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Le contrat se définit comme un accord entre une ou plusieurs personnes qui se décident envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation[1], à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose[2]. Le contrat serait une manifestation de volonté destinée à produire des effets de droit[3]. Il constitue pour les contractants un acte de prévision[4].

Construction libérale du xixe siècle[5], le dogme de l’autonomie de la volonté est le socle sur lequel s’est bâtie la théorie générale du contrat. La philosophie libérale estimait que l’autonomie de la volonté était synonyme de justice et d’équilibre contractuel. Le fait que les conventions sont librement négociées et conclues atteste naturellement leur caractère juste. Dès lors, est considéré comme valide tout engagement contracté en l’absence de vices de consentement. Cette conception trouve grandement écho dans le droit positif, le droit des contrats, où différents ordres juridiques d’obédience civiliste reconnaissent cette affirmation dans leurs codes civils[6]. Sur le plan international, les Principes d’UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international[7], ainsi que les Principes du droit européen des contrats à l’échelle régionale[8], constituent de bonnes illustrations de la validité du contrat par le moyen des vices de consentement. La justice contractuelle serait alors un fait naturel, et non un besoin idéal auquel le rapport d’obligations devrait se conformer[9]. Cette conception du contrat a souvent trouvé appui dans la formule de Fouillée selon laquelle « qui dit contractuel dit juste ». Pourtant, de l’avis d’autres auteurs, cette formule veut simplement dire que le contrat est considéré comme juste et respectable parce qu’il intègre la dimension sociale dans sa définition, et non parce qu’il est juridiquement regardé comme étant juste[10]. Toujours dans l’optique libérale du contrat, Kant écrit que « [q]uand quelqu’un décide quelque chose à l’égard d’un autre, il est toujours possible qu’il lui fasse quelque injustice ; mais toute injustice est impossible dans ce qu’il décide pour lui-même[11] ». Ainsi, pour Kant, aucun contractant ne peut se vouloir du mal à lui-même en compromettant ses intérêts légitimes. Le contrat librement consenti doit être exécuté en vertu de la force obligatoire.

Décriée depuis longtemps[12], certains auteurs ayant même déclaré la crise[13], ou la nouvelle crise du contrat[14], l’autonomie de la volonté demeure au centre de critiques d’une actualité saisissante. Il existe de plus en plus de contrats innommés et la notion même de contrat semble s’élargir. Le contrat d’affacturage en est un exemple. Dans ce rapport d’obligations à trois parties, s’il existe effectivement un lien obligationnel entre le débiteur principal et le créancier originel, une telle réalité fait défaut entre le nouveau créancier qui est subrogé dans les droits du précédent, et le débiteur principal alors simplement informé de faire le paiement au nouvel acquéreur de la créance. Aucun consentement n’est requis de sa part pour la validité de l’opération. L’affacturage est prisé parce qu’il permet à l’entreprise de réaliser ses créances par l’obtention du crédit[15]. Cette transformation du phénomène contractuel qui bat de vitesse les certitudes de la théorie générale du contrat est à la base des pouvoirs contractuels[16]. Ces derniers sont en général au service unique de l’efficience économique du contrat. Le rapport d’intérêts n’est même plus ce lieu de choc frontal[17]. Il devient davantage un instrument de soumission et de domination que la partie forte utilise à sa guise, au détriment de celle qui est en situation de faiblesse, sous le couvert du paradigme de l’autonomie de la volonté[18].

Pour qu’une doctrine soit érigée au rang de paradigme, elle doit satisfaire à un certain nombre de conditions. Kuhn souligne d’abord l’adhésion d’un ensemble de chercheurs ou de la communauté scientifique aux résultats d’une recherche. Il soutient ensuite que la doctrine ou encore la théorie en question doit nécessairement paraître meilleure que ses concurrentes, tout en reconnaissant qu’il n’est pas impératif qu’elle explique tous les faits auxquels elle pourra être confrontée, d’autant plus que, par essence, elle ne saurait tout expliquer[19]. Aujourd’hui, il ne peut être ignoré que le dogme de l’autonomie de la volonté ne représente plus, dans un contexte d’unilatéralisme, le seul modèle de référence de l’administration du processus contractuel. En ce sens, il donne satisfaction à la deuxième condition de reconnaissance d’un paradigme : l’impossibilité de pouvoir tout expliquer[20]. Le rappel de cette réalité basique trouve sa source dans le refus difficilement acceptable de ce paradigme de reconnaître ses limites contemporaines. Celles-ci commandent qu’il se remette en cause et qu’il accepte d’accueillir en son sein des adaptations qui viennent renforcer sa légitimité. Continuer à soutenir que le principe de l’autonomie de la volonté demeure la grille de lecture exclusive du phénomène contractuel serait tout simplement une vue de l’esprit.

La nécessité d’opérer un choix de philosophie contractuelle entre l’utilité économique exclusive du contrat et la considération de chaque contractant comme étant une fin s’impose à nous. À ce titre, la prédominance de l’unilatéralisme dans les relations contractuelles (1), combinée à la recherche de l’efficience économique du contrat (2), nous permettra de justifier la remise en cause du volontarisme contractuel.

1 La prédominance de l’unilatéralisme dans les relations contractuelles

Dans des sociétés naguère caractérisées par la sédentarisation des individus, les relations contractuelles étaient dominées, pour l’essentiel, par des actes formels liant des personnes qui acceptaient de se retrouver pour construire, en harmonie avec les prescriptions sociales, un lien obligationnel[21]. La présence de certains individus dans un lieu précis et la proximité de plusieurs autres favorisaient des échanges entre des personnes qui avaient la certitude de se revoir à tout moment, parce qu’elles appartenaient au même groupe social ou à des groupes voisins. Chaque chef de groupe social veillait à la compréhension et à la sécurisation des échanges entre ses administrés, ou entre ceux-ci et d’autres individus venant de groupes sociaux différents.

Le formalisme était donc de mise. Il peut être défini comme le principe par lequel tout acte juridique, pour exister, doit satisfaire à l’accomplissement de certaines formalités. L’exemple du droit romain constitue une belle illustration de cette pratique. Dans la société romaine, bien que la volonté demeure à la base de tout contrat, elle n’a jamais été l’élément déterminant de la formation du contrat. La certitude de l’existence d’un acte contractuel reposait sur l’exigence de satisfaction à un formalisme très strict. Il se résume alors en la prononciation de certaines formules rituelles qui sont considérées comme sacrées. Le contrat tirait sa force obligatoire de l’accomplissement des formalités en l’absence desquelles sa validité était fortement contestable[22]. Le formalisme ainsi défini semble plutôt lourd pour le processus de formation du contrat. Cependant, il est davantage le procédé par lequel une société assure une protection appropriée aux parties au contrat et affirme clairement sa prépondérance sur la volonté des contractants[23].

Aujourd’hui, nous voilà loin des sociétés primitives où les relations obligationnelles se déroulaient dans un cercle plus ou moins restreint. Le développement exponentiel des moyens de communication a rendu plus fluides les frontières tant à l’intérieur des régions d’un pays donné qu’entre les États voisins. Bien plus, le développement des transports aérien et maritime a autorisé une si grande porosité des frontières interétatiques et intercontinentales que les relations contractuelles ont pris une dimension internationale très importante. Avec le développement des économies d’échelle et aussi l’avènement des techniques modernes de commercialisation qui assurent une distribution de masse, le contrat ne peut plus se réduire uniquement à l’exigence de formalisme[24]. À partir des contrats de bonne foi, le contrat est progressivement interprété sur la base de la commune intention des parties. Au xixe siècle, le consentement devient un élément important de la formation du contrat et de la détermination de son contenu. Il est convenu que les parties doivent respecter la parole donnée. Cependant, de nouvelles difficultés liées aux exigences de célérité et de maximisation des gains apparaissent : le contrat qui est considéré comme une rencontre de deux volontés devient unilatéral, standardisé, d’adhésion. Comment assurer, dans ces circonstances, l’atteinte de l’équilibre contractuel ?

Une telle configuration des relations contractuelles — jusqu’ici basées sur le dogme de l’autonomie de la volonté — contrarie dans leur essence même les attributs de liberté et d’égalité, dont il faudra désormais trouver l’efficacité dans l’émergence d’un droit des relations contractuelles inégalitaires[25]. La possibilité de reconnaissance d’un tel droit commande une analyse rigoureuse de ses éléments générateurs, pris en la forte contractualisation de masse de la société (1.1), doublée de la montée en puissance des pouvoirs contractuels (1.2).

1.1 La contractualisation de masse de la société

La praticabilité du dogme de l’autonomie de la volonté a fait couler beaucoup d’encre, la question centrale au regard des conditions dans lesquelles se donnaient les consentements étant de savoir si la volonté qui a voulu a réellement voulu[26].

Les principes fictifs de la liberté et de l’égalité semblent révéler les limites de l’autonomie de la volonté (1.1.1), situation que l’unilatéralisme observé dans les contrats d’adhésion matérialise (1.1.2), principes de la liberté et de l’égalité contractuelles dont la restauration de l’autorité exige une recherche appropriée des causes de leur inefficacité.

1.1.1 Les principes fictifs de la liberté et de l’égalité

Il convient de préciser, de prime abord, qu’il ne s’agit pas d’une « fictivité » naissante des principes de la liberté et de l’égalité dans les relations contractuelles. Dans la conception traditionnelle des relations obligationnelles, tous les écrits relatifs à la remise en cause du dogme de l’autonomie de la volonté ont souvent dénoncé le caractère aléatoire de ces principes directeurs de la théorie générale du contrat.

Ainsi, durant la dernière décennie du xxe siècle, Véronique Ranouil affirmait que la justice est loin d’être une donnée inhérente au contrat. Les postulats de la liberté et de l’égalité sur lesquelles la théorie générale du contrat a été conçue sont en réalité inexacts. Dans une relation contractuelle, il y a toujours un des contractants qui est plus fort que l’autre. Il serait, par conséquent, imprudent d’abandonner, sous le couvert des prétendus postulats de la liberté et de l’égalité, le sort des attentes légitimes du contractant en difficulté entre les mains du cocontractant qui est en position de favori. Il faut alors bien considérer que « [l]a justice ne procède pas naturellement du contrat, car les contractants ne sont ni libres ni égaux : leur égalité nominale dissimule leur inégalité réelle. Il arrive souvent que les obligations ne soient pas librement consenties, mais imposées par le plus fort au plus faible[27] ». Dans le même sillage à la toute fin du xxe siècle, Brigitte Lefebvre déclare qu’il ne faut pas confondre l’égalité juridique proclamée des individus avec l’égalité factuelle qui est plus difficile à affirmer. Et cela, au regard des différences qui existent ou qui peuvent exister entre les individus, proclamant certains en position de force et d’autres en situation de faiblesse au lien obligationnel. En règle générale, les individus « ne possèdent pas le même pouvoir de négociation. De tout temps, le plus fort a su dicter sa loi et on est forcé de constater qu’il en sera toujours ainsi si aucune limite n’est posée pour l’exercice de ses droits[28]. » Il est donc possible de conclure que la théorie de l’autonomie de la volonté repose sur une certitude imaginaire d’égalité[29]. Pour sa part, Pascal Lokiec pense que l’ère du mythe juridique du contrat égalitaire est révolue et que, aujourd’hui, le phénomène des pouvoirs contractuels démontre la domination certaine de la partie privilégiée sur le cocontractant qui se trouve en difficulté[30]. Denis Mazeaud, lui, affirme que, dans les contrats relationnels, non seulement l’égalité des parties n’est qu’un leurre, mais aussi que la liberté est unilatérale[31].

À la lumière de ces propos, il convient de remarquer que les principes de la liberté et de l’égalité qui caractérisent le dogme de l’autonomie de la volonté existent de façade dans les relations contractuelles. Dans la confrontation entre la conception théorique de ces principes et leur application pratique, il ressort qu’ils ne font véritablement pas la promotion de la collaboration, du sens du bien commun, de la réalisation des attentes légitimes réelles des parties au lien obligationnel. Cette observation contraste avec une autre opinion qui affirme la plausibilité des principes de la liberté et de l’égalité dans le rapport d’obligations, chaque contractant étant maître de ses propres intérêts[32]. Il existe ainsi une pression dialectique entre le désir d’épanouissement individuel, pris au sens de responsabilisation de chacune des parties au contrat, et le besoin de satisfaction à la réalisation d’une oeuvre commune, soit le contrat, traduit par l’engagement de chaque contractant à collaborer effectivement à la concrétisation des attentes légitimes du cocontractant. Cette tension ne témoigne-t-elle pas de la difficulté de prendre soin, par nous-mêmes, des intérêts contractuels de l’autre ?

La question ainsi posée appelle dans sa réponse une lecture philosophique bien nourrie par la doctrine libérale[33] et la doctrine solidariste[34] du contrat, illustrée par un auteur en ces termes :

Les politiques libérales étaient liées par l’impératif de toujours respecter l’ordre naturel ; la découverte des solidarités interdit le maintien de cette référence. La société devra se construire contre nature. L’utopie libérale était que la société se dégraisse de tout ce qui la maintenait à distance de la nature et de sa nature, que le pouvoir, institution contre nature par excellence, poursuive son propre effacement ; l’utopie solidariste est exactement inverse : la société ne sera jamais assez sociale ; la nature l’empêche de coïncider avec elle-même ; et, faute de pouvoir s’en affranchir, il lui revient de la maîtriser et de la lier au seul ordre qui lui convienne : celui qu’elle s’impose[35].

Il faudra bien se rendre compte que la question n’est pas de savoir laquelle de ces deux conceptions philosophiques de l’être humain a prépondérance sur l’autre. Pour les besoins du contrat, il nous faut faire abstraction des luttes de chapelles doctrinales. La tendance est plus souvent d’épouser, de manière aveugle et excessive, une vision donnée en refermant toute fenêtre sur ceux qui ne disent pas la même chose que nous. Lorsque les terres des luttes cloisonnées ne seront plus fréquentées, il restera alors une seule donnée à analyser : la vulnérabilité des parties au lien obligationnel.

Pour mieux la saisir, cette vulnérabilité ne saurait être appréciée selon la conception spirituelle du contrat[36], c’est-à-dire l’autonomie classique de la volonté. Elle devrait l’être par l’entremise d’une vision pragmatique du sort des parties en situation de vulnérabilité à une étape ou une autre du processus obligationnel. Les normes juridiques doivent s’appliquer en tenant compte des faits concrets. Or, à l’analyse, le principe de l’autonomie de la volonté semble constituer une sorte de prêt-à-porter juridique, applicable à des situations qui se produiraient à l’identique dans le temps. Les normes juridiques ne sont pas le droit, mais elles participent à sa production par l’intermédiaire de l’interprétation et de l’argumentation. Il ne suffit pas de faire une application mécanique de la règle juridique, une espèce de stéréotype inébranlable qui semble avoir prévu de multiples situations une fois pour toutes. Il serait alors question de stéréotype dont ni l’écoulement du temps ni les mutations contractuelles, présentes ou à venir, ne sauraient modifier l’application. Le droit n’est pas une donnée statique, figée, mais une conquête permanente dont la découverte du sens requiert une adaptation de la norme juridique à la situation concrète[37]. Prenant en considération les différences d’autonomie des uns et des autres, la production pratique du droit ne s’accommode pas toujours d’une conception métaphysique de la norme ou d’une vision désincarnée de l’humain. Elle est le reflet d’une image incarnée des individus gouvernés par leurs forces et leurs faiblesses, d’une vision moins libérale, plus sociale. Aussi, dans une assertion pragmatique du rapport d’obligations, la conception axiomatique du contrat puisant ses sources dans l’autonomie de la volonté en ses principes de la liberté et de l’égalité devrait être revisitée. Il s’agit de procéder à une adaptation de la théorie générale du contrat, dont « la vision générale requise désormais suppose une compréhension nouvelle de la fonction du contrat au sein du système juridique et sa revalorisation nécessaire dans la pensée juridique dominante[38] ». Elle doit harmoniser avec le temps en quittant ses certitudes figées, pour s’intéresser aux pratiques contractuelles non pas statiques mais en mouvement, en perpétuel mouvement[39]. La contractualisation de masse qui aboutit à l’ère des stéréotypes, des standards juridiques que sont les contrats d’adhésion[40], raffermie aujourd’hui par les contrats-autorité ou encore les contrats de dépendance, bouleverse la théorie générale du contrat dans son fondement qui est l’autonomie de la volonté. Il semble alors, dans ces circonstances, que le règne des clauses de pouvoirs qui justifie le développement de l’unilatéralisme commande la remise en cause contemporaine du volontarisme contractuel. L’unilatéralisme que caractérisent ainsi les pouvoirs contractuels, lesquels ne rassurent réellement pas quant à leur capacité à préserver l’équilibre obligationnel ou à garantir la réalisation des attentes légitimes de la partie en situation de vulnérabilité, se retrouve matérialisé dans le phénomène des contrats d’adhésion.

1.1.2 La systématisation des contrats d’adhésion

Selon le Code civil du Québec, « [l]e contrat est d’adhésion lorsque les stipulations essentielles qu’il comporte ont été imposées par l’une des parties ou rédigées par elle, pour son compte ou suivant ses instructions, et qu’elles ne pouvaient être librement discutées[41] ».

L’appellation « contrat d’adhésion », dont Saleilles assume la paternité[42], est définie par Jacques Ghestin en ces termes :

Les contrats d’adhésion ne posent un problème législatif spécifique que lorsqu’il y a adhésion à un contrat type, de portée abstraite et générale, rédigé unilatéralement par l’une des parties, ou […] par un organisme représentant les seuls intérêts de l’une des parties. La définition proposée implique une inégalité de fait entre les parties, mais celle-ci n’est pas nécessairement la conséquence d’un monopole ou même d’une puissance économique considérable […] Le contrat d’adhésion peut ainsi être défini comme l’adhésion à un contrat type, qui est rédigé unilatéralement par l’une des parties et auquel l’autre adhère sans possibilité réelle de le modifier[43].

Pour certains auteurs, il s’agit des contrats « dont la conclusion résulte, non d’une libre discussion […] mais de l’adhésion […] de la partie économiquement faible au projet prérédigé par la partie forte. Ainsi en va-t-il des contrats conclus par les particuliers avec certaines grandes sociétés jouissant d’un monopole […] ou d’une position dominante[44]. »

D’autres auteurs voient la chose ainsi qu’il suit :

Toutefois, il existe des contrats où il est impossible pour l’une des parties […] d’en discuter les conditions ; l’une étant en position de faiblesse, l’autre en position de force, la première ne peut qu’adhérer à la proposition de la seconde ou refuser d’adhérer ; c’est à prendre ou à laisser. Certes, il est sans doute rare que deux contractants soient parfaitement en égale position de force ou en égale position de faiblesse : il peut toujours arriver que l’une des parties soit plus avisée, plus habile, plus rusée […] Ce n’est pas de cette « inégalité » entre simples particuliers dont il est question ; en revanche, le simple citoyen ne fait bien souvent pas le poids lorsqu’il s’adresse à un assureur, à un transporteur, à Hydro-Québec ou à une compagnie de télécommunications : s’agissant de négocier, […] il est en position de faiblesse par rapport à l’autre, il ne peut qu’adhérer au contrat proposé ou refuser d’adhérer, se privant ainsi de produits ou de services qui pourraient lui être indispensables. De tels contrats sont dits d’adhésion[45].

De toutes ces définitions, ressortent régulièrement les termes « monopole », « puissance économique » ou « position dominante » soit pour justifier la localisation des contrats d’adhésion, soit pour réfuter leur cantonnement dans ces seules situations. Le critère à retenir est alors celui de l’existence d’un contrat type rédigé unilatéralement, auquel l’une des parties adhère sans qu’elle ait effectivement le moyen de le modifier. Certes, des auteurs contestent cette affirmation au motif que les contrats d’adhésion et les contrats types représentent deux catégories différentes. Ils pensent que rien n’empêche une partie au contrat type de procéder à la modification de certaines clauses du contrat. Elle peut alors le faire par leur remplacement par une autre clause dite cette fois-ci personnalisée. La contestation se trouve davantage renforcée par le fait que les parties à cette catégorie de contrat, pris sous l’angle économique, ne sont pas forcément inégales[46]. Il est pourtant très difficile de prétendre solliciter et obtenir le remplacement d’une clause standardisée par une clause personnalisée. Le plus souvent, le choix se résume à la faculté d’accepter ou de refuser des produits ou des services essentiels pour notre épanouissement. En tout respect d’un autre point de vue[47], il nous semble que pourrait être considéré comme d’adhésion tout contrat dont le contenu est rédigé unilatéralement par l’une des parties et que le cocontractant, à force égale ou inégale, qu’il soit présent ou absent au moment de l’élaboration des clauses, n’a pas concrètement la possibilité d’adapter, car, il se trouve ainsi en situation de vulnérabilité.

Dans sa définition, le contrat d’adhésion conduit à se demander s’il ne représente pas une exception au principe de l’autonomie de la volonté dans lequel la théorie du consentement prend racine. Cette observation ne manque pas d’intérêt. La distinction qui est souvent faite entre le contrat négocié — qui résulte par essence de la volonté des parties — et le contrat d’adhésion représente une réalité sociale bien connue dont le premier élément constituant est l’industrialisation. La situation d’inégalité qu’elle installe entre les parties rend disproportionnée la négociation qui peut s’ouvrir entre elles. Le second élément constituant de cette réalité sociale est la standardisation de la production et la consommation de masse[48]. Les exigences de célérité et de rentabilité économique instaurent un climat d’unilatéralisme qui accorde à la partie en position de force le pouvoir de décider du contenu et du sort de la relation contractuelle.

Dans ces conditions, comment est-il possible de réellement affirmer que la partie en position de vulnérabilité au contrat a pu donner, en toute liberté et égalité, son consentement alors déclencheur de l’exécution des prestations contractuelles[49] ? Il serait difficile de qualifier de contrats les actes d’adhésion auxquels des personnes souscrivant chaque jour, du moment où elles ont aucun choix véritable à faire, si ce n’est celui qui consiste à se résoudre à contracter sans aucune conviction réelle, les principes de la liberté et de l’égalité contractuelles étant essentiellement contestables. Pourtant, l’adhésion à de tels contrats est interprétée comme une émission en bonne et due forme du consentement requis comme condition de formation du contrat.

En matière contractuelle, nul ne peut se prévaloir, en dehors des cas de vices de consentement, d’avoir été trompé pour tenter de faire échec à l’exécution de l’accord de volonté. À défaut de certitude, les parties sont présumées avoir contracté en parfaite connaissance de cause. C’est du moins, en règle générale, ce qui est enseigné dans les facultés de droit, que ce soit au Québec[50], en France[51] ou encore au Cameroun[52], pour ne citer que ces quelques territoires de tradition civiliste.

Cette conception de l’autonomie de la volonté rencontre des résistances, dont l’exemple des contrats conclus par l’entremise des réseaux numériques constitue une illustration fort pertinente.

Procédant à une analyse des figures contemporaines du contrat d’adhésion, certains auteurs, prenant l’exemple du shrink wrap contract, encore appelé shrink wrap license, prisé dans le commerce du logiciel, s’interrogent sur la valeur réelle du consentement donné dans une telle opération obligationnelle. C’est un contrat en vertu duquel le consentement précède la découverte du contenu contractuel. Le simple fait de déchirer la pellicule de plastique qui entoure le produit engage l’adhérent sans qu’il sache antérieurement à quoi il manifeste son consentement, engagement dont la valeur juridique pourrait bien être contestée[53]. La multiplication et la complexité contemporaine des contrats d’adhésion qui, de plus en plus, s’adaptent aux avancées du domaine informatique en allant à la rencontre des clients par l’entremise des réseaux numériques rendent difficile la recherche de l’équilibre. Elles posent le problème de la réalité non pas tant objective du consentement, celle-ci étant facile à démontrer par le simple fait que le client a cliqué sur oui, mais davantage subjective. L’interrogation appropriée est de se demander si l’acceptation objective du client se trouve en situation non excessivement déséquilibrée au regard de ses attentes légitimes[54].

Certains pourraient prendre la défense du contrat d’adhésion en mettant en exergue les besoins de célérité et de flexibilité requis des relations contractuelles d’échelle. Il serait aussi possible de prendre en considération le nombre élevé de contrats que passent les individus chaque semaine, ce qui plaide en faveur d’une telle redéfinition du phénomène contractuel. Dans un contexte de production à grande échelle, de distribution et de consommation de masse, la standardisation qui en résulte se traduit par la centralisation des pouvoirs. La rapidité et l’efficacité requises interdisent toute perte de temps en fait de négociations inutiles. Dans la distribution contemporaine des biens et des services, les entreprises conceptrices du contenu obligationnel mesurent les risques et prévoient les dommages auxquels elles peuvent répondre. Le contrat d’adhésion est alors regardé comme un élément important de stratégie de gestion moderne des entreprises[55].

Comme le relève un auteur,

« le contrat d’adhésion représente un progrès par rapport aux marchandages et palabres des droits archaïques […] le procédé de l’adhésion correspond à une standardisation du contrat, corollaire de la standardisation industrielle : il serait inutile de gagner du temps dans la production des richesses si, au stade de la commercialisation, les professionnels devaient perdre cet avantage en négociations superflues[56] ».

Voici ce qu’en pensent d’autres auteurs :

Aujourd’hui comme hier, nombreux sont les contrats qui ne laissent place à aucune discussion : l’usager du métro ne discute pas des conditions du contrat passé avec la S.T.C.U.M., pas plus que le client de Bell Canada, de Provigo ou celui du « dépanneur du coin », d’Esso ou de Pétro-Canada ; à la rigueur, de très nombreux contrats pourraient être dits d’adhésion. Cela n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Comme l’a observé le Doyen Carbonnier : « on ne saurait interdire les contrats d’adhésion qui représentent un progrès par rapport aux marchandages et palabres des droits archaïques ». Cela est plus vrai encore dans le contexte économique contemporain, où efficacité et rapidité incitent les entreprises à la standardisation[57].

Il est alors à penser que suivant l’évolution des avancées technologiques, industrielles et commerciales, et en phase avec le développement des moyens de communication, le contrat d’adhésion constitue un nouvel outil servant à faciliter les échanges en optant pour la flexibilité du formalisme contractuel.

Au regard du développement économique et social[58], le contrat d’adhésion aurait dû jouer un rôle central dans la modernisation des relations obligationnelles. Cependant, ignorant l’approche solidariste du contrat qui consiste, dans l’élaboration du contenu du contrat pris en des droits et des obligations des contractants, à concilier les intérêts des parties en reconnaissant en la partie en position de vulnérabilité notre propre condition humaine[59], le contrat d’adhésion s’est révélé illusoire relativement à l’épreuve des faits.

L’inégalité des forces en présence dans un contrat recommande, a priori, un régime spécial pour assurer un minimum d’équilibre contractuel, une protection adaptée des attentes légitimes du contractant en situation de vulnérabilité[60]. Les contrats d’adhésion dérogent à la solidarité qui est consubstantielle à tout contrat[61]. Elle constitue, avec l’autonomie de la volonté, le socle sur lequel les parties au rapport d’obligations consentent à entrer en relation d’affaires. Il serait, par conséquent, recommandé de les interpréter en fonction des besoins de la communauté, de les concrétiser en se basant sur leur véritable caractère, des faits sociaux qu’il faudrait niveler à la hauteur des attentes contractuelles de chaque partie[62].

Cette analyse que nous faisons des contrats d’adhésion nous conduit à ce que déclarait un auteur :

Saleilles estimait que le contrat d’adhésion ne doit pas donner lieu à une recherche de la volonté commune, car cette recherche n’a de valeur que là où les deux volontés ont un rôle égal à jouer. Lorsqu’une des parties a défini seule la norme contractuelle avant de l’imposer à l’autre, il convient d’interpréter les stipulations en cause comme on aurait à le faire au sujet d’une norme générale – c’est-à-dire, selon le système même que Saleilles appliquait à la loi, non pas la classique recherche d’intention, mais l’interprétation d’un texte objectif, désormais compris « dans le sens de ce qu’exigent et la bonne foi et les rapports économiques en jeu »[63].

Il en ressort que, devant l’unilatéralisme qui règne dans les contrats d’adhésion, la restauration d’un minimum d’équilibre contractuel passe par une interprétation objective du contrat. Cette lecture contractuelle intégrerait dans sa logique non pas tant cette commune intention des parties caractérisée par la signature d’un contrat d’adhésion, mais bien plus ce à quoi les parties auraient dû souscrire en fonction de leurs attentes légitimes réelles.

De prime abord, la conception de l’interprétation des contrats d’adhésion en fonction de la réalité sociale ne semble pas cadrer avec celle qui a été retenue par le législateur québécois, favorable à la recherche de la commune intention des parties[64]. Dans cette recherche, il sera tenu compte non seulement de ce qu’elles auraient déjà retenu elles-mêmes comme interprétation, mais aussi de la nature ou encore des circonstances ayant présidé à sa conclusion[65]. La commune intention des contractants sera alors déterminante dans la recherche de l’équilibre minimal du contrat d’adhésion[66].

Les dispositions de l’article 1426 du Code civil du Québec prennent en considération les circonstances ayant entouré la conclusion du contrat d’adhésion. Dans son oeuvre d’interprétation, le juge doit vérifier que le contrat a été non seulement régulièrement, mais aussi légitimement conclu. C’est-à-dire en parfait respect de la préservation des intérêts respectifs de chacune des parties. Nous pouvons aussi comprendre que, moins qu’une interprétation de chaque clause du contrat alors considérée comme isolée des autres, l’article 1427 du Code civil opte pour une interprétation solidaire de chacune des stipulations par rapport à l’ensemble du contenu contractuel. La lecture d’une clause, rétive quant à la prise en considération de l’ensemble des stipulations, priverait d’intérêt essentiel la relation contractuelle. Cependant, il nous semble difficile, dans ce mécanisme d’interprétation du rapport d’intérêts, d’accorder du crédit à la recherche de la commune intention des parties, le contrat étant d’adhésion.

Dans son souci d’assurer un minimum d’équilibre contractuel, le législateur québécois a également retenu les dispositions de clauses abusives[67]. Par une conception objective tenant à l’emploi du terme « raisonnable », et une conception subjective matérialisée par l’adjectif « excessif », l’article 1437 du Code civil du Québec permet au juge de procéder à une double interprétation tenant à ces deux moyens. Le caractère excessif lui permet de faire une analyse à la fois objective et subjective de la situation de déséquilibre, allant des circonstances générales à la situation particulière du contractant en état de vulnérabilité[68]. Le législateur fait aussi cas des clauses illisibles ou incompréhensibles des contrats d’adhésion ou de consommation[69]. Certains auteurs pensent qu’il s’agit là d’un excellent moyen de rééquilibrage du contrat que la partie en position de faiblesse devrait exploiter, afin de parvenir à briser la toute-puissance du contractant fort[70]. La partie en position de force devra prouver qu’elle a expliqué convenablement les dispositions litigieuses à l’adhérent.

La remise en cause actuelle du volontarisme contractuel est loin d’être exclusivement caractéristique des contrats d’adhésion. En effet, l’unilatéralisme qui est observé dans les nouvelles figures contractuelles, doublé de sa conséquence logique qui est le développement des pouvoirs contractuels, se trouve aujourd’hui illustré par les contrats de dépendance.

1.2 La montée en puissance des pouvoirs contractuels

Dans le contenu contractuel, il existe deux types de clauses : les clauses obligationnelles, qui servent à l’édiction des droits et des obligations ; et les clauses non obligationnelles, qui sont qualifiées de clauses de pouvoirs[71]. Ainsi, si le droit des relations contractuelles reconnaît l’agencement des droits et des obligations des contractants dans le contenu contractuel, il n’en demeure pas moins que ce corpus contient des clauses d’attribution des pouvoirs unilatéraux au contractant privilégié, lesquels pouvoirs lui permettent de décider du sort du contenu contractuel.

À rebours de la conception autonomiste de la volonté qui, par définition, procurerait l’équilibre au contrat, il semble que, par le moyen des contrats de dépendance (1.2.1)[72], le phénomène des pouvoirs contractuels, moins qu’une option de défense de l’équilibre obligationnel ou encore des intérêts légitimes de chacune des parties, pourrait être révélateur du déficit d’égalité et de liberté qui préside aux destinées des relations d’obligations (1.2.2).

1.2.1 La prolifération des contrats de dépendance

Le contrat de dépendance[73], encore appelé « contrat de sujétion[74] », bat en brèche toute la construction libérale de la théorie générale du contrat pris en ses principes de la liberté et de l’égalité. Ce sont des conventions ayant à leur sommet un donneur d’ordre. Le rapport d’obligations se définit par essence comme structurellement inégalitaire[75].

Plusieurs auteurs ont essayé de donner une définition du contrat de dépendance. Selon Denis Mazeaud, il s’agit des relations contractuelles

qui se cristallisent fréquemment dans une clause d’exclusivité, qui sous-tendent un projet commun, souvent caractérisé par une communauté de clientèle, et qui s’inscrivent dans la durée ; autrement dit, dans les contrats-cadres à l’origine desquels la liberté est souvent plus unilatérale que contractuelle, l’égalité des parties, tout au long du processus contractuel, un simple leurre, et pour l’exécution ou l’expiration desquels l’unilatéralité et, partant, l’inégalité des pouvoirs contractuels sont des réalités indiscutables[76].

Pour Christophe Jamin, il s’agit des

contrats de sujétion, qui ont pour particularité de s’inscrire dans la durée et de ne pas être seulement le support d’un échange. Parce qu’ils mettent aux prises des parties de force inégale, ces contrats peuvent réserver à l’une d’entre elles le droit de fixer les règles du jeu au cours de leur exécution […] Ces contrats ont la particularité de faire de l’un des contractants le sujet de l’autre, sans que le droit civil, ni d’ailleurs le droit de la consommation soient toujours en mesure de prendre en charge cette situation. Or celle-ci a pour effet de nous restituer un vieux modèle contractuel – dont les contrats féodaux constituaient l’une des figures marquantes – que toute la tradition des Lumières a tenté de faire disparaître au profit des contrats d’association[77].

Selon Virassamy, ces rapports d’intérêts peuvent se définir comme des contrats qui régissent une activité professionnelle où l’existence, la survie de l’une des parties, qualifiée d’assujettie, dépend de la relation régulière et exclusive qu’elle entretient avec son cocontractant, ce dernier étant reconnu comme la partie privilégiée. La conséquence logique est alors la situation de dépendance économique du contractant assujetti, qui demeure sous la domination du privilégié[78].

De toutes ces définitions, il conviendra de remarquer l’existence d’un concept central qui les fédère : la dépendance. Discursivement, nous relevons deux catégories de dépendance dans les relations obligationnelles, soit la dépendance juridique et la dépendance économique. Il ne s’agit pas de nier l’existence possible d’autres types de dépendance. C’est ainsi qu’il est possible de retenir la dépendance affective dont parle la professeure Langevin[79]. Cependant, il est davantage question de circonscrire, de manière logique, celles que nous pouvons qualifier de dépendances basiques dans les rapports d’obligations constitués en réseaux.

La dépendance juridique peut se définir comme celle où la naissance d’un ou de contrats subséquents dépend de l’existence d’un contrat de base, considéré comme la matrice des rapports d’obligations. La disparition de cette matrice entraîne ipso facto l’anéantissement de tous les contrats qui gravitent autour, ceux-ci n’ayant d’existence juridique que par elle. Il peut s’agir, dans le domaine des chaînes de contrats, de l’hypothèse spécifique des contrats de la construction. Le contrat de base qui lie le maître d’ouvrage au maître d’oeuvre est la raison d’être des contrats de sous-traitance. Il en ressort que l’anéantissement du contrat de base prive conséquemment d’intérêt les contrats suivants, les sous-traitances. L’existence juridique des contrats de sous-traitance est alors tributaire de la réalité du contrat principal, le contrat de base. Il est incontestable que dans ces circonstances la disparition de la matrice, le contrat de base, prive aussitôt d’intérêt le maintien dans la sphère obligationnelle des contrats de sous-traitance qu’elle a engendrée.

Dans ces situations de dépendance juridique, nul ne peut nier la réalité des implications économiques pour ce qui est des contrats de sous-traitance. Toutefois, il ne s’agit pas véritablement de contrats sur lesquels les sous-traitants ont exclusivement misé leurs espoirs de survie, la réalisation de l’engagement épuisant de droit la sous-traitance. Une rupture démesurée de telles relations contractuelles n’entraîne que les suites logiques que le droit des contrats réserve à ce genre de situation, en fait de responsabilité.

Tout autre est la situation des contractants qui, dans une relation obligationnelle, sont placés sous le prisme de la dépendance économique. Les contrats de dépendance économique sont marqués par une dualité de caractères : ils sont non seulement d’adhésion, mais aussi à exécution successive. Reprenant en les développant les critères exposés par le doyen Cuche, Virrassamy estime que la notion de dépendance économique obéit à trois conditions : 1) l’existence d’une relation contractuelle entre le partenaire privilégié et l’adhérent ; 2) la pertinence des liens obligationnels pour la survie de l’assujetti ; et 3) le caractère permanent ou régulier de ces liens contractuels en vigueur entre les parties[80].

La nécessité de l’existence d’un lien contractuel entre le partenaire privilégié et le cocontractant assujetti a pour objet de restreindre le champ des potentiels économiquement faibles. La justification d’un lien direct entre les deux parties serait l’un des éléments de reconnaissance de la dépendance économique.

Dans l’optique contemporaine des mutations contractuelles marquées par l’existence des réseaux, la recherche de l’équilibre contractuel ou du rééquilibrage des contrats ne peut plus se satisfaire d’un tel cloisonnement des contrats d’un même « circuit économique ». La solution devrait être trouvée dans sa globalité. Car s’il est légitime qu’il y ait un lien direct entre les cocontractants, personne ne peut en revanche ignorer le préjudice des sous-traitants en cas de difficulté liée au contrat de base. Du sort de la matrice, qui est le contrat de base, dépendra la continuité dans la relation obligationnelle des sous-traitants que la partie assujettie aurait fidélisés à la réalisation permanente de l’objet du contrat. Toute rupture du contrat de base devrait être appréciée en considération de l’ensemble du réseau contractuel qui s’est tissé tout autour. La sauvegarde des intérêts de la partie en situation de vulnérabilité au contrat de base devient davantage substantielle, au regard des attentes en chaîne et légitimes de l’ensemble des entreprises du réseau[81].

La deuxième condition d’existence de la dépendance économique est la pertinence du lien obligationnel pour la survie économique de l’assujetti, c’est-à-dire le caractère univoque de cette dépendance. La partie en situation de vulnérabilité doit tirer l’essentiel de ses revenus auprès du partenaire privilégié. En d’autres termes, le cocontractant assujetti ne doit pas avoir d’autres sources de revenus qui feraient concours avec la dépendance économique de laquelle il se réclame[82].

Nous ne pensons pas que la multiplicité des sources de revenus de l’assujetti soit un motif de non-reconnaissance de la dépendance économique. Une telle condition serait simplement synonyme d’encouragement de l’individualisme contractuel, et ce, peu importe les revenus parallèles de la partie en position de vulnérabilité. À partir du moment où il est clair que le contractant dominé entretient une relation contractuelle avec la partie privilégiée, la prise en considération de sa dépendance économique devrait se faire uniquement par rapport au contrat qui le lie à celle-ci.

La troisième condition d’existence de la dépendance économique est le caractère permanent ou régulier du lien contractuel. Il s’entend des contrats qui s’inscrivent dans la durée. Il peut s’agir d’une durée indéterminée ou d’une durée déterminée plongeant suffisamment son terme dans le temps.

La notion de dépendance économique oeuvre à la compréhension de la réalité des réseaux obligationnelle. Ici, les agents économiques sont juridiquement indépendants, mais leur organisation interne tranche avec la conception classique de la relation contractuelle. Il serait bien difficile de prétendre reconnaître au lien obligationnel des opérateurs économiques en réseaux la qualité d’accord de volonté librement et égalitairement conclu. Il s’agit des structures contractuelles ayant à leur sommet un donneur d’ordre, une réalité structurelle pyramidale qui rappelle à l’esprit les contrats féodaux[83]. L’inégalité qui caractérise les relations contractuelles en général existe bel et bien, là où il est toujours tentant d’affirmer l’égalité du seul fait que les deux parties sont des professionnelles. Il s’agit spécialement des inégalités d’ordre structurel, où la partie économiquement puissante domine son cocontractant et lui dicte ses conditions. Tel est l’exemple de certaines entreprises qui travaillent dans le domaine de la sous-traitance, ou encore de la distribution, et qui ont des rapports privilégiés avec leur cocontractant puissant[84].

Décrivant le cas des entreprises en situation de dépendance économique, Christophe Jamin estime qu’il s’agit de structures hybrides à l’exemple des contrats de sous-traitance, de franchise, des réseaux de concessionnaires, qui obéissent à un ordre privé spécifique de fonctionnement, tout en maintenant théoriquement une sorte d’indépendance des différentes entreprises propre au marché[85].

L’unilatéralisme des relations contractuelles contemporaines se caractérise par la réalité selon laquelle toutes les clauses obligationnelles — en fait des ordres contractuels — sont préparées et rédigées par la partie dominante. Elle statue à sa guise sur les attentes légitimes de son cocontractant. Il n’y a pas à proprement parler de véritable négociation des clauses contractuelles qui restent d’adhésion. De plus, il se pourrait que, tout au long de l’exécution des prestations contractuelles, la partie dominante soit appelée à prendre des décisions qu’elle déclare obligationnelles, sans se soucier de ce qu’elles peuvent nuire économiquement à l’autre contractant.

Tout porte à croire que, dans les relations obligationnelles de dépendance économique, la partie dominante, par assimilation au législateur, légifère par voie de contrat.

Il faut dire que la contractualisation de masse[86], qui est caractérisée par le phénomène des contrats d’adhésion et les relations contractuelles de dépendance, a largement contribué au développement de l’unilatéralisme[87]. Toutefois, l’unilatéralisme qui consacre le règne de l’inégalité contractuelle et, partant, du déséquilibre du lien obligationnel n’aurait pas été aussi décisif dans l’évaluation de la vulnérabilité de la partie en position de faiblesse s’il n’était associé à la montée en puissance des pouvoirs contractuels.

1.2.2 Les clauses de pouvoirs

Les clauses de pouvoirs peuvent se définir comme des prérogatives reconnues à l’une des parties au contrat, celle en position de force, qui lui procurent la faculté de décider unilatéralement du sort du lien obligationnel en fonction des circonstances qui l’y obligeraient. Il pourrait s’agir, par exemple, de clauses d’exonération ou de limitation de responsabilité, de fixation ou de modification du contenu contractuel, de résiliation unilatérale du contrat, des clauses d’agrément, des clauses pénales, d’acceptation de risques. Ces clauses qui sont reconnues au contractant en position de force lui permettent d’exercer un pouvoir hiérarchique sur le cocontractant en situation de vulnérabilité. Le titulaire de ces droits a, par exemple, la latitude de résilier unilatéralement le contrat, de procéder à la fixation unilatérale du contenu obligationnel tout au long du processus contractuel, de fixer de la même façon le montant de la clause pénale ou de procéder pareillement à l’introduction des clauses limitatives de responsabilité.

Le développement des pouvoirs contractuels semble caractéristique de la remise en cause de la théorie générale du contrat[88]. Ce dernier est de moins en moins perçu comme égalitaire. Cela se justifie par le fait qu’il existe une pression dialectique entre le pouvoir qui est une source d’autorité et le contrat qui est considéré comme le bien commun des contractants[89], c’est-à-dire la somme des attentes contractuelles légitimes des différentes parties au rapport d’obligations. Il faudrait se rendre compte du processus de structuration pyramidale des entreprises ou encore des partenaires contractuels[90]. Dans cette nouvelle configuration des relations contractuelles, les agents économiques, quoiqu’ils soient juridiquement indépendants, obéissent à une organisation particulière du réseau qui les fédère. Celui-ci élève au-dessus de tous une sorte de donneur d’ordre qui préside aux destinées de l’ensemble des entreprises. Dans l’exécution des missions qui sont les siennes, le donneur d’ordre agit par le moyen de ce qu’il est convenu d’appeler les décisions contractuelles prises unilatéralement. Peu importe que les décisions du donneur d’ordre fassent grief à l’une des entreprises du réseau, aucun recours véritable n’étant prévu à ce propos.

Certes, il est possible d’observer que, dans les pratiques contractuelles contemporaines relatives au contrat relationnel, la relation de confiance s’établit entre les cocontractants. Elles les plongent dans des liens de longue durée, avec un savant dosage entre les objectifs recherchés et les exigences liées au milieu qui les accueille. Cette relation de confiance engendre de manière concrète une conception dynamique de la finalité obligationnelle, qui est en déphasage avec l’attitude statique de la théorie générale du contrat[91]. Les parties contractantes s’organisent et s’activent, autant que cela leur est possible, à préserver un minimum d’équilibre contractuel en procédant à l’adaptation nécessaire de leur contrat qui se trouve en situation de nécessité. Elles le font alors en associant dans une conscience contractuelle commune leurs attentes légitimes, leurs craintes, leurs incertitudes ou leur détermination[92].

Il s’agit là d’un bon exemple de coopération contractuelle qui ne manque tout de même pas de rappeler des situations où il peut effectivement s’avérer que, malgré cette dimension organisationnelle du contrat, le contractant en situation de vulnérabilité peine à accéder à l’intelligibilité du lien obligationnel. Il subit ainsi, jusqu’à la perte de son intérêt contractuel, le pouvoir que détient le contractant en position de force. S’il est permis, à juste titre, d’accorder du crédit à l’ordre normatif privé, en ce sens qu’il est basé sur la conception pratique du rapport d’intérêts, nous ne pouvons systématiquement conclure à une généralisation absolue de cette façon d’appréhender socialement le contrat. Les comportements allant dans le sens de la création de déséquilibres excessifs sont possibles. La réalité de l’existence de pouvoirs dans les rapports d’intérêts commande, pour limiter leur action, le recadrage du contrôle de l’équilibre contractuel.

Certes, devant la puissance de la partie privilégiée, le cocontractant le plus à plaindre dispose souvent d’un moyen qui est la faculté de refuser de se soumettre, en se retirant de la relation contractuelle. Cependant, à y regarder de près, est-il possible de parler de pouvoir dynamique ayant pour objet de lui procurer la satisfaction recherchée du lien obligationnel ou n’est-ce pas alors une simple faculté de résignation qui lui est reconnue parce qu’il ne peut pas faire autrement ?

Il nous semble que la seconde hypothèse est la plus appropriée. Réduire la défense des intérêts de la partie en situation de vulnérabilité à la faculté de se retirer du lien obligationnel n’est rien d’autre que la reconnaissance, defacto, de la situation d’inégalité qui préside à la destinée du rapport d’obligations. D’une surveillance de l’équilibre contractuel uniquement basée sur le rapport d’intérêts, il est davantage question d’opérer aujourd’hui un décentrement de cette vérification vers le fait marquant de l’édifice contractuel : les pouvoirs contractuels. Maîtrisé dans sa mise en oeuvre, ce contrôle des pouvoirs contractuels laissera libre cours à un sursaut de vitalité de la notion de « bien commun » qui est la somme des attentes légitimes des différentes parties au rapport d’obligations. Dans le contexte des relations contractuelles de pouvoirs, l’adaptation de la théorie générale du contrat devra se faire par des mécanismes relevés de contrôle de l’exercice de ces pouvoirs. Il pourra s’agir des contrôles de proportionnalité et de cohérence du contenu contractuel ainsi que des comportements des parties à la phase d’exécution des prestations, ou encore du contrôle dynamique de la cause de l’obligation, de la systématisation des obligations de conseil, de motivation, ou encore de l’institution d’une présomption de vérité systématique en faveur de la partie en situation de vulnérabilité[93]. Ce sont là des instruments dont le paradigme de solidarisme contractuel pourrait permettre une mise en oeuvre approprié[94].

L’émergence des pouvoirs contractuels a réussi un exploit, celui de décontractualiser le contrat au sens classique du concept. Des relations contractuelles consensuelles aux « relations contractuelles source d’autorité[95] », telle est la transition pragmatique à laquelle nous assistons aujourd’hui dans l’univers obligationnel. Cette transition méconnaît de facto les principes de la liberté et de l’égalité qui ont jusqu’ici plus ou moins guidé les rapports d’obligations.

2 La recherche de l’efficience économique du contrat

Tournés vers l’option de la philosophie des gains, c’est-à-dire l’efficience économique, les agents économiques se préoccupent moins de l’état de ceux d’entre eux qui peuvent se trouver en situation de vulnérabilité. Il s’agit d’un état expliqué par Louise Rolland qui affirme que, d’une approche descriptive caractérisée par la restitution des phénomènes observés à l’origine de l’accroissement des richesses, il y a eu passage vers une approche finaliste propre à la pensée économique libérale qui définit ce qui doit être fait pour les augmenter, l’efficience étant retenue comme le « critère de légitimité matérielle[96] ».

La recherche des gains demeure l’option principale du contrat qui n’est efficient que par rapport aux profits engrangés. Peu importe que l’une des parties soit économiquement vulnérable. L’élément qui compte pour les agents économiques est que le contrat soit rentable sur le plan global, et c’est en considération de ce caractère que la force obligatoire doit lui être reconnue[97]. En ce sens, les déséquilibres ne peuvent être systématiquement évités. Toutefois, lorsque ces déséquilibres finissent par devenir une « institution », la compréhension requise pour les besoins d’instauration d’un minimum d’équilibre contractuel se trouve compromise. Le contractant en position de force ne remplit plus substantiellement ses obligations d’information ou encore de renseignement auprès de son cocontractant.

La satisfaction recherchée de l’efficience économique (2.1), associée au déficit de lisibilité qu’elle engendre (2.2), accrédite la thèse de la remise en cause contemporaine du volontarisme contractuel.

2.1 Le besoin de satisfaction de l’utilité économique du contrat

Par la mise en évidence de l’utilité économique maximale du contrat (2.1.1) qui, dans son épanouissement, ne se préoccupe pas de l’atteinte des attentes légitimes des parties en situation de vulnérabilité (2.1.2), il nous a paru captivant de revisiter la logique obligationnelle. Elle sera examinée ci-dessous dans le sens de l’avènement d’un système qui, bien qu’il soit axé sur les profits, intègre dans sa mise en oeuvre la dimension sociale du contrat, c’est-à-dire celle des solidarités.

2.1.1 L’utilité économique du contrat

L’utilité économique opte en faveur du nivellement horizontal des agents économiques. Dans la logique économique libérale du contrat, seul le libre déploiement des agents économiques peut conduire les individus à travailler efficacement au développement des richesses. En fait, la prospérité collective ne peut être atteinte que par la somme de toutes les richesses individuelles réunies[98]. Il paraît alors indiqué que les biens reviennent entre les mains des agents économiques qui peuvent les apprécier mieux que d’autres. Autrement dit, il est approprié que seules les personnes économiquement capables puissent participer au développement de l’économie par l’entremise de l’accroissement des richesses. L’efficience économique n’a nullement pour préoccupation les situations particulières des individus parties au contrat. Quels que soient leur force ou faiblesse, leur état de riche ou de pauvre, seul est pris en considération le marché[99]. Il semble alors que le contrat joue un rôle déterminant dans la réalisation des gains. Une fois conclu, il procure la sécurité aux agissements bien calculés de la partie la mieux avisée. Le plus important est alors la réalisation de ce pour quoi les contractants ont accepté d’entrer en relation, même au prix d’un équilibre de façade qui profite à celle-ci. Ainsi, peu importe par exemple qu’en temps de pénurie le commerçant qui arrive le premier sur le marché vende chaque unité de son produit à un prix d’or, tout en se gardant de révéler la possibilité qu’un ou deux jours plus tard d’autres marchands vont arriver avec d’importantes cargaisons, ce qui ferait diminuer substantiellement son prix de vente actuel. Le commerçant profite de l’investissement qu’il a fait pour arriver le premier afin de satisfaire le marché. Il ne peut alors lui être reproché de vendre cher sa marchandise, d’autant plus qu’il est tenu compte de la valeur actuelle du produit aux yeux de l’acheteur[100].

La vision utilitariste observée dans les relations obligationnelles liant les professionnels aux profanes est tout aussi préoccupante dans les relations entre professionnels. Les clauses d’exclusivité qui sanctionnent le plus souvent les rapports entre cette catégorie de parties sont à l’origine des déséquilibres qui peuvent parfois être excessifs, étant donné qu’elles consacrent les situations de position dominante, dont les dérives sont connues sous forme d’abus[101].

Ces situations ont pour effet de paralyser toute action parallèle ou additionnelle que le cocontractant en situation de faiblesse souhaiterait mener, alors même qu’il n’a aucune assurance certaine de satisfaction de ses attentes contractuelles légitimes dans cette relation d’exclusivité. Il peut arriver que le cocontractant en position de dominé fasse d’importants investissements dont il n’est même pas sûr de tirer satisfaction une fois les travaux accomplis. C’est le cas dans les contrats de la distribution, c’est-à-dire les contrats de franchise. Comme le relève Malaurie-Vignal, « [la] difficulté essentielle est de savoir si le distributeur a droit à la protection de ses investissements : le distributeur peut-il prétendre à ce que les économistes qualifient de “retour sur investissement” […] au nom du solidarisme contractuel, au nom de l’obligation de loyauté et d’assistance[102] ? »

La réponse à cette question exige d’aller sonder ce qu’en pense la jurisprudence qui, du moins, s’appuie encore sur l’autonomie de la volonté[103]. Le contrat dont l’exécution des prestations commande le développement des infrastructures, de la clientèle dans de tels secteurs d’activité, pourrait devenir un instrument d’exploitation de la partie qui se trouve en difficulté. Il en sera ainsi lorsque, par l’entremise d’un pouvoir unilatéral de résiliation, la partie en position de force décide de mettre un terme à la relation obligationnelle. Elle profite de ce fait même du travail réalisé par son cocontractant qui a légitimement cru à la poursuite de cette relation, au détriment des attentes légitimes de celui-ci.

De nos jours, il ne peut plus être soutenu de manière catégorique que le profit est l’âme du commerce et que, pour cette raison, aucune autre priorité substantielle, telle que la réalité d’une partie en situation de vulnérabilité, ne doive faire ombrage à la recherche effrénée du gain[104]. Nul ne peut reprocher au juge de procéder à l’adaptation du contrat, étant compris qu’il procède ainsi dans l’ultime souci de maintenir le lien obligationnel, et donc de renforcer la force obligatoire du contrat en la revêtant d’un sursaut de légitimité[105]. Au regard de la hiérarchisation des relations contractuelles, cette judiciarisation du contrat aboutit à l’instauration d’une sorte d’ordre publique économique judiciaire[106]. Les juges essaient, autant que cela est possible, d’assurer un minimum d’équilibre du lien obligationnel, par le moyen de l’adoption de nouveaux instruments de contrôle.

Dans l’optique de la prise en considération combinée de l’efficience économique et de l’équilibre contractuel, Malaurie-Vignal, traçant les points d’harmonisation entre le droit civil et le droit de la concurrence, estime ceci :

Le droit civil et le droit de la concurrence, malgré leurs divergences et convergences (tel le préavis), se doivent d’adopter une même règle de raison : le fournisseur n’est pas solidaire de son distributeur et ne doit donc pas lui garantir, en cours de contrat, comme à sa cessation, la rentabilité de son commerce. La seule obligation qui pèse sur lui est, par application de la loyauté contractuelle ou des exigences du droit de la concurrence, de ne pas nuire à son activité ou à sa reconversion. Ce sont des solutions balancées, équilibrées. Dans une économie dominée par la conquête de la clientèle, un tel équilibre est une nécessité[107].

Une telle proposition, quoiqu’elle soit sérieuse, ne nous paraît pas déterminante. Si, a priori, il est possible d’admettre, dans une certaine mesure, que le fournisseur n’est pas le garant de la réussite dans le monde des affaires du distributeur, celui-ci étant appelé à veiller principalement sur ses intérêts, il convient de relever que la réalité contractuelle contemporaine dément cette vision du rapport d’obligations. La jurisprudence, timidement, réagit dans ce sens. Dans un arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec, les juges ont sanctionné le comportement du franchiseur qui a favorisé la rentabilité de son propre magasin au détriment des intérêts financiers de ses entreprises affiliées, les franchisées, en refusant de leur apporter l’assistance nécessaire[108]. Les faits de l’espèce sont clairs : Supermarché A.R.G. inc. et Supermarché Frontenac inc., sociétés intimées, appartiennent au groupe Gagnon qui est affilié à Provigo distribution inc., appelant. La relation d’affaires qui les unit repose sur la qualification de contrat de franchise. Au total, 90 p. 100 de l’approvisionnement des sociétés intimées doit provenir de la commande centrale gérée par l’appelante. En conformité avec le contrat d’affiliation, les intimées appliquent la stratégie commerciale du prix élevé, en tant que supermarchés traditionnels. Poursuivant sa stratégie de segmentation du marché, l’appelant Provigo lance un nouveau concept de marché : Héritage. Pour sa mise en application, Provigo procède à l’ouverture de magasins corporatifs dont il est propriétaire et gestionnaire, parmi lesquels le magasin Héritage Granby. Bien que celui-ci s’approvisionne aussi à la commande centrale, la politique des prix utilisée dans ces structures est celle des prix bas quotidiens (every day low price). Au fil du temps, le marché de l’alimentation est parvenu à maturité et est devenu sérieusement concurrentiel. Le groupe Gagnon est alors en difficulté. La commande centrale baisse. Provigo adapte sa stratégie en donnant priorité au marché de l’escompte représenté par Héritage. La concurrence que se livrent les intimées et Héritage, tous situés dans la région de Granby, tourne en faveur de ce dernier. L’appelante refuse toute proposition des intimées visant à leur permettre de supporter la concurrence. Dans son jugement, la Cour supérieure fait droit aux sociétés Gagnon. Cette décision sera confirmée en appel :

On constate cependant, d’après la preuve au dossier, que les intimées, forcées de s’approvisionner à 90 % chez l’appelante, ont ainsi été obligées, afin de conserver une marge de profit acceptable, de souvent maintenir des prix élevés. L’appelante, liée par une obligation de bonne foi et de loyauté à l’endroit des intimées, avait le devoir devant ce nouveau tournant de travailler de concert avec son franchisé, de lui fournir les outils nécessaires, sinon pour empêcher qu’un préjudice économique ne lui soit causé, du moins pour en minimiser l’impact […] C’est donc là où réside essentiellement la faute de l’appelante : le défaut de remplir adéquatement son obligation de collaboration et d’assistance technique, qui se traduit par un manque de loyauté, en omettant de fournir à son cocontractant les outils nécessaires pour résister commercialement à la concurrence[109].

En effet, les juges reconnaissent que l’une des obligations fondamentales du franchiseur est de fournir à son franchisé une assistance technique et commerciale, synonyme de collaboration. Conformément à l’obligation de loyauté, il doit mettre son expertise à la disposition de son franchisé. Il doit lui fournir ses nouveaux outils commerciaux — méthodes et techniques — et lui procurer toute l’assistance nécessaire et les moyens de maintenir la pertinence du contrat. Dans le cas examiné plus haut, il est alors reproché à Provigo d’avoir favorisé uniquement l’épanouissement de ses propres magasins, en l’occurrence, Héritage, au mépris du groupe Gagnon. En agissant ainsi, Provigo a manqué à son obligation de collaboration.

En France, la Cour de cassation a jugé que le fait pour une compagnie pétrolière d’empêcher son revendeur d’appliquer des prix concurrentiels devant la concurrence que lui opposent les mandataires de cette même compagnie représente une mauvaise exécution du contrat qui est susceptible d’être sanctionnée[110]. Également, elle a condamné le fait que, sans avoir violé la clause d’exclusivité, une société industrielle empêche son agent commercial, titulaire de la clause d’exclusivité, d’établir des prix lui permettant de contrer l’avantage concurrentiel des centrales d’achat[111]. En effet, pour maximiser ses gains, la société industrielle a permis à diverses centrales d’achat en activité sur le même territoire que l’agent commercial d’acheter parallèlement les mêmes produits que lui, à des prix largement inférieurs à ceux qui étaient en vigueur conformément à la clause d’exclusivité. La stratégie qui est appliquée dans cette pratique consiste pour les centrales d’achat à procéder à l’achat d’importantes quantités de marchandises, afin de les revendre à des prix nettement inférieurs à ceux qui sont appliqués par le titulaire de la clause d’exclusivité. Celui-ci n’arrive plus alors à affronter la concurrence et demande sans succès à son fournisseur de prendre des mesures appropriées pour lui permettre de rester concurrentiel. Le refus de collaboration du fournisseur est donc interprété comme une éviction indirecte du mandataire de la relation contractuelle.

Ces trois arrêts rendus au Québec et en France semblent avoir pour objectif de préserver l’équilibre contractuel et d’assurer la protection des attentes légitimes de la partie qui est en droit de se plaindre, en évitant son éjection indirecte de la relation contractuelle.

Il faudra remarquer que la pratique contractuelle, sous le couvert de l’autonomie de la volonté, semble considérer chaque contractant non comme une fin, mais comme un simple moyen pour son cocontractant d’atteindre ses objectifs. C’est le cas par exemple lorsque, pour répondre à des besoins de rentabilité, la partie privilégiée au rapport d’obligations oblige ou encourage son cocontractant à réaliser des travaux significatifs en fait d’investissement. Il les exécute pour un rayonnement toujours croissant de leur entreprise commune. Des travaux qui lui auront fait croire que sa relation contractuelle avec le donneur d’ordre allait se poursuivre lorsque, contre toute attente, celui-ci décide de mettre fin au rapport d’obligations. Il agit ainsi conformément au pouvoir de résiliation unilatérale que lui confère le contrat. Les lourds investissements effectués par la partie qui se trouve en état de vulnérabilité demeurent désormais dans son patrimoine, sans qu’aucune compensation lui soit faite en retour pour assurer sa reconversion[112].

Les implications de la logique concurrentielle sur la faculté de chaque candidat à un rapport d’intérêts de contracter ou de ne pas s’obliger stimulent des réactions qui vont dans le sens de l’équilibrage ou du rééquilibrage du contrat. Si nous sommes d’accord pour considérer la liberté d’accès au marché des concurrents, nous sommes davantage d’avis qu’il est important de procéder à l’appréciation du pouvoir de marché de chaque concurrent, afin de parvenir à sauver un minimum d’équilibre qui dénie toute dictature excessive des mieux nantis[113].

Si le marché définit l’ordre économique comme essentiellement basé sur la recherche de l’efficience, la prise en considération de l’équilibre contractuel dont les difficultés de la partie en situation de vulnérabilité forment la naissance commande de concilier ce marché avec le pouvoir de marché des parties au lien obligationnel.

Or, axée sur la recherche du gain et des profits, la philosophie libérale individualiste et volontariste du contrat ignore sous un couvert dogmatique, soit l’autonomie de la volonté, les vulnérabilités multiples qui peuvent être celles de la partie en situation d’assujettie au rapport d’obligations.

2.1.2 Le rejet des vulnérabilités de la partie en situation de faiblesse au lien obligationnel

La notion de vulnérabilité peut sembler a priori étrangère au domaine du droit en ce sens que, techniquement, elle ne fait l’objet d’aucune définition juridiquement reconnue. Concept essentiellement variable, la vulnérabilité est difficile à circonscrire. Il s’agit d’une notion par essence ambiguë, dont le seuil ou le degré au-dessus duquel elle peut être retenue est tributaire d’une appréciation juste de chaque situation qui se présente. Cette flexibilité du concept de vulnérabilité constitue sa véritable force. Sans être de valeur obligatoire, il permet une analyse discursive des comportements des parties ou encore des différentes situations dans lesquelles elles peuvent se retrouver dans la relation contractuelle, ce qui favorise une meilleure appréciation du droit y relatif[114].

Il faut dire que la découverte des vulnérabilités n’est pas une donnée nouvelle. Depuis plus d’un siècle, des auteurs ont dénoncé le dogme de l’autonomie de la volonté en ses principes directeurs de la liberté et de l’égalité[115]. Cette réprobation de la puissance de l’autonomie de la volonté, en guise de garantie d’un minimum d’équilibre dans les rapports d’obligations, a engendré une sorte de protection de l’intégrité du consentement. La reconnaissance textuelle et jurisprudentielle de cette protection dans bon nombre de régimes juridiques est faite sous l’appellation de « vices de consentement[116] ».

Porteurs de beaucoup d’espoirs dans ce que certains auteurs qualifient de processus de moralisation des relations contractuelles[117], les vices de consentement, au demeurant à l’efficacité relative[118], se révèlent davantage inopérants dans la nouvelle configuration des rapports d’intérêts. La difficile détection de la réalité du consentement, qui ne relève même plus d’un choc frontal, rend presque dérisoire l’implantation du contrôle des vices de consentement. Ce qui pérennise de ce fait même les vulnérabilités des parties qui peuvent être personnelles (2.1.2.1), situationnelles (2.1.2.2) ou externes au lien obligationnel (2.1.2.3).

2.1.2.1 Le rejet des vulnérabilités personnelles

La vulnérabilité première qui se retrouve dans chaque individu est consubstantielle à notre humanité commune. L’être humain arrive au monde dans une fragilité certaine que ceux qui sont chargés de l’accueillir sont appelés à encadrer. Dans ce processus de construction d’une autonomie personnelle, force est de relever que l’environnement dans lequel nous évoluons influe considérablement sur la réalisation de soi, sur notre connaissance des choses, des autres et du monde. La réduction des vulnérabilités qui se définit comme la course vers la connaissance, vers l’excellence, se fait alors à des degrés divers. Certains bénéficient de meilleures conditions d’autonomisation que d’autres ou encore sont plus doués que d’autres. Il s’en suit indéniablement que nous ne sommes ni ne saurions être autonomes de la même manière, au même degré. L’intensité de l’autonomie des individus dépend des conditions de réalisation de chacun. Il est possible d’observer, par conséquent, dans le domaine contractuel des déficits d’autonomie de différents ordres  tels que : intellectuel, informationnel, stratégique ou financier. Dès lors, il importe de ne pas les ignorer dans la recherche de l’équilibre[119].

Parlant des vulnérabilités intellectuelles, il faut retenir ici que les individus n’accèdent pas à la connaissance de la même façon. Certains sont naturellement dotés d’une capacité d’entendement relevée, tandis que d’autres sont limités. De plus, quand bien même nous participerions égalitairement à l’acquisition des connaissances, nous ne pourrions certifier que nous assimilons ou analysons identiquement les mêmes données. Vu l’immensité de la connaissance, il n’est pas possible non plus de prétendre accéder à toutes les branches du savoir, chacun étant appelé à choisir son domaine de connaissance. Par conséquent, la connaissance est une donnée relative dosée en chacun de nous de manière inégalitaire. Bien évidemment, elle restera très rudimentaire chez les individus qui n’auront pas eu la chance d’y accéder véritablement. C’est donc à juste titre que la théorie générale du contrat, tout comme le droit y relatif, doit non seulement prévenir des situations de vulnérabilité, mais aussi assurer une protection appropriée à la partie qui se trouve dans une telle condition[120].

Les vulnérabilités informationnelles des individus quant au rapport d’obligations se traduisent en déficit d’information relatif aux différentes composantes et articulations du contrat, à ses possibilités de réalisation dans des circonstances qui ne portent pas préjudice aux intérêts attendus de chaque partie. Lorsqu’un des cocontractants est supérieurement informé, tandis que l’autre accuse une insuffisance d’information, il est à reconnaître l’obligation pour la partie qui se trouve en position de force d’encadrer le retard informationnel de son cocontractant. Elle devra lui procurer toutes les données nécessaires à l’accès à son épanouissement[121].

Les vulnérabilités stratégiques relèvent de la difficulté pour certains contractants, personnes physiques ou morales, à planifier leurs différents objectifs, à prévoir, à anticiper et à mesurer les avantages ou les inconvénients, à faire une analyse coût-avantage de la relation contractuelle envisagée ou encore à avoir une vision calculée, en fait de poids et de contrepoids, du rapport d’obligations à venir.

Prenons, à titre d’exemple, le surendettement des particuliers dans le secteur de la consommation : il semble bien que, pour réaliser le plus souvent ce qui ne représente pour eux que le profit, les entreprises de crédit, stratégiquement au point et connaissant la situation financière de leurs clients, les incitent le plus souvent à s’endetter[122]. Cette difficulté de la partie en état de faiblesse contraste le plus souvent avec celle du contractant en position de force. En effet, la finalité du crédit est de faciliter l’accès à certains biens et services. Il est instauré dans l’intérêt du consommateur. Dans une société de consommation, le développement du crédit est un instrument de gestion de l’efficience économique pour les entreprises. Elles s’activent, dans une logique concurrentielle, à octroyer le maximum de crédits à leurs clients, indépendamment de la situation personnelle de ces derniers ou de leur capacité réelle de remboursement. La conséquence la plus évidente de cette pratique est que certains n’arrivent plus à rembourser leurs dettes, se retrouvant ainsi en état de cessation de paiement ou de faillite[123]. Pourtant, en matière de prévision, la partie en position de force avait certainement une bonne compréhension de la situation qu’elle aurait refusée de partager avec son cocontractant en situation de vulnérabilité.

Les vulnérabilités financières des individus se traduisent par la pression qu’exerce le contractant financièrement privilégié sur son cocontractant, en lui imposant unilatéralement des conditions pour lesquelles il n’a véritablement pas d’autre choix que de les accepter en l’état. Par exemple, lorsqu’une personne contacte avec succès une banque pour solliciter l’ouverture d’une marge de crédit, l’institution financière lui fera signer une convention de prélèvement automatique, direct, des intérêts mensuels soit dans son compte « marge de crédit », soit dans l’un de ses comptes où la personne effectue des transactions. La banque dispose alors du droit de se faire payer, directement à partir des comptes de son client, des intérêts qui lui reviennent. Parfois, le client n’est pas avisé d’une date limite de paiement des intérêts : il se résigne tout simplement à consulter ses relevés bancaires, où il ne peut que constater les retraits effectués par l’institution financière. Une telle attitude empêche désormais le bénéficiaire de la marge de crédit de gérer lui-même ses finances, ses échéances, en fonction de ses possibilités. Le souci de survie économique d’un concessionnaire, d’un franchisé ou encore d’un détaillant peut, par exemple, obliger ces catégories de contractants à accepter des conditions de possibilité de survivance de leur relation contractuelle qu’ils n’auraient probablement jamais acceptées à taille financière égale, ou tout au moins suffisante à la réalisation de leurs intérêts économiques.

Les vulnérabilités personnelles semblent représenter un facteur d’opacité de la lisibilité contractuelle. Elles battent en brèche la recherche de l’équilibre contractuel et instaurent entre les parties des relations de domination, confondant de ce fait même les certitudes de la théorie générale du contrat. Elles ne sont pourtant pas les seules à combattre dans l’univers contractuel. À côté d’elles se trouvent aussi bien positionnées les vulnérabilités situationnelles.

2.1.2.2 Le rejet des vulnérabilités situationnelles

Les vulnérabilités situationnelles de l’une des parties au rapport d’obligations tirent leur origine de la recherche accrue de l’efficience économique. L’hypothèse la plus envisageable est celle où les parties, toutes professionnelles, vont se soumettre à l’épreuve de leadership où le contractant en position de force va imposer ses conditions à son cocontractant[124].

Cette hypothèse tranche avec la conception de l’inégalité qui est analysée par la doctrine[125] et la jurisprudence[126], soit celle d’un lien contractuel opposant le professionnel au profane. La défense des intérêts du contractant profane a toujours été faite en réaction à sa naïveté, à son ignorance.

Dans le déroulement normal des relations contractuelles, il s’agit de se rendre compte que, dans tous les stades du processus obligationnel, la partie en situation de force est le plus souvent tentée d’imposer ses vues à celle qui se trouve en situation de vulnérabilité. Cette dernière serait-elle d’égale valeur à l’autre, qu’elle serait appelée à accepter ou à refuser en bloc les clauses initiales ou les nouvelles conditions contractuelles qui lui sont imposées. Il s’en suit que le préjudice que peut subir la partie en état de faiblesse dans le contrat ne doit pas être analysé en considération du fait que l’une des parties est profane ou que les deux sont professionnelles. S’il est vrai que, lorsque les deux parties sont professionnelles, elles sont censées défendre valablement leurs intérêts légitimes, force est de relever ultimement que, dans le jeu des équilibres contractuels, le fait d’être un professionnel est peu significatif[127]. En effet, l’élément moteur qui doit toujours être pris en considération dans la recherche de l’équilibre contractuel est la situation de vulnérabilité. Il est des cas où, malgré le statut de professionnel des deux contractants, l’un se trouve en position de faiblesse par rapport à l’objet du contrat, quoiqu’il ne fasse pas l’objet de vulnérabilités personnelles. Ces hypothèses se retrouvent dans les contrats de concessions commerciales[128], des situations d’abus de position dominante[129].

2.1.2.3 Le rejet des vulnérabilités externes au lien contractuel

La philosophie contractuelle volontariste et individualiste ne s’embarrasse pas des difficultés d’exécution des prestations obligationnelles qui peuvent survenir à tout moment, indépendamment de la volonté des parties. En s’engageant dans la relation contractuelle, les contractants auraient par là même opté pour l’acceptation des risques. Il serait inadmissible que celui qui a mis en l’exécution des prestations contractuelles par l’autre ses attentes légitimes souffre de leur manque ou de leur déficit de réalisation, à la suite des situations qui ne sont pas initialement entrées dans le champ contractuel.

Il paraît difficile de continuer à soutenir aujourd’hui que les conventions légalement voulues doivent recevoir exécution au nom de la sécurité juridique des transactions. Une telle rigidité tranche avec la réalité contractuelle effective, les relations de pouvoirs, des rapports obligationnels structurellement inégalitaires[130]. Comment privilégier les intérêts d’une seule des parties à la relation obligationnelle sous prétexte que ces attentes légitimes sont entrées dans le champ contractuel, alors que la partie de qui l’exécution est attendue connaît des circonstances imprévues qui nuisent à sa bonne exécution des prestations contractuelles[131] ? Il est aussi difficile de comprendre que la jurisprudence soit rétive à donner une suite favorable à la reconnaissance de la théorie de l’imprévision[132]. Pourtant, par le moyen de l’interprétation, l’univers contractuel s’est enrichi de nouvelles obligations : l’obligation de sécurité, les obligations d’information et de renseignement par le moyen de la bonne foi[133], la mise en garde, afin que chacune des parties au lien obligationnel puisse atteindre ses attentes légitimes. Pourquoi les juges qui, dans la recherche de la préservation de l’équilibre contractuel, ont tant fait preuve d’ingéniosité pour compléter les contrats déséquilibrés n’arrivent-ils pas à utiliser la même habileté dans des situations d’imprévision qui ont pour particularité de bouleverser substantiellement l’équilibre des prestations contractuelles[134] ?

L’analyse d’un arrêt de 2008 nous permettra de saisir cette difficulté[135].

Pour mettre fin à une série de litiges opposant Groupe Roger, appelant, et Groupe Denis, intimé, les deux groupes qui travaillent dans le domaine du transport routier concluent une transaction en 1998. Groupe Denis s’engage à verser un montant d’argent à Groupe Roger, selon une formule de paiement convenue de commun accord. L’intimé dont l’activité commerciale connaît subitement une prospérité exceptionnelle n’effectue aucun versement. Par le moyen de l’arbitrage, Groupe Roger sollicite sans succès l’annulation de la transaction ou la modification de la formule de paiement. Il n’a prouvé ni l’incapacité future de l’intimé à honorer son engagement ni une déficience de la transaction. La Cour supérieure affirme que, en statuant sur le fond du litige sans avoir entendu les parties, l’arbitre a méconnu la règle audi alteram partem. Faute de renégociation, le deuxième arbitre admet la révision de la formule querellée en faveur de Groupe Roger. Le juge d’instance et la Cour d’appel infirment cette sentence pour défaut de reconnaissance en droit québécois de la théorie de l’imprévision.

Dans l’élaboration de la procédure de remboursement de la dette, Groupe Roger souhaitait ne pas étouffer l’épanouissement de Groupe Denis en lui permettant de survivre et de prospérer. Pendant l’établissement de la procédure de paiement, aucun des deux groupes n’avait envisagé que la situation financière du débiteur allait connaître ultérieurement une brillance exceptionnelle. La procédure de paiement se révèle d’application inefficace, puisqu’elle est en contradiction avec l’actuelle santé financière de Groupe Denis. Le débiteur qui n’accepte pas une nouvelle interprétation de la procédure de remboursement doit démontrer qu’une telle interprétation aura pour lui des conséquences néfastes : il doit justifier son enrichissement disproportionné[136]. L’application stricte de la convention des parties semble inappropriée dans ce cas. En effet, l’autonomie de la volonté ne saurait conduire l’une d’entre elles à subir sans possibilité de réagir une situation excessivement déséquilibrée. Il serait alors possible de conclure à la dictature contractuelle d’une volonté obsolète[137]. Dans de telles circonstances, il serait indiqué de favoriser une conciliation entre le pacta sunt servanda et le rebus sic standibus[138]. La volonté initiale des contractants devrait harmoniser avec les circonstances nouvelles en vue de l’élimination des déséquilibres excessifs.

La théorie générale du contrat doit accepter de faire sa mue, d’entrer en contradiction avec elle-même, si elle veut continuer à fédérer le droit des obligations contractuelles et demeurer sa matrice. À vrai dire, la rigidité contractuelle doit s’éclipser au profit de la flexibilité qui a pour objet l’adaptation du contrat. Les deux parties au rapport d’intérêts doivent accepter de dialoguer, de négocier, de travailler pour le maintien du lien obligationnel dans les conditions d’exécution qui, à défaut de l’équilibrer, assurent tout au moins un minimum d’équilibre acceptable de la relation contractuelle[139]. Certains pourraient alors penser que les obligations d’information et de renseignement sont suffisantes pour assurer une meilleure coopération contractuelle. Cependant, au regard de la réalité, pouvons-nous réellement l’affirmer ?

2.2 La relative protection des attentes légitimes de la partie en situation de vulnérabilité au lien obligationnel

La protection des attentes légitimes tient en une série d’exigences qui se résume en des obligations de ne pas faire et à l’application de la théorie des vices de consentement (2.2.1). La protection qu’offrent les obligations d’information et de renseignement exige de la part du contractant vulnérable la recherche des connaissances qui installe les rapports d’intérêts dans la logique de l’affrontement (2.2.2).

2.2.1 Une protection limitée à la théorie des vices de consentement

Le législateur a élaboré un certain nombre d’instruments qualifiés de vices de consentement[140]. Ils permettent d’obliger chaque partie à fournir à l’autre de l’information ou des renseignements déterminants pour son acceptation.

Nous pouvons d’abord mentionner l’erreur comme vice de consentement. Pour lutter contre le risque d’erreur[141] de la partie qui est en quête de compréhension, le contractant détenteur de l’information ou des renseignements décisifs pour son consentement est tenu de les mettre à sa disposition, ce qui va lui permettre de contracter ou de ne pas le faire en toute connaissance de cause. Cette mise à la disposition de l’information déterminante se fait de manière purement objective. Il est supposé que le créancier de cette obligation qui vise à relever son niveau de jugement saura en tirer les meilleures conséquences. Les juges rappellent régulièrement, en faveur de l’épanouissement du contrat, la nécessité d’un consentement éclairé[142]. Pourtant, la mise à la disposition de l’information ou des renseignements ne suffit pas à rendre suffisamment autonome la partie supposée désormais en état de décider en bonne connaissance de cause. La relative autonomie de celle-ci heurte de front le caractère décisif de l’information ainsi diffusée.

L’analyse relative à l’erreur comme vice de consentement vaut aussi pour les situations de dol[143]. Aucune partie dans une relation contractuelle ne doit garder par devers elle de l’information ou des renseignements déterminants pour le consentement de l’autre. Elle ne doit pas non plus observer un silence ou une réticence qui pourrait induire le cocontractant en erreur. Chaque fois qu’il sera constaté que sans ces agissements malicieux la partie en souffrance n’aurait jamais contracté ou l’aurait fait mais pas du tout aux mêmes conditions, il sera fait échec à la mise en oeuvre de la force obligatoire du contrat[144].

Instrument de préservation de l’intégrité du consentement, le dol contribue à faire sortir de son mutisme coupable la partie débitrice des obligations d’information ou de renseignement. Le dol oblige celle-ci à permettre à son cocontractant d’avoir une compréhension juste de son engagement obligationnel. Cependant, cette information ou ces renseignements sont de nature purement objective. Impossible donc de jurer sur leur efficacité concrète au regard de la relative autonomie du créancier de la dualité des obligations.

Si aujourd’hui le corps professoral continue d’enseigner dans les facultés de droit la protection de l’équilibre contractuel au moyen de la théorie des vices de consentement[145], il faudrait prendre en considération la nouvelle configuration des rapports d’intérêts. Il s’agit des relations de pouvoirs et des réseaux contractuels à structuration spécifique qui, à partir de leur mise en oeuvre, contestent l’existence ou le rôle même des vices de consentement.

Faite de manière purement objective, la mise à la disposition de l’information ou des renseignements déterminants va dans le sens de la responsabilisation des parties qui est préjudiciable aux intérêts légitimes de celle qui se trouve en situation de vulnérabilité.

2.2.2 Une option de la responsabilisation des parties au contrat

Il est permis d’entendre par « responsabilisation » l’action de donner à quelqu’un une certaine autonomie d’action en vue d’accroître son sens des responsabilités[146]. Le terme « responsabilisation » serait alors synonyme d’autonomisation[147].

Dans cette assertion, la responsabilité représente la faculté de répondre de certains actes accomplis, de les assumer[148]. Elle est, selon Gérard Cornu, l’obligation qui est faite au contractant qui ne remplit pas en tout ou en partie, ou encore à temps, une obligation que le contrat mettait à sa charge de réparer en nature si possible ou en argent le dommage causé au créancier soit par l’inexécution totale ou partielle, soit par l’exécution tardive de l’engagement contractuel[149]. La responsabilité est la capacité pour un individu de se savoir à l’origine ou d’être à la base du résultat auquel il aboutit. Le concept de responsabilité permet à l’individu d’accomplir des actes auxquels il doit nécessairement prévoir des conséquences. Il s’agit ici des conséquences prévisibles des actes accomplis en volonté et en intelligence libres. En cela, la responsabilité est perçue comme un devoir, mais aussi comme un sentiment[150].

De l’analyse de ces définitions, il ressort principalement que la responsabilisation représente tout un processus de formation de l’individu. Il a pour object de le rendre responsable et de faire de lui une personne capable d’accomplir des actes et d’en répondre. La responsabilité est donc l’aboutissement du processus de responsabilisation de l’individu. Autrement dit, le processus d’autonomisation de toute personne débouche, à terme, sur le statut d’autonomie auquel elle accède. Il s’agit de la satisfaction à une formation qui veut procurer à l’individu une capacité d’appréciation ou une faculté de jugement par laquelle, parce qu’il aura accompli un acte en bonne intelligibilité, il devra dès lors assumer les conséquences. Être autonome requiert alors le passage obligé dans un processus d’autonomisation qui, pour être complet, devrait intégrer tous les aspects objectifs et subjectifs sans lesquels le statut de responsable auquel l’individu accède par son moyen devient déficitaire.

En principe, et conformément aux besoins de dynamisme et de célérité que requiert le domaine des contrats, la théorie générale du contrat ne saurait systématiquement faire cas de toutes les particularités inhérentes à chaque contractant. Toutefois, pour sa plausibilité contemporaine, elle devrait s’harmoniser avec les nouvelles figures contractuelles en se reconnaissant compétente à connaître de la subjectivité des parties, davantage celle qui se trouve en situation de vulnérabilité, en essayant autant que possible de circonscrire ses attentes réelles et de lui donner les moyens d’y parvenir. Il ne s’agit certainement pas d’assumer totalement ses intérêts légitimes, mais d’opter pour une nouvelle orientation contractuelle qui va dans le sens de la construction d’une conscience commune. Le contrat pourrait alors être effectivement la chose des deux parties. L’obligation d’information ou de renseignements ne peut plus satisfaire seule le besoin d’équilibre contractuel. Elle n’est pas une prescription d’égale valeur à l’obligation de conseil. Elle représente plutôt une étape vers celle-ci dont elle est une partie intégrante[151].

Conclusion

La conception traditionnelle des relations contractuelles qui est basée sur le dogme de l’autonomie de la volonté mérite aujourd’hui d’être repensée dans son essence.

La prédominance contemporaine de l’unilatéralisme participe de l’impossibilité du paradigme de l’autonomie de la volonté de continuer à régenter en l’état le processus contractuel. L’importante contractualisation de masse de la société actuelle, qui révèle clairement le dépassement des principes de la liberté et de l’égalité ou tout simplement leur efficacité dérisoire, est d’abord matérialisée par les contrats d’adhésion. Conçus unilatéralement par la partie en position de force au lien obligationnel, ces rapports d’obligations annoncent explicitement l’ère des pouvoirs contractuels. L’influence sans cesse croissante de ces pouvoirs se retrouve de nos jours dans la nouvelle configuration des relations contractuelles, soit les rapports de dépendance.

L’unilatéralisme ambiant ne serait pas suffisamment décisif dans la remise en cause du volontarisme contractuel s’il n’était accompagné dans sa mise en oeuvre par sa finalité ultime : la recherche de l’efficience économique du contrat. La recherche effrénée des gains ou encore la maximisation des profits est au centre du désintérêt que la partie en position de force affiche à l’égard des vulnérabilités multiples qui peuvent être celles de son cocontractant. Dans cette logique individualiste des rapports d’obligations, les obligations d’information ou de renseignement reconnues à la partie en situation de vulnérabilité, au demeurant à la plausibilité relative, s’avèrent actuellement, à l’ère de l’unilatéralisme et des clauses de pouvoirs, d’une efficacité peu décisive. Les obligations d’information ou de renseignements trouvent leur garantie juridique dans la théorie des vices de consentement. Il en résulte une responsabilisation à outrance des parties à la relation obligationnelle. Sauf que la réalité contractuelle contemporaine semble contester l’existence même de ces moyens de protection des intérêts légitimes du créancier des obligations.

D’une recherche de l’équilibre contractuel exclusivement axée sur le lien obligationnel, il est désormais indiqué d’opérer un décentrement de ce contrôle vers les pouvoirs contractuels.