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Une des tâches quotidiennes du juriste consiste à donner un nom aux choses[1] en fonction des règles juridiques applicables. Cette opération permettant au droit d’atteindre son but est la qualification. La qualification juridique a été définie comme « tout dégagement constructif et sélectif par l’autorité […] des qualités d’un fait ou d’une chose, afin de mettre en relief les motifs positifs ou négatifs qui peuvent conduire […] à gouverner son existence[2] ». Ce « dégagement » se traduit par l’attribution d’un nom parmi tant d’autres. Qualifier, c’est « dire lequel parmi plusieurs[3] », c’est « confronter le fait à l’ordre juridique[4] ». En droit, cette chose à nommer peut être un objet matériel, un fait juridique ou un acte juridique[5].

La question présente un intérêt certain en matière contractuelle. En effet, la tâche première du juriste devant un contrat consiste à lui donner un nom, à l’inclure dans une catégorie. Toutefois, la qualification ne concerne pas que le classement. Elle a également pour objet de « définir » un cas particulier en vue d’y appliquer un régime juridique[6]. Voilà pourquoi certains ont dit que la qualification part du fait pour y revenir dans le but de le réglementer[7]. A ainsi été définie la qualification contractuelle « comme le procédé intellectuel consistant à rattacher un cas concret à un concept juridique abstrait reconnu par une autorité normative afin de lui appliquer [un] régime[8] ». Nous pourrions aussi ajouter : dans le but de circonscrire le contenu obligationnel du contrat[9]. La finalité de la qualification contractuelle est donc de donner effet aux règles juridiques, préoccupation primordiale des juristes et des praticiens.

En droit civil, la qualification du contrat est capitale en raison des dispositions législatives impératives ou supplétives régissant les différents types de contrats nommés dans le Code civil du Québec[10]. Si un contrat est un prêt, il sera possible d’en attaquer les termes pour cause de lésion. Devant un contrat de service, une partie pourra procéder à la résiliation en tout temps, même avant terme. Au contraire, s’il fallait conclure qu’une entente ne satisfait pas les conditions d’existence des contrats prévus dans le Code civil, la qualification innommée serait choisie. Le régime juridique applicable aux parties est donc radicalement différent selon le choix d’une qualification ou d’une autre[11].

La qualification du contrat entraîne également des conséquences importantes en dehors du strict régime législatif lui étant applicable[12]. D’abord, les tribunaux élaborent différentes règles jurisprudentielles applicables à un type de contrat donné. Par exemple, s’est développé un corps de règles applicables au contrat de franchise, lui-même innommé. Par ailleurs, la qualification est également susceptible d’avoir un impact sur la détermination du tribunal compétent (par exemple, le bail de logement) ou même la validité du contrat (par exemple, le contrat de pari non expressément autorisé). Toute qualification a un donc un effet incontestable sur la vie et la mort du contrat.

Étonnamment, la question de la qualification des contrats passe souvent inaperçue en droit québécois. La jurisprudence, tout en reconnaissant l’importance de l’opération, n’en décrit pas les tenants et aboutissants. Pour les tribunaux, la qualification est d’abord une question pratique. Les auteurs québécois consacrent quelques paragraphes à la qualification, tout au plus, ou y font référence au détour d’une phrase[13]. Le plus souvent, ils font uniquement la distinction entre le contrat nommé et le contrat innommé[14]. Il y a donc eu peu d’interrogations sur la qualification contractuelle au Québec[15]. Il relève par conséquent de l’exception que des auteurs fassent de la qualification contractuelle un sujet théorique distinct[16]. Trois raisons principales expliquent ce faible intérêt. Les deux premières sont purement théoriques, alors que la troisième est d’ordre pratique.

D’abord, la qualification est une matière à mi-chemin entre la théorie pure et le droit « concret »[17]. Certains ont l’impression que, la qualification étant une affaire d’espèce, il serait trop astreignant d’en faire une description complète. Il y aurait en effet autant de qualifications possibles que de contrats, ce qui rendrait pratiquement inutile toute conceptualisation du processus. Or, ce serait sans compter la tendance infaillible des juristes et des juges à la catégorisation des contrats. Ainsi s’est développé un corps de règles jurisprudentielles autour des concepts connus de vente, de prêt, de franchise, de consignation, etc. Cette seule tendance naturelle à la classification justifie, sur le plan théorique, qu’un processus de qualification soit décrit.

Ensuite, la liberté contractuelle étant la règle, il est aisé de comprendre les raisons pour lesquelles les problèmes de qualification ont peu retenu l’attention depuis la promulgation du Code civil[18]. En effet, les parties étant libres de conclure toute convention, il apparaît inutile de s’arrêter aux différentes catégories de contrats. C’est sans compter la propension du législateur à édicter des règles d’ordre public et supplétives qui s’appliqueront à certains contrats nommés en particulier. L’existence et la multiplication de telles règles relatives aux contrats nommés font en sorte que la qualification prend toute son importance.

Enfin, sur un plan plus pratique, les questions liées à la qualification sont souvent minimisées en raison du fait que les contrats les plus fréquents ne posent pas problème. En effet, il se conclut chaque minute un nombre incalculable de transactions simples qui n’appellent aucun commentaire. Toutefois, dès que l’opération envisagée présente un minimum de complexité, il en ira de même de la qualification[19]. Parfois, même les contrats les plus simples peuvent se révéler difficiles à qualifier[20]. Or, les juristes québécois font face à des documents contractuels de plus en plus sophistiqués, résultat de transactions complexes impliquant des capitaux toujours plus importants. Lorsque le législateur a édicté le premier Code civil du Bas Canada, il était loin de se soucier de la franchise, de la consignation, de la subordination, de la coentreprise (joint venture) et autres créations contractuelles répondant à des besoins particuliers. Il est ainsi aisé de constater que les dispositions législatives du Code civil, pour l’essentiel, ne tiennent pas compte de toute la complexité des transactions commerciales contemporaines[21].

Notre étude du processus de qualification des contrats débutera par la discussion des principes servant à sa réalisation. Les bases du processus, préalables à toute solution, retiendront donc notre attention dans le présent texte[22]. Nous verrons qu’un cadre méthodologique (1) bien circonscrit amènera l’interprète à rejeter, autant que possible, toute forme d’arbitraire en matière de qualification et à adopter une méthode basée sur l’analyse des obligations centrales incluses dans chaque contrat.

Faut-il toutefois considérer que le processus de qualification est totalement extérieur aux parties ? La possibilité de qualifier le contrat est-il l’apanage du tribunal ou les contractants peuvent-ils avoir une influence quelconque ? L’étude des bases théoriques de la qualification contractuelle nous amènera également à nous questionner sur l’importance de la volonté des parties dans le processus (2). Compte tenu du principe de la liberté contractuelle, certains pourraient penser qu’il revient aux parties de choisir la nature de leur contrat. La réalité n’est pas aussi simple et les tribunaux se donnent le pouvoir de requalifier les conventions, que ce soit en raison de la nature même de celles-ci ou de l’ordre public.

1 L’établissement d’un cadre méthodologique

La manière de qualifier un contrat ayant peu attiré l’attention en droit québécois, il est, par conséquent, essentiel d’en décrire les tenants et aboutissants. Les assises méthodologiques d’un procédé rendront celui-ci plus crédible et susceptible d’être appliqué au plus grand nombre de cas possible.

L’attribution d’un titre à tout contrat, qu’il s’agisse d’un contrat nommé ou innommé, passe par un procédé de qualification dont les contours sont plus ou moins bien définis. Une analyse rigoureuse du contrat a pour objet d’établir sa nature avec un minimum de certitude. Il est toutefois permis de se demander s’il existe une telle chose qu’une qualification « certaine ». En raison de la texture ouverte du langage, un auteur a suggéré qu’il n’existe pas de vérité absolue en matière de qualification[23]. En effet, comme en matière d’interprétation, le risque n’est-il pas de trouver autant de résultats que d’analystes ? Ainsi, pour certains, le contrat de distribution est un contrat innommé[24], alors que pour d’autres c’est un contrat mixte de mandat et de louage de services[25]. Le contrat de courtage immobilier peut être un mandat, un contrat de service ou un contrat innommé[26]. Il devient alors difficile de parler d’une « vérité[27] » de la qualification qui ferait qu’il serait tout à fait possible de parvenir à un résultat certain.

Il ne faudrait toutefois pas croire pour autant que le résultat de la qualification est laissé au hasard et à la pure discrétion de l’analyste. Il existe « une vérité relative qui s’apprécie par rapport à la cohérence de l’ensemble[28] ». Ainsi, le contrat de transport ne saurait être pris pour le cautionnement. Trop peu d’éléments communs relient les deux notions. Cependant, nous pouvons comprendre que, en matière de contrat de stationnement automobile, un juge y voit tantôt un dépôt, tantôt une location. En effet, les deux types de contrats prévoient la jouissance d’un bien (l’espace laissé), alors que le dépôt se distingue par l’obligation de conservation et de remise d’un autre bien (l’automobile)[29]. Il s’agit, par conséquent, de reconnaître qu’il existe une vérité « relative » à la qualification, qu’il y a un « bassin » de choix possibles pouvant servir de base à la qualification. Il s’en suit, en matière judiciaire, que, en cas d’erreur d’un juge de première instance, il ne conviendrait pas de parler d’une qualification « inexacte », mais plutôt d’un choix « déraisonnable », compte tenu du contrat à l’étude.

C’est donc en reconnaissant la souplesse de la notion de qualification que nous pourrons entreprendre l’étude du procédé proprement dit. À cet égard, il importe d’abord de constater que la qualification doit être le résultat d’un raisonnement intellectuel spécifique, à l’exclusion de domaines juridiques connexes (1.1). Puis, théoriquement consolidé, le procédé de qualification pourra être décrit en fonction du geste central relativement à celui-ci, soit l’analyse des obligations (1.2).

1.1 Un processus intellectuel spécifique

La qualification contractuelle est trop souvent évacuée par les tribunaux québécois qui n’ont pas élaboré de règles précises pour déterminer la nature du contrat. Ceux-ci semblent procéder le plus souvent par rapprochements instinctifs. Même s’il convient d’admettre que cette méthode « par tâtonnements » permet de régler les cas relativement simples, force est de reconnaître que ce n’est pas là un procédé systématique favorisant la prévisibilité du droit. Puisque les juristes tentent, autant que possible, d’ériger le droit en « système » afin d’en favoriser la prévisibilité, il convient d’esquisser une méthode de qualification complète qui se dissocie de certains domaines juridiques connexes[30].

Il faut en effet constater que la qualification doit être au départ distinguée de notions proches : la classification et l’interprétation. La classification a pour objet de regrouper les contrats de façon cohérente dans le but de leur appliquer des principes communs[31]. Ainsi, tous les contrats sont classifiés selon leurs éléments caractéristiques et les règles qui leur sont applicables. Se forment alors des groupes « rationnellement déterminés[32] ». La classification permet de systématiser les contrats en raison de leur similitude et de créer des catégories, alors que la qualification cherche à mettre à l’avant-plan les éléments nécessaires pour rattacher un contrat à une de ses catégories pré-existantes[33].

De son côté, l’interprétation doit également être distinguée de la qualification, bien qu’elle y soit étroitement liée. Les deux notions se rapprochent en ce qu’elles mettent à l’avant-plan la nature du contrat[34]. Toutefois, les deux concepts remplissent des fonctions différentes[35]. L’interprétation est d’abord factuelle et utilise certaines normes juridiques en vue de comprendre la portée des dispositions incluses dans le contrat. La qualification, de son côté, se sert de données factuelles en vue d’appliquer certaines règles juridiques[36].

Il faut donc prendre acte du fait que la qualification est un concept distinct d’autres notions auxquelles elle est souvent associée et qu’un cadre théorique autonome apparaît souhaitable. Ce constat étant fait, reste aussi à établir le besoin d’une opération détaillée de qualification, ce qui exclut du fait même une manière de qualifier qui en appelle uniquement à l’intuition du juriste. Cette méthode délaisse une façon de faire purement instinctive (1.1.1) pour respecter un syllogisme plus précis (1.1.2).

1.1.1 Le rejet d’une méthode purement intuitive

Devant le contrat à qualifier, le juge ou l’interprète fait instinctivement appel aux notions connues. Il qualifie par essais et erreurs en tentant de se rapprocher des modèles connus[37]. Pourquoi débattre longuement de la qualification lorsque le contrat étudié fait penser tout naturellement à un crédit-bail déjà lu ? Pourquoi se prononcer à nouveau sur la nature juridique de la franchise alors que la jurisprudence l’a déjà qualifiée d’innommée ?

La faiblesse de cette approche semble évidente. En effet, il apparaît dangereux de qualifier un contrat à partir d’une première impression. Le juriste risque alors de subir l’influence de certains éléments qui peuvent trahir l’intention réelle des parties. Ainsi, il ne faudrait pas conclure à l’existence d’un crédit-bail à la lecture du titre du contrat ou d’une seule clause. La jurisprudence regorge d’exemples qui démontrent l’impossibilité de tenir compte uniquement d’une partie d’un contrat pour le qualifier[38]. L’analyse doit plutôt être faite à partir de l’étude attentive de toutes les obligations incluses dans le contrat.

Par ailleurs, nous devons reconnaître qu’en pratique il arrive qu’une solution soit arrêtée d’avance[39] : « Il est incontestable que les juges s’accordent également le pouvoir de déformer la technique des qualifications en inversant l’ordre logique des facteurs. Lorsque l’équité ou les circonstances particulières de l’affaire leur semblent justifier une solution précise, la qualification choisie est celle qui permet d’obtenir le résultat souhaité[40]. » Poussée à l’extrême, cette pratique réduirait à néant la prévisibilité du droit en matière de qualification. Il convient en fait de s’interroger sur la sagesse de faire intervenir l’équité dans un processus qualificatif.

Il est clair, depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code civil, que l’équité occupe une grande place dans la détermination du contenu du contrat, comme le reconnaît expressément l’article 1434. Cela implique-t-il nécessairement que cette notion ait sa place dans le choix de la nature du contrat ? Bien qu’une définition de l’équité soit difficile à établir, il est généralement admis que l’équité a pour objet de corriger un déséquilibre contractuel qui existe en fonction de la situation personnelle des parties[41]. Le juge utilise ainsi l’équité pour combler une lacune contractuelle en faveur d’une partie, fondant par exemple l’obligation de renseignement du contractant[42]. Dans ce cas, un déséquilibre est créé par le fait qu’une information cruciale en vue du consentement est connue par une seule des parties.

Or, il paraît difficile de voir comment pourrait se matérialiser un tel déséquilibre dans la situation des parties au stade de la qualification du contrat. Il est vrai que, pour décider de la nature du contrat, le juge devra considérer toutes les obligations incluses, y compris celles qui sont déterminées par l’équité (art. 1434 C.c.Q.). Toutefois, nous croyons que cela n’a rien à voir avec le processus de qualification proprement dit, qui cherche à rapprocher les obligations découvertes des modèles connus ou inconnus. Serait-il possible de dire, au moment de qualifier, qu’il faut favoriser le contrat de travail plutôt que le contrat de service, puisque le premier accorde davantage de protection au travailleur, partie habituellement défavorisée ? Cela dénaturerait clairement la définition des contrats visés. Le juge désireux de faire intervenir l’équité devrait, selon nous, se reporter à l’article 1434 C.c.Q. afin d’influer sur le contenu obligationnel du contrat et non sur le procédé de qualification lui-même[43].

La description d’un processus technique permet justement d’écarter une qualification basée sur un résultat décidé à l’avance. Cela permet également de formaliser un processus appliqué par tous les juristes : le raisonnement déductif. G. Kalinowski écrivait ceci : « Le juriste raisonne déductivement comme il respire. Il le fait dans la majorité des cas à son insu selon toute vraisemblance[44]. »

1.1.2 Le syllogisme

Tout raisonnement juridique implique habituellement un syllogisme, lequel écarte l’arbitraire et limite la liberté de l’interprète[45]. Le syllogisme lié à la qualification se décrit ainsi : « La majeure désigne la norme juridique dont l’application est envisagée, la mineure rapporte la situation litigieuse soumise à la qualification, tandis que la conclusion détermine la catégorie adéquate ainsi que les conséquences juridiques qui s’y attachent[46]. » Par exemple, la loi prévoit certaines conditions essentielles pour qu’une vente existe : prix et transfert de propriété (majeure). L’analyste s’interrogera sur la présence de ces éléments dans le contrat à l’étude (mineure) pour conclure que celui-ci constitue véritablement une vente afin d’y appliquer les règles pertinentes. Il arrive que les juges confondent la majeure et la mineure[47]. Ainsi, le fait de procéder instinctivement accroît le risque d’associer automatiquement la vente au contrat à l’étude.

Certains auteurs ont suggéré la description du processus de façon différente, basée sur la « présupposition[48] » qui met en cause trois éléments : le fait au sens large qui constitue l’objet à qualifier ; et la norme juridique avec ses deux composantes traditionnelles, c’est-à-dire les conditions d’application (la « présupposition » tirée de la norme juridique qui doit être appliquée aux faits) et les effets juridiques (la sanction)[49].

Quelle que soit l’opération intellectuelle adoptée, celle-ci devrait apparaître objective et même presque mécanique[50]. Il serait toutefois illusoire de penser que le juge n’a pas d’influence sur le processus, au contraire. Le tribunal pourrait être tenté de modifier une qualification initialement prévisible en vue d’en arriver à un résultat voulu. Il s’agit alors d’interpréter les éléments devant mener à une qualification quelconque[51]. Prenons l’exemple d’une clause de non-concurrence. Si celle-ci est incluse dans un contrat de travail, elle ne pourra être invoquée par l’employeur en cas de résiliation sans motif (art. 2095 C.c.Q.). Par contre, en présence d’un contrat de service, une telle impossibilité sera écartée[52]. La principale caractéristique différenciant les deux contrats est le lien de subordination lequel, s’il est présent, milite en faveur du contrat de travail[53]. Le juge pourrait être tenté d’interpréter largement ou restrictivement cette notion en vue d’appliquer ou non l’interdiction d’invoquer la clause de non-concurrence. Tout comme la qualification instinctive, cette façon de faire est à proscrire puisque, menée à l’extrême, elle pourrait « conduire à une dénaturation dangereuse des concepts[54] ». Comment comprendre la notion de lien de subordination si le juge choisit de s’écarter des idées connues dans le seul but d’influer sur la qualification ?

Même s’il faut tenir compte de l’influence subjective que le juge est susceptible d’avoir sur la qualification, reste que celle-ci devrait autant que possible être vue comme un processus simple où le tribunal recherche le but de la convention ou la prestation centrale relativement à l’entente[55]. La qualification suppose toutefois une opération dualiste. Dans un premier temps, il faut déterminer les éléments caractéristiques des catégories légales connues pour être en mesure, dans un second temps, de relever dans un contrat particulier les éléments de fait qui correspondent au droit[56].

En principe, la première opération (la mise en évidence des caractéristiques des catégories légales) impliquerait qu’une situation factuelle soit confrontée à toutes les normes possibles en vue de déterminer celle qui serait applicable. Théoriquement, devant un contrat précis, il conviendrait de se demander si c’est là un contrat de vente, de louage, de transport, de prêt, etc. Le lecteur comprendra que cette façon de faire n’est pas utilisée en pratique, particulièrement en droit des contrats où se retrouvent de nombreuses formes. Devant un contrat donné, l’interprète ne procédera pas à sa disqualification quant à l’ensemble des contrats nommés du Code civil et des contrats innommés reconnus par la doctrine et la jurisprudence. Il devra plutôt présélectionner, dans l’ensemble des divers types de contrats connus, ceux qui paraissent « avoir vocation à s’appliquer en l’espèce[57] ». Peut-être est-ce d’ailleurs à cette seule étape que l’« instinct » de l’interprète devrait être mis à contribution[58]. Son expérience et ses connaissances devraient lui permettre de créer un bassin de possibilités raisonnables dans le contexte de la « présélection ». Pour la suite, il semble logique de privilégier une théorie de la qualification qui relève davantage de la mécanique que de la pure subjectivité.

La qualification contractuelle devrait donc idéalement s’articuler autour d’un cadre intellectuel précis et spécifique. Une mécanique basée sur le syllogisme permettra d’atteindre ce but. Au centre de cette mécanique se trouve l’étude du contenu obligationnel du contrat.

1.2 Un procédé basé sur l’analyse des obligations

Le juriste voulant qualifier le contrat le plus objectivement possible cherchera un mode d’emploi, une manière de procéder afin de mettre en évidence la nature juridique de celui-ci. Avant de se lancer, encore faut-il s’assurer que cette marche à suivre est pertinente suivant le cas[59]. Ainsi, le processus n’a pas à être amorcé s’il se révèle inutile[60]. Si les conséquences d’une qualification ou d’une autre s’avèrent identiques, le tribunal n’a pas à donner un nom au contrat. Les tribunaux québécois l’ont souvent reconnu[61]. Voilà pourquoi l’harmonisation des régimes juridiques des contrats spéciaux est susceptible d’amenuiser le rôle de la qualification[62]. En effet, plus les règles appliquées aux différents contrats sont semblables, moins la qualification est importante.

Une fois ces divers éléments préliminaires épuisés, l’interprète peut procéder à la qualification proprement dite. Il lui faut d’abord délimiter ce qu’il tente de qualifier. Le contrat à l’étude devra donc être analysé et décortiqué. Celui-ci étant essentiellement un réseau plus ou moins complexe d’obligations, il est logique que l’analyse porte sur celles-ci. Comme nous l’avons déjà dit, la nature d’un contrat est découverte en comparant deux structures d’obligations : la structure concrète, soit le contrat à l’étude, avec une ou plusieurs structures abstraites, c’est-à-dire les catégories reconnues de contrats.

Cependant, que chercher dans ces structures afin de procéder à la qualification ? Traditionnellement, la qualification se fait avant tout en considération des éléments objectifs du contrat : de sa matière, de son objet prédominant, de ses éléments caractéristiques, de sa cause catégorique[63]. Il importe ainsi de se concentrer sur le contenu du contrat et de mettre de côté, en principe, les circonstances extérieures ou extrinsèques à celui-ci[64]. Par exemple, ce n’est pas parce que les parties ont, par le passé, signé des contrats de travail successifs qu’une nouvelle entente ne pourrait pas être un contrat d’entreprise, le lien de subordination devant être apprécié de nouveau. En fait, il faudrait, comme en matière d’interprétation contractuelle, privilégier les éléments intrinsèques du contrat. En conséquence, pour effectuer la qualification, le juriste devrait apprécier la situation telle qu’elle existait au moment de la formation[65] du contrat puisque c’est à ce moment-là que la nature du contrat s’est cristallisée. Selon la jurisprudence québécoise, la nature du contrat doit s’apprécier à la date de formation de celui-ci[66].

Par contre, bien que le contrat lui-même doive être le point de mire de la qualification, la jurisprudence a admis que certains faits menant à sa conclusion pouvaient être considérés. Ainsi, la Cour d’appel a déterminé que les versions préliminaires d’un contrat permettaient d’écarter le choix du bail emphytéotique comme qualification au motif que le terme « emphytéotique » a été retiré de la version définitive du texte[67]. Il semblerait donc que certains aspects qui ne sont pas à proprement parler intrinsèques pourraient être considérés parmi d’autres.

L’analyse du texte contractuel, lorsqu’il existe, ainsi que des obligations qu’il contient doit tout de même être centrale relativement à la qualification. À cet égard, il existe une tendance bien naturelle du juriste à se pencher sur l’objet ou la cause du contrat pour le qualifier. Or, comme nous le verrons maintenant, ce réflexe ne mène pas à des résultats nécessairement probants (1.2.1). La qualification aura plutôt lieu par la mise en évidence des obligations fondamentales de chaque contrat (1.2.2).

1.2.1 Le rejet de la cause et de l’objet du contrat comme éléments exclusifs d’analyse

La recherche de la nature d’un contrat, de son essence, mène instinctivement aux notions d’objet et de cause, lesquelles révèlent habituellement les motivations véritables des parties. Au moment de qualifier le contrat, n’est-il pas naturel de s’interroger sur le but recherché par les parties ? Celles-ci ont-elles voulu conclure une vente ou un bail, une donation ou un prêt ? La préoccupation qui consiste à préciser l’objectif contractuel se traduit par les notions de cause et d’objet qui font partie des conditions de validité du contrat[68].

Tout contrat doit en effet avoir un objet licite pour être susceptible d’exécution (art. 1413 C.c.Q.). L’objet du contrat est défini à l’article 1412 du Code civil du Québec comme « l’opération juridique envisagée par les parties au moment de sa conclusion, telle qu’elle ressort de l’ensemble des droits et obligations que le contrat fait naître ». Ainsi, l’objet du contrat est une notion globalisante qui incite l’interprète à se faire une idée de l’économie générale du contrat conclu[69].

Quelques exemples classiques mèneront à la conclusion que l’objet du contrat ne peut être un critère unique de qualification. La jurisprudence a en effet relevé diverses conventions dont l’objet allait à l’encontre de l’ordre public. Il en est ainsi notamment du pacte sur succession future lorsqu’une partie signe un acte sous seing privé autorisant le transfert de son argent au nom de son exécuteur testamentaire[70]. L’opération envisagée par les parties allait contre la loi, soit faire une stipulation sur une succession non ouverte[71]. Il en va de même de la cession de créances fictives, laquelle a un objet prohibé par les lois fiscales et corporatives, soit la vente de fausses créances[72]. Les exemples sont nombreux[73]. À la vue de ces illustrations, ne serait-il pas logique de conclure que la détermination de l’objet du contrat mène à sa qualification ? En y regardant de plus près, nous devons toutefois admettre que la détermination de l’objet ignore en soi un processus de qualification quelconque. L’utilité première du concept d’objet est de reconnaître ou non la licéité d’une convention. Or, pour qu’il y ait nullité, cet objet devra être rapproché de l’acte interdit. L’acte sous seing privé du testateur doit alors être vu tel un pacte sur une succession future et la cession de créances fictives doit être considérée comme fautive au sens des lois fiscales et corporatives. Ce sont là des qualifications en soi, du résultat d’une démarche. Par conséquent, tout processus de qualification du contrat culmine sur la détermination de son objet. Ainsi, la mise en évidence de l’objet du contrat présuppose une marche à suivre qui reste à déterminer, tout comme pour le processus de qualification.

Au surplus, la détermination de l’objet oblige l’interprète à voir le contrat sous un angle trop globalisant. Selon certains, il faut, pour mettre en évidence l’objet du contrat, chercher à reconnaître une seule opération juridique envisagée[74]. Cette vision, pour autant qu’elle soit acceptée, s’adapte mal à la réalité des contrats mixtes et innommés, souvent complexes. Voilà pourquoi certains ont dit de l’objet du contrat qu’il s’agissait d’un concept trop flou pour être un guide précis dans le cas de la qualification des contrats[75].

D’un autre côté, il serait facile de penser que les raisons qui ont poussé les parties à contracter, lesquelles représentent la cause du contrat (1410 C.c.Q.), feraient ressortir la nature juridique d’une transaction[76]. La cause du contrat s’attache à l’intention subjective des parties au moment de la conclusion de l’entente[77]. Pour quels motifs une partie s’est-elle véritablement engagée ? L’utilité de la notion de cause du contrat résidera dans sa licéité. La cause contraire à l’ordre public permet d’annuler des actes en apparence valides. Ainsi, selon un exemple classique, les parties ayant en tête l’exploitation d’une maison de prostitution concluent un contrat de louage d’un piano qui sera annulable en raison de la cause subjective ayant amené les parties à contracter[78]. Tout comme le contrat pour la préparation de plans et devis, par lui-même parfaitement valide, peut être annulé parce que le professionnel retenu ne respecte pas les exigences de la législation applicable aux architectes[79].

Chacun le comprendra, la cause du contrat ne saurait être le critère central devant mener à la qualification d’un contrat[80]. Comme nous le verrons plus bas, l’intention subjective des parties au moment de la conclusion n’est pas déterminante dans le processus de qualification qu’amorcera le juge[81]. D’ailleurs, puisque les tribunaux ont la prérogative et parfois l’obligation de requalifier les contrats erronément nommés par les parties, il est difficile de concevoir que leur intention inavouée aura une incidence sur la catégorisation. De plus, il est bien établi en droit québécois que la seule intention subjective n’est pas un critère automatique pour interpréter le contenu de la convention. C’est plutôt à l’intention commune des parties que le juge aura recours en cas d’ambiguïté dans le texte[82]. La stabilité contractuelle exige un équilibre délicat entre ce que les parties ont voulu et ce qu’elles ont exprimé au moment de la conclusion du contrat. À cet égard, la cause du contrat pourrait difficilement être considérée comme facteur unique dans le contexte de la qualification.

Il ne faudrait toutefois pas conclure pour autant que l’objet et la cause du contrat ne seront jamais évoqués en matière de qualification. L’objet, peu révélateur dans le cas des contrats complexes, pourra être plus parlant dans le cas des contrats simples, outre qu’il pourra révéler certaines caractéristiques du contrat. La cause du contrat, élément purement subjectif, sera parfois le seul élément permettant de distinguer différents contrats nommés[83]. Ces notions ayant par contre leurs limites, la qualification devra utiliser un critère plus analytique que globalisant, plus objectif que subjectif.

Selon certains, l’étude de l’objet du contrat doit de toute façon mener à la mise en évidence de la prestation caractéristique du contrat[84]. La détermination de l’objet ou de la cause doit en effet prendre en considération les obligations les plus importantes contenues dans le contrat. Comment le tribunal pourrait-il autrement préciser l’opération envisagée ou la raison subjective de l’engagement ? Avec la détermination des obligations essentielles du contrat, l’interprète se rapproche d’un critère analytique plus objectif et plus révélateur.

1.2.2 L’obligation fondamentale ou la prestation caractéristique

Il est communément admis que le contrat est un système d’obligations complexe et organisé[85] ou encore un ensemble d’obligations interdépendantes, ne prenant sens que les unes par rapport aux autres[86]. Il s’ensuit que, dans tout système d’obligations, certaines doivent être plus importantes que d’autres, qu’il existe une hiérarchie des obligations dans chaque contrat. La qualification devra logiquement se faire à partir d’une appréciation de cette hiérarchie. En effet, seules certaines obligations liées entre elles permettront de conclure à une qualification quelconque. Par exemple, un contrat de service devient un contrat de travail lorsque les obligations y étant contenues montrent un degré de contrôle suffisant sur les actes du débiteur, ou encore un mandat lorsque les obligations incluent un pouvoir de représentation. Ainsi, chaque contrat a une structure propre qui le détermine[87].

Cette structure sera cruciale aux fins de qualification. En effet, énumérer simplement les obligations qui composent un contrat ne permet pas d’en découvrir la nature[88]. C’est par la relativisation de l’importance de chacune des obligations que la nature du contrat se révèle. La clause de non-concurrence est-elle essentielle à la franchise ? Sûrement pas autant que l’octroi d’un droit à l’usage d’une marque de commerce ou d’un savoir-faire spécifique. De la même façon, le contrat de travail ne saurait recevoir cette qualification à partir de l’inclusion ou non d’une clause de non-concurrence. Il importe donc de considérer la structure du contrat pour déterminer l’obligation ou les obligations essentielles y étant contenues et les distinguer des obligations accessoires[89]. Il est également possible de parler de l’obligation fondamentale du contrat[90] ou de la prestation caractéristique[91]. Il s’agit, pour nous, de notions similaires, la doctrine et la jurisprudence québécoise n’ayant pas pour l’instant exprimé de consensus sur l’appellation à employer en droit québécois[92]. En effet, les jugements des tribunaux reflètent bien le fait que le processus qualificatif a peu retenu l’attention, le critère utilisé étant variable d’une décision à l’autre, lorsque le juge prend la peine de l’énoncer.

Ont notamment été utilisées aux fins de qualification les notions suivantes : l’essence et la portée du contrat[93], l’objet du contrat[94], le principal attribut[95], l’objet principal[96], l’obligation principale[97], le trait caractéristique[98], la caractéristique propre[99], la caractéristique essentielle[100], la caractéristique fondamentale[101], l’élément essentiel[102], le caractère essentiel[103], l’élément caractéristique et prédominant[104], la véritable considération[105], la finalité principale[106] et l’aspect dominant[107]. Ces concepts, à l’exception de l’objet du contrat, n’ont toutefois aucun sens technique clairement défini par le Code civil ou la jurisprudence. Cet état de fait nous oblige à tenter de réunir ces différents concepts autrement, notamment en utilisant les notions d’obligation fondamentale ou de prestation caractéristique, lesquelles permettront d’atteindre le but visé. Nous devons cependant constater que la loi et la jurisprudence sont peu bavardes sur ces concepts en matière de qualification. Il faut donc chercher dans un domaine connexe.

Historiquement, la notion de prestation caractéristique a surtout été utilisée en droit international privé. Au moment de déterminer la loi applicable à un contrat en cas de défaut des parties d’en désigner une, le lieu de résidence de la personne qui doit fournir la prestation caractéristique du contrat permettra de trancher[108]. Popularisé par la Convention internationale de Rome sur les obligations contractuelles[109] et par la loi suisse[110], le concept a été repris dans le Code civil du Québec à son article 3113. Le ministre de la Justice, dans ses commentaires sur cette disposition, confirme l’importance de la notion en matière de qualification tout en offrant une définition : « la prestation caractéristique est l’obligation qui caractérise le mieux l’ensemble des différentes opérations que suppose un acte juridique ; c’est l’obligation qui permet de qualifier le contrat dont il est question[111] ». Cette définition a l’avantage de faire un lien clair entre les notions de prestation caractéristique et d’obligation fondamentale. Le ministre reprend divers exemples cités par la loi suisse de ce que devrait être la prestation caractéristique :

  1. la prestation de l’aliénateur, dans les contrats d’aliénation ;

  2. la prestation de la partie qui confère l’usage, dans les contrats portant sur l’usage d’une chose ou d’un droit ;

  3. la prestation de service dans le mandat, le contrat d’entreprise et d’autres contrats de prestation de service ;

  4. la prestation du dépositaire, dans le contrat de dépôt ;

  5. la prestation du garant ou de la caution, dans les contrats de garantie ou de cautionnement.

Bien que ce barème permette d’établir la prestation caractéristique dans plusieurs contrats relativement simples, le lecteur reconnaîtra d’emblée que la détermination d’une telle prestation dans les contrats plus complexes, pensons par exemple à la franchise ou à la licence, présentera davantage de difficultés[112]. Force nous est toutefois de constater que les règles du droit international privé permettent à tout le moins de circonscrire la notion avec un minimum de clarté, ce que la communauté juridique tarde à faire en droit strictement interne.

En effet, l’étude en droit interne de l’obligation fondamentale menant à la prestation caractéristique est relativement nouvelle. Chez certains auteurs, la notion a été assimilée à la cause[113]. Selon d’autres, l’obligation fondamentale est identifiée à la prestation caractéristique qui se réduit généralement à l’objet ou à la cause du contrat[114]. Or, comme nous l’avons déjà vu, les notions d’objet et de cause ont leurs limites et l’utilisation d’un critère plus révélateur apparaît nécessaire. Des auteurs ont souligné divers autres aspects. L’obligation fondamentale serait celle sans laquelle les parties n’auraient jamais donné leur consentement[115] ou sans laquelle le contrat n’a aucune raison d’être[116]. Sous un angle plus subjectif, il serait possible de rechercher la finalité de l’intervention du créancier[117]. Il apparaît toutefois impossible d’adopter une définition plus précise de l’obligation fondamentale, les parties étant libres de s’obliger à n’importe quelle obligation pour autant qu’elle soit susceptible de sanction[118]. À défaut d’une définition faisant clairement l’unanimité, des auteurs ont retenu deux aspects de l’obligation fondamentale (laquelle sera assimilée à la prestation caractéristique) qui permettront de faciliter la recherche.

D’abord, un auteur a écrit que l’élément qui caractérise l’obligation fondamentale est que la convention peut en restreindre, un peu, l’étendue, mais non la priver de tout contenu[119]. Il existe effectivement de ces obligations tellement importantes qu’elles ne sauraient être privées de tout effet sans dénaturer l’opération envisagée. Ainsi, la clause privant l’associé de tout bénéfice dans la société peut être annulée, puisqu’elle va à l’encontre de la nature même du contrat[120]. La détermination de ces clauses essentielles guidera le juriste dans la qualification de contrats ultérieurs.

Ensuite, des auteurs s’entendent pour affirmer que l’obligation monétaire n’est généralement pas prise en considération dans la détermination de l’obligation fondamentale[121]. Certains disent de cette obligation qu’elle n’est pas significative par sa nature, que la majorité des contrats la comprennent[122]. En effet, l’obligation de payer une somme d’argent ne permet pas de différencier le contrat de vente du contrat de louage ou de service. Il peut cependant arriver que l’obligation de payer ou l’existence même d’une créance soit caractéristique dans le contexte de la comparaison avec différents contrats nommés (par exemple, en comparant la donation et la vente)[123]. Ainsi, bien que l’obligation de payer une somme d’argent ne soit généralement pas caractéristique d’un contrat, sa présence pourra être déterminante pour une qualification particulière[124].

Une fois les notions d’obligation fondamentale et de prestation caractéristique esquissées, il importe de s’interroger sur la façon de les déterminer. En principe, le législateur énonce les obligations qu’il considère comme essentielles dans le contexte des dispositions sur les contrats nommés[125]. La fonction du tribunal devrait donc se limiter à mettre celles-ci en évidence et à déterminer si elles sont présentes dans le contrat à l’étude. La réalité est cependant plus complexe. L’application aux faits des dispositions législatives impliquera en effet souvent l’interprétation de celles-ci pour en circonscrire les limites[126]. Par exemple, dans le cas du contrat de travail, un lien de subordination doit être présent (art. 2085 C.c.Q.), comme l’ont interprété la jurisprudence et la doctrine ; il en va de même pour la notion de représentation dans le contrat de mandat (art. 2130 C.c.Q.).

Lorsque les exigences législatives sont circonscrites ou ne nécessitent aucune interprétation[127], il sera possible de revenir à l’analyse du contrat à l’étude, en vue d’en déterminer l’obligation ou les obligations fondamentales ou encore la ou les prestations caractéristiques. Il semble en effet illusoire de croire qu’une seule obligation permettra à tout coup de qualifier le contrat. Au départ, dans le cas des contrats bilatéraux ou synallagmatiques, l’interprète pourrait penser qu’il y aurait à tout le moins autant d’obligations fondamentales que de parties[128].

De toute façon, la recherche présuppose un contrat complexe avec obligations plurales[129]. Dans le cas des contrats simples, la détermination ne présente qu’un modeste intérêt parce qu’elle pose peu de difficultés. Le simple contrat de vente aura comme obligation caractéristique le transfert de propriété jointe au paiement d’un prix. La tâche est plus complexe dans le cas des contrats mixtes et innommés, en raison du mélange des obligations liées à divers types de contrats. Même si l’opération devenait plus complexe, l’interprète devrait favoriser une approche basée sur l’analyse de l’ensemble d’un contrat plutôt que d’introduire une notion d’équité, c’est-à-dire favoriser la détermination entraînant la qualification voulue par l’interprète[130].

Bien que la jurisprudence québécoise soit hésitante et peu développée dans l’application de cette théorie, il en existe tout de même des traces[131]. Ainsi, dans l’affaire Soniplastics inc. c. Atelier d’usinage Malcor inc.[132], la Cour d’appel avait à décider si un contrat constituait un contrat de vente à exécution instantanée ou successive, la réponse ayant un impact sur l’effet rétroactif ou non de la résiliation. Au moment de qualifier le contrat, la Cour d’appel écrit que « c’est la nature des obligations réciproques contenues au contrat, et non exclusivement la nature du contrat in abstracto, qui doit fonder la qualification[133] ». Elle confirme donc que la qualification doit se trouver dans l’analyse plutôt que dans une appréciation globale de la convention, laquelle se référerait nécessairement à des notions trop larges.

Il ressort donc de ce qui précède que la hiérarchie du réseau d’obligations contenu dans le contrat est centrale relativement à sa qualification. La mise en rapport des différentes prestations permettra de déterminer l’obligation ou les obligations fondamentales en vue de rapprocher le contrat des types nommés ou innommés. Il s’agit donc essentiellement d’un processus objectif effectué a posteriori par un tribunal auquel les parties auront soumis le contrat. Ce dernier étant toutefois un objet de volonté, il sera ensuite logique de s’interroger sur la place réservée à la volonté des parties dans la qualification.

2 L’impact de la volonté des parties sur le procédé

Jusqu’à maintenant, nous avons étudié la question de la qualification sous l’angle de l’analyse des obligations incluses dans le contrat, comme un procédé établi et influencé uniquement par l’interprète ou le juge. Or, la créature contractuelle est d’abord née de la volonté des parties. Ainsi, il est pertinent de déterminer si cette analyse doit avoir lieu dans l’absolu ou tenir compte de la volonté, même implicite, des parties. En conséquence, nous nous intéresserons au pouvoir des parties sur la qualification. Les contractants, conformément au principe du consensualisme, ne devraient-ils pas être en mesure de déterminer la nature de leur convention[134] ? Chacun se doute bien que peu de problèmes se posent lorsque les parties et le juge qualificateur sont d’accord sur la nature du contrat. Le processus de qualification aboutit alors nécessairement à un résultat conforme à la volonté des parties. C’est plutôt lorsque le juge marque un écart avec la volonté des parties ou leur compréhension de la nature du contrat que diverses questions se soulèvent.

Si nous considérons l’impact de la volonté des parties sur le processus de qualification, deux problématiques ressortent. D’abord, bien qu’il revienne en principe au tribunal de qualifier le contrat, est-il possible pour les parties de prévoir expressément une qualification spécifique, même si celle-ci ne représente pas la réalité (2.1) ? Ensuite, même si le contrat ne contient aucune qualification expresse, qu’advient-il de celui-ci lorsque les parties ont erronément cru à une qualification autre que celle qui a été choisie par le tribunal (2.2) ?

2.1 La fausse qualification ou la qualification inexacte volontaire

Les parties à un contrat peuvent être tentées de prévoir précisément la qualification de leur contrat plutôt que de laisser cette question entre les mains d’un juge dont la décision ne peut être connue à l’avance. Or, il est possible qu’un tribunal conclue que les parties n’ont pas retenu la véritable nature de la convention intervenue. Il importe au départ de distinguer la situation visée de la simulation par laquelle les parties désirent volontairement montrer aux tiers une convention qui est d’une nature différente de celle qui est réellement intervenue[135]. Il sera plutôt question ici du cas où les parties donnent une qualification expresse à leur contrat laquelle se révèle fausse, mais sans que les parties n’aient prévu de contre-lettre contenant leur véritable intention.

Par conséquent, nous sommes en droit de nous interroger sur la possibilité pour les parties d’inclure des dispositions ayant un impact direct sur la qualification (2.1.1). Nous verrons également que l’ordre public met une barrière importante à l’intervention des parties (2.1.2).

2.1.1 La possibilité pour les parties d’imposer ou d’exclure une ou plusieurs qualifications

Pour être conséquent avec le concept de la liberté contractuelle, il faudrait reconnaître que les parties peuvent imposer une qualification à leur contrat, en incluant une clause particulière à cet effet[136]. Elles pourraient aussi écarter expressément une qualification qui impliquerait des règles dont l’application n’est pas désirée. En pratique, il n’est pas rare que les parties excluent un type de contrat dans le but d’éviter toute confusion[137]. Que se passe-t-il lorsque des parties mentionnent dans une clause expresse qu’il s’agit d’un contrat particulier et qu’un juge décide qu’elles n’ont pas raison ? Le juge doit-il s’incliner devant la volonté des parties ? Rien n’est moins sûr.

En effet, les auteurs s’entendent généralement pour dire que la qualification d’un contrat dépend exclusivement du juge[138]. Certains ont même dit que la qualification ne dépend jamais des volontés qui ont contribué à la formation du contrat ou son exécution[139]. Ce que font les parties prévaut sur ce qu’elles disent[140]. En fait, le pouvoir des parties apparaît limité à la détermination du contenu du contrat et semble avoir peu d’impact sur la nature de ce dernier[141]. Le juge qualifie donc le contrat selon les obligations stipulées et les parties ne peuvent le contraindre[142]. Cette réalité se justifie par le fait que la qualification « répond à un impérieux besoin de sécurité[143] ». Il est évidemment ici question de stabilité contractuelle. S’il n’existait aucune cohésion dans la qualification des contrats, il est facile d’imaginer le désordre qui s’en suivrait. Ce qui apparaît être une vente doit être une vente. Les parties et les tiers agissent sur la foi de la transaction intervenue.

C’est donc en tenant compte du fait que la qualification doit d’abord s’effectuer selon une approche objective que nous abordons l’impact de la volonté des parties[144]. En conséquence, seule la volonté exprimée ou extériorisée sera prise en considération aux fins de la qualification. Il est en effet difficile d’imaginer qu’un processus de qualification puisse se baser sur la volonté non déclarée des parties. Le fait qu’un contractant est convaincu qu’il est bénéficiaire d’une donation plutôt qu’un emprunteur semble peu pertinent afin de qualifier le contrat. Ce sont plutôt les écrits, les paroles et les gestes des parties qui guideront la détermination de la nature du contrat. Ainsi, la volonté subjective ne sera pas considérée en matière de qualification, seule la volonté exprimée le sera[145]. Par conséquent, la qualification devrait se faire uniquement et objectivement à partir des obligations contenues dans le contrat[146]. Il n’y aurait donc aucune place pour la qualification imposée par les parties. Au mieux, les clauses qualificatives ne seraient-elles que de simples indices aidant à qualifier lorsque les parties ont une prétention contraire[147].

Bien que les tribunaux, pour des motifs de stabilité juridique, se réservent le pouvoir ultime de qualifier le contrat, il apparaît toutefois possible de reconnaître certains effets à la qualification expresse prévue par les parties. D’abord, il est théoriquement envisageable que les parties fassent dépendre la validité de leur convention en fonction d’une qualification donnée[148]. Elles pourraient ainsi inclure une clause qui prévoit la nullité du contrat dans l’éventualité où le tribunal conclurait à une qualification autre que celle qui a été spécifiée[149]. Un auteur français a d’ailleurs admis la possibilité que les parties puissent limiter le pouvoir dévolu à une autorité juridictionnelle de procéder à une requalification du contrat[150]. Même si nous n’avons répertorié aucun cas semblable en jurisprudence québécoise, nous ne voyons pas ce qui empêcherait les parties de lier le sort du contrat de cette façon si les conséquences d’une annulation ne leur sont pas défavorables.

Ensuite, il serait tout à fait logique de donner effet à la qualification exprimée par les parties quant à son régime juridique, à tout le moins en ce qui concerne les règles supplétives. En effet, ne pouvons-nous pas conclure que le fait pour les parties de choisir une qualification manifestement inexacte révèle la volonté d’appliquer le régime choisi, même pour les règles supplétives seulement[151] ? En France, la Cour de cassation a déjà admis cette possibilité[152]. Le principe est également évoqué en jurisprudence québécoise où le tribunal a donné suite à la qualification de bail choisie par les parties dans une affaire, bien que la convention à l’étude ait ressemblé davantage à une promesse de vente : « on doit donner effet au contrat tel qu’énoncé, même si quelques-unes des dispositions du contrat dérogent aux conditions généralement exprimées dans l’espèce de contrat que les parties ont paru consentir. Car les conventions exprimées dans un acte, pourvu qu’elles ne soient pas contraires à l’ordre public et aux bonnes moeurs, font la loi des parties, suivant l’adage convention passe droit[153]. »

Les parties devraient donc pouvoir indirectement agir sur la qualification en soumettant leur contrat à un régime d’une autre catégorie[154]. Par contre, comme l’extrait qui précède le mentionne, ce choix du régime juridique par les parties ne saurait passer outre aux règles d’application obligatoire.

2.1.2 L’impossibilité de frauder la loi : l’impact de l’ordre public

Il serait logique de penser, à première vue, que le caractère d’ordre public d’une règle contractuelle a peu à voir avec la qualification[155]. En effet, une règle impérative n’est appliquée au contrat que si la qualification préalable s’y prête. Avant d’appliquer une règle impérative de la vente, encore faut-il avoir qualifié le contrat comme tel. Puisque la qualification est préalable, comment justifier que la règle d’ordre public puisse avoir un impact quelconque ?

Le principe de la liberté contractuelle n’est pas toujours absolu. Le législateur intervient parfois afin de parfaire le contenu du contrat ou d’empêcher l’oppression d’une partie[156]. En fait, cela se produit de plus en plus souvent. Le Code civil du Québec en présente de nombreux exemples. Certains contrats nommés n’existent que dans le but d’imposer des normes de conduite obligatoires[157]. Cela a amené certains à affirmer que la qualification ne sert plus à la détermination de la nature du contrat, mais plutôt à forcer la conclusion d’une convention et à enfermer les parties dans des règles impératives[158]. Il existe ainsi un phénomène d’attraction indéniable faisant en sorte que les juristes rapprochent naturellement les conventions étudiées des règles d’ordre public de crainte de contrevenir à celles-ci[159].

Il ne faut toutefois pas perdre de vue que les parties ont en principe parfaitement le droit de tenter de se soustraire à un régime contractuel particulier[160]. Se trouve d’ailleurs sous cet aspect l’intérêt pratique le plus patent de la distinction entre le nommé et l’innommé[161]. Ce sera souvent pour se soustraire à des dispositions impératives que les parties mettront en place une nouvelle entité contractuelle distincte des modèles prévus par le législateur[162]. Elles tentent alors de modifier suffisamment les obligations principales liées au contrat nommé voisin afin que celles-ci ne puissent être décelées. La difficulté en cette matière sera de situer la frontière entre « l’habileté tolérée et la fraude insuffisamment caractérisée[163] ». La distinction se trouverait dans la réalité ou la simulation d’une situation[164]. Les parties ont-elles habilement créé l’économie d’un contrat nouveau ou, au contraire, ont-elles mis au point un simple paravent destiné à écarter l’application de règles données[165] ? Ces principes satisfont peut-être l’esprit, mais force est de constater qu’une large part d’arbitraire est encore laissée au juge. Pour certains, cette détermination entre la création légitime et le paravent proscrit passerait d’abord par l’analyse de la portée de la règle d’ordre public. François Gény écrivait ceci : « En vérité, pour régler l’usage des catégories juridiques au regard de règles rigoureusement impératives ou prohibitives, il faut porter un jugement de fond sur la valeur de celles-ci et se demander dans quelle mesure elles méritent de l’emporter sur la liberté[166]. » Cette façon de voir a au moins l’avantage d’admettre clairement la part subjective du jugement.

Cela étant, le problème pratique demeure entier. Le juge doit soit déceler la fraude à l’ordre public, soit conclure à une opération distincte et légitime. Comment fait-il pour déceler le maquillage ou conclure à une nouvelle opération véritable ? Il nous semble que la solution se trouve dans le processus de qualification que nous avons décrit. La mise en évidence des obligations fondamentales et leur rattachement, le cas échéant, aux modèles connus devraient faire en sorte de minimiser les risques de fraude à l’ordre public. En effet, la notion d’obligation fondamentale et de prestation caractéristique mise sur l’essence du contrat plutôt que sa lettre. Un jugement « de valeur » est déjà porté à ce moment-là.

En reconnaissant autrement un impact de l’ordre public sur le processus de qualification, l’interprète confondrait la cause et les effets. Le piège est là. Il peut être tentant de qualifier en vue d’appliquer ou non des dispositions d’ordre public. Au contraire, ces questions ne sauraient être pertinentes au moment de qualifier, outre le fait de constater l’utilité de la qualification. Ainsi, bien que le tribunal doive vérifier si les parties ne tentent pas frauduleusement d’échapper à des règles d’ordre public, ces dernières ne devraient pas avoir un impact en matière de qualification.

Il ressort de ce qui précède que les clauses qualificatives, même si elles équivalent à une fausse qualification, ne sont pas toujours dépourvues de tout effet. Le tribunal doit toujours déterminer la véritable nature du contrat afin de donner suite, le cas échéant, aux règles d’ordre public. Par contre, relativement aux règles supplétives, le tribunal devrait tenter de donner suite à la volonté des parties. Toutefois, il s’agirait là de la limite du pouvoir direct des parties sur le processus de qualification. Dans l’éventualité où les parties n’ont pas pris la peine d’inclure une clause qualificative à leur contrat, il se peut tout de même qu’un juge attribue à leur contrat une nature qu’elles n’avaient pas envisagée. Nous aborderons maintenant les conséquences de cette situation.

2.2 L’erreur de qualification ou la qualification inexacte involontaire

Il arrive que les parties se trompent sur la nature de la convention qu’elles ont conclue. Le juge constate cette erreur à même les dispositions du contrat ou en considérant le comportement des parties ultérieur à la conclusion du contrat[167]. Les parties pourraient s’être purement et simplement trompées sur la qualification de leur contrat, ou alors elles pourraient avoir formulé deux volontés contradictoires quant à la nature de la convention : l’une déclarée, l’autre se déduisant de ses composantes[168].

Ainsi, même sans avoir inclus une clause spécifique, les parties ont pu titrer leur convention ou y inclure des termes qui laissent transparaître leur croyance[169]. Or, il est possible que leur choix, même implicite, se révèle erroné compte tenu de la nature réelle du contrat. Le tribunal s’autorise à requalifier le contrat pour des raisons particulières (2.2.1). Cependant, cette nouvelle qualification est susceptible d’avoir des conséquences sur la validité du contrat (2.2.2).

2.2.1 La requalification à la lumière de l’intention des parties

Dans l’éventualité où le juge constate que les parties se sont involontairement trompées, il doit alors redresser la mauvaise qualification en y substituant celle qui paraît lui convenir, en principe, compte tenu de la réelle volonté des parties[170]. En fait, le juge ne recherche pas la volonté réelle mais plutôt la volonté apparente[171].

La simple possibilité de requalification par le juge peut surprendre. Si les parties ont pris soin de donner un nom à leur contrat, ne conviendrait-il pas de respecter ce choix ? Si les parties ont indiqué un nom, ne serait-ce pas parce qu’elles savaient qu’un doute existerait sur la nature de leur contrat et qu’elles voulaient éviter toute ambiguïté[172] ? Or, la requalification n’a pas pour objet de modifier le contenu de la volonté, elle en change simplement le support afin de mieux l’adapter au but voulu[173]. En fait, le juge se demande si le nom donné à un contrat correspond bien aux effets recherchés[174]. Ainsi, au moment de qualifier ou de requalifier, le juge n’est pas lié par le titre donné à la convention par les parties, ni par le vocabulaire employé[175]. Il s’attache à l’économie du contrat plutôt qu’à son intitulé[176], lequel ne constitue qu’un élément parmi d’autres à prendre en considération[177].

Nous avons vu, dans le cas de la fausse qualification, que le pouvoir des tribunaux de déterminer la nature d’une convention se justifie par l’impératif de la stabilité contractuelle[178]. Certains justifient également ce pouvoir des tribunaux par le fait que la qualification est une question de droit, donc laissée à l’appréciation du juge. En effet, comme l’a rappelé la Cour suprême du Canada, l’application d’un concept juridique aux faits est un jugement essentiellement normatif[179]. Ainsi, une cour d’appel pourra sanctionner toute erreur d’un juge de première instance puisque la décision liée à la qualification ne relève pas de sa seule discrétion[180].

La possibilité d’une nouvelle qualification peut aussi se justifier par des impératifs pratiques. Qualifier une vente de location peut conduire à des difficultés insolubles dans le cas de la détermination du régime juridique. En forçant la note, les juges obligent les parties à préciser leurs intentions et à prendre en considération les conséquences sur le régime juridique[181]. Ce dernier ne saurait être ignoré puisque son application est le but de la qualification. Le pouvoir de faire suivre le régime juridique est trop important pour le laisser à la discrétion des parties. Cela se justifie aisément pour les règles impératives, mais qu’en est-il des dispositions supplétives ? Si les parties intitulent leur convention comme étant une vente alors que le tribunal conclut qu’il s’agit plutôt d’un bail, celui-ci ne devrait-il pas tenir compte de cette volonté, même implicite, et tenter d’appliquer les règles supplétives de la vente, le cas échéant ? Peu d’auteurs se sont intéressés à cette question. Toutefois, certains admettent qu’il est possible d’imposer une nouvelle qualification même dans le cas des dispositions supplétives[182]. Il faudrait empêcher les parties d’échapper trop aisément aux règles spécialement adaptées à une situation économique correspondant à celle qu’elles voulaient mettre en place[183]. Le tribunal exigerait alors une volonté expresse des parties quant au régime supplétif applicable au contrat. Agir autrement entraînerait une trop grande incertitude juridique.

Par ailleurs, le pouvoir judiciaire de qualifier peut malheureusement aboutir à une insécurité dans certains domaines. Ayant le pouvoir de requalifier le contrat, le tribunal pourrait être tenté de rejoindre les modèles d’application plus courante ou plus générale, bien qu’en principe il doive être guidé par la volonté des parties. D’abord, le pouvoir de qualification renforcera la tendance des tribunaux à préférer le contrat nommé à l’innommé, même si la réalité suggérerait cette dernière solution. Nous pourrions ainsi expliquer cette tendance jurisprudentielle à voir automatiquement dans le contrat de coentreprise (joint venture) un contrat de société[184]. Ensuite, les tribunaux pourraient aussi opter pour la solution de facilité lorsqu’ils sont aux prises avec une qualification mettant en jeu deux contrats nommés qui ont une finalité voisine[185]. Dans plusieurs cas, il existera un contrat nommé de référence autour duquel gravitent d’autres contrats nommés plus spécifiques. En droit québécois, le contrat d’entreprise et de service s’annonce comme le contrat nommé le plus général auquel se frottent d’autres entités contractuelles. Il serait donc fort possible que cela crée un effet d’attraction faisant en sorte que les tribunaux concluent plus facilement à l’existence du contrat de service. Nonobstant ces dangers, le pouvoir de requalification est communément reconnu en jurisprudence québécoise, bien que la loi n’en souffle pas mot[186].

2.2.2 Les effets de la requalification

Il relève du tribunal de déterminer la nature du contrat, même si celle-ci va à l’encontre de la qualification d’abord envisagée par les parties. Or, cette nouvelle qualification du contrat par le tribunal est susceptible de causer une distorsion entre les effets reconnus du contrat et ceux qui ont été voulus par les parties[187]. Il y a donc lieu de s’interroger sur les effets de cette distorsion. Les parties ont-elles voulu de façon absolue que l’opération envisagée soit qualifiée de la façon prévue ? Cette volonté doit-elle avoir préséance quant à la validité du contrat ou est-ce simplement un élément qui doit être pris en considération dans le contexte de la sélection des conséquences juridiques ?

Il importe d’abord de préciser que certaines requalifications auront un effet fatal sur la convention, laquelle devra être annulée. Il en est ainsi lorsque la nouvelle qualification expose un objet ou une cause illégale. Par exemple, le prêt requalifié de contrat de jeu ou de pari illégal est annulé[188]. La désignation du bénéficiaire d’un contrat de rente non protégé par la loi requalifiée comme étant une donation à cause de mort entraîne également son annulation[189].

Cependant, ce ne sont pas là les cas les plus délicats. En effet, les juges se voient imposer de rechercher la qualification permettant à l’accord de volonté de produire des effets, même si l’obligation fondamentale trouvée n’est pas cohérente avec la qualification retenue par les parties[190]. Si la nouvelle qualification est éloignée de la première intention des parties, quelles sont les conséquences ? Nous pourrions peut-être présumer que les parties ont implicitement prévu une qualification secondaire et qu’il n’y a aucune conséquence. Cette solution serait bien illusoire, compte tenu qu’au stade de la qualification la volonté non exprimée des parties est en principe peu ou pas considérée[191].

Il semble toutefois que la loi prévoit une façon de prendre en considération la volonté subjective des parties dans le cas des conséquences de la nouvelle qualification. Le Code civil du Québec, à son article 1400, autorise en effet l’annulation du contrat lorsqu’une partie commet une erreur sur la nature du contrat. Ce faisant, la loi permet de prendre en considération la cause subjective du contrat pour chacune des parties. Pour quelle raison une partie s’est-elle engagée ? Parce qu’elle pensait vendre et non louer.

Par le concept d’erreur, le législateur cherche à protéger les parties contre l’absence de concordance entre leur perception et la réalité[192], ce qui semble a priori le cas lorsque le tribunal annonce aux parties que leur contrat est d’une nature différente de celle qui était attendue. Des auteurs ont toutefois émis l’opinion qu’il ne faut pas confondre l’erreur sur la nature du contrat avec la mauvaise qualification du contrat par les parties[193]. Ainsi, Didier Lluelles et Benoît Moore sont d’avis que l’erreur sur la nature du contrat ne s’applique que lorsque les parties croyaient chacune à une nature distincte. Une partie pense au prêt, alors que l’autre pense au dépôt. Cela exclurait la possibilité que les deux parties croient ensemble à une qualification erronée[194]. Ce type d’erreur existerait principalement dans le cas où le contrat ne s’est pas véritablement formé, chaque partie pensant conclure une entente différente[195]. Il est vrai que la jurisprudence québécoise ayant appliqué la notion d’erreur sur la nature du contrat semble jusqu’à maintenant avoir été rendue dans ces circonstances[196].

Peut-être ne faudrait-il pas fermer totalement la porte à la possibilité qu’une mauvaise qualification commune puisse être à l’origine d’une erreur sur la nature du contrat. Le texte de l’article 1400 C.c.Q. ne limite pas nécessairement cette erreur au cas envisagé précédemment : « L’erreur vicie le consentement des parties ou de l’une d’elles » (l’italique est de nous). Il est donc possible d’en conclure que les parties pourraient avoir été victimes d’une erreur commune. De plus, rien dans le texte de cet article ne limite l’erreur sur la nature au cas où le contrat n’a pas pu véritablement se former parce qu’il n’y a pas eu accord véritable sur la nature.

Par ailleurs, le fait que l’erreur de droit est une erreur admissible[197] renforce la possibilité que l’erreur de qualification puisse être invoquée. En effet, n’y a-t-il pas erreur sur les conséquences juridiques de la convention lorsque les parties évaluent mal la nature de leur contrat ? N’y a-t-il pas là erreur sur « l’existence, la nature ou l’étendue des droits qui ont fait l’objet du contrat[198] » ? En ce sens, nous pourrions rapprocher cette situation de l’erreur sur un élément essentiel du contrat[199]. Une partie pourrait se tromper sur la nature juridique de son contrat ou sur les conséquences juridiques de celle-ci, élément essentiel de son consentement.

Toutefois, même si nous tenions pour acquis qu’il existe une possibilité d’invoquer l’erreur commune sur la nature du contrat, il ne saurait être question d’admettre comme telle n’importe quelle qualification erronée par les parties. En effet, conformément aux termes de l’article 1400 C.c.Q., la partie désirant obtenir l’annulation du contrat devrait également convaincre le tribunal que l’erreur commise n’est pas inexcusable et a été véritablement déterminante de son consentement[200]. La partie visée devrait alors établir que, si elle avait connu la vérité, elle se serait privée de la convention envisagée. Il s’agit là d’une mission qui se révélera souvent difficile, surtout si nous considérons que tout doute sur l’existence de l’erreur jouera en faveur de la validité du contrat[201]. Il est aisé de concevoir que, dans la majorité des cas, les parties ne se priveraient pas d’un contrat (dans l’ensemble avantageux) au motif qu’il y aurait une qualification différente de celle qui a d’abord été envisagée. Prenons l’exemple du contrat d’approvisionnement qualifié de contrat innommé. Contrairement à la situation qui existe en matière de contrat de service (art. 2125 C.c.Q.), un préavis de résiliation du client est nécessaire. Si ce dernier avait connu la réalité juridique, se serait-il empêché de contracter ? Il aura fort à faire pour en convaincre un juge, mais nul ne saurait exclure totalement cette possibilité.

Si nous concluons que l’erreur n’est pas déterminante, la requalification serait alors compatible avec la cause subjective du contrat pour les parties[202]. En effet, ce qui a amené la partie à contracter n’est pas trahi par la nouvelle qualification puisqu’elle aurait contracté de la même façon si elle avait connu l’erreur. La seule conséquence de la nouvelle qualification sera d’entraîner l’application de règles d’abord écartées volontairement ou non[203]. Ainsi, chez certains auteurs, la nullité ne serait prononcée que s’il existe une « discordance irréductible[204] » entre les qualifications possibles et la cause. Cette réalité semble rejointe par l’aspect déterminant de l’erreur qui est directement lié à la cause subjective.

Conclusion

Au cours du présent texte, nous avons voulu démontrer l’intérêt d’un processus de qualification contractuelle défini et indépendant. Ce domaine a longtemps été ignoré au profit des réflexes des juristes. Pourtant, la qualification du contrat, comme l’un des contrats nommés dans le Code civil ou comme un contrat innommé, entraîne des conséquences importantes pour les parties, allant de la détermination du contenu implicite du contrat jusqu’à son annulation en cas de dérogation à certaines règles impératives. En conséquence, il est compréhensible que les parties s’attendent à plus d’objectivité du système juridique. À tout le moins faudrait-il rechercher un « maximum » de prévisibilité puisque, comme nous l’avons vu, tout procédé de qualification ne saurait exclure totalement la subjectivité de l’interprète.

Il ne faut pas sous-estimer les difficultés liées à la qualification contractuelle. Bien que la qualification du contrat soit d’abord issue d’un syllogisme simple, l’application à des cas concrets peut se révéler délicate. Ainsi, les acteurs du monde juridique ne s’entendent pas toujours sur la nature du contrat de courtage immobilier (s’agit-il d’un contrat de service ou de mandat ?), du contrat d’approvisionnement (est-ce un contrat de service ou un contrat innommé ?), du contrat de coentreprise (joint venture) (est-il question d’un contrat de société ou d’un contrat innommé ?), et ainsi de suite. Dans ce dédale de possibilités, un processus de qualification balisé permettra de parvenir à des résultats cohérents. À cet égard, nous ne saurions trop insister sur le fait que le procédé de qualification, s’il est suivi, n’a pas à mener à un seul résultat possible, chaque contrat étant un cas d’espèce et les critères applicables pouvant être appréciés différemment suivant chaque interprète. Ce que nous proposons est une méthode en vue d’« objectiviser » la qualification contractuelle, et ce, à l’instar des principes d’interprétation, sans qu’il existe un seul résultat vrai, qui apparaîtrait comme latent ou décidé à l’avance.

Cette méthode apparaît d’autant plus souhaitable que la qualification échappe en grande partie au contrôle des cocontractants. En effet, bien que les parties soient libres d’inclure à leur contrat les obligations qu’elles jugent appropriées, la détermination de la nature juridique de la convention leur échappe, celle-ci étant une question de droit. La stabilité contractuelle exige que la nature juridique des contrats soit examinée à la lumière des dispositions légales applicables. Tout au plus le pouvoir des parties sur la qualification devrait-il se limiter au choix des dispositions supplétives de volonté dans le cas où une qualification expresse serait incluse dans le contrat. Pour le reste, il revient au tribunal d’imposer aux parties la nature de leur convention qui ressort de l’expression de leur volonté. Dans ce contexte, il semble justifié que le processus soit encadré.

Il ne faudrait toutefois pas penser que cette marche à suivre enferme les décideurs dans un carcan. Même en adoptant un procédé de qualification, le tribunal dispose de divers outils lui permettant d’avoir un impact sur le résultat de la qualification si cela apparaît souhaitable. Ainsi, le juge pourra agir en équité en amont du processus de qualification et inclure dans le contrat les obligations qui s’imposent (art. 1434 C.c.Q.), lesquelles seront ensuite considérées aux fins de qualification. Le tribunal a aussi la possibilité d’interpréter les conditions d’existence de chaque modèle connu. Par exemple, quels sont les éléments essentiels du contrat de louage ou de la franchise ? Dans l’analyse des concepts juridiques à l’intérieur des modèles contractuels, le juge dispose là encore d’une marge de manoeuvre intéressante. Rappelons également que la hiérarchisation des obligations est centrale relativement à la qualification contractuelle. À cet égard, le tribunal conserve tout son pouvoir d’appréciation et l’importance qu’il accordera à une obligation ou à une autre relève de son analyse.

Les règles de base liées à l’analyse des obligations étant établies, il faudra toutefois que la qualification puisse s’accomplir. En effet, lorsque l’analyse des obligations contenues dans un contrat sera terminée, il conviendra de les rattacher à divers modèles pour entraîner l’application d’un régime juridique particulier. Il faudra alors choisir entre les diverses qualifications nommées et innommées. Or, cette ultime étape n’est pas sans embûches. Bien que plusieurs contrats courants soient aisément qualifiables, d’autres naviguent dans les zones grises entre les contrats nommés, mixtes et innommés. Quelle est la frontière entre le simple contrat nommé et le contrat mixte par lequel divers régimes connus sont superposés ? À quel moment les obligations à l’intérieur d’un contrat deviennent-elles tellement complexes qu’elles s’éloignent des modèles connus pour entraîner la qualification innommée ? Ces difficultés et le résultat de la qualification rejoignent un objectif pratique que nous aborderons dans un futur article.