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Cet article s’inscrit dans la continuité d’une recherche menée autour du thème de l’application du droit dans un contexte national, international et européen[1]. Deux ans et demi après l’achèvement de ce travail, nous voudrions essayer, dans les quelques pages qui suivent, de reformuler notre hypothèse pour essayer de rendre compte du double déplacement qu’implique une recherche de ce type focalisée sur l’application du droit dans un contexte global. Le premier déplacement délaisse les discussions sur le droit pour s’intéresser aux différentes manières de travailler du juriste. Le second déplacement néglige l’étude des systèmes de production du droit pour privilégier celle des contextes d’application du droit.

Mais avant de présenter ce double pas de côté, il nous faut rappeler les termes et les objectifs de cette recherche.

Le point de départ de l’analyse s’appuie sur ce que l’on pourrait appeler le « pluralisme juridique mondial appliqué ».

Conçu par Santi Romano[2] comme un instrument de définition des ordres juridiques, le pluralisme juridique a été largement travaillé en théorie, sociologie ou anthropologie du droit[3]. Il permet de décrire ce qu’un éminent spécialiste de la question a défini comme « l’existence, au sein d’une société déterminée, de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques[4] ». Les juristes s’y réfèrent volontiers quand ils étudient, d’une part, les différentes manières dont le droit est susceptible de se développer en dehors des processus étatiques de délibération ou de décision et, d’autre part, les divers modes d’interaction qui résultent de la coexistence d’une pluralité de systèmes ou d’ordres juridiques. Le thème suscite un intérêt continu, dans des domaines extrêmement diversifiés[5].

Dans un environnement mondial, le pluralisme juridique a une signification plus étroite, qui lui est propre[6]. L’expression « pluralisme juridique mondial[7] » désigne ainsi une forme particulière de pluralisme juridique, immédiatement induit par les phénomènes de mondialisation du droit et ses différentes déclinaisons (globalisation, transnationalisation, fragmentation, régionalisation, etc.). Même si ce pluralisme juridique mondial n’échappe pas à des formes de standardisation/domination, il décrit la multiplication des lieux de fabrication et d’application du droit qui apparaissent en dehors ou au-delà du modèle strictement étatique. Le droit ne se construit pas seulement à l’intérieur des seules sphères nationales. Il est le résultat de l’activité propre d’organisations internationales et régionales, notamment européennes, que ces organisations aient, pour l’essentiel, une origine étatique (Organisation des Nations Unies, Organisation mondiale du commerce, Organisation internationale du travail (OIT), Organisation mondiale de la santé ou de la propriété intellectuelle, Institut international pour l’unification du droit privé, Union européenne, Cour internationale de justice (CIJ), Cour permanente d’arbitrage, Centre international de règlement des différends liés à l’investissement, Cour européenne des droits de l’homme, etc.) ou, plus exceptionnellement, privée (organisations non gouvernementales, comme la Chambre de commerce international ou l’Human Rights Watch, multinationales, syndicats professionnels, etc.). Le contexte national, qui connaît également des formes de pluralisme juridique, ne disparaît pas. Mais il coexiste avec les méthodes et les solutions juridiques définies dans le contexte international et européen.

L’extension « pluralisme juridique mondial appliqué », quant à elle, est attachée aux cas, de plus en plus fréquents, où plusieurs droits élaborés dans un environnement national, international ou européen sont susceptibles d’être appliqués ensemble à une situation juridique donnée. Le processus d’application du droit est particulier dans un contexte de pluralisme juridique mondial. Le droit appliqué développe, dans la variété des situations juridiques mondiales, un dynamisme qui lui est propre. Il ne peut résulter de la seule mise en oeuvre d’une méthode ou d’une solution juridique à un instant donné, dans un espace et à un niveau prédéterminés, par un acteur dûment identifié. Il faut l’appréhender dans un mouvement. Pour une même situation, plusieurs droits doivent être parfois mobilisés, alternativement, cumulativement, dans un même temps ou à des moments différents, dans un seul ou plusieurs espaces ou niveaux, par un acteur unique ou des acteurs multiples.

Pour appréhender la question de la mise en oeuvre du droit dans un contexte pluriel (national, international et européen), le juriste peut vouloir se placer en amont de cette application pour essayer d’élaborer des constructions juridiques susceptibles de l’aider à faire face aux difficultés soulevées par le pluralisme juridique mondial.

Pour légitime et recevable qu’elle soit, cette démarche n’est pas celle que nous avons retenue. Deux raisons principales ont guidé ce choix. La première est propre au phénomène étudié. Le pluralisme juridique mondial appliqué s’est fortement développé ces 30 dernières années. Pour prendre la mesure de cette évolution, il suffit, par exemple, de se représenter ce qu’était le travail d’un juriste français au lendemain des célèbres arrêts Jacques Vabre[8] et Nicolo[9] et ce qu’il est aujourd’hui devenu avec la prolifération des sources internationales et européennes du droit susceptibles de s’appliquer et d’être invoquées sur le sol national. Sans être radicalement nouveau[10], le phénomène atteint une ampleur jusqu’alors inégalée. Avons-nous pris, nous juristes, la mesure de cette évolution ? Connaissons-nous, si ce n’est l’ensemble, du moins les principales situations concrètes que fait naître ce pluralisme juridique mondial appliqué ? Le sentiment qui est le nôtre est que, en dehors de quelques spécialistes, fins connaisseurs et précurseurs de ces sujets, la communauté des juristes demeure, dans son ensemble, largement ignorante du phénomène. Les esprits évoluent. Mais il n’est pas certain qu’une attention suffisamment grande ait été portée jusqu’à présent à la très forte variété des situations de droit étatique ou a-étatique, de droit public ou de droit privé, de droit national, international ou européen prenant part au phénomène de pluralisme juridique mondial appliqué. Un travail d’explication s’impose comme un préalable indispensable à tout traitement en amont du phénomène. C’est en tout cas l’hypothèse que nous avons voulu formuler.

La seconde raison qui nous a poussé à privilégier un « traitement en aval » plutôt qu’un « traitement en amont » du pluralisme juridique mondial appliqué tient au constat que, en dépit des efforts considérables déployés par la pensée juridique pour faire face aux transformations du monde dans lequel elle évolue, le pluralisme juridique mondial appliqué demeure, à ce jour, rétif à toute explication de portée générale et abstraite. Même si les choses peuvent changer à l’avenir, nous ne voyons pas, et, pour tout dire, nous n’y croyons pas, l’émergence d’une analyse — une théorie par exemple — qui s’imposerait à l’ensemble des acteurs juridiques mondiaux en leur permettant d’appréhender, par des méthodes et des solutions préalablement posées, en nombre sans doute limité, la variété des situations de pluralisme juridique mondial appliqué.

Plutôt que de considérer en amont de la mise en oeuvre du droit dans différents contextes national, international ou européen, la construction de méthodes et des solutions à même d’appréhender le pluralisme juridique mondial, il est possible de changer de perspective. Pour ce faire, il faut s’atteler, en aval de ces méthodes et de ces solutions, à la résolution des nombreuses difficultés auxquelles le juriste est confronté quand il lui revient d’en faire application.

Ce changement de perspective présente des points communs avec le travail actuellement réalisé par un centre de recherches[11] et qui préconise une approche pragmatique du droit global[12]. En partant, notamment, de l’observation de nouveaux objets du droit (des « objets juridiques non identifiés » (OJNI) comme le contentieux transnational des droits de l’homme, la corégulation de l’Internet ou encore la responsabilité sociale des entreprises), ses artisans cherchent à échapper aux définitions préalables du type de celles qui commandent une approche « en amont », pour mieux redessiner les contours d’un droit qui se forme hors des cadres théoriques existants.

Notre démarche n’en est pas moins différente et spécifique. Elle traduit un double déplacement de l’objet d’étude. Nous nous proposons, en effet, d’examiner, non de nouvelles façons de définir le droit et les systèmes juridiques — mais bien les manières plurielles pour le juriste (1) de faire application du droit dans des contextes différents (2).

1 De l’étude du droit à celle du juriste faisant une application du droit dans des contextes différents

La définition du droit n’est pas la plus à même de décrire un processus d’application du droit dans un contexte global. Si l’on s’en tient au positivisme normativiste, qui se propose, en disant les choses simplement (et avec une pointe d’ironie), de définir le droit par le droit, on peut même dire que c’est la plus mauvaise des voies à envisager. La définition du droit par référence à des « normes » conduit, en effet, le juriste à renoncer, sauf cas particuliers, à faire du processus d’application du droit un objet d’étude à part entière. Elle revient à dire que l’application du droit est inséparable de la définition du droit lui-même.

Voici ce qu’a écrit le père de cette doctrine :

L’application du droit est en même temps création du droit […] ces deux notions ne représentent pas une antithèse absolue ; il n’est pas juste de distinguer et [d’]opposer des actes créateurs de droit et des actes applicateurs de droit. Car, si l’on fait abstraction des cas-limites entre lesquels se déroule le processus de création du droit – ces cas-limites étant la supposition de la norme fondamentale, et l’exécution des actes de contrainte –, tout acte juridique est à la fois application d’une norme supérieure et création, réglée par cette norme, d’une norme inférieure[13].

D’autres approches théoriques du droit existent[14], spécialement des conceptions pragmatiques du droit que nous avons déjà évoquées[15]. Mais aucune ne s’est, semble-t-il, véritablement imposée à ce jour comme faisant du temps et de l’espace dédiés spécifiquement à l’application du droit un champ d’étude distinct de l’opération de définition du droit. En effet, l’application du droit est le plus souvent comprise comme un élément de la définition du droit. La référence à l’« application du droit » est d’ailleurs généralement inexistante dans les ouvrages (manuels, précis ou même traités) qui s’efforcent de définir le droit[16]. Si les auteurs ne sont pas indifférents aux questions de mise en oeuvre, c’est pour aborder les outils processuels, sanctionnateurs et, éventuellement, contractuels qui accompagnent le maniement de la plupart des règles de droit. Quant à l’étude de la jurisprudence qui « applique » le droit, cela fait bien longtemps qu’elle est considérée, à mots couverts ou à mots ouverts, comme une source primordiale d’interprétation, inséparable de la définition du droit lui-même[17].

Ramenée à l’hypothèse qui est la nôtre de l’étude d’un pluralisme juridique mondial appliqué, la voie de la définition du droit conduit au mieux le juriste à faire la part entre les phénomènes qui s’inscrivent dans une démarche juridique et ceux qui, au contraire, lui seraient étrangers. Par exemple, l’emprunt par un juriste d’une méthode ou d’une solution juridique ayant cours dans un autre système juridique, parfois à un autre niveau d’application du droit (national, international ou européen), peut nourrir des discussions sur la juridicité de cet emprunt. Mais ces discussions sont souvent décevantes : que le juriste conclue, de manière plus ou moins assurée, au caractère juridique ou non juridique de cet emprunt, il n’est pas plus renseigné sur la place occupée par cet emprunt dans une approche dynamique d’application du droit par le juriste à une échelle potentiellement mondiale.

C’est donc volontiers vers le travail pluriel du juriste qu’il convient de se tourner. Comment une pluralité de contextes agit-elle, en effet, sur le maniement des méthodes et des solutions juridiques par le juriste ?

Ce juriste, on peut en avoir toutes sortes de représentations. On peut se limiter à la figure du juge, maître de l’interprétation du droit[18], ou réfléchir à l’existence de la doctrine, chantre d’un droit savant[19], ou encore distinguer, par exemple, la famille des juristes de France[20], la communauté des juristes travaillant au sein d’une institution européenne[21] ou ces juristes qui évoluent dans des structures à vocation mondiale[22].

Toutes ces acceptions sont recevables. Ce qui compte, c’est la pratique du droit par le juriste, c’est-à-dire sa recherche d’un résultat. Que le juriste travaille de manière indépendante (un avocat, un consultant, un magistrat, un notaire, un universitaire) ou sous l’autorité d’une institution publique (administration) ou encore sous la subordination d’un organisme privé (organisation non gouvernementale, entreprise, syndicat, association), il est le plus souvent (pour ne pas dire toujours) guidé, en effet, par la recherche d’une finalité : la formulation d’une règle, d’une décision, d’une argumentation, d’une analyse et même d’une théorie (fût-elle la plus « pure » ou la plus objective), etc.

Cette approche délibérément fonctionnaliste du droit doit s’ordonner autour d’une méthode. Notre juriste est décidé à inscrire sa démarche d’application du droit en considération d’une pluralité de contextes : national, international et européen. Mais par où doit-il commencer ? Quelle(s) étapes(s) doit-il franchir pour aboutir au point ultime de son analyse ?

Pour répondre de manière générale à cette question, il n’est pas nécessaire de construire un cheminement tortueux. Au contraire, le juriste a suffisamment à faire avec la complexité des situations qu’il doit résoudre, sans qu’il soit besoin d’en ajouter sur le terrain de la méthode.

Aussi le juriste est-il décidé à adopter la méthode la plus élémentaire. Pour cela, il se représente l’image d’un enfant de 4 ans qui contemple, devant lui, les cubes disposés sur le sol (comparaison), qui s’efforce de les empiler par deux, par trois, etc., au gré notamment de leurs couleur et de leur taille (combinaison) et qui, à tout moment, peut décider de se saisir d’un seul cube en écartant tous les autres (hiérarchisation).

Notre juriste se propose alors de comparer l’application du droit dans les différents contextes (comparaison), de combiner éventuellement (ce n’est pas systématique) ces applications, notamment si elles lui permettent d’atteindre un résultat différent de celui obtenu dans chacun des contextes (combinaison), sachant qu’il a la possibilité de se replier, à un moment ou un autre, sur une application du droit dans un contexte donné, plutôt qu’un autre (hiérarchisation).

Considérée de manière générale, la comparaison est ainsi la première étape que le juriste doit parvenir à franchir pour tenter d’appliquer le droit dans le contexte national, international et européen. Cantonné généralement dans la seule étude des droits nationaux et dans un exercice de pure connaissance, le « droit comparé » mérite de recevoir une signification plus large dans la perspective d’un pluralisme juridique mondial appliqué. La comparaison du droit national, international et européen implique, en effet, une potentielle mise à plat de l’ensemble des méthodes et des solutions susceptibles d’être sollicitées au stade du traitement d’un cas ou d’une situation juridique. Elle commande une recherche sur la manière dont le droit peut être appliqué dans un environnement national, international ou européen. Cette recherche est un préalable. Elle permet, en effet, au juriste de prendre la mesure des ressemblances et des différences caractérisant l’application du droit dans des contextes aussi bien nationaux et internationaux qu’européens.

Ainsi, à titre d’illustration, la question se pose de savoir si l’on doit comparer en tant que tels le droit international et le droit européen. Cette perspective se heurte à une difficulté théorique que les internationalistes ne sont pas toujours disposés à surmonter : admettre que le droit européen existe de manière autonome et distincte par rapport aux constructions du droit international[23].

Une fois cet obstacle théorique franchi, la comparaison entre le droit international et le droit européen ne connaît plus aucune limite. Toute question susceptible d’appeler des développements dans les deux environnements juridiques peut servir de point de départ à la comparaison. De nombreux exemples peuvent être donnés. On en retiendra ici trois.

Le premier exemple[24] est tiré d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme qui, pour faire entrer l’esclavage domestique dans le champ de l’article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[25] et faire peser sur les États une obligation positive, se livre à une interprétation de celle-ci à la lumière de différentes conventions internationales : la Convention sur le travail forcé, adopté par l’OIT en 1930 (no 29), la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite d’esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage de 1956, la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989[26].

Le deuxième exemple intéresse une affaire impliquant l’application d’une réglementation internationale et européenne en matière de responsabilité des transporteurs aériens résultant de la perte de bagages, où la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu à définir la notion de « préjudice » : constatant que cette définition n’est pas donnée par les textes internationaux et européens applicables (1re comparaison), la CJUE décide de se référer aux « règles d’interprétation du droit international général » selon lesquelles « un traité doit être interprété de bonne foi, suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes » ; faisant application de ce principe, la CJUE estime « qu’il existe bien une notion de dommage, d’origine non conventionnelle, commune à tous les sous-systèmes de droit international » (2e comparaison) en vertu de laquelle le « préjudice comprend tout dommage, tant matériel que moral[27] ».

Le troisième exemple[28] prend appui sur la jurisprudence relativement récente de la CIJ. Celle-ci a fait référence en 2010, pour la première fois de son histoire, au droit de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ce droit n’a pas été à proprement parler appliqué par la CIJ. Il s’est agi pour la CIJ de comparer les solutions en présence. Mais cet exercice de pure comparaison du droit international et du droit régional a pris depuis de l’ampleur[29].

L’étape de combinaison des droits national, international et européen, quant à elle, est celle où le juriste s’efforce d’assembler les méthodes et les solutions identifiées au terme d’un travail de comparaison, en vue de construire son raisonnement juridique. Elle peut être pratiquée dans deux grandes hypothèses : celle où les droits en présence sont complémentaires et entretiennent un rapport de mise en oeuvre ; celle où une circulation des situations d’un niveau du droit à l’autre peut être observée.

La jurisprudence de la CJUE offre, à cet égard, des illustrations intéressantes où des instruments internationaux multilatéraux ou bilatéraux sont invoqués devant elle, alors qu’ils ne lient pas, formellement ou matériellement, l’Union européenne ou, avant elle, les Communautés européennes. Différents exemples existent.

Un premier exemple concerne le droit des transports. L’arrêt Bogiatzi[30] illustre, en effet, le cas où la CJUE considère qu’un règlement communautaire doit être appliqué en tenant compte des prescriptions d’une convention internationale qui ne fait pourtant pas partie de l’ordre juridique de l’Union européenne. Elle a donc accepté que cette convention internationale soit invoquée devant elle en vue de produire des conséquences juridiques, alors même que ce texte n’est pas objectivement applicable. Cette distorsion entre la non-applicabilité de la convention et son invocabilité témoigne de l’existence d’une contrainte que le juge a dû prendre en compte. Cette contrainte peut être libellée dans ce cas de la manière suivante : la convention internationale fait partie du cadre juridique de référence du contrat de transport en cause dans cette affaire, la réglementation européenne ayant pris appui sur ce cadre juridique pour construire ses solutions propres, elle doit être appliquée en tenant compte de la convention internationale.

Un second exemple concerne le droit de la protection sociale. Dans un important arrêt, Gottardo[31], la CJUE a eu à connaître de la question de savoir si le droit européen, notamment le principe d’égalité[32], autorisait une ressortissante française à invoquer le bénéfice d’une convention bilatérale conclue entre la Suisse et l’Italie, permettant aux ressortissants de ces deux pays de cumuler les cotisations versées sur ces deux territoires pour faire valoir leur droit à la retraite. La CJUE a répondu ceci :

[L]es autorités de sécurité sociale compétentes d’un premier État membre [l’Italie] sont tenues, conformément aux obligations communautaires leur incombant […] de prendre en compte, aux fins de l’acquisition du droit à prestations de vieillesse, les périodes d’assurance accomplies dans un pays tiers [la Suisse] par un ressortissant d’un second État membre [la France] lorsque, en présence des mêmes conditions de cotisation, lesdites autorités compétentes reconnaissent, à la suite d’une convention internationale bilatérale conclue entre le premier État membre et le pays tiers, la prise en compte de telles périodes accomplies par leurs propres ressortissants[33].

La CJUE permet ainsi que soit invoquée devant elle une convention bilatérale entre un État membre et un pays tiers, alors qu’il ne fait aucun doute que cette convention n’est pas applicable dans le système juridique de l’Union européenne. Ce tandem non-applicabilité/invocabilité permet de rendre compte ici encore du cadre juridique de référence national et international dans lequel s’insère la question préjudicielle posée à la CJUE, peu importe que ce cadre déborde les frontières du seul droit européen.

Le processus de hiérarchisation des droits permet, enfin, à chaque système juridique, présent au niveau national, international ou européen, de définir les règles qui occupent une place dans son ordonnancement juridique. Ce processus peut être considéré de manière cloisonnée dans un contexte national, international et européen. Mais il a également une dimension dynamique où l’application des constructions hiérarchiques à différents niveaux conduit à des phénomènes d’interaction. À ce titre, deux scénarios doivent être soigneusement distingués. Le premier met en scène un juriste qui en appelle à une application du droit à un niveau, ce qui revient, pour lui, à faire potentiellement jouer une hiérarchie des normes. Le second désigne la situation du juriste aspirant à l’application du droit à un autre niveau, ce qui le conduit à rechercher les manifestations d’une concrétisation d’un droit hiérarchisé appliqué.

Sous ce deuxième aspect, le plus original, on peut se trouver confronté à différents cas de figure. Nous retiendrons ici l’exemple de l’inconventionnalité d’une loi étrangère normalement appliquée au titre des solutions de droit international privé. Par exemple, un juge français appliquant la loi de l’État de New York doit faire application du traité conclu entre les États-Unis et la Suisse, dès lors que la situation en cause entre dans son domaine d’applicabilité[34]. Cette référence au traité international « étranger » (dans cet arrêt, la Cour de cassation indique, sans détour, que le « traité doit être considéré comme une loi étrangère ») implique que, dans l’hypothèse d’un conflit avec la loi étrangère applicable, ce soit le système étranger qui livre les clés de résolution du conflit. La Constitution et/ou la jurisprudence étrangères doivent dire, par exemple, si le traité international est supérieur à la loi interne, fût-elle postérieure. Cette réponse se heurte aux mêmes difficultés pratiques que celles évoquées à propos de l’inconstitutionnalité de la loi étrangère. Le juge français appliquant un traité international dans un contexte de droit étranger n’est pas dans la même position que s’il devait appliquer un traité international liant la France dans le contexte français. Comme pour l’application de la loi étrangère, son office est différent et le contrôle exercé par la Cour de cassation, par exemple, ne saurait être exactement équivalent à celui qui préside à l’application des textes français ou des textes internationaux liant la France. Cette réponse un peu générale peut se heurter néanmoins à des difficultés supplémentaires. Il peut arriver, en effet, que la convention internationale ou européenne applicable en pays étranger soit également applicable en France. C’est même devenu une hypothèse tout à fait fréquente avec le développement du droit européen, chaque fois que la loi d’un autre État membre (UE-COE) est déclarée applicable. Dans cette situation, que doit faire le juge français si, par extraordinaire, le texte conventionnel international ou européen n’est pas mis en oeuvre selon les mêmes modalités hiérarchiques à l’étranger et en France ?

Trois solutions radicalement différentes peuvent être envisagées. La première consiste à imposer au juge la figure du dédoublement fonctionnel développée par Georges Scelle pour décrire les rapports entre l’ordre international et le juge national[35] en la projetant sur l’hypothèse du rapport entre deux ordres juridiques nationaux : le juge français qui applique le texte international ou européen dans un contexte étranger tient compte des seules règles d’application hiérarchique prévues par le pays étranger. Cette solution s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence Hocke[36] : le conflit d’interprétation d’une convention internationale portant loi uniforme est ici traité comme un conflit de lois ordinaire. Une deuxième solution est de faire prévaloir les constructions françaises sur les constructions hiérarchiques étrangères. Cela revient à évincer, au moins partiellement (pour la part de la solution juridique qui dépend du texte international ou européen), la loi étrangère au profit de la loi française, pour un motif à déterminer (on songe, par exemple, à une exception d’ordre public française qui intégrerait un impératif d’ordre public de source conventionnelle, par exemple européenne (UE ou CEDH)). Une troisième et dernière solution est de recourir, quand cela est possible, à une technique d’interprétation uniforme soit que l’interprétation ait déjà été livrée par un interprète authentique, soit qu’elle puisse être sollicitée. On songe, dans le contexte européen, au renvoi à une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (déjà rendue) ou de la CJUE (déjà rendue ou à rendre au terme d’une question préjudicielle).

Dans la première solution, le juge français qui doit trancher une question d’inconventionnalité de loi étrangère applicable ne met pas en oeuvre une hiérarchie des normes étrangère. Il se réfère à un droit hiérarchisé étranger, c’est-à-dire à la manière dont cette hiérarchie des normes étrangère a été mise en oeuvre à l’étranger par des acteurs, notamment institutionnels, plus habilités que lui à le faire. Cette recherche devient inutile chaque fois que le juge décide de privilégier une référence à ses propres constructions (exception d’ordre public) ou renvoie à une interprétation authentique, d’une juridiction internationale ou européenne.

Les trois temps de la démarche — comparaison, combinaison et hiérarchisation — ne répondent pas à un ordre immuable. Bien des juristes hiérarchisent les applications du droit, sans même procéder à leur comparaison et, a fortiori, à leur combinaison. Mais de manière à expliciter l’ensemble des potentialités offertes par le pluralisme juridique mondial appliqué, il est préférable de suivre cet ordre logique : la comparaison avant toute chose, puis l’éventuelle combinaison et/ou hiérarchisation.

2 De la définition des systèmes juridiques à l’identification des contextes d’application du droit

Un travail sur ce que nous avons appelé le « pluralisme juridique mondial appliqué » ne pourrait certainement pas être mené aujourd’hui sans l’oeuvre léguée par Santi Romano, Jacques Vanderlinden ou encore Roderick Macdonald[37]. L’existence d’une pluralité de systèmes juridiques et les difficultés nées de la définition des rapports qui se nouent entre eux sont, en effet, omniprésentes dans une recherche de ce type.

Pour autant, il n’est pas certain que cette réflexion menée notamment autour de la définition de l’« ordre juridique » nous permette aujourd’hui d’affronter l’ensemble des difficultés inhérentes à l’application du droit dans le contexte national, international et européen. Qu’il soit possible çà et là de reconsidérer les rapports entre des systèmes juridiques différents au départ de la notion d’« ordre juridique » est une chose[38]. De là à en tirer un enseignement de portée générale sur les rapports entre les systèmes dans le triple contexte national, international et européen, en est une autre. Par exemple, le « fait de l’ordre social » considéré par Santi Romano dans la première moitié du xxe siècle à travers le prisme de l’« institution » que l’auteur a emprunté à Maurice Hauriou, ne correspond plus à notre environnement contemporain. La multiplication des « institutions » publiques et privées de dimension nationale, internationale et européenne, les manières extraordinairement diversifiées dont ces institutions interagissent les unes sur les autres, dont les situations se déplacent des unes vers les autres, etc., justifient que le point de départ d’une étude qui se donne pour objectif d’expliciter le pluralisme juridique mondial appliqué soit différent de celui considéré il y a près de 100 ans. Or ce point de départ ne saurait être la théorie d’une théorie, ni même une théorie tout court et encore moins son application mécanique. Le seul point d’ancrage qui vaille pour ce travail, c’est l’explicitation d’un phénomène, préalable à toute approche en amont.

La même justification peut être donnée au refus qui est le nôtre d’inscrire cette recherche sous le sceau d’un monisme, dualisme ou pluralisme affiché. On a parfaitement montré qu’une analyse des rapports entre les systèmes, obnubilée par des lectures dualistes et monistes[39], fortement relativisées aujourd’hui[40], est proprement incapable de rendre compte d’une approche pluraliste des systèmes juridiques[41]. La variété des situations fait qu’aucune lecture — moniste, dualiste (ou même pluraliste) — des rapports de systèmes ne s’impose définitivement sur les autres. Le fait est, nous l’observerons tout au long de ce travail, que les situations que l’on rencontre aujourd’hui (c’était sans doute déjà vrai hier) ne peuvent être immuablement réduites à l’une ou l’autre de ces figures algébriques. Selon le contexte dans lequel elles évoluent, selon le résultat recherché par le juriste, l’approche peut basculer d’un état à un autre. Plutôt que de partir de l’une ou l’autre de ces théories, il faut considérer ces situations et rechercher dans quelle mesure ces dernières sont animées par des mécanismes sous-jacents dont nous n’aurions pas encore pleinement pris conscience.

Cette recherche est largement conditionnée par le contexte — national, international ou européen — dans lequel il est conduit à appliquer le droit. L’expression « contexte national, international et européen » désigne l’environnement juridique — le site (en français et anglais) — dans lequel le juriste s’efforce de traiter d’un cas.

Cet environnement peut être essentiellement imprégné de droit national. C’est le cas de la grande majorité des juristes qui travaillent dans un cadre purement interne. Mais c’est également le sort du juriste internationaliste privatiste quand il applique une loi nationale ou saisit un juge étatique désigné par une règle de rattachement. Ce droit interne qui est appliqué par le juriste n’est pas seulement fait de droit dur (hard law), délibéré, bref de « lois » au sens légaliste du terme. On peut y trouver également la trace d’un droit révélé, d’un droit spontané ou d’un droit mou (soft law), par exemple[42].

Le contexte international vise l’application par le juriste de méthodes et de solutions juridiques de dimension internationale. C’est le lot des juristes internationalistes, publicistes ou privatistes, quand ils mettent en oeuvre des mécanismes juridiques adaptés à des situations internationales[43]. Ces mécanismes peuvent avoir une dimension formelle internationale (un traité international, une coutume internationale, une procédure devant une juridiction internationale). Ils peuvent être également de dimension matérielle internationale (par exemple, une règle nationale destinée à s’appliquer spécifiquement à des situations internationales : règle de conflits de lois ou de juridictions, règle matérielle substantiellement internationale comme, par exemple, une règle française d’ordre public international, etc.). Ce droit international appliqué a parfois une dimension transnationale. Il n’est pas le fruit du travail des États, mais résulte de la pratique des opérateurs non étatiques pour régir des situations spécifiques.

Le contexte européen désigne l’application par le juriste d’un droit qui est élaboré dans un environnement juridique de dimension européenne. Deux grandes organisations européennes entendent ainsi fabriquer du droit : l’Union européenne et le Conseil de l’Europe (avec, au sein de cette deuxième organisation, une place tout à fait particulière occupée par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et son juge, la Cour européenne des droits de l’homme). Le juriste européaniste qui fait une application quotidienne du droit européen (lequel peut revêtir également toutes les formes du droit signalées plus haut) est ainsi amené à s’immerger dans les ressorts d’un droit qui s’est souvent affirmé par son originalité (relative) par rapport aux constructions définies dans le contexte national et international[44].

Ces trois contextes ne sont évidemment pas cloisonnés et le juriste peut, par une simple manipulation de l’esprit, passer de l’un à l’autre, certains acteurs occupant d’ailleurs des positions parfaitement ambivalentes[45]. Mais ils existent en propre. Ils ont chacun leur langage juridique, leur rationalité, leurs outils institutionnels et matériels.

Or le pluralisme juridique mondial appliqué permet justement de poser la question de la manière dont le juriste peut être amené à penser l’application du droit, non pas seulement dans le contexte qui forme son cadre habituel de travail, mais dans les autres contextes. Quels sont les outils de travail du juriste quand il s’interroge sur l’application du droit dans un autre environnement juridique que le sien ?

Pour distinguer ces trois contextes, national, international et européen, il est utile parfois de parler de « niveau d’application du droit ». Cette expression n’a pas de valeur théorique forte. Elle n’a pas vocation, notamment, à désigner un ordonnancement juridique global où un niveau d’application du droit serait placé de manière immuable et définitive sous l’autorité d’un autre. Mais elle est parfois éclairante. Elle permet, en effet, de représenter les hypothèses où un cas est susceptible d’être appréhendé successivement à des étages — national, international ou européen — différents du droit.

Cette superposition des niveaux (auxquels on peut en ajouter d’autres : local, régional, fédéré, fédéral, interrégional, interplanétaire[46], etc.) rend compte des différences qui peuvent caractériser la manière dont le droit est appliqué dans des contextes distincts. Les méthodes et les solutions juridiques mises en oeuvre à un niveau national pour appréhender les situations juridiques ne sont pas les mêmes que celles mises en oeuvre au niveau international ou européen.

Pour illustrer le propos, il peut être intéressant de s’interroger sur la signification d’un mot dans le triple contexte national, international ou européen. Il peut arriver, en effet, qu’une expression d’usage parfaitement banalisé à un niveau d’application du droit n’ait pas nécessairement la même signification à un autre niveau.

On en veut pour premier exemple, le terme « constitution ». Utilisé en droit interne pour désigner la loi fondamentale, celle qui fonde l’autorité de l’État[47], le terme « constitution », et ses dérivés, a peu à peu gagné les terres du droit international et européen au nom d’un « pluralisme constitutionnel[48] ». L’emprunt opéré par ces deux niveaux d’un vocabulaire spécifique au contexte national ne se fait néanmoins pas sans heurt. En droit international comme en droit européen, il soulève deux grands types de discussion sur l’aptitude de l’expression à transiter d’un niveau à l’autre et sur les transformations qu’induit pareil mouvement sur le sens premier de la notion[49].

Un autre terme juridique se prête également assez bien à la comparaison multiniveau : l’expression « codification » et ses dérivés. Forgée dans une perspective d’unification du droit national, notamment en matière civile et pénale, l’idée de codification s’est propagée à l’échelon international ou européen (on parle, par exemple, de codification internationale ou européenne du droit international privé ou du droit des contrats). Ce passage d’un niveau à l’autre modifie potentiellement le sens du terme utilisé[50]. Parfois les discussions sont vives, spécialement quand un terme de pur droit interne est utilisé sans précaution au niveau européen[51].

Cette migration parfois difficile du vocabulaire et des notions juridiques entre les niveaux différents montre qu’il faut toujours être très prudent dans l’opération qui consiste à appliquer une méthode ou une solution juridique hors du contexte dans lequel elle a été définie. Un droit construit dans un environnement national, international ou européen peut, dans une perspective d’application dans un autre site, se trouver, en effet, confronté à un environnement juridique différent. Cette différence doit être prise en compte dès le stade de la comparaison[52]. Appliquer un droit à un autre niveau, c’est s’obliger à comparer des contextes potentiellement différents.

Le droit européen est particulièrement propice à ce type d’analyse. On peut ainsi envisager un cas qui met en scène une approche du droit européen hors de son contexte, dans le cadre des règles internationales sur le libre-échange.

Le droit régional de l’Union européenne s’est en partie construit sur le modèle de règles internationales préexistantes. Par exemple, il est fréquent que des textes européens de droit primaire ou dérivé s’inspirent de textes antérieurs de droit international, ne serait-ce que pour prévenir tout risque d’incompatibilité. Le cas le plus remarquable, sans doute, porte sur les dispositions du Traité CEE de 1957 relatives aux libertés de circulation, comparées à celles, parfois très proches, énoncées par l’accord du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) de 1947[53] en matière de libre-échange mondial[54]. Ces similitudes textuelles ne doivent pas néanmoins gommer les spécificités de chacun des systèmes juridiques en présence. Par exemple, il existe incontestablement une différence de nature juridique entre la jurisprudence de la CJUE faisant application de l’article 36 TFUE et les décisions de l’ORD faisant application de l’article XX du GATT. La première s’inscrit dans un processus d’intégration juridique destinée à créer une communauté de droit. Elle a donc une forte valeur normative[55]. La seconde s’attache plus modestement à régler des différends commerciaux. L’objectif n’est pas tant de rapprocher le droit des États membres que de favoriser le cours des échanges entre les États parties[56].

Mais le droit national n’est pas en reste qui peut recevoir une acception différente quand il est mis en oeuvre dans un autre contexte. On peut ainsi donner en exemple l’interprétation du droit national dans le contexte de la protection européenne des droits fondamentaux.

Le droit civil fait l’objet d’une réglementation à différents niveaux : national, international et européen notamment. Pour l’essentiel, il demeure, aujourd’hui encore, d’inspiration nationale. Son interprétation peut être néanmoins tributaire d’autres contextes. Un auteur en a donné une illustration à travers l’étude d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme[57]. Selon la lecture proposée de cet arrêt,

[e]n commandant d’éviter les applications mécaniques des principes d’interprétation d’un Code civil, la CEDH ouvre la chasse non seulement aux interprétations qui ne seraient pas conformes au but de la disposition légale appliquée à un contrat mais également à celles qui ne tiendraient pas compte des bouleversements économiques et sociaux. Le refus de la théorie de l’imprévision semble directement menacé par cette nouvelle audace interprétative européenne.

Le droit européen livre ainsi une technique d’interprétation que le juriste de droit interne peut être amené à connaître pour appliquer son propre droit national de manière à lui donner une lecture conforme aux exigences du droit européen des droits de l’homme. Il s’agit donc pour le juriste de droit interne de prendre en compte l’espace européen dans lequel baigne son droit national.

Il en va de même pour le droit international. C’est le cas très important en pratique de l’ordre public international. Les internationalistes manient, en effet, avec une grande dextérité la distinction entre l’ordre public interne et l’ordre public international. Même si l’on observe un développement de l’ordre public de source réellement internationale ou régionale[58], celui-ci est souvent l’émanation de celui-là : une règle d’ordre public interne (par exemple, en droit français, le principe d’interdiction des discriminations fondées sur la pratique religieuse) est, en raison de son caractère essentiel, appliquée à des situations internationales (un contrat international qui fait application d’une règle de boycott à l’égard d’États officialisant telle ou telle religion) et se transforme ainsi en règle de droit international. Cet ordre public international peut être mis en oeuvre dans un contexte national donné (par exemple, à des situations étrangères présentées au juge français) ou européen (par exemple, la même règle d’ordre public international français peut tenir en échec un mécanisme européen de reconnaissance et d’exécution d’une décision de justice rendue par un autre État membre de l’Union européenne). Cette double projection nationale ou européenne d’une règle internationale met en perspective une pluralité de contextes d’application qui rejaillit sur la définition même de l’ordre public. Ce dernier peut, en effet, se décliner différemment selon qu’il est envisagé dans un cadre national, international ou européen. Ainsi, la référence au jeu d’une règle d’ordre public du for (ce que les internationalistes privatistes appellent une « exception d’ordre public ») peut, selon le lieu d’application du droit envisagé, impliquer une référence à une règle définie par la loi du juge national saisi (lex fori), par une règle européenne ou par une règle de dimension réellement internationale.

Au final, peu importe qu’une même règle juridique tirée du droit national (une loi interne), international (un traité international) ou européen (un texte de droit européen dérivé) trouve parfois à s’appliquer à ces différents niveaux. Ce qui importe, c’est l’environnement juridique dans lequel cette application est considérée par le juriste.

S’il y en a plusieurs, le juriste doit se montrer capable de renouveler son analyse chaque fois qu’il évolue dans un nouvel environnement. Il doit penser l’application du droit au pluriel.