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Le présent numéro des Cahiers de droit permet de tirer bien des enseignements sur le principe des responsabilités communes mais différenciées (PRCMD). Dans ce bref texte de clôture, nous mettons en avant quelques constats (1). Les textes regroupés dans ce numéro soulèvent aussi plusieurs questions qui méritent d’être explorées davantage. Nous en avons mis en évidence quelques-unes : ce sont en fait des interrogations auxquelles le lecteur aura peut-être déjà songé en prenant connaissance de ces riches textes sur le sujet (2)[1].

1 Quelques constats

1.1 Un élément clé du concept de développement durable

Le PRCMD a été et demeure un des éléments centraux du concept de développement durable, comme nous le rappelle Jean-Maurice Arbour[2]. Dès sa première formulation explicite dans le principe 7 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, on souligne que « [l]es pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe dans l’effort international en faveur du développement durable[3] ». Poursuivre ce nécessaire développement sans pour autant dégrader gravement l’environnement, tant dans les pays les moins nantis qu’à l’échelle mondiale, exige des pays développés qu’ils assument des obligations plus onéreuses et fournissent aux pays en développement une assistance autant financière que technologique. Par ailleurs, les pays développés résistent à toute idée d’une quelconque responsabilité légale pour leur contribution historique à la dégradation de l’environnement[4]. Aux yeux de Jean-Maurice Arbour, comme pour d’autres auteurs, le PRCMD s’appuie sur la notion plus large d’équité[5].

1.2 Un principe structurant les négociations internationales

En se fondant sur un texte antérieur de Kristin Bartenstein[6], Jean-Maurice Arbour note qu’une fonction primordiale du PRCMD est de structurer les négociations internationales en droit de l’environnement[7]. Qu’il ait ou non atteint le statut de droit coutumier[8], le PRCMD aurait eu un effet rassembleur sur la communauté internationale, car il aurait facilité la participation d’un grand nombre de pays en développement aux négociations internationales en droit de l’environnement. Par exemple, pour Sandrine Maljean-Dubois et Pilar Moraga Sariego, la ratification massive de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC)[9] s’explique en grande partie par le rôle clé qu’y joue le PRCMD[10]. Cela ne signifie pas pour autant qu’il assure la conclusion d’accords propices au développement durable. Jean-Maurice Arbour nous invite à réfléchir sur les effets pervers qui peuvent résulter du PRCMD : « Au minimum, il est tout au plus un principe d’action politique, un habile compromis qui permet aux uns et aux autres de négocier des ententes environnementales au plus bas coût possible tout en créant l’illusion que la protection de l’environnement est bien gérée à l’échelle internationale[11]. » Par ailleurs, l’atténuation du PRCMD dans les plus récentes négociations sur les changements climatiques n’a pas incité les États à adopter un régime plus susceptible de combattre effectivement la hausse des émissions de gaz à effet de serre. Sandrine Maljean-Dubois et Pilar Moraga Sariego font observer, au contraire, que l’effort en vue d’atteindre une plus grande symétrie des obligations « n’a jusqu’à présent été obtenu qu’au prix d’un affaiblissement très fort des engagements internationaux des uns et des autres[12] ».

1.3 Une présence sous diverses formes et à des degrés divers dans la pratique conventionnelle

Nombreux sont ceux qui associent naturellement le PRCMD à la CCNUCC et au Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[13]. C’est en relation avec ces instruments internationaux que le PRCMD a fait l’objet du plus grand nombre de discussions et de controverses. Ainsi, il ne faut pas se surprendre que certains des textes réunis dans ce numéro des Cahiers de droit soient consacrés entièrement[14] ou en partie[15] à l’analyse du PRCMD dans le contexte des changements climatiques. De nouvelles pistes de réflexion sur le sujet sont explorées, notamment l’analyse de Tohouindji Christian Hessou et Kristin Bartenstein sur les liens entre les déplacements climatiques en Afrique et les mesures d’adaptation en vertu de la CCNUCC.

Toutefois, ce regard sur les changements climatiques n’est là que la pointe la plus visible de l’iceberg. Même si le PRCMD devait se diluer abondamment au terme des négociations actuelles sur le climat, il a déjà émergé, sous diverses formes, dans plusieurs autres conventions. L’une des contributions importantes de ce numéro des Cahiers de droit est justement l’effort que les auteurs ont fait d’explorer la présence et la pertinence du PRCMD dans divers régimes conventionnels, que ce soit dans des traités sur les eaux douces internationales[16] ou encore dans la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants[17] ou bien dans des conventions universelles, régionales ou bilatérales[18]. De plus, certains textes, dont ceux de Thomas Deleuil sur les polluants organiques persistants et de Hughes Hellio sur les mécanismes de conformité, ne se limitent pas à l’analyse de la formulation du PRCMD dans sa forme conventionnelle, mais ils en recherchent également des manifestations dans les décisions des organes conventionnels.

Cela dit, la référence au PRCMD depuis 1992 dans les accords multilatéraux sur l’environnement n’est qu’implicite, à une exception près[19]. De même, l’importance accordée au PRCMD varie beaucoup d’une convention à l’autre. Par exemple, Thomas Deleuil note que, si le préambule de la Convention de Stockholm faire référence explicitement au PRCMD, les dispositions de cette dernière ne le reprennent pas et que l’accent est mis sur l’assistance financière pour prendre en considération les différentes capacités des États. Il s’agit là d’une application très contextualisée et certes moins large que celle qui se trouve dans la CCNUCC[20]. Jean-Maurice Arbour en conclut que c’est donc un principe à « géométrie variable[21] ».

Plusieurs exemples d’obligations dans diverses conventions concernent l’assistance financière et le transfert de technologie des pays développés (PD) vers les pays en développement (PED), sujet qui fait l’objet d’une étude détaillée par Sophie Lavallée. Comme cette auteure l’illustre en examinant nombre de conventions adoptées à la suite du Sommet de Rio, l’apport des PD aux PED de ressources financières nouvelles et additionnelles conditionne le respect des obligations par ces derniers[22]. Notons aussi que certaines de ces dispositions conventionnelles imposent des obligations minimales aux PD, ce qui vient en relativiser l’importance[23]. Les auteurs distinguent par ailleurs utilement entre la norme différentielle et celle qui est contextualisée[24] : ils font observer que la première est l’exception plutôt que la règle[25].

2 Quelques questions

2.1 Y a-t-il consensus sur ce que constitue une référence implicite au PRCMD ?

Dans quelle mesure les auteurs s’accordent-ils sur ce qui constitue une référence implicite au PRCMD ? Si Jochen Sohnle inclut des dispositions sur la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer[26] au nombre de celles qui se réfèrent implicitement au PRCMD[27], Jean-Maurice Arbour omet cette dernière de sa liste de conventions pertinentes et, de plus, nous rappelle que le PRCMD n’a pas été retenu dans le récent avis consultatif produit par le Tribunal sur le droit de la mer[28].

2.2 Dans quelles conventions ce principe ne figure-t-il pas ?

Il serait utile d’analyser davantage les raisons pour lesquelles le PRCMD n’a pas été retenu dans diverses conventions depuis 1992. Ainsi, pour certains auteurs, il n’y a de mention explicite du PRCMD dans le Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation relatif à la Convention sur la diversité biologique[29], car l’équité est assurée par d’autres moyens[30]. Qu’en est-il par exemple de la Convention de Rotterdam sur la procédure de consentement préalable en connaissance de cause applicable dans le cas de certains produits chimiques et pesticides dangereux qui font l’objet du commerce international[31] ou encore de la récente Convention de Minamata sur le mercure[32] ? Jean-Maurice Arbour nous rappelle que le PRCMD « ne peut pas être appliqué à toutes les situations qui engendrent des risques environnementaux comme les activités dangereuses, la sécurité nucléaire ou la pollution des mers causée par les navires[33] ». De même, Hughes Hellio, dans son examen des actes de procédure liés au contrôle du respect des obligations, développe un argument convaincant, à savoir que le PRCMD « n’est pas un principe servant l’application, l’effectivité ou plus largement le respect des obligations juridiques[34] ».

2.3 Dans quelle mesure faut-il distinguer le PRCMD du traitement différentiel sur la base des États ou des sujets visés ?

Le PRCMD se limite-t-il à la relation PD-PED malgré l’existence de sous-catégories d’États dans ces deux catégories ? Est-il possible, au contraire, de l’étendre aux relations entre PD ? Peut-on ainsi conclure à une manifestation implicite du PRCMD dans la Convention sur la pollution atmosphérique transfrontière à longue distance[35] et ses protocoles, instruments auxquels les PED ne sont pas parties prenantes ? S’agit-il plutôt d’un traitement différentiel ? La Convention de Stockholm permet des dérogations à l’égard des substances inscrites à ses annexes A et B. Faut-il voir là un exemple de l’application du PRCMD, bien que, comme l’a souligné Thomas Deleuil, les PD puissent aussi demander ces exemptions[36] ? De même, la Convention sur la diversité biologique[37] relève-t-elle véritablement du PRCMD si les différences se fondent d’abord sur les capacités et non sur la responsabilité historique[38] ? Pour Hughes Hellio, c’est l’absence de la prise en considération du « poids historique d’un État dans la dégradation de l’environnement » qui le conduit à conclure que les mécanismes de contrôle du non-respect n’appliquent pas le PRCMD, « mais une simple forme de traitement différencié[39] ». Ces distinctions peuvent être importantes, notamment si l’on évalue les dispositions de diverses conventions pour déterminer si le PRCMD fait partie du droit coutumier et, plus généralement, pour bien en saisir toute la portée mais aussi les limites.

2.4 Faut-il mettre fin à la simple dichotomie des pays développés/pays en développement pour créer des distinctions plus fines ?

De l’avis d’un certain nombre d’auteurs, il faudrait dorénavant aller au-delà de la dichotomie PD/PED. Selon Kristin Bartenstein, on doit absolument adopter une catégorisation plus nuancée. Elle soutient à cet égard que ces distinctions plus fines devraient reposer sur des critères objectifs, comme c’est le cas pour le Protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone[40]. À son avis, la dichotomie actuelle est appelée à disparaître. Il en est de même de l’autosélection qui devra, tôt ou tard, être remplacée par des critères objectifs.

Dans leur texte à propos des récentes négociations entourant les changements climatiques, Sandrine Maljean-Dubois et Pilar Moraga Sariego estiment que ce phénomène est peut-être déjà en train de se produire de façon graduelle. Reconnaissant que cette modification n’est pas facile[41], elles renvoient néanmoins le lecteur à une série de critères, mise en avant par un groupe d’États du Sud, pour définir diverses catégories[42].

Non seulement la scission et la reformulation des catégories existantes ne sont pas simples, mais le changement de catégorie pour un État ne l’est pas davantage. Il est toutefois possible, comme en témoigne le Protocole de Montréal[43]. Une option serait d’imposer à un État le fardeau de justifier régulièrement, par exemple tous les cinq ans, son maintien dans une catégorie bénéficiant du PRCMD. On pourrait imaginer que cette soumission serait présentée au comité de conformité de la convention pertinente (du moins pour les conventions dotées d’un tel mécanisme) ou encore à un autre organe désigné par la conférence des Parties. La possibilité de changement de statut signalerait clairement que le traitement en vertu du PRCMD n’est pas une situation qui se voulait permanente à l’origine[44].

2.5 Dans quelle mesure la critique du PRCMD dans le contexte des changements climatiques risque-t-elle d’ébranler ce dernier dans toutes les autres sphères du droit de l’environnement ?

Pour sa part, Kristin Bartenstein s’interroge sur la permanence du PRCMD : « Si sa remise en question se cristallise autour de la différenciation prévue dans le régime du climat, certains États se sont montrés hostiles à toute forme de différenciation de sorte que l’avenir du principe dans d’autres sphères du droit international de l’environnement risque d’être compromis[45]. » On peut penser, par ailleurs, et c’est ce qui se dégage du texte de Sandrine Maljean-Dubois et Pilar Moraga Sariego, qu’il est plausible que les modalités d’application du principe prendront de nouvelles formes dans la négociation des changements climatiques, et que la norme « purement différentielle » commencera à s’effriter[46]. D’ailleurs, Jean-Maurice Arbour nous rappelle que la norme purement différentielle est une exception[47].

Lors de la conférence qui a précédé la publication de ces textes, Philippe Cullet précisait tout de même que, s’il est vrai que la structure de développement économique dans certains PED, comme la Chine et l’Inde, a changé depuis quelques années et qu’il faut donc en prendre acte, de très fortes disparités demeurent en fait de développement humain. Par conséquent, il y aura toujours un besoin de différenciation. Cet auteur ajoute que les grands traités environnementaux sont déjà en place et qu’il existe peu de chances qu’ils soient modifiés au cours des dix prochaines années.

2.6 Qu’en est-il du rôle des acteurs non étatiques, en particulier des sociétés transnationales ?

Si les textes publiés dans ce numéro touchent de multiples facettes du PRCMD, ils ne traitent pas du rôle des acteurs non étatiques. Pourtant, comme le mentionnait encore Philippe Cullet[48], cette question mérite d’être posée dans la mesure où ces acteurs peuvent entraver ou appuyer la mise en oeuvre du PRCMD.

En conclusion, force est de constater que le PRCMD demeure, comme il l’était au moment du Sommet de Rio en 1992, un principe complexe, controversé et contesté, bien qu’il figure implicitement dans un grand nombre de conventions. Il en est ainsi parce qu’il repose sur une volonté de pousser le droit à s’adapter pour tenir compte de la réalité d’une inégalité de terrain ; inégalité en mouvance, il est vrai, mais inégalité réelle néanmoins. Ce n’est pas là chose facile, mais persister à adopter et à appliquer le droit en dépit de la réalité signifierait l’échec du droit.