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L’application demeure un critère de la compréhension[1].

Pour réfléchir aux rapports entre la méthodologie et l’épistémologie juridiques, le présent texte propose d’examiner les présupposés épistémologiques mobilisés par une analyse conceptuelle du droit qui réinterroge la théorie de la norme servant de fondement à la théorie contemporaine du droit. Au départ du questionnement formulé par la théorie de la gouvernance, qui pose à la théorie du droit de nouveaux défis, une meilleure compréhension de l’interprétation et de l’application des normes juridiques exige d’étudier la possibilité de déplacer la question de la justification et de la légitimité de la norme en direction de son effectivité. Ce déplacement nécessite d’ouvrir l’analyse conceptuelle du droit aux connaissances issues de l’étude de la transformation des modes de gouvernance — suivant en cela l’hypothèse suggérée par Jacques Lenoble et Marc Maesschalck[2].

Ainsi, il s’agit pour la théorie du droit, et sa conception de l’opération de production d’une norme juridique, de prendre acte du renouvellement de la théorie de la norme suscité par la théorie de la gouvernance, ce qui soulève du même coup la question de la possibilité d’une compréhension de la théorie de la norme et du jugement juridique à partir d’un point de vue externe et multidisciplinaire. La transformation récente des théories de la gouvernance soulève, en effet, des questions épistémologiques qui obligent la théorie du droit à revoir sa compréhension de l’opération d’application d’une norme[3].

Pour illustrer les conséquences de ce déplacement sur l’interprétation et la méthodologie juridiques, la « théorie de l’imprécision » législative élaborée par la Cour suprême du Canada en matière constitutionnelle sera ici étudiée. Non seulement la théorie de l’imprécision sera examinée et critiquée en termes d’obstacles épistémologiques, mais elle servira à réfléchir à la question des rapports entre épistémologie et méthodologie juridiques, lesquelles suscitent, c’est du moins l’hypothèse que nous émettons, une interrogation renouvelée du concept de droit.

1 L’insuffisance théorique du présupposé mentaliste

1.1 La navigation à vue entre les obstacles épistémologiques

Selon la Cour suprême, la théorie de l’imprécision « repose sur la primauté du droit, en particulier sur les principes voulant que les citoyens soient raisonnablement prévenus et que le pouvoir discrétionnaire en matière d’application de la loi soit limité[4] ». Sur la base de tels fondements, la Cour suprême établit qu’« une disposition inintelligible n’est pas un guide suffisant pour un débat judiciaire et est donc d’une imprécision inconstitutionnelle[5] ». Elle explicite cette norme ainsi :

Une disposition imprécise ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire, c’est-à-dire pour trancher quant à sa signification à la suite d’une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques. Elle ne délimite pas suffisamment une sphère de risque et ne peut donc fournir ni d’avertissement raisonnable aux citoyens ni de limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi. Une telle disposition n’est pas intelligible, pour reprendre la terminologie de la jurisprudence de notre Cour, et ne donne par conséquent pas suffisamment d’indication susceptible d’alimenter un débat judiciaire. Elle ne donne aucune prise au pouvoir judiciaire[6].

En élaborant ainsi la norme d’imprécision, la Cour suprême érige, dans un premier temps, des obstacles épistémologiques, puis les surmonte, ou plutôt les contourne, dans un second temps, par le recours à une posture méthodologique qui déplace le point de vue à partir duquel la précision doit s’évaluer.

Il faut tout d’abord mentionner que la théorie de l’imprécision, dans son sens classique, s’appuie sur une conception primaire de l’interprétation juridique que la théorie contemporaine de l’interprétation a depuis longtemps dépassée. La théorie de l’imprécision est fondée sur le présupposé selon lequel il suffirait que les justiciables lisent le texte législatif pour savoir ce que la règle de droit prescrit. À notre avis, quiconque voudrait reconstruire cette conception traditionnelle de l’interprétation devrait l’associer à la règle de l’interprétation littérale (litteral rule) et à la théorie officielle de l’interprétation[7], en vertu desquelles il suffirait de lire le texte de la loi pour connaître la règle de droit. Le sens du droit serait déjà là, en attente d’être découvert. Cependant, les développements de l’herméneutique juridique ont permis de comprendre que le processus de production du sens du droit est infiniment plus complexe.

Comme l’a fait remarquer Marc Ribeiro[8], la Cour suprême ne retient toutefois pas ce sens classique, littéral, de la théorie de l’imprécision, puisqu’elle se réfère à un substrat de valeurs du texte : « Du point de vue du fond, l’avertissement raisonnable réside donc dans la conscience subjective de l’illégalité d’une conduite, fondée sur les valeurs qui forment le substrat du texte d’incrimination et sur le rôle que joue le texte d’incrimination dans la vie de la société[9]. » Une telle acception de la théorie de l’imprécision présuppose néanmoins que ces valeurs sont déposées dans l’esprit ou la conscience subjective, prônant ainsi un mentalisme qui s’inscrit dans le paradigme de la philosophie de la conscience (la difficulté épistémologique que soulève un tel présupposé mentaliste sera discutée plus loin) : « Ce faisant, elle semble tenir pour acquis que non seulement les valeurs qui sous-tendent un texte législatif seront connues, mais que le justiciable saura que le législateur aura privilégié ces valeurs plutôt que toutes celles parmi lesquelles il est libre de choisir[10]. » Comme l’explique Luc Huppé, la précision ou l’imprécision pourrait alors varier en fonction de la conscience subjective de chaque justiciable :

Une loi pourrait ainsi être constitutionnelle à l’égard d’une partie des justiciables seulement, ceux qui en auront subjectivement intégré le contenu dans leur conscience, et inconstitutionnelle à l’égard d’une autre partie, la très vaste majorité d’entre eux, serait-on tenté de dire, ceux qui, pour une raison ou pour une autre, n’auront pas atteint à cette conscience subjective[11].

La première limite épistémologique de la théorie de l’imprécision apparaît dès maintenant, en ce que cette dernière retient la perspective du justiciable pour évaluer l’intelligibilité de la norme législative.

De plus, en faisant de l’avertissement raisonnable aux citoyens l’un des fondements de la théorie de l’imprécision, la Cour suprême introduit un second obstacle épistémologique au coeur du raisonnement juridique devant être effectué pour déterminer si une norme est inconstitutionnellement imprécise : comment le juge peut-il déterminer si une norme législative fournit un tel avertissement aux citoyens ? Pour cela, il lui faudrait adopter le point de vue du citoyen, mais comment est-ce possible ? Un tel critère, comme ceux de la personne raisonnable ou du citoyen ordinaire[12], pose un problème eu égard à la théorie de la connaissance, car, quoique chacun puisse dire à ce sujet, le citoyen ou la personne raisonnable demeure ce que le juge considère qu’il ou elle est.

En ce qui concerne la théorie de l’imprécision, aussitôt la Cour suprême a-t-elle érigé ces obstacles épistémologiques qu’elle les surmonte ou, plus exactement, les contourne, en ce qu’elle s’empresse de définir le critère applicable comme étant celui du fondement approprié pour un débat judiciaire. La Cour suprême a surmonté ou contourné les obstacles épistémologiques liés à la conscience subjective du citoyen dans la mesure où le critère qu’elle a finalement retenu pour déterminer si une norme est suffisamment précise consiste à savoir si la norme constitue un guide suffisant pour un débat judiciaire.

Tout en soulignant le dépassement de certains obstacles épistémologiques, nous devons néanmoins nous interroger sur l’aporie ainsi créée : comment, dès lors, une norme juridique susceptible de constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire peut-elle fournir un avertissement raisonnable aux citoyens ? Puisque la Cour suprême précise bien qu’il s’agit, pour la norme législative, de permettre de « trancher quant à sa signification à la suite d’une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques[13] », la perspective du citoyen, qui sert de fondement à la théorie de l’imprécision, est aussitôt écartée. En effet, comment est-il possible d’exiger du citoyen, qui doit être suffisamment averti du sens de la norme législative, qu’il effectue une « analyse raisonnée appliquant des critères juridiques » ?

Ainsi conçu, cet avertissement devient dès lors « symbolique »[14]. L’idéal voudrait sans doute que l’imprécision s’évalue dans la perspective du citoyen[15], mais l’insuffisance épistémologique d’une telle conceptualisation de la théorie de l’imprécision semble avoir été constatée par la Cour suprême qui a établi le critère applicable en fonction de la capacité de la norme juridique à encadrer le débat judiciaire. À cet égard, le potentiel de réflexivité[16] du droit, laquelle permet aux citoyens-destinataires de la norme d’en construire le sens, est certes moindre en matière pénale ou criminelle[17]. C’est pourquoi il faudra s’interroger plus loin sur l’identité des destinataires du droit pénal ou criminel.

C’est sans doute pourquoi, in fine, la Cour suprême retient un critère, celui du guide suffisant pour un débat judiciaire, qui évite l’obstacle épistémologique que constitue l’examen du degré de précision selon le point de vue du citoyen. Toutefois, ce faisant, elle invalide du même coup le fondement de l’avertissement raisonnable aux citoyens qu’elle venait de retenir. Cependant, en voulant éviter Charybde, elle tombe sur Scylla, dans la mesure où elle crée un nouvel obstacle épistémologique.

En définissant un critère qui repose, en dernière analyse, sur le pouvoir interprétatif du juge, la Cour suprême crée un nouvel obstacle épistémologique, car elle « mentalise » la question du sens du droit. Pour formuler sa théorie de l’imprécision, le juge Gonthier, au nom de la Cour suprême, s’appuie sur la conception mentaliste du droit proposée par Paul Amselek :

Les règles juridiques sont des outils mentaux […] autoritairement mis en service, en vigueur, par les pouvoirs publics institués à la tête des populations humaines pour les gouverner : il s’agit de contenus de pensée finalisés, instrumentalisés, chargés de servir à diriger les conduites ; ces contenus de pensée fixent des marges de possibilité d’action en fonction des circonstances […] Ces marges servent à encadrer la volonté de ceux auxquels elles sont adressées, à lui servir de support, d’étalon de mesure pour rester à l’intérieur de la droiture, de la rectitude, dans le tracé des lignes de conduite qu’elle arrête et qu’elle fait ensuite exécuter, dont elle déclenche le passage à l’acte[18].

La conception du droit d’Amselek, qui postule que « les règles juridiques ne fournissent qu’un cadre, un guide pour régler sa conduite[19] », présuppose ainsi que l’énonciation législative suffit à créer des comportements conformes aux normes juridiques. Un tel mentalisme, selon lequel les règles juridiques sont déposées dans l’esprit, se situe bien sûr en porte-à-faux par rapport à la théorie contemporaine du droit, laquelle, depuis Herbert L.A. Hart, propose une analyse du concept de droit en ayant recours à la philosophie analytique du langage : la texture ouverte du langage et, par conséquent, du droit marquait déjà un dépassement de l’approche mentaliste[20].

Paradoxalement, après avoir retenu une conception mentaliste du droit, la Cour suprême prétend fonder cette conception du droit sur une théorie du langage qui se rapproche pourtant de ce que suggère Hart :

On ne saurait vraiment pas exiger davantage de certitude de la loi dans notre État moderne. Les arguments sémantiques, fondés sur une conception du langage en tant que moyen d’expression sans équivoque, ne sont pas réalistes. Le langage n’est pas l’instrument exact que d’aucuns pensent qu’il est. On ne peut pas soutenir qu’un texte de loi peut et doit fournir suffisamment d’indications pour qu’il soit possible de prédire les conséquences juridiques d’une conduite donnée[21].

Ce dernier extrait appelle un double commentaire. Premièrement, la conception du droit qui y est énoncée fait l’impasse sur une distinction fondamentale introduite dans la théorie juridique et reprise par la méthodologie juridique. Riccardo Guastini, notamment, a, en effet, établi la distinction entre un texte législatif et une règle de droit[22], un distinguo que la doctrine canadienne de l’interprétation a reçu depuis peu. Sur cette base, le professeur Pierre-André Côté a écrit ceci : « La disposition peut être lue et être interprétée ; seule la règle ou la norme que l’interprète construit à partir du texte peut être appliquée[23]. »

Deuxièmement, la Cour suprême s’appuie, dans son explication, sur une conception du langage que la philosophie du langage a depuis longtemps elle-même dépassée. En effet, à l’encontre de la thèse de l’intentionnalité, c’est-à-dire la conception selon laquelle les mots énoncés recèlent une intention que l’interprète doit découvrir, la philosophie de la communication, telle celle de Jürgen Habermas, a montré que le langage a pour objet bien davantage l’entente ou l’intercompréhension entre les sujets que la découverte de l’intention derrière les termes employés[24].

Que ce soit la perspective de l’avertissement raisonnable au citoyen ou le critère du guide suffisant pour un débat judiciaire, la conceptualisation de la théorie de l’imprécision retenue par la Cour suprême soulève donc des obstacles épistémologiques importants.

1.2 Le déplacement de la question

Même si cette conception de l’interprétation défendue par la Cour suprême paraît problématique pour les raisons que nous avons vues jusqu’ici, et pour d’autres que nous verrons par la suite, elle présente à tout le moins l’avantage d’éviter des obstacles épistémologiques importants. En effet, comment est-il possible pour un juge de déterminer si une norme juridique fournit un avertissement raisonnable aux citoyens sans qu’il s’agisse de ce que sa raison à lui, le juge, lui dicte être un avertissement raisonnable pour les citoyens ? En ce sens, puisqu’il s’agit d’une question qui doit être décidée par le juge, le critère du guide suffisant pour un débat judiciaire paraît le seul possible dans ces conditions. Si elle semble résoudre le paradoxe de la théorie de l’imprécision, cette conception judiciaire fait toutefois l’impasse sur le fondement de l’avertissement raisonnable aux citoyens-destinataires de la norme. La question devient alors la suivante : à qui le droit s’adresse-t-il ?

Adoptant une approche fondée sur la philosophie analytique du droit, Georges Legault soutient à cet égard que le droit pénal n’est pas destiné aux citoyens ou aux justiciables mais aux juges : « le droit pénal apparaît avant tout comme un ensemble de règles qui s’adressent aux juges, afin que ces derniers rendent leurs jugements d’une façon déterminée[25] » ; « Par son énonciation, le droit pénal s’adresse immédiatement aux juges puisque ces derniers prescrivent la sanction[26]. » Selon cette explication, les justiciables sont visés dans la mesure où ils sont punis pour n’avoir pas respecté ce que prescrit la loi. D’ailleurs, l’article 19 du Code criminel[27] ne prévoit-il pas ceci : « L’ignorance de la loi chez une personne qui commet une infraction n’excuse pas la perpétration de l’infraction. »

Dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law[28], il s’agissait pour la Cour suprême de se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 43 du Code criminel, qui se lit comme suit : « Tout instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances. » Cet arrêt illustre bien les difficultés de conceptualisation et d’application de la théorie de l’imprécision. Pour éviter de déclarer cette règle législative trop imprécise, la juge en chef McLachlin, au nom de la majorité, n’a d’autre choix que de reconstruire l’article en prévoyant ce qui suit :

Prises ensemble, ces considérations permettent de dégager de l’expression “raisonnable dans les circonstances” un sens fondamental solide qui est suffisant pour délimiter une sphère à l’intérieur de laquelle la correction infligée risque de donner lieu à des sanctions pénales. De façon générale, l’art. 43 ne soustrait aux sanctions pénales que l’emploi d’une force légère – ayant un effet transitoire et insignifiant – pour infliger une correction. Les experts s’accordent actuellement pour dire que cet article ne s’applique pas au châtiment corporel infligé à un enfant de moins de deux ans ou à un adolescent. La conduite dégradante, inhumaine ou préjudiciable n’est pas protégée. La correction comportant l’utilisation d’un objet ou encore des gifles ou des coups à la tête est déraisonnable. Les enseignants peuvent employer une force raisonnable pour expulser un enfant de la classe ou pour assurer le respect des directives, mais pas simplement pour infliger un châtiment corporel à un enfant. Si on ajoute à cela l’exigence que la conduite vise à infliger une correction, ce qui exclut la conduite résultant de la frustration, de l’emportement ou du tempérament violent du gardien, il se dessine une image uniforme du champ d’application de l’art. 43. Les responsables de l’application de la loi ou les juges ont tort d’appliquer leur propre perception subjective de ce qui est “raisonnable dans les circonstances” ; le critère applicable est objectif. La question doit être examinée en fonction du contexte et de toutes les circonstances de l’affaire. La gravité de l’événement déclencheur n’est pas pertinente[29].

Écrivant pour la majorité, la juge en chef McLachlin disait compter « plutôt sur les cours d’appel pour en clarifier le sens de manière à en assurer une application plus uniforme à l’avenir[30] ». Ainsi, le droit s’adresse aux juges : l’application n’est que celle que les cours d’appel en feront à l’avenir, en espérant qu’elle soit uniforme. N’aurait-il pas été possible que l’interpellation concerne davantage les justiciables, c’est-à-dire les pères et les mères qui corrigeront des enfants, plutôt que les juges des cours d’appel, qui ne corrigeront que les interprétations erronées des juges de première instance ?

Il est à souhaiter que cette demande aux cours d’appel soit entendue, car une révision rapide des décisions rendues récemment par la Cour du Québec démontre que l’application uniforme souhaitée tarde à se réaliser plusieurs années après l’arrêt de la Cour suprême. En effet, les décisions ne respectent pas nécessairement les conditions d’application de l’article 43 énoncées au paragraphe 40 de l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law ou alors elles impliquent des situations qui n’ont pas été prévues par la juge en chef (évidemment, il est impossible de prévoir tous les cas qui surviendront).

Par exemple, dans l’affaire Guimont, un acquittement a été prononcé à l’égard d’une enseignante qui a, selon les différentes versions, mis la main sur l’épaule ou poussé un élève de 14 ans, ou l’a poussé, et ce dernier s’est alors cogné la tête contre le mur[31]. Autre exemple : une absolution inconditionnelle a été prononcée à l’égard d’un couple qui a été reconnu coupable de voies de fait simples sur quatre enfants (dont un de 18 ans) handicapés mentaux[32]. Pour justifier sa décision, le juge a fait valoir que certains des gestes commis « sont probablement acceptables dans le contexte de l’exercice du droit de correction[33] ». Dans une autre affaire, la menace d’utiliser un objet (un marteau) a été considérée comme une correction comportant l’utilisation d’un objet au sens du paragraphe 40[34]. Si certains peuvent être d’accord avec cette dernière décision, il faut néanmoins reconnaître que cette situation (la menace d’utiliser un objet par opposition à l’utilisation de l’objet) n’avait pas été strictement prévue par la Cour suprême. Il en va de même d’une affaire où un enseignant a saisi une élève de 7 ans par le grillage du casque de hockey qu’elle portait pour la réprimander. Celle-ci dit avoir eu mal au cou à la suite de cette intervention[35].

En réponse aux critiques de ses collègues dissidents, qui prétendent notamment qu’une telle interprétation atténuée de l’article 43 ne peut survenir à l’étape initiale de l’examen de la constitutionnalité, qu’elle doit plutôt être réservée à l’étape finale de la réparation, à la suite de la déclaration d’inconstitutionnalité, la juge en chef McLachlin est d’avis que « [l’]interprétation du mot “raisonnable” fondée sur la preuve soumise constitue un exercice d’interprétation judiciaire et non pas une modification de la loi par voie judiciaire[36] ». Alors que la juge Arbour, dans sa dissidence, démontre que les tribunaux canadiens ont appliqué, dans leurs décisions récentes, l’article 43 de manière incohérente — ce qui milite en faveur d’une conclusion selon laquelle la règle législative est inconstitutionnellement imprécise —, la juge en chef McLachlin rétorque que « [l]’imprécision est invoquée non pas en fonction de la question de savoir si une disposition a été interprétée de manière uniforme dans le passé, mais plutôt en fonction de celle de savoir si elle peut donner des indications à l’avenir[37] ».

Sur ce dernier point, la position de la Cour suprême peut être analysée en fonction de l’application du droit dans le temps. Contrairement à ce qu’affirme la majorité, le jugement interprétatif est tourné vers le passé : « Impossible d’encore taire la rétroactivité des décisions de justice », écrivait François Ost dans son ouvrage Le temps du droit[38]. Et cette rétroactivité du jugement, « loin d’être une anomalie comme dans le cas de la loi, est au contraire de l’essence même de la décision. Le législateur aménage l’avenir […] ; le juge, au contraire, dit le droit pour le passé[39]. »

2 Un éclairage épistémologique en provenance de la théorie de la gouvernance

La difficulté de réconcilier le fondement de la théorie de l’imprécision (la norme doit fournir un avertissement raisonnable aux citoyens) et le critère retenu par la Cour suprême pour apprécier la précision (la norme doit constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire) soulève des questions importantes eu égard à la théorie du droit et à la théorie de la norme juridique. Il importe notamment de faire place aux destinataires du droit dans la théorie de l’interprétation juridique, ce qui semble problématique considérant l’état actuel de la théorie et de la philosophie du droit. Comment intégrer les destinataires de la norme juridique dans l’analyse conceptuelle du droit ? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans la seconde partie de notre article en examinant l’apport de la théorie de la gouvernance.

2.1 Une nouvelle réflexion sur la théorie de la norme

Le positivisme juridique issu de la modernité politique a reconnu au législateur le monopole de la production du droit. À la suite des critiques du réalisme juridique quant au caractère indéterminé des règles juridiques, l’herméneutique juridique a cherché à encadrer le travail interprétatif du juge afin de limiter le rôle de celui-ci dans la codétermination du sens de la règle de droit, et ce, à partir de méthodes et de principes interprétatifs. Alors que le néopositivisme de Hart reconnaît le pouvoir discrétionnaire du juge dans les cas difficiles, la théorie herméneutique de Ronald Dworkin a tenté de montrer que, même dans de tels cas, il existerait une réponse objective possible. C’est ainsi que, au cours du dernier siècle, les travaux se sont concentrés sur la figure du juge qui, de « [simple] bouche qui prononce les paroles de la loi[40] », a finalement emprunté le visage du dieu Hercule[41]. La philosophie du droit n’a eu d’autre choix que de réfléchir à la légitimité de cette nouvelle configuration du pouvoir judiciaire de manière à assurer celle du droit. En arrière-plan de cette réflexion se trouve le modèle de la démocratie représentative, d’où la difficulté maintes fois répétée de rendre légitime le travail d’un juge non élu mais néanmoins créateur de droit.

Pendant ce temps, la théorie de la gouvernance élaborée par la théorie économique s’est attachée au problème de l’efficience des normes, tandis qu’en philosophie politique c’est plutôt au dépassement des limites de la démocratie représentative en direction des fondements de la démocratie délibérative que les travaux ont été consacrés. De ces deux tentatives de dépassement du blocage de la philosophie politique dans sa promotion d’une démocratie représentative, il ressort des conséquences importantes quant à la théorie du droit qui doit s’intéresser, au-delà du juge, aux conditions de possibilité de la gouvernance par le droit, c’est-à-dire à la pratique par laquelle un groupe social agit « normativement » sur lui-même en produisant et en reconnaissant une autorité normative pour réguler ses comportements[42]. De telles avancées ne peuvent être ignorées plus longtemps par la théorie du droit, qui doit ainsi « renouer un lien essentiel avec une théorie du jugement » : « Élucider le phénomène juridique revient à comprendre cette pratique par laquelle un groupe social produit une signification normative partagée[43]. »

Tout en précisant que « la réflexion épistémologique prend ici le sens de théorie du jugement », Lenoble et Maesschalck expliquent ceci :

Cette compréhension présuppose donc nécessairement elle-même une certaine compréhension du processus par lequel se produit un effet de sens dans la réalité (sociale). Tel est bien l’enjeu d’une théorie du jugement : celle-ci vise à réfléchir les conditions de possibilité de l’opération (c’est-à-dire de l’action, de la pratique) par laquelle un jugement produit des effets de sens[44].

Dans leur ouvrage L’action des normes, Lenoble et Maesschalck ont montré que « la “refonte” actuelle des théories de la gouvernance en sciences sociales pose des questions théoriques et épistémologiques majeures qui obligent, en retour à redéfinir certaines positions fondamentales de la théorie du droit[45] ». En combinant et, par le fait même, en dépassant la théorie économique, dont l’objectif est d’assurer l’efficience, et la théorie procédurale de la légitimité recherchée par la démocratie délibérative, l’approche génétique de la gouvernance permet de concevoir une théorie du jugement où le contexte est reconstruit en fonction des choix de vie possibles. Dans cette opération normative d’élaboration et d’application d’une norme juridique, le droit est conçu en termes de construction en commun d’une forme de vie, et ce, en vue de produire une « signification normative partagée » et d’assurer le vivre-ensemble.

Le sens du droit sera au départ déterminé en fonction « des formes de vie jugées acceptables » par les destinataires de la norme. L’effectuation de cette dernière nécessite une réflexivité renforcée « puisque l’adaptation des formes de vie existantes en fonction de la forme de vie idéale visée par la règle nécessite donc, outre le moment de détermination rationnelle de la forme de vie idéale, la prise en compte des conditions institutionnelles susceptibles d’inciter un retour réflexif sur les formes de vie effectivement acceptées par les destinataires[46] ».

À cet égard, la méthodologie juridique a avantage à prendre acte des déplacements épistémologiques qui surviennent dans la réflexion relative au concept de droit. En ce sens, Lenoble définit comme suit la question de la philosophie du droit :

C’est ici qu’apparaît bien l’enjeu d’une réflexion de philosophie du droit. Car ce qu’on appelle l’objet de la philosophie du droit, c’est-à-dire la réflexion sur le concept de droit, n’est rien d’autre qu’une réflexion sur les conditions de possibilité qui doivent être réunies pour que l’opération normative par laquelle les membres d’un groupe social adhèrent à une signification normative partagée puisse s’accomplir[47].

Le déplacement dont il s’agit ici, et qui est susceptible d’éclairer la réflexion sur la théorie de l’imprécision et le discours juridique qui l’accompagne, peut s’expliquer sur la base du déplacement du paradigme de la philosophie de la conscience à celui de la philosophie du langage. Les travaux de Habermas, concernant le tournant linguistique, ont une valeur heuristique dans ce cas. Pour comprendre la signification de ce déplacement aux fins du présent article, il suffit de citer l’extrait suivant de Guastini qui situe ce déplacement dans le contexte de la méthodologie juridique :

L’interprétation est une activité mentale – une activité de l’« esprit », comme on dit. Cependant, nous ne sommes pas intéressés à cette activité mentale en tant que telle : une activité mentale n’est susceptible d’aucune analyse logique, mais seulement d’une analyse psychologique. Par conséquent, si l’on veut soumettre l’interprétation à une analyse logique, il faut la considérer non pas comme une activité mentale, mais plutôt comme une activité linguistique. Autrement dit, il faut prendre en considération non pas l’activité d’interprétation en tant que telle, mais plutôt son produit linguistique, son produit littéraire (un travail de doctrine, une décision juridictionnelle, etc.). De ce point de vue, l’interprétation apparaît comme l’expression linguistique d’une activité intellectuelle : l’interprétation n’est que le discours des interprètes[48].

2.2 L’usage de la norme dans la pratique

La philosophie analytique du droit ainsi fondée permet de repenser le droit et le discours juridique en fonction de l’usage. Sur cette base, la théorie pragmatiste du droit définit une approche contextuelle de l’opération de production du sens :

Pour savoir ce que les mots désignent, il faut savoir ce que les mots signifient. Et pour savoir ce que les mots signifient, il faut que nous les replaçions dans les contextes de leurs différents usages. En les replaçant dans leur contexte, nous saurons enfin saisir les manières diverses dont on les utilise : nous connaîtrons leur signification.

Tout ceci indique que la raison théorique n’est pas indépendante de l’agir et tente de nous convaincre du primat de la raison pratique et de l’inadéquation d’une séparation radicale entre la sphère des faits et celle des valeurs par l’instauration ou la restauration de la notion centrale de vitalité du concept de vérité. La sphère des faits est une biosphère liée à l’action orientée par des valeurs. Nous sommes ainsi des êtres qui pouvons connaître parce que nous pouvons agir : la connaissance suppose l’action[49].

Selon la formulation des Investigations philosophiques[50] de Ludwig Wittgenstein, « le sens, c’est l’usage » (meaning is use), et cet usage est déterminé par le choix d’une « forme de vie ». Appliquée au droit, cette formulation donne lieu à ce qui suit : « le sens des catégories juridiques et, notamment, du mot droit (l’ontologie du droit) ne peut être trouvé que dans leur usage effectif dans un jeu de langage juridique, c’est-à-dire dans l’expérience juridique ou dans la pratique juridique[51] ».

Dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, la juge dissidente Arbour examine la manière dont la jurisprudence canadienne a appliqué l’article 43 du Code criminel dans le passé récent. Elle en arrive à la conclusion que les cas que la juge en chef McLachlin, au nom de la majorité, considère comme des exceptions à l’application de cette disposition législative (des gifles ou des coups à la tête ; l’emploi de la force contre un adolescent ou un enfant de moins de 2 ans ; l’emploi d’un objet) ont donné lieu, dans certaines décisions qu’elle examine, à des acquittements au motif qu’il s’agissait de l’emploi d’une force raisonnable au sens de l’article 43.

Ce faisant, la juge Arbour se concentre sur l’usage judiciaire de la norme afin de déterminer si celle-ci satisfait à l’exigence constitutionnelle de précision. C’est précisément l’examen de cet usage judiciaire de la norme qui devrait être considéré pour établir le sens de la norme, car, d’une part, « le sens, c’est l’usage » et, d’autre part, le Code criminel, surtout lorsqu’il édicte comme en l’espèce un moyen de défense, « apparaît avant tout comme un ensemble de règles qui s’adressent aux juges, afin que ces derniers rendent leurs jugements d’une façon déterminée[52] ».

Procéder ainsi pour déterminer la précision d’une norme juridique consiste à vérifier la possibilité de réussite de « l’opération normative par laquelle les membres d’un groupe social adhèrent à une signification normative partagée[53] ». Évidemment, l’intersubjectivité dont il est question ici touche non seulement les juges, soit les membres du pouvoir judiciaire chargés d’appliquer la loi, mais aussi les justiciables qui, par leurs comportements, démontrent s’ils ont intégré ou non la norme juridique.

Au surplus, cette façon de faire, c’est-à-dire de vérifier l’usage judiciaire, n’est pas si inusitée puisque la Cour suprême y a eu recours dans l’arrêt Morales[54] en décidant que la disposition qui autorise le refus de remise en liberté sous condition d’un accusé, au motif que la détention est nécessaire dans « l’intérêt public », constituait une norme trop imprécise :

À mon avis, cette jurisprudence n’établit pas de “sens pratique” du terme “intérêt public”. Au contraire, elle met en évidence le caractère non limitatif de ce terme[55].

À mon avis, cette jurisprudence montre que les tribunaux n’ont pas donné de sens constant et établi au terme “intérêt public”. Ce terme ne donne aucune indication susceptible d’alimenter un débat judiciaire[56].

Selon la définition que lui donnent présentement les tribunaux, le terme “intérêt public” ne saurait orienter véritablement le débat judiciaire ni structurer le pouvoir discrétionnaire de quelque façon que ce soit[57].

La Cour suprême a réitéré que le recours à la pratique interprétative des tribunaux constituait une méthode appropriée dans l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée :

Pour pouvoir dire s’il y a possibilité d’un débat judiciaire, le tribunal doit d’abord entreprendre le processus d’interprétation qui est inhérent au “rôle de médiateur” du pouvoir judiciaire (Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 641). La question de l’imprécision ne doit pas être examinée dans l’abstrait, mais plutôt être appréciée dans un contexte interprétatif plus large élaboré dans le cadre d’une analyse de certains aspects tels que l’objectif, le contenu et la nature de la disposition attaquée, les valeurs sociales en jeu, les dispositions législatives connexes et les interprétations judiciaires antérieures de la disposition[58].

La juge dissidente Arbour était ainsi tout à fait justifiée de chercher l’éclairage des interprétations judiciaires antérieures de l’article 43 dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law. C’était là une pratique interprétative bien établie comme en font foi les arrêts mentionnés plus haut. De la même manière, dans le Renvoi sur la prostitution, en se fondant sur l’opinion incidente de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. LeBeau selon laquelle « la théorie de la nullité pour cause d’imprécision ne doit pas être appliquée au simple libellé de la disposition législative, mais à la disposition elle-même telle qu’elle a été interprétée et appliquée par les tribunaux[59] », le juge Lamer écrivait que la question est « de savoir si les tribunaux peuvent ou ont pu donner un sens raisonnable aux dispositions contestées du Code criminel. Autrement dit, la loi est-elle tellement imprécise qu’elle laisse une “large place à l’arbitraire” en permettant aux responsables de son application de faire prévaloir leurs préférences personnelles[60] ? » À cet égard, cette application de la théorie de l’imprécision s’appuie sur l’autre fondement de la théorie, soit la limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi.

C’est sur la base d’un tel fondement que la juge Arbour a pu conclure comme suit :

À mon avis, la jurisprudence est éloquente pour ce qui est de savoir si l’art. 43 circonscrit convenablement le débat judiciaire. La Cour serait mal avisée de donner aujourd’hui une nouvelle interprétation de la règle de droit et d’affirmer que cette interprétation doit désormais servir de cadre de référence au débat judiciaire, en ce sens que toute décision débordant de ce cadre est tout simplement erronée ! Cette approche fait perdre toute utilité au critère de l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical, précité. Il n’est pas nécessaire de se demander si, en théorie, l’art. 43 est susceptible de circonscrire dans une mesure acceptable le débat concernant son champ d’application. Il ne le fait manifestement pas. Malgré leurs tentatives d’établir des lignes directrices, les tribunaux canadiens ont été incapables de définir un cadre juridique pour l’art. 43[61].

Conclusion

Nous avons tenté de montrer que la prise en considération des conditions épistémologiques de possibilité du droit, telles qu’elles ont été redéfinies à la lumière des développements nouveaux de la théorie de la gouvernance, permet d’éclairer la méthodologie juridique. Par rapport à la conceptualisation qui y est proposée, d’aucuns pourraient considérer qu’une telle conception de la théorie de l’imprécision remet en question de manière trop importante le principe de la sécurité juridique. Il faut cependant reconnaître que l’objectif même de la prévisibilité du système juridique, qui découle du principe de la sécurité propre à la primauté du droit, est remis en question en raison de la complexité du droit. Selon Mireille Delwas-Marty, « quand un système dépasse un certain seuil de complexité (par sa structure dynamique et interactive), il ne peut être à la fois complet (au sens de prévisible) et cohérent (non contradictoire)[62] » :

La question vaut d’être posée, car elle renvoie à la validité formelle des systèmes de droit : la sécurité juridique implique que toutes les propositions soient démontrables – c’est ce qu’on appelle en mathématiques la complétude d’un système. Mais le rapport n’évoque guère les autres composantes de la validité : la validité axiologique, qui suppose la légitimité, donc la cohérence du système par référence aux valeurs protégées, et la validité empirique qui renvoie à l’effectivité et à l’efficacité[63].

Il serait possible de démontrer longuement que la complexité des règles du droit criminel, qui dépassent très largement le texte du Code criminel, est telle que l’objectif de sécurité juridique et d’avertissement raisonnable aux citoyens demeure en partie illusoire. Il perpétue une conception mentaliste du jugement, où les seules capacités déjà existantes de la raison sont supposées suffisantes pour connaître le droit. Évidemment, il ne saurait être question de faire ici la démonstration empirique des limites de la connaissance du droit par les citoyens. Il reste donc à construire en méthodologie juridique une approche théorique qui ferait ouverture à l’étude des présupposés épistémologiques mobilisés par le concept de droit et qui intègrerait ainsi les citoyens-destinataires dans la production de la signification normative. C’est là l’actuel défi que pose aux juristes le projet démocratique de la gouvernance par le droit.