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C’est pour moi non seulement un énorme plaisir, mais également un grand honneur d’avoir été invitée par mon amie Marie-Claire Belleau à prononcer cette allocution lors de la 14e Conférence annuelle Claire-L’Heureux-Dubé. À mes yeux, Claire est une très chère et « suprême » amie, que j’aime et que j’admire depuis presque 40 ans. J’espère que mon allocution saura reconnaître pleinement ses mérites quant à son immense contribution à l’avancement de la justice au Canada.

Mon texte porte sur les droits de la personne et sur ce qui constitue, selon moi, le noeud gordien en la matière à l’échelle nationale au Canada. Ce noeud gordien est l’égalité, sujet qui soulève toute la question de la diversité et de l’identité, qui touche à la justice et, par là même, suscite la controverse, situation qui était certes familière à notre chère Claire. En effet, le simple fait de prononcer son nom lançait immanquablement la conversation.

Cependant, la controverse ne me paraît pas être une si mauvaise chose. Si la discussion ou le débat sont essentiels à notre épanouissement intellectuel — sur le plan national et personnel —, et j’estime que c’est le cas, le phénomène de la controverse, s’il est apprécié à sa juste valeur, peut être très riche en enseignements. C’est un moyen de montrer — à la vue de tous — qui nous sommes, ce à quoi nous pensons et ce en quoi nous croyons.

Il en va de même, je crois, de bien des controverses juridiques, car c’est par la controverse que le système judiciaire se révèle au public et que l’opinion de ce dernier se dévoile aux tribunaux, ce qui peut nous amener parfois à aborder ensemble de manière constructive des enjeux importants.

J’aimerais vous entretenir de certains de ces enjeux juridiques indubitablement controversés en adoptant une démarche contextuelle, c’est-à-dire en faisant appel à l’histoire, à la philosophie, à la littérature et même un peu au droit.

Débutons par la littérature.

J’ai toujours considéré que la justice constitue l’application de la loi à la vie et, étant donné que — tout comme moi — la plupart des juges n’ont vécu qu’un éventail limité d’expériences, j’ai invariablement trouvé que la littérature était une préceptrice des plus utiles. Elle ouvre nos esprits et, plus important peut-être, peut ouvrir aussi nos coeurs.

La majorité d’entre nous n’avons jamais vécu les expériences des personnages principaux des oeuvres littéraires — leur désespoir dans Crime et châtiment, leur pauvreté affligeante dans Eux de Joyce Carol Oates, leurs obsessions paralysantes dans À la recherche du temps perdu, leurs ambitions vantardes et amorales dans Mephisto, leur atroce banalité dans L’homme sans qualités, la manipulation dont ils sont victimes dans les Illusions perdues de Balzac, la discrimination dans tout ce qu’a écrit James Baldwin, leur égoïsme lâche dans Un ennemi du peuple, ou l’intolérance manifestée à leur endroit dans Les sorcières de Salem d’Arthur Miller. Cependant grâce au talent des grands écrivains, nous sommes en mesure de voir et de ressentir le monde à travers eux. Cela nous apprend à regarder d’abord, et à définir ensuite, plutôt que l’inverse.

La littérature nous aide donc à nous familiariser avec la vie. Elle fait partie de ce que Matthew Arnold a appelé le « savoir humanisé », l’essence de la culture[1]. Arnold considérait la culture comme la poursuite de la perfection, « le moyen de diriger un courant de pensée nouvelle et libre sur nos idées et habitudes toutes faites », et comme « l’épanouissement de tous les aspects de notre humanité […] et de toutes les parties de notre société[2] ». Pour lui, et pour Claire L’Heureux-Dubé, le singulier pouvoir humanisant de la culture ne permet pas uniquement aux gens de « voir les choses telles qu’elles sont » mais, plus important encore, ce pouvoir les motive à se consacrer à « la noble aspiration à laisser le monde meilleur et plus heureux [qu’ils] ne [l’ont] trouvé[3] ». Arnold considérait que les « véritables apôtres de l’égalité » étaient « ceux qui ont la passion de propager, de faire prévaloir, de transmettre d’un bout à l’autre de la société le savoir et les idées les plus remarquables de leur temps ; […] [d’]humaniser ce savoir, [de] le rendre efficace hors de la caste des hommes cultivés et savants, en veillant pourtant à ce qu’ils demeurent le savoir et la pensée les plus remarquables de leur temps, et donc vraie source de douceur et de lumière[4] ».

Et bien que les mots « douceur et lumière » (sweetness and light) soient ceux que la plupart d’entre nous avons retenus de cette citation, pour moi, et je pense que c’est aussi le cas pour Claire, c’est l’importance de l’humanisation du savoir qui résonne à travers le temps.

Dans la préface de son remarquable roman paru en 1952 et intitulé Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison a dit qu’il concevait « le roman comme un radeau chargé d’espoir, de connaissance et de divertissement qui pourrait nous aider à nous maintenir à flot tandis que nous essayons de manoeuvrer parmi les écueils et les tourbillons qui jalonnent la route incertaine de la nation, route tantôt proche et tantôt éloignée de l’idéal démocratique[5] ».

Il en va de même pour la culture et le droit : des radeaux chargés d’espoir, de connaissance et de divertissement qui nous maintiennent à flot pendant que nous manoeuvrons et naviguons vers nos idéaux démocratiques, y compris l’idéal du multiculturalisme.

Ma thèse est que l’Égalité, l’enjeu que Claire a pratiquement, à elle seule, maintenu en vie lorsqu’elle siégeait à la Cour suprême, est l’enseignement qui découle de la parabole de l’Identité, et que nous ne pouvons appréhender la notion d’égalité sans d’abord bien saisir la notion qui la sous-tend, c’est-à-dire la notion d’identité.

Les efforts envers la résolution harmonieuse de la discorde et du débat au sujet de l’identité, soit comme phénomène social ou en tant que préoccupation d’ordre intellectuel, n’ont rien de nouveau. La lutte pour l’identité — et l’égalité — se poursuit et la solution demeure élusive. Cependant, si nous croyons, à l’instar de Claire, que l’humanité profite de la poursuite de cet idéal, nous continuons de poursuivre l’idéal insaisissable qui consiste à réduire l’écart entre les imperfections de la réalité et les aspirations de l’idéalisme.

C’est ce qu’a fait remarquer Ellison :

[Si] donc l’idéal d’une véritable égalité politique nous est inaccessible dans la réalité […] il nous reste cette vision romanesque d’une démocratie idéale dans laquelle le réel se combine avec l’idéal et nous offre des représentations d’un état de choses où les puissants et les humbles, les Noirs et les Blancs, les nordistes et les sudistes, les indigènes et les immigrants se côtoient pour nous parler de vérités et de possibilités transcendantes[6].

Je me permets d’orienter ici la conversation avec quelques observations générales sur l’identité. Les gens qui ne sont pas nés au sein du groupe social dominant et qui, de par leur religion, leur couleur, leur langue, leur genre, leur race ou leur ethnicité, sont nettement différents estiment qu’ils ont trois solutions : l’assimilation, la préservation de leur différence par rapport au groupe majoritaire, tout en acceptant des échanges occasionnels, ou l’intégration.

L’assimilation constitue la première solution apparemment réalisable. La personne différente adopte les coutumes et les comportements du groupe majoritaire pour essayer de devenir indistinguable des membres de ce dernier et, de ce fait, aussi libre que faire se peut de naviguer au sein du système, selon ce que lui dictent ses centres d’intérêt et ses aptitudes.

La deuxième solution consiste, pour une telle personne, à préserver ses différences et à rester distincte du groupe majoritaire, tout en échangeant occasionnellement des services et des renseignements avec ce groupe, mais sans jamais s’attendre à se joindre à lui.

Enfin, la troisième solution est l’intégration, soit l’absorption de la personne dans le groupe majoritaire, mais avec ses différences intactes. Cette dernière solution est la plus difficile à réaliser, parce qu’elle dépend de la volonté du groupe majoritaire de tolérer les différences. C’est aussi la solution qui distingue le Canada des États-Unis : alors que le droit canadien permet et même encourage la diversité, les valeurs juridiques américaines chérissent la similitude. J’approfondirai ce point un peu plus loin.

L’approche américaine est appelée le « creuset », ou « melting-pot », et elle a été désignée ainsi pour la première fois en 1909, dans la pièce de théâtre éponyme d’Israel Zangwill, auteur britannique né d’immigrants russes et ayant grandi dans le ghetto juif de Londres pendant la seconde moitié du xixe siècle. Comme bien des gens, il était tiraillé entre son engagement envers les valeurs juives apprises dans le ghetto et son attirance pour le monde extérieur.

La pièce de Zangwill, The Melting-Pot, possède le charme irrésistible d’une pièce d’époque, ainsi que l’attrait d’un optimisme naïf. Elle raconte l’histoire d’un musicien et compositeur juif du nom de David Quixano, récemment arrivé en Amérique après avoir perdu la majeure partie de sa famille lors d’un pogrom russe. David manifeste un optimisme irrépressible envers l’Amérique, comme il l’explique à Vera, jeune Russe non juive dont il tombe amoureux par la suite. L’oncle de David est sidéré par la relation de ce dernier avec une non-juive. « [C]omment un Juif russe et une Chrétienne russe peuvent-ils vraiment se comprendre ?[7] » lui demande son oncle. Toutefois pour David, « [l]’Amérique est le creuset de Dieu, la grande marmite où toutes les races d’Europe se mélangent et se reforment, fusionnées en vrais Américains[8] ».

Ainsi, aux yeux de Zangwill, les origines d’une personne ne sont rien de plus que les matières combustibles des fournaises où les différences fusionnent en une nouvelle identité : américaine.

Dans deux articles prescients parus dans The Nation en 1915, Horace Kallen a critiqué de manière incisive la théorie du creuset. Il a fait valoir, comme solution de rechange à cette théorie, l’idée que ce ne sont pas toutes les différences qui peuvent ou doivent être éradiquées dans l’intérêt de la Nation. Kallen a admonesté la deuxième génération, qui « se consacre fébrilement à atteindre la similitude » en perdant ou en abandonnant de vieilles traditions au profit d’« avantages » sur le plan social, l’invitant à se rappeler que, « quelles que soient les autres choses que nous changions, nous ne pouvons changer nos grands-[parents][9] ».

Presque 50 ans plus tard, le débat oppose cette fois, d’une part, le jeune idéaliste noir au centre du roman Homme invisible, de Ralph Ellison — un petit-fils d’esclaves qui subit indignités et humiliations, outre qu’il éprouve des désillusions, du désarroi et une obsédante tristesse lors de son voyage depuis un collège noir du Sud jusqu’à Harlem à New York — et, d’autre part, l’un de ses mentors noirs à Harlem. Dans le roman, l’homme noir plus âgé est choqué de voir le jeune protagoniste noir garder sur son bureau le chaînon de jambe porté par un collègue noir durant les 19 années où il était enchaîné à d’autres prisonniers :

Je ne crois pas qu’il soit bon d’insister de façon dramatique sur nos différences.

Je ne dramatise rien du tout […] j’estime que c’est là une bonne façon de rappeler contre quoi se bat notre mouvement.

[…] C’est la pire des choses par la Confrérie […] nous voulons que les gens pensent à ce que nous avons en commun. Voilà comment on arrive à la Fraternité. Il nous faut changer cette façon que nous avons de toujours souligner combien nous sommes différents. Dans la Confrérie, nous sommes tous frères[10].

Et plus tard au cours de la même décennie, on peut lire un dialogue étrangement similaire dans la nouvelle intitulée « Défenseur de la foi » de Philip Roth, qui figure dans son livre Goodbye, Columbus, où un sergent juif exaspéré demande au soldat juif qui est la source de son exaspération :

Grossbart, pourquoi ne pouvez-vous pas être comme les autres ? Pourquoi faut-il que vous soyez planté comme une épine dans le pied ? Pourquoi demandez-vous un traitement spécial ?

Parce que je suis juif, sergent. Je suis différent. Meilleur ou non. Mais différent.

Nous sommes en guerre, Grossbart. Tant qu’elle dure, soyez semblable.

Je refuse.

Quoi ?

Je refuse. Je ne peux m’empêcher d’être moi, il n’y a rien à faire[11].

Ce qui est également remarquable, c’est la similitude avec laquelle les auteurs se délectent de ces rares situations où leurs protagonistes constatent, à leur grand étonnement, que leur identité est l’identité dominante. Retournons au héros noir du roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, lorsqu’il arrive à Harlem, où règne la ségrégation, et qu’il se voit lui-même pour la première fois comme faisant partie de la majorité : « Puis au Carrefour, quel choc de voir un agent noir régler la circulation — et il y avait des conducteurs blancs dans le lot, qui obéissaient à ses signaux comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Je repris courage[12]. »

Et revoici Philip Roth qui se réjouit en 1993 dans son roman Opération Shylock d’être à l’intérieur d’un palais de justice israélien, dans un pays où il fait partie de la majorité et où il voit la justice être rendue par des Juifs : « Mon deuxième tribunal juif en deux jours. Des juges juifs. Des lois juives. Des drapeaux juifs. Et des accusés non juifs. Des salles de tribunal comme les Juifs en avaient imaginé dans leurs fantasmes depuis des siècles[13]. »

N’est-il pas ironique que ces deux écrivains, différents de par leur expérience, leur couleur et leur religion, utilisent le droit et la justice comme métaphore pour exprimer l’émerveillement qu’ils éprouvent à constater qu’une personne partageant leur identité peut simultanément conserver cette identité et faire partie de la société majoritaire ? On sent chez eux ce désir commun pour la justice, ainsi que pour le droit, au nom de la justice, d’entrer dans la société majoritaire avec ces différences qui les en avaient jusque-là exclus.

Bref, on observe un désir commun d’appartenance : l’assimilation si nécessaire, mais pas nécessairement l’assimilation.

Quel message ces écrivains communiquent-ils en fin de compte ? Des plaidoyers en faveur de l’intégration, d’une unité sociale fondée sur la diversité et l’unicité, du respect fondé sur la différence ainsi que du respect de soi basé sur l’identité.

Bref, des plaidoyers en faveur de l’égalité, l’essence des droits de la personne.

En quoi consistent les « droits de la personne » ? Et en quoi ces droits se distinguent-ils des libertés civiles ?

Pour répondre à ces questions, nous devons remonter à la répression religieuse, féodale et monarchique brutale qui sévissait au xviiie siècle en France et en Angleterre, qui a inspiré de nouvelles philosophies politiques, des philosophies prônant la protection de l’individu contre les atteintes de l’État à ses libertés. Ce sont ces principes de libertés civiles qui ont dominé le débat sur les « droits » au cours des 300 années qui ont suivi. Ces principes ont également traversé l’océan Atlantique et se sont solidement enracinés en sol américain, où ils ont été confirmés dans la Déclaration d’indépendance, qui garantit que toute personne jouit du droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur, et que l’État n’existe que pour établir les conditions les plus propices au maintien de ces droits. C’est ainsi que s’est formée l’essence des « libertés civiles », la conviction que chaque Américain dispose du même droit que tout autre Américain d’être protégé contre l’intervention de l’État. Être égal veut dire avoir ce même droit. Sans distinctions. Et moins l’État est présent, mieux c’est.

Contrairement aux États-Unis, le Canada ne s’est jamais soucié uniquement de la protection des droits individuels. Les origines de notre pays supposaient également la reconnaissance que les deux groupes à la table des négociations constitutionnelles — les francophones et les anglophones — pouvaient et devaient rester distincts, ne pas être assimilés et, sur cette base, être considérés comme égaux. Cela signifie que, contrairement aux États-Unis, où l’individualisme favorisait l’assimilation, le Canada a toujours estimé que le droit de s’intégrer, dans le respect des différences, est tout aussi valable sur le plan juridique et politique que le droit de s’assimiler. Voilà l’essence de la vision canadienne à l’égard du multiculturalisme — le respect des différences — et c’est cette vision, à mon avis, qui a donné les meilleurs résultats dans le monde.

Quoi qu’il en soit, l’individualisme au coeur de la philosophie politique des droits énoncée dans la Constitution américaine qui confère des droits civils, politiques et juridiques égaux à toute personne, sans égard aux différences qui la caractérisent, est devenu l’article d’exportation le plus important des États-Unis, et le baromètre exclusif du respect des droits pour les pays du monde occidental. La protection des droits individuels a monopolisé les efforts réparateurs des défenseurs de la justice partout dans le monde.

Ce n’est qu’en 1945 que nous avons réalisé que, en nous enchaînant au piédestal de l’individu, nous avions fait abstraction d’un tout autre genre d’atteintes aux droits, soit les atteintes au droit des membres de différents groupes de conserver leur identité distincte sans craindre pour leur vie ou leur liberté, ou leur droit à la poursuite du bonheur.

La Seconde Guerre mondiale nous a enlevé pour toujours notre naïve conviction que le seul moyen de protéger les droits consistait à tenir l’État à distance et à protéger les gens individuellement. L’élément qui nous a sortis de notre complaisance à cet égard a été l’horrifiant spectacle de la destruction de groupes, un spectacle dépassant tellement ce que nous pensions jusque-là être les limites de la violation des droits dans les sociétés civilisées que notre vocabulaire pour décrire ces violations et notre arsenal de réparations pour y remédier nous sont apparus complètement inappropriés. Moralement, nous n’avions d’autre choix que de reconnaître que les individus pouvaient être privés de droits non pas en dépit de leurs différences, mais bien plutôt en raison de celles-ci, et nous nous sommes mis à élaborer des moyens de protéger les droits des groupes en plus de ceux des individus.

Bref, comme nous avions été à même de constater concrètement le rôle brutal que pouvait jouer la discrimination, nous avons inventé l’expression « droits de la personne » pour la combattre. Nous avons investi les États du pouvoir de concevoir des solutions pour prévenir les préjudices arbitraires fondés sur les caractéristiques identitaires que sont la race, la religion, le sexe ou l’ethnicité, et nous avons respecté le nouveau droit autorisant l’État à traiter différemment des individus pour réparer les injustices que leurs différences entraînaient à leur endroit.

Nous nous sommes en conséquence affairés à abattre le mur conceptuel qui nous avait empêchés jusque-là de bien saisir le rôle inhibiteur que jouaient les différences collectives, et nous avons élargi les possibilités de participation socioéconomique pleine et entière aux femmes, aux non-Blancs, aux Autochtones, aux handicapés et aux personnes ayant des préférences linguistiques ou sexuelles différentes. Et, fait plus important encore, nous avons offert cette participation pleine et entière, ainsi que tous les accommodements s’y rapportant, sur la base de ces différences collectives et sans égard à celles-ci.

Alors que les libertés civiles avaient reconnu à chacun le droit universel à l’égalité de protection contre toute immixtion d’un État, peu importe l’identité du groupe auquel il appartient, les droits de la personne ont accordé à chacun le droit universel d’être également protégé contre la discrimination, mais cette fois sur la base de l’identité du groupe. Nous avons besoin des deux.

Une communauté intégrée est une communauté dont les membres sentent que leur participation spécifique est à la fois désirée et désirable ; une communauté assimilée nie le droit à une participation équitable aux personnes qui cherchent à invoquer la valeur de leurs différences. Pour faire en sorte que le plus grand nombre possible de personnes aient accès aux bienfaits de la société et en profitent, il est essentiel de reconnaître que celles qui en ont été exclues l’ont été non pas seulement en tant que personnes également libres de poursuivre des objectifs autorisés par la loi, mais aussi à titre de personnes dont l’appartenance à un groupe donné a placé devant elles des obstacles arbitraires en matière d’accès et d’aboutissements.

L’égalité est la solution à cette exclusion. Suivant le principe de l’égalité, il existe une différence entre l’évolution sociale et le darwinisme social. Le premier courant accommode, tandis que le second néglige. Le premier réduit les écarts, alors que le second les tolère.

Rendre plus équitable la compétition par rapport à certains avantages peut avoir pour effet de changer la composition des personnes qui obtiennent ces avantages : mais si certains des nouveaux bénéficiaires auraient dû faire partie depuis longtemps du groupe en question, le système n’est pas injuste, il ne fait que rattraper le temps perdu. Ce n’est pas faire de la discrimination inverse (reverse discrimination), mais plutôt renverser de la discrimination.

L’éducation est un élément essentiel, et une économie en santé ainsi qu’un climat politique stable aident certainement ; cependant en dernière analyse, ces facteurs favorisent uniquement une amélioration des attitudes au fil du temps. Ils influent peu sur les comportements et, bien qu’un changement d’attitudes puisse ouvrir des portes, seul le comportement concret des personnes qui ouvrent les portes permet aux intéressés de les franchir. Et autoriser des gens à franchir des portes constitue l’essence de l’égalité.

Je conclurai en retournant à la littérature. L’histoire suivante est tirée d’un livre intitulé Fragments, Une enfance, 1938-1948, écrit il y a plusieurs années par Binjamin Wilkomirski, homme dans la mi-cinquantaine vivant en Suisse. Bien que ce livre soit aujourd’hui irrémédiablement enlisé dans une controverse touchant son authenticité, ses mots et ses images continuent d’interpeller les lecteurs.

Le titre de l’ouvrage est inspiré de fragments de souvenirs que l’auteur dit avoir retrouvés, souvenirs d’années passées dans des camps de concentration en Pologne à l’âge de 4 ou 5 ans. Après la guerre, quand le jeune garçon avait 10 ou 11 ans, il a été placé dans une famille d’accueil en Suisse. L’horreur et la brutalité de la seule vie que l’enfant avait réellement connue ne l’avaient pas du tout préparé à l’atmosphère civilisée de son nouvel environnement. La fréquentation de l’école, tout particulièrement, était pour lui une expérience des plus déroutantes. D’où le récit du jour où il a été complètement humilié par son enseignante devant une classe qui ricanait après qu’on lui eut demandé d’identifier le personnage figurant sur une affiche en couleurs, en l’occurrence le héros suisse Guillaume Tell, dont il n’avait évidemment jamais entendu parler :

« Que voyons-nous ici ? » demande l’enseignante.

La réponse fuse de tous les bancs : « Tell ! Guillaume Tell ! Le tir ! ».

Et maintenant ? Que vois-tu ? Décris ce tableau, dit la maîtresse, toujours tournée vers moi.

Je regarde, horrifié, cette image, cet homme qui manifestement se nomme Tell, qui est un héros… qui tient une arme étrange et vise. Il vise un enfant, et cet enfant se tient debout devant lui, sans se douter de rien !

Je me détourne. Quel rapport entre cette scène et l’école ? Pourquoi me montre-t-elle cette affreuse image ? Dans ce pays où tout le monde dit que je dois oublier, que cela n’a jamais existé, ce n’était qu’un mauvais rêve ! Mais apparemment ils savent quand même !

Regarde ce tableau ! Que vois-tu ? dit-elle d’un ton impatient, et je force mes yeux à le regarder.

Je vois – Je vois un SS, dis-je en hésitant. Puis j’ajoute rapidement : « Et il tire sur des enfants. »

Hurlements de rire dans la classe.

« Silence ! » ordonna la maîtresse, et s’adressant de nouveau à moi :

« Pardon ? Qu’est-ce que cela est censé représenter ? » Je vois qu’elle commence à se fâcher.

« Le héros tire sur des enfants, mais… »

« Mais quoi ? » fait la maîtresse d’une voix rauque. « Que veux-tu dire ? »

Son visage s’empourpre.

« Mais… mais ce n’est pas normal », dis-je en luttant contre les larmes.

« Qui ou quoi y a-t-il ici de pas normal ? » crie-t-elle, à présent furieuse. Je ravale de force la boule qui m’obstrue la gorge, et tente de me concentrer. Mais je suis incapable d’évaluer la situation. Que se passe-t-il ici ?

« Ce n’est pas normal parce que … parce que… »

Je recommence à bégayer.

« Parce que quoi ? », hurle-t-elle.

« Parce que notre Blockowa a dit : « Les balles c’est trop bon pour des enfants ! » Et parce que − parce que − en fait on ne fusille que les adultes… ou bien on les gaze. Les enfants, on les jette dans le feu ou on les tue à la main − généralement ».

Comment ? glapit-elle. Elle semble déconcertée.

… Assieds-toi et cesse de divaguer ! » m’ordonne-t-elle d’une voix haletante.

Je regarde la maîtresse-Blockowa, debout devant le grand tableau noir. Mes yeux se mettent à me brûler, et le grand tableau noir se liquéfie, s’étend de plus en plus, encercle toute la salle de classe, se transforme en ciel noir à l’horizon.

Ce récit raconte l’histoire d’un enfant qui interprète le monde à la lumière de ce qu’il connaît, et d’une enseignante qui juge les réponses de ce dernier à la lumière de ce qu’elle ne connaît pas.

Nous sommes tous limités par ce que nous ne connaissons pas et par ce que les autres ne connaissent pas. La connaissance apporte la compréhension, la compréhension apporte la sagesse, et la sagesse apporte la capacité de favoriser l’existence de la justice. Et, pour arriver à ce résultat, il ne faut jamais oublier à quoi ressemble le monde aux yeux des personnes vulnérables.

Claire L’Heureux-Dubé représente l’incarnation de ce principe et demeure, pour nous toutes et tous, une source constante d’inspiration.

Comme plusieurs le savent sans doute, Claire a souligné son 90e anniversaire de naissance le 7 septembre 2017. Neuf décennies de courage, de rires et de sourires communicatifs, de sagesse, de générosité et d’innombrables liens d’amitié. À l’instar de chacune des personnes présentes dans cette salle, je suis moi aussi la meilleure amie de Claire ; je souhaite donc profiter de l’occasion afin de la remercier, en mon nom et en leur nom, pour ce précieux don d’amitié : Claire, très chère amie, nous tenons toutes et tous à te remercier pour l’amitié que tu accordes si généreusement, pour l’inspiration que suscitent tes propos et tes travaux, pour la joie que procure ta compagnie et, enfin, pour la chaleur et la lumière de l’amour que tu répands autour de toi.