC[53]. De tels résultats sont certainement plus difficiles à observer et s’inscrivent dans une perspective à moyen ou à long terme, qui n’est pas immédiatement « rentable » pour une ONG ayant des ressources limitées.

La recherche de nouvelles voies d’accès situées davantage en amont du processus de règlement des différends pourrait s’avérer plus fructueuse pour les acteurs privés souhaitant défendre des intérêts non commerciaux dans l’interprétation des accords de l’OMC.

3 L’accès au système de règlement des différends de l’OMC par le truchement des mécanismes nationaux de traitement des plaintes privées : un porte-voix plus efficace pour les acteurs privés ?

La formalisation juridique du mécanisme national de traitement des plaintes privées concernant la mise en oeuvre des accords de l’OMC est une avancée processuelle importante, qui existe aux États-Unis et dans la Communauté européenne depuis longtemps déjà. Le mécanisme américain a un passé particulièrement lourd et controversé, mais sa licéité — et, plus largement, la légitimité de ce type de mécanisme national — ont finalement été reconnues par un groupe spécial de l’OMC, laissant penser qu’il pourrait s’agir du chaînon manquant entre les acteurs privés et le système de règlement des différends de l’OMC. La pratique récente des membres de l’OMC indique leur intérêt renouvelé pour cette voie d’accès indirect, qui pourrait receler un potentiel inexploré pour les acteurs privés défendant des intérêts non commerciaux.

3.1 Une ouverture processuelle licite et légitime

3.1.1 Le maillage processuel entre le système de règlement des différends de l’OMC et les acteurs privés

Les États-Unis sont le premier membre de l’OMC à avoir formalisé le processus par lequel le gouvernement traite les plaintes des acteurs privés concernant la violation des accords de l’OMC par un autre membre. Cette loi, connue sous le nom de « Section 301 », a été adoptée en 1974 sous le régime du GATT de 1947, longtemps avant la conclusion du cycle de l’Uruguay et la création de l’OMC[54]. Elle a pour but d’améliorer la balance commerciale des États-Unis, en forçant le gouvernement américain à mieux veiller aux intérêts commerciaux des exportateurs américains. Le mécanisme mis en place vise non seulement à rendre le gouvernement plus proactif dans la contestation de mesures étrangères dans le cadre du système de règlement des différends de l’OMC, mais aussi à forcer la libéralisation commerciale à l’égard de pays ou dans des secteurs qui ne sont pas couverts par les accords de l’OMC, sous la menace de sanctions commerciales. Ce dernier aspect du mécanisme américain, débordant du cadre juridique du système commercial multilatéral, ainsi que le fait qu’il permet au gouvernement d’ignorer les règles et les délais du système de règlement des différends de l’OMC ont fait en sorte qu’il a toujours été très controversé. La Section 301 est à bien des égards l’archétype de l’unilatéralisme agressif dans les relations commerciales internationales. Il donne une idée de ce que seraient les relations commerciales internationales sans l’OMC : une société primitive soumise à la loi du plus fort.

Autre grand joueur du système commercial multilatéral, la Communauté européenne a été le deuxième membre de l’OMC à mettre en place un mécanisme formel de traitement des plaintes privées concernant la violation des accords de l’OMC, directement inspiré du mécanisme américain. Un nouvel instrument de politique commerciale (NIPC) a été adopté en 1984 au moyen d’un règlement communautaire, pour être remplacé par le règlement sur les obstacles au commerce (ROC) lors de la création de l’OMC en 1995[55]. Malgré des différences significatives, ces mécanismes nationaux — ou, à plus proprement parler en ce qui concerne la Communauté européenne, ces mécanismes internes — partagent une caractéristique fondamentale qui en marque tout l’intérêt : ils opèrent un véritable maillage processuel entre le système de règlement des différends de l’OMC et les acteurs privés.

Les mécanismes nationaux de traitement des plaintes privées sont fondés à la fois sur l’idée de rendre la justice de l’OMC plus accessible pour les acteurs privés et sur celle de mettre à contribution les mêmes acteurs privés dans le signalement de la violation des accords de l’OMC. Les mécanismes nationaux procèdent à ce maillage par la mise en place d’une nouvelle voie d’accès publique, ouverte et transparente, assortie de garanties juridiques processuelles, qui s’ajoute au mode traditionnel de saisine des autorités d’un membre de l’OMC. Cela signifie que ces mécanismes formalisés coexistent avec la demande informelle d’endossement de sa plainte par un acteur privé, ce qui préserve les avantages du processus traditionnel tout en créant de nouveaux avantages avec le processus formalisé. Ils s’ajoutent au mode traditionnel de traitement des plaintes privés certes, mais ne le remplacent pas.

Un tel mécanisme national permet au particulier de saisir formellement les autorités du membre de l’OMC qu’il souhaite voir épouser sa cause, par le dépôt d’une plainte écrite, exposant les faits et les arguments juridiques sur laquelle elle repose[56]. Cela suppose la désignation d’une autorité unique, compétente pour recevoir ces plaintes privées : le United States Trade Representative aux États-Unis et la Commission européenne en Europe. L’intérêt juridique pour agir dans le cadre de la Section 301 à titre de plaignant est très large et n’est soumis à aucune condition particulière, le mécanisme étant ouvert à « toute personne intéressée » (« [a]ny interested person »)[57]. Cela signifie que tant une entreprise privée individuelle qu’un groupe ou une association d’entreprises peuvent saisir le gouvernement américain. L’accès au mécanisme européen est plus restrictif, et les conditions de dépôt d’une plainte collective diffèrent de celles d’une plainte individuelle, le mécanisme européen opérant une distinction de l’intérêt à agir selon la localisation des effets de l’obstacle au commerce visé par la plainte. Pour pouvoir déposer une plainte visant la défense d’un intérêt collectif d’une « industrie communautaire », celle-ci doit prouver qu’elle a subi un « préjudice » du fait de l’obstacle et que ces effets se font sentir sur le marché communautaire[58]. Pour pouvoir déposer une plainte individuelle, une « entreprise communautaire » doit prouver qu’elle a subi des « effets commerciaux défavorables » du fait de l’obstacle au commerce et que ces effets se font sentir uniquement sur le marché d’un pays tiers[59]. Ces raffinements du mécanisme européen quant à l’intérêt à agir semblent compliquer inutilement le processus et, en dernière analyse, le dépôt de plaintes individuelles demeure exceptionnelle[60].

Les mécanismes nationaux canalisent les plaintes privées vers un point focal chargé de les traiter, et ce traitement administratif est encadré juridiquement, puisqu’il est assorti d’une obligation de réponse, d’une obligation de motivation et d’une obligation de publicité. L’administration du membre de l’OMC doit d’abord procéder à l’examen sommaire de la plainte privée et fournir une réponse motivée au plaignant, dans un délai de 45 jours, sur l’opportunité d’ouvrir une enquête formelle sur la question[61]. Dans l’affirmative, cette réponse motivée doit être rendue publique, par la publication d’un avis dans le journal officiel du membre de l’OMC, et même dans la négative dans le cas américain. Si une enquête formelle est ouverte, le membre de l’OMC procédera à l’évaluation de la compatibilité de la mesure étrangère visée avec les accords de l’OMC, ainsi qu’à celle de l’opportunité de contester formellement la mesure à l’OMC. Le processus doit alors être élargi à d’autres acteurs privés, le membre devant donner aux autres acteurs privés intéressés l’occasion de se faire entendre, ce qui peut même comprendre la tenue d’audiences publiques sur la question à l’examen[62]. Parmi les autres acteurs privés pouvant être intéressés, le mécanisme américain prévoit expressément les associations de consommateurs[63], tandis que le mécanisme européen ne fournit pas d’indications spécifiques à ce titre.

Les mécanismes américain et européen diffèrent fondamentalement quant au déroulement de l’enquête formelle sur la validité de la plainte privée et sur l’opportunité de contester la mesure visée à l’OMC. Alors que l’enquête à laquelle procède la Commission européenne se déroule entièrement en amont du système de règlement des différends de l’OMC, l’enquête du United States Trade Representative se déroule simultanément avec le processus d’examen de la plainte à l’OMC, et peut même la télescoper, ce qui soulève la question de sa licéité internationale.

Au terme de son enquête, la Commission européenne doit rendre un rapport sur l’opportunité de contester formellement la mesure visée à l’OMC, dans un délai normal de 5 mois, ce rapport étant toujours rendu public malgré l’inexistence d’une obligation à cet égard[64]. La Commission peut alors prendre une décision finale quant au dépôt d’une plainte à l’OMC et elle doit obligatoirement se plier à la décision de l’OMC sur la compatibilité de la mesure visée avec les accords de l’OMC, la conformité de la mise en oeuvre du rapport de l’ORD et l’imposition de contre-mesures économiques[65]. Le maillage juridique entre le mécanisme européen et le système de règlement des différends de l’OMC est donc parfait. Une autre caractéristique importante du mécanisme européen concerne la soumission des décisions administratives rendues dans le cadre du fonctionnement du mécanisme au contrôle juridictionnel de la Cour de Luxembourg. Celle-ci s’est déjà prévalue de cette compétence pour réexaminer l’analyse juridique de la Commission européenne, à l’époque du NIPC, concernant la licéité d’une mesure étrangère au regard du GATT de 1947[66].

Il en va tout autrement avec le mécanisme américain, dont l’opération n’est par ailleurs pas soumise au contrôle des tribunaux américains[67]. Si le United States Trade Representative décide d’ouvrir une enquête formelle sur la plainte privée, il doit simultanément contester la mesure visée à l’OMC[68]. La loi américaine prévoit des délais qui peuvent ne pas correspondre avec les délais du système de règlement des différends de l’OMC, ce qui signifie que le United States Trade Representative peut être obligé de conclure son enquête et de déterminer unilatéralement la compatibilité de la mesure visée avec les accords de l’OMC, sans égard pour la détermination à venir dans le cadre du système de règlement des différends de l’OMC[69]. Il lui faut effectivement conclure son enquête 30 jours après la fin du processus international, mais jamais plus de 18 mois après l’ouverture de l’enquête interne, ce qui signifie qu’il doit conclure même si les délais à l’OMC dépassent ces 18 mois. Cette détermination doit faire l’objet d’un avis détaillé publié dans le Federal Register, le journal officiel américain. La législation américaine oblige alors le United States Trade Representative à imposer des contre-mesures économiques dans un délai de 30 jours après sa détermination positive (qui peut être unilatérale) ou au plus tard dans un délai de 180 jours, à moins qu’il n’estime qu’il n’est pas nécessaire de le faire ou qu’un rapport de l’ORD ne conclue que la mesure visée est compatible avec les accords de l’OMC[70]. La législation permet ainsi au United States Trade Representative d’imposer des contre-mesures économiques unilatérales contre un membre de l’OMC, si après l’écoulement des 18 mois et du délai allant de 30 à 180 jours après sa détermination, l’ORD n’a pas encore adopté son rapport. Si les procédures à l’OMC s’éternisent, le United States Trade Representative peut donc agir unilatéralement. Chose importante, qui s’est même révélée déterminante lors de la contestation à l’OMC du mécanisme national américain, les pouvoirs du United States Trade Representative demeurent cependant assujettis à toute directive que pourrait donner le président[71].

Le même scénario se répète au stade de la détermination de la compatibilité de la mise en oeuvre du rapport de l’ORD par le membre visé par la plainte, qui peut devoir être faite sans égard au processus multilatéral prévu à cette fin[72]. Contrairement au mécanisme européen, le processus interne américain demeure ouvert aux acteurs privés à ce stade, ainsi qu’à celui de la révision des contre-mesures économiques qui ont été imposées[73]. Ainsi, l’arrimage juridique entre le mécanisme national américain et le système de règlement des différends n’est-il pas parfait, puisqu’il permet au United States Trade Representative de l’ignorer et d’agir unilatéralement dans le règlement de différends commerciaux internationaux.

3.1.2 L’affaire États-Unis — Article 301, Loi sur le commerce extérieur et ses conséquences

Dans l’affaire États-Unis — Article 301, Loi sur le commerce extérieur, la Communauté européenne a rapidement contesté la compatibilité de la controversée Section 301 avec les nouvelles règles du système commercial multilatéral, avec l’appui de dix-sept membres de l’OMC, qui ont tous réservé leurs droits de tierce partie. La principale faille du mécanisme américain que la Communauté européenne voulait exploiter était précisément le fait que la législation américaine permet au United States Trade Representative d’ignorer le système de règlement des différends de l’OMC, ce qui violerait son caractère obligatoire[74]. Une des principales questions en litige consistait donc à savoir si le seul fait qu’une législation autorise un membre de l’OMC à violer les accords de l’OMC ou lui permet de le faire est suffisant pour constituer lui-même une violation de ces accords, même si la loi n’oblige pas le membre à violer les accords en question.

Avant de répondre à cette première question, le groupe spécial a d’abord constaté que le mécanisme américain permettait effectivement au United States Trade Representative de procéder à une détermination unilatérale[75]. Puis il a refusé de répondre à la question telle que posée ci-dessus, pour plutôt examiner la compatibilité spécifique de la loi américaine avec les obligations internationales pertinentes des États-Unis. Il a constaté que, dans le contexte particulier du système de règlement des différends de l’OMC, la Section 301, du simple fait qu’elle envisage l’ignorance du système, est en apparence incompatible avec les accords de l’OMC en raison de l’« effet de refroidissement » qu’elle a sur les membres de l’OMC et le marché[76]. Ni les membres de l’OMC ni les acteurs privés ne peuvent être certains que la loi américaine ne sera pas appliquée.

Cependant, le groupe spécial n’a pas arrêté son raisonnement là. Il a estimé nécessaire de ne pas examiner la loi américaine de manière statique, pour plutôt embrasser également le cadre institutionnel et administratif dans lequel elle s’applique[77]. C’est ainsi qu’il a tenu compte des directives données par le président américain, lors de la conclusion du cycle de l’Uruguay, selon lesquelles la Section 301 devait être appliquée de manière conforme aux accords de l’OMC et donc à son système de règlement des différends. Le groupe spécial a été conforté dans son interprétation par les assurances répétées du gouvernement américain exprimées dans le cadre de ce différend, ce qui lui a permis de conclure que le mécanisme national américain de traitement des plaintes privées est licite au regard des accords de l’OMC[78]. La Communauté européenne n’a pas fait appel de ce rapport du groupe spécial, qui a donc été adopté par l’ORD, malgré son raisonnement juridique discutable en ce qui concerne, notamment, la force normative donnée aux directives présidentielles[79].

L’affaire États-Unis — Article 301, Loi sur le commerce extérieur a donc mis un terme, pour un temps, à un problème persistant qui envenimait les relations commerciales internationales depuis fort longtemps. Avec cette affaire, les paramètres selon lesquels ces mécanismes nationaux seront jugés licites au regard des accords de l’OMC sont maintenant connus. Il est donc possible de penser avec certitude qu’un mécanisme national dont la conformité avec les accords de l’OMC est explicitement prévue, comme le mécanisme européen, est licite.

Au-delà de la conclusion du groupe spécial sur la licéité de la Section 301, un aspect de son rapport est particulièrement important et encore plus significatif pour les acteurs privés. Le groupe spécial, indépendamment de la controverse entourant le mécanisme américain depuis sa création en 1974, a clairement reconnu la légitimité des mécanismes nationaux de traitement des plaintes privées : « Il peut exister de très bonnes raisons liées aux normes de transparence, à la démocratie et à la primauté du droit qui expliquent pourquoi les Membres peuvent souhaiter se doter de telles lois[80]. »

Ces propos du groupe spécial tranchent avec les critiques habituellement adressées à la Section 301 et élèvent la discussion à un niveau plus conceptuel, où les membres de l’OMC — mais aussi les acteurs privés — sont invités à explorer toutes les possibilités de ces mécanismes nationaux.

3.2 Un intérêt renouvelé pour un accès au potentiel inexploré

3.2.1 Un regain d’intérêt chez les acteurs privés et les membres de l’OMC pour les mécanismes nationaux

Une certaine diminution de l’emploi par les opérateurs économiques privés des mécanismes internes américain et européen a pu être observée dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur des accords de l’OMC[81]. Celle-ci pourrait s’expliquer par la liquidation d’un arriéré de différends commerciaux internationaux datant du GATT de 1947, qui a eu pour effet de gonfler le recours aux mécanismes nationaux lors de la mise en place du nouveau système de règlement des différends de l’OMC. Il faut aussi rappeler que ces mécanismes nationaux coexistent avec le mode traditionnel de déclenchement d’un litige commercial international, les autorités américaines et européennes portant généralement plainte à l’OMC de leur propre chef.

Cela ne signifie pas pour autant que les mécanismes internes américain et européen sont maintenant délaissés ou tombés en désuétude, ce qui pourrait amener à négliger cette voie d’accès privé au système de règlement des différends. Au contraire, l’intérêt des acteurs privés pour ces mécanismes semble actuellement se renouveler : au cours des dernières années, de nouvelles plaintes privées ont été portées à l’attention des autorités américaines et européennes. Aux États-Unis, des acteurs privés ont contesté en 2007 la compatibilité de la politique monétaire chinoise avec les accords de l’OMC, ainsi que celle de la politique canadienne de soutien au tournage d’émissions de télévision ou de films étrangers au Canada[82]. Dans ces deux cas, les autorités américaines ont décidé de ne pas ouvrir d’enquête, mais cela laisse apparaître le rôle important des acteurs privés dans le signalement de problèmes commerciaux sensibles hors des sentiers battus, impliquant des questions épineuses comme la relation entre commerce et monnaie ou entre commerce et culture.

En Europe, le même scénario semble vouloir se répéter : après avoir été délaissé, voire ignoré par les opérateurs économiques privés, le mécanisme interne européen semble connaître un regain d’intérêt chez ceux-ci. Deux plaintes ont été récemment soumises à l’OMC par la Communauté européenne après que des acteurs privés aient porté plainte dans le cadre du mécanisme interne européen, concernant les mesures appliquées par l’Inde à l’importation et à la vente de vins et de spiritueux de même que les mesures appliquées par le Brésil aux importations de pneus rechapés[83]. Deux autres plaintes privées ont conduit la Commission européenne à conclure à la violation des accords de l’OMC par le Taipei chinois, en raison de mesures affectant la protection des brevets en matière de disques compacts enregistrables, ainsi que par la Turquie, en raison de mesures concernant les importations de produits pharmaceutiques[84]. Enfin, une enquête a été ouverte en 2008 par la Commission suite à une plainte soumise en 2007 par une association professionnelle, contestant la compatibilité avec les accords de l’OMC de l’application par les États-Unis de leur interdiction des jeux d’argent sur Internet[85]. Cette plainte privée fait fond sur une décision de l’OMC ayant déjà constaté l’incompatibilité de cette mesure américaine avec les accords de l’OMC, ce qui illustre le rôle proactif que peuvent jouer les acteurs privés, au moyen de ces mécanismes, dans la mise en oeuvre du droit international économique[86].

La recrudescence de l’utilisation des mécanismes internes américain et européen par les acteurs privés s’inscrit dans le contexte d’un intérêt renouvelé pour cette voie d’accès indirecte au système de règlement des différends de l’OMC. D’abord, le rapport Sutherland sur l’avenir institutionnel du système commercial multilatéral a recommandé que les acteurs privés et la société civile s’adressent prioritairement aux gouvernements des membres de l’OMC, avant de vouloir engager le dialogue avec l’organisation internationale elle-même[87]. Cette recommandation, si elle ne pointe pas explicitement dans la direction des mécanismes nationaux de traitement des plaintes privées, indique néanmoins que les membres de l’OMC devraient demeurer une interface indispensable entre les acteurs privés et l’OMC. De manière générale, la mise en place de tels mécanismes nationaux pourrait être une voie d’accès plus intéressante que la reconnaissance d’un recours privé direct à l’OMC[88]. Ensuite, plusieurs études récentes suggèrent que ces mécanismes nationaux pourraient être une solution à la faible participation des pays en développement dans l’opération du système de règlement des différends de l’OMC[89]. Enfin, de nouveaux mécanismes nationaux ont été expérimentés par certains membres de l’OMC, quoiqu’ils soient moins formalisés et utilisés que les mécanismes américain et européen.

Pour sa part, l’Australie a adopté en 1999, et annoncé en grande pompe, un nouveau mécanisme de traitement des plaintes privées concernant la violation des accords de l’OMC, se voulant toutefois plus souple et moins formalisé que ses prédécesseurs américain et européen[90]. Le WTO Disputes Investigation and Enforcement Mechanism visait à permettre aux acteurs privés incapables de pénétrer les réseaux professionnels existants d’avoir un accès formel au gouvernement, pour signaler des violations des accords de l’OMC. L’Australie visait, par exemple, les petites compagnies et les exportateurs opérant dans des secteurs non traditionnels de l’économie australienne. Ce mécanisme non juridiquement contraignant s’ajoutait à la pratique informelle antérieure, mais il créait un processus plus formalisé de signalement des plaintes privées et encadrait davantage leur examen et leur réponse par le gouvernement. N’ayant jamais été utilisé par les acteurs privés, il a finalement été abandonné par le gouvernement australien, ce dernier préférant s’en tenir exclusivement à la pratique informelle antérieure[91].

La Chine a également mis en place un mécanisme national de traitement des plaintes privées concernant les obstacles au commerce rencontrés par les exportateurs chinois, au moyen d’un règlement provisoire adopté en 2002, s’inspirant beaucoup plus des mécanismes américain et européen que de l’expérience australienne[92]. L’expérience chinoise est venue confirmer l’intérêt renouvelé chez les membres de l’OMC pour ce type de mécanisme interne, le règlement chinois ayant mis en place un processus formel et transparent de traitement des plaintes privées concernant la violation des accords de l’OMC. Cela permet aux acteurs privés chinois de signaler aux autorités chinoises les obstacles au commerce auxquels ils se heurtent dans des marchés d’exportation, et celles-ci disposent de 60 jours pour examiner la plainte et décider si elle justifie l’ouverture d’une enquête formelle. Ce droit d’action privé n’est pas limité par la condition que le plaignant souffre d’un préjudice spécifique ou que les effets de l’obstacle au commerce soient localisés en Chine ou à l’extérieur. La publicité du processus est garantie par l’obligation pour les autorités chinoises de publier un avis lorsqu’elles acceptent ou refusent d’ouvrir une enquête, avis qui doit donner la possibilité aux parties intéressées et au public de faire connaître ses commentaires lorsqu’une enquête est ouverte. Par ailleurs, la tenue d’audiences publiques est envisagée au cours de l’enquête. Enfin, les conclusions de l’enquête quant à l’existence d’un obstacle au commerce doivent également faire l’objet d’un avis public. Autrement, le gouvernement chinois conserve toute la discrétion voulue quant à la décision d’ouvrir une enquête et aux conclusions à en tirer.

Le maillage du règlement provisoire chinois avec les accords de l’OMC et son système de règlement des différends n’est cependant pas clair, laissant penser qu’il a davantage subi l’influence du mécanisme américain que du mécanisme européen. D’une part, les obstacles au commerce envisagés ne sont pas seulement les violations des accords de l’OMC ou d’autres accords commerciaux internationaux, mais également les mesures étrangères « déraisonnables », ou encore celles qui causent des « dommages déraisonnables » aux intérêts commerciaux chinois, ce qui évoque l’unilatéralisme agressif tant décrié du mécanisme américain[93]. Par ailleurs, le règlement provisoire enjoint aux autorités chinoises de procéder d’abord à leur propre détermination de la licéité de la mesure étrangère visée au regard des accords de l’OMC, pour ensuite avoir la liberté de décider si elles contesteront formellement la mesure à l’OMC, entreprendront des consultations bilatérales ou « adopteront toute autre mesure appropriée[94] ». Si le règlement provisoire n’oblige pas les autorités chinoises à se contenter de leur détermination unilatérale d’incompatibilité, ou à imposer des contre-mesures économiques sans égard pour le système de règlement des différends de l’OMC, il semble pouvoir les autoriser à le faire, ce qui pourrait être problématique pour sa licéité au regard des accords de l’OMC.

Une nouvelle loi sur le commerce extérieur a cependant été adoptée en 2004 par la Chine, dans la foulée de laquelle le règlement provisoire a été remplacé par un règlement permanent en 2005[95]. Ces développements n’auraient pas modifié de manière significative le mécanisme chinois de traitement des plaintes privées, mais sa compatibilité avec les accords de l’OMC aurait été renforcée, conformément aux dispositions de la nouvelle loi, qui prévoit que les réclamations internationales et les contre-mesures économiques imposées par la Chine seront compatibles avec les accords de l’OMC[96]. Pour le moment, le nouveau mécanisme chinois a été utilisé une seule fois, dans une affaire impliquant des exportateurs chinois d’algues qui ont dénoncé des mesures appliquées par le Japon[97].

Autre indicateur de l’attrait de ces mécanismes nationaux de traitement des plaintes privées chez les membres de l’OMC, l’Association du barreau canadien, une ONG représentant les intérêts du milieu juridique canadien, a mis sur pied un comité national pour faire la promotion de la création au Canada d’un mécanisme national de traitement des plaintes privées concernant la violation des accords de l’OMC[98]. Cette initiative a cependant été sans suite et aucun mécanisme formel n’existe au Canada.

3.2.2 Le potentiel inexploré des mécanismes nationaux : la défense d’intérêts non commerciaux par les acteurs privés

L’intérêt renouvelé pour les mécanismes nationaux de traitement des plaintes privées s’attache avant tout à leur vocation première, qui consiste au signalement et à l’identification des violations des accords de l’OMC par les opérateurs économiques privés directement touchés. Le potentiel de ces mécanismes à cet égard est bien connu : ils peuvent permettre aux membres de l’OMC, et particulièrement aux pays en développement, de construire et d’améliorer leur capacité d’utiliser activement le système de règlement des différends[99]. Ainsi, ces mécanismes internes aideraient les membres de l’OMC à mieux saisis les opportunités commerciales qui leur sont ouvertes par les accords de l’OMC. C’est précisément dans cette perspective que s’inscrit la volonté de la Chine d’associer plus étroitement les acteurs privés chinois à l’utilisation du système de règlement des différends de l’OMC[100]. C’est également dans cette perspective que s’inscrivent les études recommandant aux pays en développement de mettre en place de tels mécanismes[101].

Or ces mécanismes nationaux pourraient receler un potentiel inexploré pour d’autres acteurs privés, ayant des intérêts indirects dans ces différends, autres que des intérêts économiques, comme ceux souhaitant faire la promotion de modes de consommation durable dans l’interprétation des accords de l’OMC. Les préoccupations de transparence, d’ouverture et de démocratie, assorties de véritables garanties juridiques processuelles, qui sous-tendent ces mécanismes, dans l’exercice de médiation des intérêts divergents par le membre de l’OMC, offrent un porte-voix aux possibilités insoupçonnées pour ces autres acteurs privés. L’un des principaux avantages de ces mécanismes nationaux est qu’ils peuvent permettre de briser le phénomène par lequel une certaine communauté d’intérêts peut se développer naturellement entre un organisme public et sa clientèle cible, alors que l’organisme public doit pouvoir situer sa mission dans la perspective plus large de l’intérêt général[102]. En l’occurrence, le risque est que seuls les intérêts des grandes branches de l’industrie nationale les mieux organisées soient entendus par le gouvernement du membre de l’OMC, au cours du processus menant à sa décision de contester ou non une mesure étrangère.

En investissant ces mécanismes nationaux, les acteurs privés non directement intéressés par les aspects commerciaux d’une plainte privée pourraient contribuer à élargir le débat au plan national et introduire d’autres perspectives, comme celle de la promotion des modes de consommation durable. La prise en considération de la consommation durable en amont du système de règlement des différends de l’OMC, au coeur de l’exercice de médiation des intérêts divergents par le gouvernement, pourrait se révéler plus efficace. En effet, la position du membre de l’OMC à ce stade n’est pas encore cristallisée et l’intervention des acteurs privés pourrait permettre une intégration plus fine et profonde du concept de consommation durable dans cette position. Puisque ces mécanismes sont publics, les arguments mis en avant par les acteurs privés faisant la promotion des modes de consommation durable pourraient permettre au membre de l’OMC visé par la plainte privée de mieux articuler sa défense, dans l’hypothèse où le membre dont le mécanisme national aurait été saisi devrait décider de contester la mesure à l’OMC. Ces arguments au soutien des modes de consommation durable débattus au plan national pourraient même, dans certaines circonstances, amener le gouvernement à renoncer à porter plainte à l’OMC, au vu du bien-fondé de la mesure visée et du soutien qu’elle reçoit dans les autres segments de la société que celui des opérateurs économiques qui en font directement les frais. Ils pourraient même contribuer à l’adoption de mesures semblables chez le membre à qui l’on demandait initialement de contester une telle mesure à l’OMC, en sensibilisant la population, l’industrie et le gouvernement à leur bien-fondé. Il s’agirait en définitive d’élargir et d’enrichir le débat au plan national sur la promotion des modes de consommation durable dans l’interprétation des accords de l’OMC, avant de vouloir transporter ce débat au plan international dans l’enceinte de l’OMC.

Les mécanismes nationaux existants offrent plusieurs ouvertures à différents stades du processus de médiation des intérêts divergents, où les acteurs privés pourraient intervenir pour défendre des intérêts non commerciaux dans l’interprétation des accords de l’OMC. Premièrement, les acteurs privés pourraient profiter des obligations de publicité du processus pour faire valoir leurs vues, d’abord au moment de l’examen de la demande d’ouverture d’une enquête formelle, puis au cours de l’enquête formelle sur l’opportunité de porter plainte à l’OMC et, enfin, durant l’enquête sur l’opportunité d’imposer des contre-mesures économiques. Deuxièmement, les acteurs privés pourraient voir leurs arguments être pris en considération dans l’avis motivé que doivent rendre les autorités gouvernementales sur l’ouverture d’une enquête, sur la conclusion d’une enquête ou sur l’imposition de contre-mesures économiques. Troisièmement, les acteurs privés pourraient profiter du contrôle judiciaire des actes de l’administration dans l’opération du mécanisme national — dans la mesure où celui-ci est soumis au contrôle des tribunaux nationaux — pour obtenir un réexamen de leurs arguments au soutien des modes de consommation durable[103]. Enfin, les acteurs privés étrangers ne devraient pas exclure d’emblée la possibilité d’investir le mécanisme national d’un membre de l’OMC, puisqu’à première vue rien ne semble les en empêcher.

En somme, il apparaît opportun que les acteurs privés investissent ces mécanismes nationaux pour défendre des intérêts non commerciaux dans l’interprétation des accords de l’OMC. Ne serait-ce que pour en tester toutes les potentialités, cela en vaut la peine. En plus d’influencer les débats sur ces questions au plan national, l’exploitation de cette ouverture processuelle par les acteurs privés pourrait également contribuer à dégager plus clairement les questions juridiques et à améliorer la profondeur des débats une fois qu’ils seront rendus dans l’enceinte de l’OMC, après avoir atteint la maturité juridique et politique voulue. De manière plus fondamentale, il semble également opportun que les membres de l’OMC — et particulièrement le Canada — ouvrent un chantier de réflexion sur la création éventuelle d’un tel mécanisme national de traitement des plaintes privées concernant la violation des accords de l’OMC.