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Comment savoir qui est l’employeur principal et qui détient la responsabilité dans un monde où l’employeur réel se cache de plus en plus souvent derrière des chaînes mondiales d’approvisionnement, des franchises et des systèmes de sous-traitance[1] ?

Dans Cent ans de solitude, célèbre roman de Gabriel García Márquez, les travailleurs de la bananeraie de Macondo tentent désespérément de mettre la main sur leur employeur à qui ils veulent soumettre un cahier de doléances. Cependant, l’employeur se défile, se déguise pour ne pas être reconnu, ira même jusqu’à faire publier un avis proclamant faussement son décès. Lassés, les travailleurs s’adresseront aux tribunaux suprêmes pour faire reconnaître leurs droits :

Arrivés là, les illusionnistes du droit prouvèrent que [les] réclamations [des travailleurs] n’avaient aucune valeur pour la simple raison que la compagnie bananière n’avait pas, n’avait jamais eu et n’aurait jamais de travailleurs à son service, mais qu’elle se bornait à les recruter occasionnellement et de façon toute temporaire. Ainsi… fut établi par arrêt du tribunal, avant d’être proclamé solennellement, que les travailleurs n’existaient pas[2].

Il n’y a pas que dans les romans que les employeurs jouent à cache-cache et que les travailleurs, prétendument, n’existent pas ! Être reconnu travailleur ou travailleuse fait naître un droit à la protection, celle qu’assurent les lois du travail ; être identifié comme employeur fait naître des obligations dont, apparemment, les grandes entreprises ne veulent plus. Sous-traiter des activités autrefois assumées au sein de l’entreprise, externaliser les risques, recourir aux agences de placement de sorte à n’avoir que la main-d’oeuvre nécessaire au moment jugé opportun, voilà la nouvelle donne, celle de l’employeur libéré ! Quelles répercussions ces nouveaux modes d’organisation et de gestion ont-ils sur la santé, la sécurité et la dignité du travailleur ?

Il convient de bien circonscrire d’abord ce qui est entendu par « dignité au travail ». Ce concept n’est pas défini à l’article 2087 du Code civil du Québec qui impose à l’employeur de protéger « la santé, la sécurité et la dignité du salarié[3] ». Pour sa part, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Law, enseigne que le droit à la dignité a pour objet de « promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération[4] ». Voilà qui fixe des balises intéressantes. Cependant, il ne saurait être question de définir la dignité au travail en faisant abstraction des instruments internationaux de l’Organisation internationale du travail (OIT) et de la notion de « travail décent » qui est au coeur de l’action de cette organisation. Ainsi la déclaration de 1998 de l’OIT[5] met-elle en évidence quatre principes et droits fondamentaux au travail : 1) la liberté syndicale et la reconnaissance effective du droit de négociation collective ; 2) l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire ; 3) l’abolition effective du travail des enfants ; et 4) l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession. À cela s’ajoute le droit à la protection sociale reconnu par la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable[6]. Voici ce qu’indique l’OIT sur son site Web :

La notion de travail décent résume les aspirations de tout travailleur : possibilité d’exercer un travail productif et convenablement rémunéré, assorti de conditions de sécurité sur le lieu de travail et d’une protection sociale pour sa famille. Le travail décent donne aux individus la possibilité de s’épanouir et de s’insérer dans la société, ainsi que la liberté d’exprimer leurs préoccupations, de se syndiquer et de prendre part aux décisions qui auront des conséquences sur leur existence. Il suppose une égalité de chances et de traitement pour les femmes et les hommes[7].

Aussi, outre qu’il doit garantir la santé et la sécurité au travail, le travail décent recèle-t-il de nombreux autres enjeux de dignité au travail. À cet égard, la Cour suprême reconnaît que le droit à un emploi convenablement rémunéré est bel et bien une question de dignité de la personne :

Le travail est un aspect important de la vie. Pour bien des gens, leur gagne-pain et le respect (ou l’absence de respect) de la collectivité pour leur travail représentent une grande partie de leur identité. Le salaire peu élevé est souvent le signe d’un emploi moins reconnu, ce qui n’est pas sans conséquence tant sur le plan de la dignité que sur celui de la situation financière. C’est pourquoi le droit touché par la Loi revêtait une grande importance[8].

La discrimination au travail porte elle aussi atteinte à la dignité humaine, comme le souligne la juge Marie Deschamps, alors à la Cour d’appel, dans l’affaire Habachi : « Une personne qui subit un traitement distinctif en raison de son sexe voit son estime d’elle-même atteinte. Elle subit une atteinte à la dignité[9]. »

L’équité salariale permet aux femmes de voir leur travail reconnu à sa juste valeur et d’assumer leurs responsabilités familiales sur un pied d’égalité avec les hommes : « Les instruments internationaux comportent de multiples facettes reliées à l’amélioration du sort des femmes en pleine égalité avec les hommes. Ils font de l’équité salariale une question de dignité pour les femmes[10]. »

Enfin, la liberté de se syndiquer et le droit effectif de négocier ses conditions de travail font partie intégrante de la dignité humaine : « Le droit de négocier collectivement avec l’employeur favorise la dignité humaine, la liberté et l’autonomie des travailleurs en leur donnant l’occasion d’exercer une influence sur l’adoption des règles régissant leur milieu de travail et, de ce fait, d’exercer un certain contrôle sur un aspect d’importance majeure de leur vie, à savoir leur travail[11]. »

Or, ces enjeux de dignité au travail sont-ils compromis par les relations de travail tripartites ? Selon nous, c’est le cas effectivement. Les relations tripartites et la sous-traitance compromettent l’atteinte de l’objectif du travail décent, car : elles riment trop souvent avec précarisation de l’emploi, évitement syndical et désyndicalisation (1), elles favorisent les disparités de traitement (2) et elles engendrent des difficultés importantes sur le plan de l’application des lois du travail, qu’il s’agisse du Code du travail[12], des normes minimales de travail ou des règles de santé et sécurité (3). De toute évidence, les lois du travail au Québec ne sont pas adaptées à la situation actuelle du marché de l’emploi. Pourtant, le législateur tarde à agir, et ce, alors même que de nombreuses études, des instruments et des avis établissent l’existence de solutions (4).

1 La précarisation de l’emploi, l’évitement syndical et la désyndicalisation

1.1 Les agences de placement pour du travail temporaire

La précarité d’emploi des travailleuses et des travailleurs venant d’une agence de placement s’exprime par une instabilité de revenu, des salaires moindres et l’absence d’avantages sociaux. Une étude de Statistique Canada indique un écart de salaire de 40 p. 100 en défaveur des personnes travaillant pour une agence pendant la période 1997-2003[13].

À cela s’ajoute l’absence d’avantages sociaux tels que l’accès à un régime de retraite ou d’assurance maladie ou invalidité, les régimes d’avantages en vigueur dans l’entreprise cliente n’étant pas applicables au salarié venant d’une agence de placement. Par ailleurs, lorsque de tels régimes existent au sein de l’agence, le salarié pourra ne pas se qualifier. Dans l’affaire Hôpital Maisonneuve-Rosemont, la commissaire Zaïkoff rapporte ceci :

De plus, bien que les professionnels de la santé des agences puissent bénéficier d’assurances collectives et d’un régime de retraite, rares sont ceux qui se qualifient pour y avoir droit ou y adhèrent. Aucune des personnes visées par la requête et provenant de l’Agence MD ne bénéficie de ces avantages sociaux. Seules trois personnes parmi les quinze visées provenant de Girafe Santé participent au régime de retraite ou bien ont droit aux assurances collectives[14].

L’incertitude quant aux affectations de travail peut aussi miner singulièrement la qualité de vie : problèmes de planification en ce qui concerne la garde des enfants, difficultés à mener d’autres activités, notamment suivre des cours, etc. La flexibilité tant recherchée par les entreprises se répercute donc sur le salarié venant d’une agence de placement ; c’est là l’envers de la médaille. De nombreux aspects du travail décent (salaire équitable, protection sociale, sécurité d’emploi, conciliation famille-travail) peuvent être compromis[15].

Un autre aspect fondamental du travail décent concerne le droit de se syndiquer et de négocier une convention collective. Or, il semble fort difficile, pour ne pas dire impossible, de syndiquer les personnes travaillant pour une agence de placement qui offre du travail temporaire. La grande mobilité de la main-d’oeuvre, de même que des lieux de travail éclatés qui empêchent la création de liens entre membres du personnel et sans doute aussi leur crainte de perdre leur emploi s’ils lancent un mouvement de syndicalisation peuvent expliquer la situation.

Déjà en 1987, les professeurs Grant et Laporte constataient que « la mobilité et la dispersion des salariés obtenant un emploi par l’entremise de l’agence rendr[ont] impossible, en pratique, l’accréditation d’un tel groupe[16] ». Le temps leur aura donné raison puisque, dans un texte de 2012, le professeur Jean Bernier note ce qui suit :

Une vérification dans la banque de données des conventions collectives en vigueur au Québec (Corail) permet de constater que, mis à part quelques agences du secteur du camionnage, aucune convention collective conclue par une agence et un syndicat regroupant ses salariés n’y figure […] il s’agit d’une main-d’oeuvre mobile, souvent à temps partiel ou occasionnelle qu’il est très difficile d’identifier et de regrouper aux fins d’accréditation selon les règles actuelles. De plus, on peut imaginer qu’il serait facile pour une entreprise cliente de changer d’agence à la première occasion dans la mesure où les salariés de l’agence avec laquelle elle transige décideraient de s’organiser en syndicat. Selon ces hypothèses, il devient, à toutes fins utiles, pratiquement impossible pour les salariés d’agence d’exercer le droit syndical[17].

Le même constat est dressé par Notebaert selon qui, « dans l’état actuel des choses, bien que l’accréditation d’un syndicat d’intérimaires auprès d’une [entreprise de travail temporaire] ne soit pas impossible au Québec, à défaut d’une réforme législative ou d’un revirement jurisprudentiel aussi radical qu’inattendu, un tel projet semble relever davantage de l’utopie que de la réalité[18] ».

Outre qu’elle constitue, comme nous venons de le voir, un milieu pratiquement non syndicable, l’agence de placement peut servir d’outil d’effritement de la présence syndicale. Confier le travail de l’unité de négociation à des personnes travaillant pour une agence forcera le syndicat à déposer des requêtes en interprétation[19] pour faire établir si le travail du sous-traité demeure ou non dans le giron de l’accréditation et si les personnes salariées de l’agence ne sont pas en réalité employées de l’entreprise utilisatrice.

À partir des principes élaborés par la Cour suprême dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire[20], la Commission des relations de travail (CRT) devra trancher la question de l’employeur véritable. Si l’agence de placement est désignée comme employeur, une partie du travail de l’unité échappera à l’accréditation et à la convention collective du syndicat, et ce, pour la durée du contrat. Il s’agit là, pour nous, d’une voie de désyndicalisation. En effet, si l’entreprise cliente, plutôt que de faire affaire avec une agence, embauchait elle-même du personnel, ce dernier serait couvert par l’accréditation et la convention.

Cela dit, il arrive fréquemment que l’entreprise cliente soit désignée employeur véritable, auquel cas il n’y a pas à proprement parler érosion du certificat. Cependant, ce n’est qu’au terme de longues, et souvent coûteuses, poursuites en vertu de l’article 39 du Code du travail que sera établie l’identité de l’employeur. Dans l’affaire CSSS Gatineau, le commissaire Cloutier exige même une preuve particularisée de la durée de service pour chaque salarié ou salariée venant d’une agence de placement. Il déclare que, « en l’absence de preuve en ce qui concerne chacune des personnes visées par la requête, la Commission ne peut pas conclure que les infirmières, les infirmières auxiliaires et les inhalothérapeutes à l’emploi d’agence, qui travaillent au CSSS, sont, dans les faits, des salariées du CSSS[21] ».

Dans l’affaire CSSS de la Montagne[22], la CRT fait à nouveau de la durée de service un critère déterminant pour établir l’employeur véritable. Dans ce cas précis, elle reconnaît le lien d’emploi avec l’établissement de santé, mais seulement pour les personnes ayant travaillé pour une agence de placement pendant de nombreuses semaines. Il en résultera une situation plutôt étrange, où des infirmières venant de la même agence et travaillant dans le même hôpital seront déclarées n’avoir pas le même employeur, simplement parce que certaines n’ont pas travaillé encore assez longtemps chez l’entreprise cliente !

Toutefois, dans un dossier de l’affaire Hôpital Maisonneuve-Rosemont, le critère de la durée du service a récemment été relativisé. Les requêtes concernaient 21 inhalothérapeutes ayant travaillé du 5 avril 2009 au 16 janvier 2010 au centre hospitalier. La décision de la CRT a été rendue par la commissaire Zaïkoff le 27 septembre 2011, après 8 jours d’audition, eux-mêmes précédés de deux conférences préparatoires et de deux conférences téléphoniques. Finalement, la commissaire désigne le centre hospitalier employeur de tous les inhalothérapeutes venant de l’agence de placement, et ce, peu importe la durée des années de service de chacun. Elle note :

On ne peut évaluer l’intégration dans l’entreprise de la même manière dans le contexte d’un établissement public de santé de 5 000 personnes et dans celle d’une petite ou moyenne entreprise privée. Il faut aussi éviter une approche purement subjective, qui serait fonction du sentiment de chaque individu d’appartenir ou non à une entreprise. Ce critère doit permettre d’évaluer avec laquelle des deux entités la personne visée jouit de la meilleure intégration professionnelle[23].

À noter que la question de la durée des années de service, écartée en l’espèce, ne semble pas devoir l’être dans tous les dossiers de relations triangulaires, comme l’indique la réserve relative aux petites et moyennes entreprises. Et cela est malheureux. Ce critère rend en effet extrêmement incertaine et subjective la relation d’emploi qui devrait plutôt s’établir sur la base de critères non personnels, l’accréditation englobant des fonctions et non des individus. Ce critère ne peut que mener à des procès multiples, histoire de vérifier à la pièce et au cas par cas qui est l’employeur au sens du Code du travail. Pire encore, l’employeur d’aujourd’hui pourrait ne plus l’être demain, tout étant une question de temps. Cette approche paraît donc fort discutable. Certes, le sentiment d’intégration est un critère retenu par la Cour suprême dans l’affaire Ville de Pointe-Claire, mais elle refuse d’en faire un critère absolu. Comme le note la Cour supérieure dans l’affaire Syndicat national des employés de garage du Québec, « [la] durée et la fréquence des assignations sont, à n’en pas douter, un facteur pertinent et important, mais une analyse fondée uniquement sur ce facteur constitue un processus d’identification de l’employeur beaucoup trop étroit qui ne correspond pas à l’approche approuvée par la Cour suprême[24] ».

Cela dit, le cas des professionnelles et des professionnels de la santé venant d’une agence de placement illustre toute la difficulté que présente le test de la Cour suprême : louvoiements de la jurisprudence de la CRT, longs jours de procès, délais importants avant d’obtenir une décision, éventuelle personnalisation de la question.

Il n’est pas normal qu’une question aussi élémentaire que la détermination de l’employeur véritable nécessite autant d’énergie et mobilise de la sorte l’appareil judiciaire. D’ailleurs, nous pouvons avancer qu’en milieu non syndiqué un exercice semblable n’aura pas lieu, sauf peut-être de façon incidente, dans le contexte d’une plainte de congédiement ou d’un autre recours soumis par la Commission des normes du travail. Quel travailleur non syndiqué peut se permettre, en effet, d’entamer personnellement de longues et coûteuses poursuites devant un tribunal pour faire établir, en cours d’emploi, qui est son employeur véritable, au sens de la Loi sur les normes du travail (LNT)[25] ou d’une autre loi ? Voici ce que souligne le Bureau international du travail : « Plus rares encore, naturellement, sont les travailleurs qui, tout en continuant à travailler, s’adressent aux tribunaux pour obtenir une décision sur le point de savoir s’ils doivent être classés dans la catégorie des travailleurs indépendants[26]. »

D’ailleurs, même en milieu syndiqué les syndicats ne font pas toujours clarifier le statut des personnes salariées venant d’une agence de placement travaillant au sein de l’entreprise, car ils tiennent tout simplement pour acquis que l’agence est le véritable employeur. Ainsi, dans l’affaire Centre de réadaptation Lisette-Dupras, il s’est écoulé six ans avant que soit déposée une requête en vertu de l’article 39 C.t. en vue de faire reconnaître le centre de réadaptation comme véritable employeur[27]. La requête a d’ailleurs été accueillie.

Notons par ailleurs que l’agence de placement pourra aussi être utilisée à des fins d’évitement syndical. Ainsi, dans l’affaire Uni-viande[28], l’entreprise, craignant un mouvement de syndicalisation, avait congédié toutes les personnes salariées pour les réembaucher par l’entremise d’une agence. La commissaire St-Georges déclare l’entreprise véritable employeur malgré l’arrivée de l’agence-paravent. Une autre technique consiste à embaucher à la hâte des personnes venant d’une agence pour gonfler l’effectif de l’entreprise et noyer la majorité syndicale. Dans l’affaire Provigo[29], 23 agents de sécurité avaient été engagés pendant une période de maraudage et affectés comme préposés d’entrepôt. Ils avaient pour mission de surveiller la lutte syndicale et de faire rapport à l’employeur. On leur avait en outre fait signer une carte de membre aux couleurs du syndicat en place en leur donnant la consigne de ne plus rien signer d’autre par la suite. La commissaire a conclu dans ce cas à l’ingérence de l’employeur.

1.2 La sous-traitance

Nous abordons ici essentiellement la sous-traitance in situ, en milieu syndiqué. Cette forme de sous-traitance interne, s’effectuant sur les lieux mêmes de l’entreprise cliente, amène les personnes travaillant pour le sous-traitant à côtoyer celles qui sont employées par le donneur d’ordre.

À quelques occasions, la CRT, saisie de requêtes en vertu de l’article 39 C.t., a conclu que le sous-traitant cessait d’être l’employeur des travailleurs affectés chez le donneur d’ordre[30]. En application des critères de l’affaire Ville de Pointe-Claire, la CRT a en effet jugé que le degré important d’intégration de ces personnes, en mission dans l’entreprise cliente, emportait un changement d’employeur, le sous-traitant agissant en fait comme locateur de main-d’oeuvre. Cela étant, les personnes salariées ont été déclarées couvertes par l’accréditation et la convention en vigueur chez le client.

Dans l’affaire Logistique Johanne Lavoie, le commissaire distingue la sous-traitance véritable de la location de main-d’oeuvre :

Il existe des formes de sous-traitance in situ qui se rapprochent de la fourniture de main-d’oeuvre temporaire, cependant l’objectif n’est pas le même : la fourniture de main-d’oeuvre temporaire a pour but de parer à des besoins ponctuels dans l’entreprise du client, alors que la sous-traitance in situ vise généralement à pourvoir de façon durable et régulière à des opérations qui relèvent habituellement du cours ordinaire de cette entreprise[31].

Dans cette affaire, la CRT rejette la requête en vertu de l’article 39 C.t. malgré une forte intégration des personnes salariées à l’entreprise « [l]e processus de sélection, l’embauche, la formation, la discipline, la supervision globale du travail et la rémunération [étant] tous des facteurs qui désignent l’intimée [le sous-traitant] comme le véritable employeur[32] ».

Qu’en est-il maintenant des raisons qui poussent l’employeur à recourir à l’impartition ? Il est possible de distinguer trois types de sous-traitance :

La sous-traitance d’économie permettra de réduire les coûts de production. La sous-traitance pour insuffisance de capacité sera utilisée lorsque la capacité de production de l’entreprise ou le nombre d’employés sont insuffisants pour répondre à la demande. Enfin, la sous-traitance de spécialité permettra d’obtenir un bien ou un service que l’entreprise n’est pas capable de réaliser elle-même à cause d’un manque d’expertise[33].

En milieu syndiqué, l’utilisation de sous-traitants aura souvent pour objectif la réduction du coût de la main-d’oeuvre :

En milieu syndiqué où les coûts de main-d’oeuvre sont généralement plus élevés et les règles de travail plus contraignantes qu’en milieu non syndiqué, l’employeur risque de se tourner vers la sous-traitance si ses objectifs de flexibilité et de contrôle des coûts ne peuvent être atteints autrement. La simple menace de sous-traitance peut également l’aider à atteindre ces objectifs en lui permettant d’obtenir des concessions de ses employé-es syndiqués[34].

Le syndicat accrédité pourra bien sûr tenter de limiter la sous-traitance par une clause de convention collective prohibant ou conditionnant l’attribution de contrats à des tiers. Cependant, les employeurs sont très peu enclins à renoncer à cette prérogative :

De l’autre côté, les employeurs tiennent de plus en plus à pouvoir conserver leur liberté de sous-traiter et ne seront donc pas plus enclins que les syndicats à céder sur ce terrain : « La clause de sous-traitance est considérée comme une strike issue, c’est-à-dire que les employeurs sont prêts à subir une grève avant de céder sur cette question » […] Une étude du Bureau international du Travail nous amène d’ailleurs à penser que cette tendance n’est pas exclusivement québécoise puisqu’il semble que dans de nombreux pays l’absence de clauses restreignant la sous-traitance dans les conventions collectives tient au fait que « les employeurs ne veulent pas renoncer à cet important moyen de réduction des coûts »[35].

Quant au syndicat accrédité dans l’entreprise sous-traitante, sa capacité de négociation pourra se révéler fort limitée dans la mesure où le donneur d’ordre, qui n’est pas son vis-à-vis à la table de négociation, est celui qui, en réalité, tire les ficelles et tient les cordons de la bourse. Le syndicat se trouvera alors à négocier avec un employeur n’ayant pas de réelle marge de manoeuvre :

La création de chaînes mondiales d’approvisionnement et de marchés du travail occasionnels se [traduit] par un transfert de la responsabilité de l’employeur principal vers le maillon le plus faible de la chaîne d’approvisionnement. Les sous-traitants et les franchisés disent souvent, et à juste titre, qu’ils ne disposent pas d’assez de pouvoir sur le marché pour proposer des emplois décents[36].

Outre qu’elle constitue un mode de réduction du coût de la main-d’oeuvre, la sous-traitance est aussi une voie de désyndicalisation dans la mesure où le travail externalisé ne sera plus assujetti à l’accréditation, ni à la convention collective, du moins pour la durée du contrat. Comme le note Jalette, « [la] sous-traitance peut avoir des conséquences majeures pour la main-d’oeuvre (perte d’emplois, modification des conditions de travail, changement d’employeur, etc.) et pour les syndicats (réduction du pouvoir de négociation, altération à l’intégralité de l’unité d’accréditation, réduction des effectifs, etc.)[37] ».

Les modifications apportées à l’article 45 C.t. en 2003, par le projet de loi no 31[38], ont encore aggravé la situation. Rappelons que l’article 45 assure un transfert de l’accréditation et éventuellement de la convention collective, en cas d’aliénation ou de concession de l’entreprise.

Jusqu’en 2003, lorsque l’employeur concédait partiellement des activités internes de l’entreprise, celles-ci demeuraient normalement visées par l’accréditation. Le Tribunal du travail pouvait en effet conclure à un transfert de droits et d’obligations lorsque le donneur d’ouvrage confiait à un tiers, même sans transfert d’actifs tangibles, le pur droit d’exploitation de certaines activités visées par l’accréditation (par exemple, l’entretien ménager, les services de restauration, l’informatique ou le stationnement). En 2001, dans les arrêts Ivanhoé[39] et Ville de Sept-Îles[40], la Cour suprême a avalisé une telle interprétation. C’est pour faire échec à cette prise de position du plus haut tribunal que l’article 45 C.t. a été modifié en 2003 par l’ajout de l’alinéa 3 :

L’aliénation ou la concession totale ou partielle d’une entreprise n’invalide aucune accréditation accordée en vertu du présent code, aucune convention collective, ni aucune procédure en vue de l’obtention d’une accréditation ou de la conclusion ou de l’exécution d’une convention collective.

Sans égard à la division, à la fusion ou au changement de structure juridique de l’entreprise, le nouvel employeur est lié par l’accréditation ou la convention collective comme s’il y était nommé et devient par le fait même partie à toute procédure s’y rapportant, aux lieu et place de l’employeur précédent.

Le deuxième alinéa ne s’applique pas dans un cas de concession partielle d’entreprise lorsque la concession n’a pas pour effet de transférer au concessionnaire, en plus de fonctions ou d’un droit d’exploitation, la plupart des autres éléments caractéristiques de la partie d’entreprise visée[41].

Le ministre du Travail ayant mené la réforme, Michel Després, ne fera d’ailleurs pas mystère des motifs de son intervention. Il déclarera en effet ce qui suit en commission parlementaire : « Lorsqu’on parle du cas de Sept-Îles, c’est exactement ce qu’on veut effectivement corriger […] Que nous soyons en position de sous-traitance interne ou de sous-traitance externe, on veut que ce soient les mêmes règles et que la situation du cas de Sept-Îles effectivement ne se répète plus[42]. »

À compter de 2003, il n’y a donc transmission de droits que si le donneur d’ouvrage concède partiellement, en plus du droit d’exploitation, la plupart des autres éléments caractéristiques de l’entreprise : autrement dit que, dans les cas fort improbables où le donneur d’ordre fournit lui-même au sous-traitant tous les moyens de production nécessaires au contrat ! La CRT a rapidement pris acte de l’intention du législateur. Dès 2005, dans l’affaire Laiterie Royala, le commissaire constate que : « [la] concession partielle d’entreprise qui n’implique qu’un transfert de fonctions ou de droit d’exploitation est dorénavant exclue du champ d’application de l’article 45[43]»

En outre, le projet de loi no 31 modifie aussi l’article 45.2 C.t. de sorte que, dans les rares cas de concession partielle qui entraîneraient application de l’article 45, il n’y aura malgré tout aucun transfert de convention collective, celle-ci étant réputée expirer au jour de la concession[44].

Force est donc de constater que l’objectif du législateur en 2003 n’était pas de lever un interdit à la sous-traitance, car elle était déjà permise[45]. Ce n’était pas seulement non plus de réduire le coût associé au transfert de la convention collective, car l’article 45.2 en décrète l’expiration. À vrai dire, l’ajout de l’alinéa 3 à l’article 45 devait assurer au sous-traitant qu’il n’hériterait pas, avec le contrat de sous-traitance, d’un syndicat « encombrant » avec qui il aurait à renégocier une convention collective.

Cette modification change donc la donne et permet désormais de soustraire du giron de l’accréditation et de la convention des activités exécutées sur le site même de l’entreprise, et ce, par un simple recours à un intermédiaire dont les membres du personnel seront fort probablement non syndiqués. La sous-traitance devient ainsi une voie de désyndicalisation.

Par ailleurs, dans la mesure où le travail sous-traité concerne des activités que le donneur d’ouvrage continue en partie à assumer lui-même avec son propre personnel, un double régime de travail s’installe, occasionnant une disparité de traitement : les personnes qui travaillent pour l’employeur cédant et celles qui le font pour le sous-traitant effectuent le même travail, dans la même entreprise, mais elles ne seront pas régies par les mêmes conditions de travail…

2 Les disparités de traitement

Nous retenons ici la définition que donnent Gesualdi-Fecteau et Lizée des disparités de traitement : « Il s’agit d’une distinction dans le traitement d’un groupe de salariés par rapport à un autre alors que l’ensemble des salariés effectue pourtant généralement les mêmes tâches dans le même établissement mais à une fréquence ou pour une durée qui peuvent être variables[46]. »

Au Québec, il n’est pas interdit à un employeur de traiter différemment les personnes qui travaillent pour lui, sauf pour un motif prohibé prévu dans la Charte des droits et libertés de la personne[47] (par exemple, le sexe, la race ou le handicap).

En 1989, un effort législatif en vue d’éradiquer la discrimination fondée sur le statut d’emploi est entrepris avec la Loi sur les régimes complémentaires de retraite[48]. Celle-ci assure le droit d’adhésion au régime de retraite en vigueur dans l’entreprise à tous les travailleurs qui y exécutent un travail similaire ou identique à celui qui est exécuté par les participants. Certaines conditions s’appliquent, notamment celle d’avoir effectué 700 heures de travail[49].

En 1990, le législateur québécois se penche à nouveau sur la discrimination fondée sur le statut d’emploi. La LNT est alors modifiée[50] pour interdire la pratique des taux de salaire inférieurs pour les personnes employées à temps partiel. La durée du congé annuel et le mode de calcul de l’indemnité de vacances doivent aussi être comparables à ceux des autres salariés :

Un employeur ne peut accorder à un salarié un taux de salaire inférieur à celui consenti aux autres salariés qui effectuent les mêmes tâches dans le même établissement, pour le seul motif que ce salarié travaille habituellement moins d’heures par semaine.

Le premier alinéa ne s’applique pas à un salarié qui gagne un taux de plus de deux fois le salaire minimum[51].

[…]

Un employeur ne peut réduire la durée du congé annuel d’un salarié visé à l’article 41.1 ni modifier le mode de calcul de l’indemnité y afférente, par rapport à ce qui est accordé aux autres salariés qui effectuent les mêmes tâches dans le même établissement, pour le seul motif qu’il travaille habituellement moins d’heures par semaine[52].

À noter que cette protection tombe dès lors que le salarié gagne plus de deux fois le salaire minimum. Bref, il y a des limites au droit à l’égalité !

Enfin, le 17 décembre 1999 est adoptée la Loi modifiant la Loi sur les normes du travail en matière de disparités de traitement[53]. Elle met un terme aux clauses de disparité de traitement (appelées « clauses orphelin », de l’anglais orphan clause) en prohibant la discrimination fondée sur la date d’embauche. En effet, de nombreux employeurs imposent à l’époque, histoire de réduire leur coût lié à la main-d’oeuvre, des conditions de travail inférieures aux salariés recrutés après une certaine date. Cette pratique afflige particulièrement les jeunes travailleurs.

Ces modifications législatives, qu’il convient de saluer, ne règlent cependant pas tout. Le problème de la discrimination fondée sur le statut d’emploi reste actuellement entier ou presque. De nombreux employeurs imposent toujours des conditions moindres de travail parce qu’un salarié est soit temporaire, soit surnuméraire ou occasionnel.

Pourtant, le besoin de protection des personnes salariées n’ayant pas une relation classique d’emploi (poste permanent, à temps plein) a été largement documenté dans le rapport Bernier publié en 2003[54]. Les emplois atypiques se multiplient et sont prétexte à des distinctions de traitement entre personnes effectuant pourtant les mêmes tâches ou des tâches similaires dans la même entreprise. Ces disparités s’étendent aussi aux salariés du sous-traitant ou de l’agence de placement qui travaillent dans l’entreprise. En plus du salaire, ces disparités peuvent concerner n’importe quel aspect des conditions de travail. Par exemple :

  • l’ancienneté du salarié à statut précaire est calculée différemment ou encore elle est inopposable à celle des salariés permanents ;

  • l’exclusion du bénéfice de toute la convention collective ou de certaines de ses dispositions ;

  • des règles distinctes concernant le rappel au travail, les jours fériés, les libérations syndicales, etc. ;

  • l’exclusion du régime d’assurance ou du régime de retraite ou encore d’autres avantages sociaux[55].

Dans son rapport sur les normes du travail fédérales, publié en 2006, le commissaire Arthurs souligne lui aussi les nombreuses formes de disparités de traitement qui touchent tant les salariés venant d’une agence de placement que les salariés temporaires d’une entreprise :

Les travailleurs provenant d’une agence de placement sont souvent moins bien rémunérés qu’ils ne le seraient s’ils étaient employés directement par l’entreprise cliente et — on nous l’a dit à maintes reprises — ne peuvent souvent pas poser leur candidature à des postes permanents auprès des entreprises clientes en raison d’obligations contractuelles entre l’agence de placement et eux-mêmes, entre l’agence de placement et l’entreprise ou les deux. Les travailleurs temporaires ont souvent un accès réduit — voire aucun accès — aux avantages contractuels ou prévus par la loi fondés sur la durée de leur service, parce qu’il est probable que leur emploi prenne fin avant qu’ils y soient admissibles. De plus, par définition, ceux qui travaillent pour des agences de placement ne reçoivent aucun avantage social de l’entreprise cliente et, fort probablement, aucun avantage social de l’agence de placement non plus, si cette dernière décide de mettre fin à leur emploi au terme de chaque affectation, puis de les réembaucher lorsqu’[elle] en [a] besoin pour les affecter auprès d’un autre client[56].

Il ressort de ce rapport, tout comme du rapport Bernier et de nombreuses autres études[57], que l’existence de disparités est très réelle. Et la recommandation no 9 du rapport Bernier[58] est on ne peut plus claire : il faut interdire de telles pratiques.

3 Les difficultés d’application des lois du travail dans un contexte de relations tripartites

Les lois du travail, faites sur mesure pour une relation simple employeur-employé, peinent à s’appliquer dans un contexte de relations tripartites. Cette inadéquation a fait l’objet de nombreuses analyses. Déjà en 1997, le juge Lamer, dans l’affaire Ville de Pointe-Claire, signalait les lacunes du Code du travail : « En effet, le Code du travail a été conçu essentiellement pour des relations bipartites comprenant un salarié et un employeur. Le Code du travail n’est pas d’un grand secours lorsqu’il s’agit d’analyser un cas de relation tripartite comme celui en l’espèce[59]. »

Tonnancour et Vallée ont aussi mis en lumière les difficultés que présente l’application des normes du travail dans une relation à trois comprenant une agence de placement : problèmes relatifs au calcul des heures de travail et de leur paiement, utilisation de subterfuges comme celui de l’agence à deux têtes pour éviter le paiement d’heures supplémentaires, ou encore inadéquation structurelle de la loi, particulièrement en cas de rupture d’emploi. Par exemple, le client peut requérir plus ou moins impunément qu’un salarié de l’agence ne soit plus affecté chez lui. Le risque de déresponsabilisation de l’entreprise cliente est bien réel :

D’une certaine manière, on peut craindre que cette stratégie ouvre la voie à une déresponsabilisation des entreprises utilisatrices en matière de congédiement. Les dispositifs permettant l’examen de la légalité, de la justesse et de la suffisance de la rupture du lien d’emploi consacrés par la Loi ne seraient pas enclenchés en dépit du fait que la décision de mettre fin à l’affectation temporaire ait pu s’appuyer sur un motif condamnable. Suivant ce scénario, l’application des recours propres au droit du travail serait en partie éludée dans la mesure où l’entreprise cliente peut agir dans l’ombre juridique de l’agence sans que la légitimité de sa décision ne soit examinée[60].

L’affaire Hamilton c. ETI Canada inc.[61] illustre cette situation. Un salarié de l’entreprise ETI Canada inc., — sous-traitant ayant pour principal client Rio Tinto, Fer et Titane, est congédié pour une faute impliquant en partie le client (mise en cause de l’intégrité d’un représentant de QIT). La plainte déposée en violation de l’article 124 LNT est accueillie par la CRT, qui ordonne la réintégration du salarié. Or, la Cour supérieure, saisie d’une requête en outrage pour non-réintégration, rejette la demande parce que QIT, qui refuse de recevoir Hamilton sur son site, n’est pas lié par le jugement de la CRT. Voici ce que note Gesualdi-Fecteau :

L’affaire Hamilton est une illustration concrète des problèmes d’effectivité de la protection contre le congédiement prévue à l’article 124 LNT et qui sont occasionnés par le recours à la sous-traitance : la garantie effective du droit à l’emploi d’un salarié assurée par l’ordonnance de réintégration devient, comme l’illustre cette affaire, tributaire de la bonne volonté d’un tiers qui n’est pas partie au contrat de travail et qui, selon les termes du juge Corriveau, n’est pas relié à l’employeur ou au salarié par un lien de droit susceptible d’engendrer sa responsabilité eu égard à l’ordonnance de réintégration[62].

De son côté, la professeure Katherine Lippel a décrit les nombreuses difficultés que présente l’application des régimes de prévention en matière de santé et de sécurité au travail et d’indemnisation des victimes de lésions professionnelles en cas de sous-traitance : mécanismes de protection difficilement applicables, taux de lésions plus élevés, manque de formation et de surveillance des salariés du sous-traitant, etc. Elle conclut ceci :

L’externalisation du travail, particulièrement vers des petites entreprises, permet aux entreprises qui retirent les profits de la production à risque de se soustraire à l’application de lois qui visent la protection de la santé de ceux et celles qui travaillent, lois qui sont pourtant d’ordre public. Même lorsque les dispositions législatives s’appliquent intégralement, l’application efficace peut être compromise lorsque les sous-traitants sont invisibles pour les responsables de santé publique chargés de s’assurer de la prévention dans un établissement[63].

Les auteurs Quinlan et Bohle dressent le même constat sur le plan international : la sous-traitance accentue le risque de lésions. Trois facteurs explicatifs sont mentionnés ; 1) une intensité de travail plus grande en raison de la pression économique qui s’exerce sur le sous-traitant ; 2) des problèmes de formation, de désorganisation des lieux de travail et des difficultés de communication entre les acteurs en cas d’impartition ; et 3) une protection réglementaire moindre des travailleurs employés dans des entreprises sous-traitantes et surtout des travailleurs autonomes. Les auteurs ajoutent ce qui suit :

Overall, governments have taken limited account of the evidence on the adverse effects of subcontracting or home-based work, or of the broader spillover effects and externalities associated with these work arrangements, in their laws and policies. A major reason for this is that neoliberal ideas, which prioritize market relationships and ignore the social inequalities these entail, dominate both national and global policy agendas[64].

Par ailleurs, l’exercice des droits prévus dans la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST)[65] ou la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP)[66] pourra comporter des écueils importants. Comment, en cas d’accident de travail, assurer le retour au travail dans l’emploi occupé avant la lésion chez le client[67] ? En outre, le salarié venant d’une agence de placement ou celui du sous-traitant ne craindront-ils pas d’exercer un droit de refus ou de demander un retrait préventif chez le client ?

Plusieurs études ont documenté, chez les travailleurs temporaires, une crainte d’exercer leurs droits, de peur de voir leur contrat non renouvelé ou de ne pas être rappelé par l’agence de travail temporaire. Les mécanismes de protection des travailleurs qui dénoncent les violations de la législation en matière de santé et de sécurité du travail sont potentiellement affaiblis s’il relève de la discrétion absolue du donneur d’ouvrage de mettre fin à la location des services de l’individu envoyé par l’agence […] On rapporte aussi que les travailleurs de sous-traitants perçoivent une grande réticence de leurs employeurs à l’égard des réclamations à la CSST, ces derniers craignant que les coûts afférents aux lésions ne compromettent leur compétitivité[68].

Finalement, la capacité de modifier l’environnement de travail est déterminante en matière de santé et sécurité au travail. Or, qui, de l’agence de placement ou du client, dispose d’un tel pouvoir ? De toute évidence, le client, la plupart du temps. Rappelons les propos de la Cour suprême qui, dans l’arrêt Robichaud c. Canada, impute une responsabilité à l’employeur en cas de harcèlement sexuel au travail, justement en raison de son pouvoir de contrôle sur les lieux de travail lui permettant de « prendre des mesures réparatrices efficaces en vue d’éliminer les conditions peu souhaitables qui peuvent exister[69] ». La LSST ne prévoit-elle pas d’ailleurs, à son article 51, que l’employeur doit, pour protéger la santé des travailleurs, « contrôler la tenue des lieux de travail » ? Or, il ne semble pas acquis que le donneur d’ouvrage ait, à l’endroit des salariés de son sous-traitant ou de ceux de l’agence de placement, les mêmes obligations que celles qu’il a envers ses propres employés. C’est ce qu’expliquent Lippel et Laflamme :

En dehors du domaine de la construction, il n’est pas clair que les inspecteurs de la CSST aient la discrétion nécessaire pour efficacement intervenir auprès du donneur d’ouvrage qui met en danger un travailleur d’un sous-traitant. Certains paragraphes de l’article 51 LSST reçoivent une interprétation plus large que d’autres et certains jugements plus récents de la CLP semblent vouloir restreindre la responsabilité des employeurs pour leur reconnaître un devoir seulement à l’égard de leurs propres travailleurs[70].

Cela dit, c’est sans doute la sous-traitance de travaux à des travailleurs autonomes qui compromet le plus le respect des règles en matière de santé et de sécurité. Ces travailleurs, la plupart du temps exclus de toutes les protections, sont en effet les grands oubliés des lois du travail. Katerine Lippel le note en ces termes :

Le travailleur autonome au Québec a le droit de prendre des risques qu’aucun salarié ne peut prendre et qu’aucun employeur ne pourrait lui imposer. C’est l’individu qui assumera les conséquences, ainsi que sa famille et l’État, dans l’éventualité où il aura besoin de soins médicaux ou qu’il sombrera dans la pauvreté extrême à la suite de son accident. L’entreprise donneuse d’ouvrage n’aura aucune responsabilité, ni coût à assumer[71].

4 Des solutions : que faire ?

En 1997, la Cour suprême renvoyait au législateur le soin de résoudre le problème d’inadéquation des lois du travail en contexte tripartite : « Confrontés à ces lacunes législatives, les tribunaux ont, selon leur expertise, interprété les dispositions souvent laconiques de la loi. Or, en dernier ressort, il revient au législateur d’apporter des solutions à ces lacunes. La Cour ne peut empiéter sur un domaine qui ne lui appartient pas[72]. » Or, quinze ans plus tard, force est de constater que rien n’a été fait… du côté du législateur. Pourtant, bien des travaux ont été menés un peu partout décriant la situation et proposant des solutions[73].

Ainsi, en 1997, la Conférence internationale du travail adopte la Convention no 181 sur les agences d’emploi privées[74]. Tout en reconnaissant le rôle que peuvent jouer les agences de placement dans le bon fonctionnement du marché du travail, la Convention rappelle la nécessité de protéger les travailleurs. À cette fin, les États signataires doivent encadrer lesdites agences, fixer leur statut juridique par législation et les assujettir à un système de licence ou d’agrément. La responsabilité respective des agences et des entreprises utilisatrices doit être déterminée et répartie entre elles en ce qui concerne notamment la négociation collective, le salaire, les horaires de travail et autres conditions de travail, les prestations légales de sécurité sociale, la santé et la sécurité au travail de même que l’indemnisation des victimes de lésions professionnelles. La Convention interdit en outre l’imposition de frais ou d’honoraires aux travailleurs venant d’une agence.

En 2003, le rapport Bernier indique de nombreux moyens de protéger les travailleurs en situation d’emploi non traditionnel, y compris les personnes travaillant pour une agence de placement et les travailleurs autonomes. L’extension de la protection sociale au plus grand nombre et l’interdiction des disparités de traitement sont avancées et déjà les auteurs soulignent l’urgence d’agir, car « plus on tardera, plus il deviendra socialement et économiquement coûteux d’élaborer un régime de protection sociale adapté aux conditions actuelles[75] ».

En 2006, la Conférence internationale du travail adopte la Recommandation no 198 sur la relation de travail[76]. Ce nouvel outil est adopté en raison de la difficulté grandissante, résultant des mutations du marché du travail, d’établir l’existence d’une relation de travail « lorsque les droits et obligations des parties concernées ne sont pas clairs, lorsqu’il y a eu une tentative de déguiser la relation de travail, ou lorsque la législation, son interprétation ou son application présentent des insuffisances ou des limites[77] ». La recommandation exhorte les membres de l’OIT à formuler une politique nationale pour clarifier et adapter la législation nationale afin d’assurer une protection efficace aux travailleurs. La politique devrait aussi garantir des normes applicables à toutes les formes d’arrangements contractuels, y compris celles qui touchent des parties multiples. La primauté des faits sur la forme, des critères définis dans la loi pour établir qui est l’employeur, l’allègement de la charge de la preuve en faveur du travailleur et l’extension du champ d’application de la loi aux travailleurs assimilables aux salariés sont autant de mesures proposées par la recommandation pour assurer que des arrangements contractuels n’auront pas pour effet de priver les travailleurs de la protection à laquelle ils ont droit. Des mesures en vue de supprimer toute incitation à déguiser la relation de travail y figurent aussi.

En 2007, trois groupes (Au Bas de l’échelle, le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail et la Fédération des femmes du Québec) produisent un rapport[78] accablant sur la nécessité d’encadrer les agences de placement : problème d’identification de l’employeur véritable, utilisation du personnel venant d’une agence en vue de pourvoir des postes permanents, clauses restrictives d’emploi et frais imposés aux salariés, disparités de traitement, non-paiement de salaires à la suite de la disparition soudaine de l’agence (fly-by-night), etc. Cette analyse sera présentée au Groupe de travail sur l’industrie du placement temporaire, groupe mis sur pied en 2005 par le ministre du Travail du Québec. Aucune suite ne sera donnée à ce rapport.

En 2008, le Parlement européen adopte la Directive relative au travail intérimaire[79]. Elle assure aux travailleurs intérimaires européens, autrement dit aux salariés venant d’une agence de placement, la parité de traitement avec les personnes salariées de l’entreprise utilisatrice pour le même type de poste. L’égalité de traitement porte sur les conditions essentielles de travail et d’emploi, à savoir : la durée du travail, les heures supplémentaires, les temps de pause, les périodes de repos, le travail de nuit, les congés, les jours fériés et la rémunération. Les travailleurs intérimaires doivent être libres de conclure un contrat de travail avec l’entreprise utilisatrice à l’issue de leur mission et l’accès aux installations et aux services de l’entreprise utilisatrice doit leur être ouvert aux mêmes conditions (cafétéria, garderie, transport, etc.).

En 2010, le ministre du Travail du Québec fait parvenir au Conseil consultatif du travail et de la main-d’oeuvre (CCTM) une autre demande d’avis pour une proposition d’encadrement du secteur des agences. Un comité de travail est mis sur pied et de nombreux experts et groupes sont entendus[80].

En 2011, le rapport des membres syndicaux de ce comité de travail du CCTM est déposé. Il rappelle les problèmes nombreux auxquels doivent faire face les personnes travaillant pour une agence de placement et propose des modifications législatives, notamment : assujettir les agences à l’obligation d’être titulaire d’un permis et au dépôt d’une caution ; instaurer la coresponsabilité agence-entreprise utilisatrice dans l’application de plusieurs lois (LNT, LSST, LATMP) ; interdire les clauses restrictives de travail, les frais et les honoraires de même que les disparités de traitement. Le rapport insiste sur le caractère singulier de cette industrie : « Les agences de location de personnel ne sont pas des entreprises comme les autres : en effet, ce qui est au coeur de leurs transactions avec leurs clients, c’est le travail humain ; de plus, ces transactions donnent lieu à une relation tripartite, ce qui est très différent d’une relation de travail binaire classique[81]. »

Enfin, en juin 2012, la Conférence internationale du travail adoptait la Recommandation sur les socles nationaux de protection sociale[82]. Ce nouvel instrument s’attaque au déficit généralisé de protection sociale noté dans la plupart des pays. Dans les pays développés, ce déficit de protection résulte trop souvent de lois du travail ne permettant pas à tous les travailleurs de bénéficier de la législation ou de régimes négociés d’avantages sociaux. C’est souvent le cas pour les personnes salariées à statut précaire, celles qui viennent d’une agence de placement et les travailleurs autonomes[83]. Or la protection sociale fait intrinsèquement partie du « travail décent » : « Il est impossible ou au moins difficile d’imaginer l’emploi sans la protection sociale (c’est l’emploi qui le plus souvent ouvre droit à des prestations sociales telles que l’indemnité de chômage ou la retraite) ni la protection sociale sans l’emploi qui en est la principale source de financement[84]. »

Conclusion

La dignité au travail implique le droit à la même considération. Elle suppose l’accès à un travail décent assurant un salaire équitable, le droit de négocier ses conditions de travail, de n’être pas discriminé, la possibilité de concilier travail et famille, de bénéficier d’une protection sociale et de travailler en toute sécurité. C’est aussi le droit de bénéficier pleinement de l’ensemble des lois du travail.

Or, le travail pour une agence de placement rime souvent avec salaire moindre, absence d’avantages sociaux, précarité de revenus et incertitudes quant aux affectations pouvant rendre difficile la conciliation du travail et de la vie privée. À cela s’ajoute l’incapacité à négocier collectivement ses conditions de travail, ce type d’industrie se révélant, dans le cadre légal actuel, difficilement syndicable. De fait, l’agence de placement pour du travail temporaire constitue plutôt, dans certains cas, un outil d’effritement ou d’évitement syndical.

De son côté, la sous-traitance a couramment pour objet la réduction du coût de la main-d’oeuvre et elle contribue souvent à la détérioration des conditions de travail[85].

En outre, les modifications apportées en 2003 à l’article 45 C.t., en cas de concession partielle, ont facilité la sous-traitance interne (in situ) en évacuant toute possibilité de faire suivre chez le sous-traitant l’accréditation et la convention collective.

Par ailleurs, tant le travail pour une agence de placement que celui qui est effectué en sous-traitance (in situ) sont susceptibles de générer des disparités dans les conditions de travail appliquées à des personnes exécutant le même travail sur un même site.

Finalement, la relation de travail tripartite compromet l’application de lois du travail censées protéger les travailleurs les plus vulnérables. Les lois du travail, pour être efficaces, doivent être adaptées à la situation du marché de l’emploi. Elles doivent en outre compenser le déséquilibre de pouvoir entre employeurs et employés[86]. Or, le rapport Bernier a mis à jour des besoins pressants de protection pour les travailleurs ayant une relation d’emploi atypique. Dix ans plus tard ce rapport n’a pas pris une ride…, et c’est bien là le drame !

Des dispositions facilitant l’identification de l’employeur, une large reconnaissance du statut de personne salariée, l’encadrement des agences de placement pour du travail temporaire et de leur utilisation, le respect des droits syndicaux en cas d’impartition, l’interdiction des disparités de traitement, l’extension à tous les travailleurs de la protection sociale sans égard au type de contrat sont autant de mesures qui permettraient de concilier productivité de l’entreprise et protection du salarié. Rien ne justifie en effet que la flexibilité, tant recherchée par les entreprises, se fasse au détriment du droit à un travail décent. Comme l’affirme le sociologue Jean Gadrey, « [i]l y a des limites souhaitables à la progression continue des niveaux de flexibilité, et ces limites ne peuvent être fixées que de façon collective[87] ».