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Le 24 novembre 2015, le virus de l’influenza aviaire, plus communément connu sous le nom de « grippe aviaire », vient de frapper la France[1]. Les foyers de maladie se multiplient rapidement dans le sud-ouest du pays. Le virus continuera de sévir jusqu’au 5 août 2016, date de détection du dernier foyer[2]. La réaction des autorités a été rapide et la stratégie de lutte sanitaire, radicale. Elle est à mettre en rapport avec la réglementation technique de la santé animale et celle du commerce international, ainsi qu’avec les éleveurs qui ont été associés, par l’entremise de la concertation, à la création du dispositif normatif. Cette réponse sanitaire est donc l’occasion d’observer le véritable enchevêtrement de normes et d’acteurs dont elle est issue.

Le phénomène d’interactions entre normes et acteurs est souvent désigné par le terme « internormativité ». Celle-ci reçoit généralement deux acceptions distinctes[3]. Elle désigne, en un premier sens, le transfert d’une norme d’un système normatif à un autre. Dans un registre plus sociologique, elle s’envisage sous l’angle dynamique des rapports de pouvoir et des relations qu’ont les acteurs participant au processus normatif. À notre avis, ce second sens est probablement le plus intéressant. En effet, la norme est définie par Kelsen comme la signification d’un acte de volonté. Sauf à penser que les normes et les systèmes de normes ont une existence idéelle et autonome une fois posés, ils sont toujours réductibles aux actes de volonté qui leur donnent naissance. L’étude de l’internormativité peut alors se comprendre comme l’étude des actes de volonté accomplis par des acteurs, et des relations qui existent entre eux dans ce processus de « positivation[4] ».

L’intérêt de se pencher sur la réglementation de la santé animale, particulièrement en ce qui concerne la grippe aviaire, tient à plusieurs éléments[5]. D’une part, elle comporte une dimension supranationale considérable, l’Union européenne (UE) et les organisations de réglementation technique produisant des standards internationaux qui modèlent fortement les normes nationales. La législation liée à la santé animale et les mesures sanitaires relatives à la grippe aviaire sont également en interaction avec les logiques économiques et de marché, qui sont loin d’être dépourvues d’effets normatifs. Enfin, elles font intervenir un grand nombre d’acteurs relevant de sphères traditionnellement distinctes, comme la science et le droit, qui tendent ici à se confondre en raison de l’emprise du monde scientifique sur les normes de santé animale.

La création normative se départit alors du modèle classique[6] en ce qu’elle apparaît moins pyramidale et verticale. La production hiérarchique des normes est atténuée par des modes de création plus horizontaux faisant appel à la concertation, à la collaboration et, enfin, à une méthodologie commune. Le pouvoir normatif peut tenir également à des mécanismes qui ne sont pas stricto sensu juridiques, mais qui relèvent plus des lois du marché. Ces aspects méritent une attention particulière du fait qu’ils déterminent finalement les auteurs de la norme et les détenteurs réels du pouvoir normatif, ce dernier se trouvant éclaté entre plusieurs centres de production[7].

L’étude d’un cas particulier, ici l’épizootie de grippe aviaire, à travers le prisme de l’internormativité, permet de lever le voile sur les spécificités et les enjeux de la réglementation en matière de santé animale. C’est d’abord une législation conçue sur une pluralité de niveaux juridiques, en rapport étroit avec l’activité économique et commerciale (partie 1). C’est aussi une réglementation technique, centralisant la création du droit autour des acteurs scientifiques (partie 2).

1 Une législation conçue sur une pluralité de niveaux juridiques, en lien étroit avec l’activité économique et commerciale

La réglementation en matière de santé animale comporte une dimension supranationale majeure, pensée en rapport étroit avec le monde du commerce international (1.1). La logique des acteurs économiques est d’ailleurs, à plus d’un titre, au coeur de l’élaboration des normes de santé animale (1.2).

1.1 La réglementation en santé animale : une dimension supranationale majeure, pensée en lien étroit avec le monde du commerce international

Outre le rôle clé des instances normatives supranationales dans la production normative en vue de faciliter les échanges commerciaux (1.1.1), la réglementation en matière de santé animale est porteuse d’une normativité spéciale tenant aux mécanismes de marché et de sanction de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (1.1.2).

1.1.1 Les instances supranationales : un rôle clé dans la production normative, en vue de faciliter les échanges commerciaux

À l’origine, la santé est une compétence naturelle des États, une marque de leur souveraineté[8]. Même lorsque les maladies sont strictement animales et ressortent plus du domaine agricole et commercial, les principes et les moyens pour éviter l’introduction d’une épizootie — synonyme d’épidémie dans le domaine de la santé animale[9] — sont analogues à ceux qui sont utilisés en fait de santé humaine, et les États ne se sont jamais privés d’en user librement.

Pourtant, plusieurs organisations supranationales ont peu à peu renforcé leur rôle dans la réglementation de ces domaines, particulièrement en ce qui concerne la santé animale et donc le commerce international auquel elle est intimement liée. Cela ne manque pas non plus d’influer sur les compétences en ce qui a trait à la santé humaine lorsque les maladies réglementées sont des zoonoses, c’est-à-dire des maladies ou des infections qui se transmettent naturellement des animaux vertébrés à l’être humain et inversement, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)[10].

Pour ce qui est des maladies animales, l’institution clé est l’Organisation mondiale de la santé animale : créé en 1924, l’Office international des épizooties (OIE) est devenu l’Organisation mondiale de la santé animale en 2003, mais a conservé l’acronyme OIE. Cette organisation a pour but, entre autres, de fournir une information détaillée sur la situation sanitaire de chacun des pays membres, de mettre à leur disposition les informations scientifiques les plus récentes et les plus fiables, et surtout elle a pour tâche d’élaborer des normes et des directives afin de garantir la sécurité sanitaire du commerce international d’animaux[11]. Cette dernière mission avait et a toujours pour objectif de faciliter, tout en les rendant plus sûrs, les échanges commerciaux d’animaux entre pays exportateurs et importateurs[12]. Elle doit leur permettre d’adopter des mesures satisfaisantes en vue de garantir la sécurité sanitaire de leurs marchandises animales[13] et d’écarter, dans le même temps, les prohibitions commerciales à motif sanitaire qui ne seraient pas réellement justifiées sur le plan scientifique, et qui constitueraient donc des entraves au commerce international[14].

Force nous est de constater que, malgré l’absence d’un organe de jugement propre ou de sanction explicite, les normes de l’OIE sont grandement suivies par l’UE et la France, du moins en ce qui concerne l’influenza aviaire. En effet, la classification de la maladie en France comme danger de première catégorie obéit à des règles européennes et se conforme à la liste de maladies animales à déclaration obligatoire établie en vertu de ces règles. Or, la définition[15] et la catégorisation[16] de la maladie de l’influenza aviaire en France, qui renvoient aux souches du virus à identifier et devant faire l’objet d’une notification à l’UE[17] et à l’OIE[18], sont identiques en tout point à celles qui sont posées par ces deux organisations. De cette identité dépend une lutte coordonnée contre la maladie, mais aussi une égalité de traitement sur le plan commercial devant le même danger sanitaire caractérisé.

Deux concepts provenant de l’OIE méritent également d’être signalés, car les normes européennes et françaises s’y réfèrent et les traduisent juridiquement à leur niveau respectif. Il s’agit du zonage, aussi appelé « régionalisation », et de la compartimentation[19]. Ils consistent à mettre en oeuvre des normes particulières de biosécurité dans une partie du territoire de l’État touché par la maladie (zonage) ou dans certains types de production (compartimentation), qui se verront alors reconnaître le statut indemne dont il sera question plus bas. Les législations communautaire et française ont donc mis en place le système de régionalisation en adoptant des textes analogues à ceux de l’OIE[20], et elles s’efforcent d’implanter la compartimentation[21] pour les types d’élevage appliquant des normes de biosécurité particulièrement élevées.

Ces concepts ont pour objet d’assurer un niveau de sécurité sanitaire au sein d’une sous-population animale identifiée dans une partie du territoire ou dans certains modèles d’élevage à des fins commerciales. En garantissant la sécurité sanitaire des produits qui en sont issus, le pays peut continuer à exporter à partir de cette sous-population indemne, bien que la maladie soit présente sur son territoire. On ne pourra alors pas, en théorie, lui opposer de restrictions commerciales pour des motifs sanitaires, sauf à faire une discrimination injustifiée. En effet, les membres de l’OIE s’engagent à en respecter les normes dans leurs échanges bilatéraux concernant des animaux. Ce respect est donc capital au regard des potentielles retombées économiques[22]. C’est ce qui explique leur incorporation dans le droit de l’UE et de la France[23].

La diffusion des normes supranationales passe ici principalement par ce qu’Olivier Jouanjan appelle un « travail de texte », coeur du travail juridique producteur de normes, qui consiste à « élaborer, avec ces textes, d’autres textes[24] ». C’est exactement ce qui se passe avec la réglementation en matière de santé animale, la France reprenant l’essentiel des textes produits par l’OIE et l’UE, cette dernière faisant appel, elle aussi, aux dispositions de l’OIE[25] ou y renvoyant. La reprise de ces textes ou la référence qui y est faite, en raison des enjeux commerciaux qui y sont liés, n’est pas sans rapport avec le fait que l’OMC elle-même les a érigés en référence normative pour les questions commerciales attenantes à la santé animale.

La mission de l’OIE recoupe en effet celle de l’OMC, qui est plus large, soit de faciliter les échanges internationaux, tout en s’assurant d’un risque sanitaire négligeable quand il s’agit du commerce d’animaux. L’OMC traite de la question dans l’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires (Accord SPS)[26]. Celui-ci renvoie principalement, en matière de santé animale, à la production normative de l’OIE pour établir des mesures sanitaires légitimes ne faisant pas obstacle au commerce de façon injustifiée[27]. Ainsi, bien que l’OMC pose des principes généraux en fait de non-discrimination commerciale, l’essentiel des normes permettant l’atteinte de ces objectifs dépendra du travail de l’OIE et non de l’OMC. L’internormativité semble ici se révéler dans l’autonomie qu’un acteur possède par rapport à un autre, sans toutefois que les deux soient totalement indépendants, puisque chacune de leur production normative prend en partie appui sur celle de l’autre. Cette relative interdépendance entre les deux organisations a sa raison d’être en vertu des bénéfices mutuels que leur apporte leur coopération.

Ériger la production normative de l’OIE en référence pour l’application de l’Accord SPS a un avantage certain. Les deux organisations sont appelées à régir la même matière et ont les mêmes destinataires. C’est ce qui fait le lien entre les deux systèmes normatifs, autrement distincts de par leurs conditions d’élaboration, et encore plus leur origine. Il y a donc un terreau fertile pour les conflits normatifs, puisque des normes appartenant à deux systèmes distincts vont potentiellement exiger des mêmes destinataires des comportements différents, voire contraires. Renvoyer à la production de l’OIE, organisation ancienne et déjà bien installée dans son rôle, a donc l’avantage d’éviter d’éventuels conflits entre systèmes, en privilégiant largement celui de l’OIE pour la production des normes substantielles. On s’assure ainsi d’une cohérence matérielle des normes en vigueur, élément qui donne ici son unité au système. L’OIE, quant à elle, a intégré plusieurs des principes au coeur de l’Accord SPS, notamment la non-discrimination en matière commerciale. D’un point de vue plus formel, l’OIE s’assure d’être la seule organisation de référence à l’origine des normes sanitaires relatives au commerce des animaux, ce qui, là aussi, participe de la cohérence et de l’unité du système de normes. L’OMC et l’OIE ont, en outre, signé un accord de coopération[28], pour développer rationnellement leurs activités normatives.

Finalement, les deux organisations en viennent quasiment à former un système unique qui pourrait se fondre dans un nouveau formalisme, à ceci près que ce dernier devrait faire la part belle à la très grande autonomie normative de l’OIE, tant sur le plan matériel, qu’elle régit librement, que sur le plan formel. Sur ce dernier point, la validité des normes instaurant l’OIE et de celles que cette dernière produit ne repose aucunement sur des normes supérieures qui seraient imposées par l’OMC. La cohérence matérielle et formelle, aspects qu’il est en fait difficile de distinguer absolument, est moins assurée par une relation verticale et hiérarchique de conformité-validité, que par des mécanismes plus horizontaux de coopération et de reconnaissance mutuelle. Or, des rapports entre les deux systèmes dépend l’effectivité de plusieurs de leurs normes respectives. C’est d’autant plus vrai que l’OMC dispose d’un mécanisme spécifique de règlement des différends qui n’a pas manqué d’impacter la mise en oeuvre des normes de l’OIE[29], en particulier en ce qui concerne le statut indemne et ses conséquences commerciales[30]. L’effectivité des normes de l’OIE doit également beaucoup aux mécanismes de marché. Tous ces éléments donnent au phénomène normatif en matière de santé animale une tonalité spéciale.

1.1.2 La réglementation en matière de santé animale : une réglementation porteuse d’une normativité spéciale, liée aux mécanismes de marché et de sanction de l’Organisation mondiale du commerce

Les points présentés précédemment doivent être mis en rapport avec la normativité relativement spéciale qui s’attache aux normes sanitaires élaborées par l’OIE. Les États membres de l’OMC et de l’OIE sont censés suivre les dispositions normatives de cette dernière. Ils peuvent alors se voir octroyer le statut indemne soit au terme d’une procédure d’autodéclaration[31], soit à la suite d’une procédure de reconnaissance officielle par l’OIE (qui n’existe que pour certaines maladies[32]). Posséder ce statut n’est pas une obligation juridique au sens strict, et ne fait, en conséquence, l’objet d’aucune sanction. On peut alors s’interroger sur la portée normative de ce statut et les raisons qui poussent cependant les États à se conformer aux normes de l’OIE, de manière parfois encore plus scrupuleuse que s’il s’agissait d’obligations juridiques.

En réalité, le statut indemne agit comme un label[33] qui signifie que l’État qui l’obtient respecte correctement les normes[34] de l’OIE et que les marchandises animales qu’il exporte sont donc sûres sur le plan sanitaire. Il en résulte un avantage compétitif sur le marché mondial, les produits étant plus attractifs du fait de leur sécurité[35]. Surtout, les États ne peuvent pas, en principe, imposer des restrictions commerciales qui auraient un motif sanitaire, puisque celui-ci ne serait pas fondé et donc non légitime. Il y a aussi un effet incitatif du label, de nature économique, pour le respect des normes en conditionnant l’octroi. En miroir, on peut supposer que les conséquences économiques négatives qui s’attachent potentiellement à sa perte, ont un effet dissuasif sur les États.

Le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation en expliquait encore l’importance récemment, dans le contexte des crises sanitaires que l’Hexagone traverse actuellement : « La France est un grand pays d’exportation d’animaux vivants et de produits transformés à base de viande. La perte de statut de “pays indemne” peut être dévastatrice pour les filières[36]. » La volonté de conserver le statut indemne pour une partie du territoire, de rassurer les importateurs étrangers et de pénaliser le moins possible l’export sont des préoccupations qui reviennent sans arrêt dans les propos du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation[37] et qui sont palpables dans les normes édictées.

Il y a peut-être néanmoins une différence avec le phénomène classique de la normativité juridique. La sanction du marché n’a rien d’automatique, pas plus qu’elle ne possède de mécanismes explicites destinés à en assurer le caractère coercitif. Elle dépend plutôt de la réaction des autres États qui, dans leurs relations bilatérales avec l’État qui ne jouit pas ou plus du statut indemne, sont toujours libres de ne pas le sanctionner. L’épisode d’influenza aviaire en France montre cependant que la réaction normale des États est de restreindre ou d’interdire les importations[38]. Cependant, l’Espagne et l’Italie ont choisi d’apporter des tempéraments à ces mesures[39], et il en a été de même pour le Maroc[40], ce qui atteste bien que les normes de l’OIE ne sont pas frappées d’une sanction coercitive inéluctable. Il existe au contraire une contrainte variable en partie en fonction de la réponse des États, et avec une potentielle variation du degré de normativité des dispositions de l’OIE. En revanche, lorsqu’un État jouit du statut indemne, les autres sont, en principe, obligés d’en accepter les exportations et ne peuvent les refuser pour des prétextes sanitaires. Et cela, d’autant plus que l’OMC pourrait sanctionner les États qui ne se plieraient pas aux règles.

Le mécanisme de règlement des différends de l’OMC centralise, dans une certaine mesure, l’interprétation des dispositions et le règlement des conflits d’ordre commercial. L’application des normes et leur sanction ne sont donc pas entièrement décentralisées pour ce qui est des États membres et du marché. La sanction du non-respect des prescriptions de l’Accord SPS et de l’OIE prend alors des allures plus juridiques. Pourtant, la sanction de l’organe de règlement des différends n’est finalement pas si éloignée de celle du marché, puisqu’elle consiste surtout en une autorisation de l’OMC, pour la partie que l’organe de règlement a déclarée gagnante, d’imposer des restrictions commerciales à celle qui en a édicté de manière injustifiée. On se retrouve dès lors des mécanismes de marché. Cela n’empêche pas les États d’avoir largement recours à cette procédure bien formalisée et de paraître en accepter les règles[41], car ce sont in fine celles du commerce international et du libéralisme économique qui sont promues et qui sont considérées comme globalement bénéfiques, malgré les pertes occasionnelles qu’un État peut subir.

Toujours est-il que les relations commerciales sont plus une affaire à long terme, ce que le mot même de « relation » laissait subodorer. Le marché de la volaille n’est pas là pour démentir ce constat. En effet, de nombreux pays ont fermé leurs frontières aux exportations françaises de volailles à la suite de la crise d’influenza aviaire qui a touché la France. Loïc Evain, directeur adjoint de l’alimentation et chef des services vétérinaires, souligne l’importance des négociations commerciales dans pareil cas : « Il faut alors se mettre en relation avec chacun d’entre eux et expliquer la situation, de façon aussi objective que possible, essayer de rassurer, pour limiter le préjudice commercial. C’est important pour un pays gros exportateur comme la France, mais c’est parfois très long et difficile[42]. »

Un contentieux très récent entre l’UE et la Russie illustre l’importance du rôle joué par l’OMC quant au respect des normes internationales[43]. La Russie avait restreint les importations de porc en provenance de tout le territoire de l’UE en raison de quelques foyers de peste porcine africaine apparus en Europe, et notifiés en conséquence à l’OIE. Une mesure aussi draconienne et générale fait évidemment fi de toutes les normes vues précédemment à propos du zonage et de la compartimentation. L’UE a ensuite expliqué dans un communiqué de presse qu’il était capital de « recourir aux procédures de l’OMC pour s’assurer que les règles du commerce international sont dûment respectées » et que « le processus de règlement des différends de l’OMC demeure la meilleure solution pour surmonter les obstacles importants qui entravent le commerce et accroître ainsi la sécurité juridique et la prévisibilité des échanges[44] ». Cette logique économique, souvent tournée vers le commerce international, est d’ailleurs au coeur de l’élaboration des normes de santé animale.

1.2 La logique des acteurs économiques au coeur de l’élaboration des normes de santé animale

La logique économique se dessine au centre des normes du fait, notamment, de la concertation entre les acteurs économiques privés et les détenteurs du pouvoir normatif (1.2.1). Cependant, les normes sanitaires sont également instrumentalisées au profit d’intérêts mercantiles, comme en atteste la tentative de restructuration de la filière de la volaille (1.2.2).

1.2.1 La concertation entre les acteurs économiques privés et les détenteurs du pouvoir normatif

Les acteurs économiques ont voix au chapitre dans la réglementation en matière de santé animale. Ainsi, les professionnels du secteur et leurs syndicats sont régulièrement invités par le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, et le Ministère adopte les normes sanitaires en concertation avec eux[45]. C’est ce qui s’est passé pour la filière de la volaille lors de l’épisode d’influenza aviaire[46].

L’impact normatif est particulièrement flagrant en ce qui concerne les indemnités et le financement des installations requises au regard des mesures sanitaires adoptées. En effet, le montant des indemnisations pour compenser les investissements que les éleveurs auront à faire en raison des mesures de biosécurité dans les élevages avicoles atteint 220 millions d’euros sur cinq ans[47], conformément à ce qui était demandé par le Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (CIFOG)[48]. Il a également été prévu une enveloppe de 130 millions d’euros par le gouvernement, pour indemniser les accouveurs et producteurs de palmipèdes de leurs pertes[49]. Cette enveloppe correspond elle aussi au chiffrage du préjudice réalisé par le CIFOG[50]. Les modalités précises d’indemnisation ont été arrêtées par FranceAgriMer[51], établissement public qui se donne pour tâche d’être la courroie de transmission entre les pouvoirs publics et les filières de production agricole[52]. L’internormativité ne se limite toutefois pas seulement à ces agents économiques, puisque la portée de leur intervention est en partie fonction d’autres acteurs.

Le montant et surtout le financement des indemnités allouées obligent la France à négocier avec l’UE[53] si elle veut mettre en place son régime d’aide et d’indemnisation[54]. La France a donc dû présenter son projet d’aide à la Commission européenne et a sollicité une participation de l’UE[55], qui lui a été accordée le 3 août 2016[56]. Or, de ces financements dépend en partie la réussite de la stratégie sanitaire, car ils conditionnent l’application des normes, autrement dit leur effectivité et leur existence concrète. L’internormativité constitue alors une contrainte, parce qu’il faut négocier entre acteurs, mais également une opportunité, dans la mesure où elle offre plus de moyens pour travailler sur le plan sanitaire. La négociation implique par définition une contrainte modulable, dont le caractère coercitif sera à géométrie variable en fonction de l’issue de la négociation. On observe en fin de compte la même logique vue précédemment en matière de statut indemne et de relations commerciales bilatérales à gérer dans la durée, et qui institue des normes dont la portée est variable.

Les indemnités devraient par ailleurs couvrir intégralement les pertes de revenu de ce secteur, ce qui correspond tout à fait à la stratégie mondiale adoptée pour lutter contre la maladie qui préconise de généreuses indemnités en vue de favoriser la déclaration et donc la détection de la maladie et d’aboutir plus facilement à son éradication[57]. Mieux, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization ou FAO), dans son manuel intitulé Se préparer à l’influenza aviaire hautement pathogène, recommandait de déterminer ces indemnités conjointement avec la filière avicole[58] !

La norme passe donc moins par un commandement contraignant venu du haut que par une construction partagée entre tous les acteurs et, en premier lieu, les destinataires des normes sanitaires. Leur adhésion commune aux obligations à mettre en oeuvre est recherchée. Les acteurs internationaux et les acteurs économiques, du moins certains d’entre eux, se rencontrent dès lors le long d’un même fil conducteur qui les anime, soit celui de la sécurité sanitaire au service du commerce. La conception du droit comme hétéronomie, avec une sanction assurant la contrainte et donc le caractère juridique des obligations, est ainsi moins pertinente. Elle ne correspond pas exactement à l’élaboration des normes et à la façon dont les acteurs vont réguler les comportements. D’où la nécessité, pour Jacques Chevallier, d’opérer une inflexion du modèle théorique classique de l’État et de son corollaire, celui de la règle de droit. Le droit apparaît moins comme un commandement extérieur qu’il est obligatoire de respecter que comme le fruit d’une négociation, d’une délibération collective, auxquelles prennent notamment part les futurs destinataires de la norme[59].

Toutefois, concertation ne rime pas toujours avec consensus. Elle n’empêche pas non plus l’instrumentalisation des normes, lorsque celles-ci poursuivent, derrière le but officiellement affiché, d’autres finalités plus masquées. Pouvoir le mettre en lumière constitue l’un des avantages d’une analyse du droit à travers le prisme de l’internormativité. Après avoir exposé qu’il existe une reconfiguration de l’État libéral qui résulte du rapprochement entre sphère privée et autorité publique, Olivier Dubos soutient que ladite reconfiguration « ne touche pas que les acteurs, elle concerne aussi les objectifs. La santé animale n’a pas pour seule finalité l’Homme, elle poursuit d’autres buts[60]. » Le souci de la santé humaine, tout en étant présent, n’était clairement pas premier chez les pouvoirs publics au moment de la crise d’influenza aviaire, puisque les risques de contamination de l’être humain se révélaient très faibles. En revanche, la priorité était l’enjeu économique de la maladie, qui est devenu alors l’occasion de profiter des nouvelles normes sanitaires en vue de poursuivre un autre but que la simple préservation de la santé animale et des filières avicoles, à savoir la restructuration de ces dernières.

1.2.2 La restructuration de la filière : l’instrumentalisation de la norme sanitaire et la lutte pour le droit entre différents systèmes d’élevage

La crise aviaire semble avoir été l’occasion d’amorcer une restructuration de la filière de la volaille, du point de vue sanitaire mais surtout, in fine, sur le plan économique[61]. La restructurer signifie la réorganiser, notamment dans le sens d’une concentration et d’une intensification de la production, principalement pour qu’elle soit plus concurrentielle à l’export[62]. L’internormativité tient ici aux usages variés de la norme par différents systèmes ou acteurs, qui tendent à la remettre en oeuvre de façon multiple. Cependant, elle est surtout visible à travers la lutte pour le droit que se livrent des modèles d’élevage dichotomiques, et ce, en vue de faire triompher leurs intérêts et d’essayer de modeler les normes sanitaires en conséquence[63].

En matière de modèles d’élevage, le vide sanitaire imposé et les coûts des investissements de biosécurité seront vraiment mieux soutenus sur le plan financier par les plus grands élevages que par les petites et moyennes exploitations[64]. Bien que des indemnités généreuses aient été prévues, elles tardent parfois à venir[65] et sont en outre plus avantageuses pour les exploitations intensives[66]. Là aussi, ce sont les élevages de petite taille, avec le moins de trésorerie, qui vont en pâtir[67]. Surtout, les normes de biosécurité édictées correspondent principalement au modèle des grands élevages industriels et de l’export[68]. D’aucuns ont pu estimer que les arrêtés pris pour faire face à la crise signaient la fin de l’élevage fermier[69], et que beaucoup des nouvelles normes de biosécurité désormais obligatoires dans le fonctionnement normal et régulier des élevages seraient inapplicables[70].

Matériellement, ce sont les normes d’élevage propres à un système de production, au détriment des autres, qui se trouvent consacrées par le droit. En effet, la conduite en bande unique, même si elle connaît quelques exceptions, devient la règle[71]. Les animaux d’une même unité de production viennent tous du même endroit, connaissent le même cycle de production, ont tous le même âge et sont tous de la même espèce. À la fin du cycle de production, tout est nettoyé et désinfecté : un vide sanitaire est observé. Si différentes espèces sont élevées sur le même site, elles doivent être rigoureusement séparées. En outre, des sas de désinfection doivent être créés à l’entrée des unités de production et tout un ensemble de mesures de biosécurité, telles que la désinfection et le nettoyage des locaux d’exploitation, doit être respecté[72].

Le mode de fonctionnement décrit est typique de l’élevage industriel, mais pas des élevages bio, plein air et fermiers[73]. Le dispositif sanitaire élaboré induit en outre une standardisation évidente, qui là aussi est la marque de l’élevage industriel[74]. Selon un éleveur interrogé par le journal Le Monde, « [l]e guide des bonnes pratiques est écrit par la filière industrielle. Or, il y a une coupure, une incompréhension entre industriels et fermiers, entre filières longues et circuits courts[75]. »

Les pouvoirs publics ont pourtant affirmé avoir cherché à ce que tous les types d’élevage soient représentés lors des réunions de concertation[76] et pris en considération dans les mesures arrêtées[77]. Le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation avait, par exemple, soutenu que les mesures pourraient être conciliées avec les préoccupations concernant le respect du bien-être animal, dont le modèle d’élevage en plein air est un gage[78]. Plus largement, le respect d’un cahier des charges imposant le respect strict de normes d’élevage particulières pour l’obtention d’un label apparaissait incompatible avec l’observance des normes sanitaires envisagées. Ainsi, des dérogations aux règles générales ont été prévues pour assurer le bien-être animal ou le respect d’un cahier des charges particulier[79]. Les pouvoirs publics ont toutefois donné, au regard de la plupart des mesures élaborées, la préférence aux élevages industriels.

L’analyse du droit à travers le prisme de l’internormativité permet aisément de comprendre la raison pour laquelle le modèle industriel de l’élevage, tourné vers l’exportation, a été privilégié. Les instances de normalisation et donc la politique sanitaire ont été élaborées en priorité pour le marché international et l’export. Il suffit de repenser aux déclarations officielles précitées faisant mention de ces préoccupations. Il n’est donc pas surprenant que les normes nationales privilégient les élevages industriels et que les normes de biosécurité soient le mieux adaptées à ces derniers. La situation est d’autant plus problématique, d’un point de vue de la responsabilité et de la justice, quand on sait que les soupçons se portent de plus en plus sur le modèle d’élevage industriel intensif comme explication de l’émergence de l’épizootie[80].

Quoi qu’il en soit, ne trouve-t-on pas là un trait fondamental du droit, lieu de rencontre des discours et d’affrontement entre divers intérêts, différentes valeurs, et qu’il se charge d’arbitrer[81] ? La distinction avec la théorie positiviste classique réside peut-être dans ce qui a motivé l’étude de l’internormativité, à savoir une approche plus sociologique du droit[82], focalisée sur les acteurs et leurs relations dans le processus normatif. À ce titre, il est impossible de ne pas remarquer le caractère technique des normes sanitaires. L’État s’appuie, en effet, fortement sur les experts du monde scientifique, qui lui permettent de développer une législation efficace et rationnelle. Cependant, cela en arrive à déplacer vers ces acteurs particuliers le lieu de production de la norme.

2 Une réglementation technique au service de la santé et du commerce international

Le droit de la santé animale est un droit éminemment technique, qui nécessite un recours abondant au savoir vétérinaire pour lutter contre les épizooties. Il existe donc une interdisciplinarité nécessaire entre le droit et la science, qui agit comme un moteur de l’internormativité (2.1). Cette influence de la science sur la production des normes est encore renforcée de par la forte intégration du travail scientifique dans le processus normatif (2.2).

2.1 Une interdisciplinarité nécessaire entre le droit et la science, moteur de l’internormativité

L’internormativité entre le droit et les codes de la science passe par la nécessaire interdisciplinarité[83] que suppose la réglementation de la santé animale. Prévoir les maladies animales et lutter rationnellement contre ces dernières rend indispensable le concours des savoirs scientifiques. C’est ainsi que le droit est imprégné par le langage des sciences du vivant, en particulier des sciences vétérinaires et de l’épidémiologie. Difficile de saisir la politique sanitaire si l’on ne maîtrise pas les notions clés de ces disciplines — telles la surveillance active ou programmée ou encore la surveillance passive ou événementielle — ou bien si l’on ignore ce que sont les intervalles de confiance. Or, ces notions sont totalement implantées dans les textes juridiques, qui appellent une mise en oeuvre concrète, et dont la teneur doit énormément à l’épidémiologie[84].

Les arrêtés de biosécurité de 2015 et de 2016 renforcent ainsi la surveillance passive et active[85], et ils prévoient la conduite d’enquêtes épidémiologiques[86], de même que la réalisation de tests et de diagnostics sur les oiseaux. La façon de surveiller l’état de santé des volailles correspond là aussi parfaitement aux pratiques actuelles et recommandées par l’épidémiologie[87]. La pénétration du droit par le monde de la science est renforcée par les exigences de l’OMC qui obligent tout État membre à apporter une justification scientifique aux mesures de santé animale pouvant influer sur le commerce international.

La justification de la scientificité des normes sanitaires connaît deux modalités distinctes, chacune d’elles attestant le poids conféré aux scientifiques dans l’élaboration de la norme. La première consiste à se fonder sur les dispositions substantielles des organisations internationales de normalisation, notamment celles qui, comme l’OIE, sont reconnues par l’OMC et l’Accord SPS[88]. Toutefois, le droit international doit s’adapter à la complexité du domaine qu’il entend régir pour atteindre les objectifs fixés, et qui tient essentiellement aux incertitudes et aux rapides évolutions tant des connaissances scientifiques que des épidémies elles-mêmes. Les organisations internationales, conscientes de ce problème, laissent donc une marge de manoeuvre aux États pour adapter leurs mesures à la situation particulière à laquelle ils font face[89].

La liberté reconnue aux États est toutefois très relative, puisque les mesures alors édictées doivent être justifiées scientifiquement[90], et reposer en conséquence sur une évaluation scientifique[91]. Elle consiste souvent en une analyse des risques, balisée par des critères élaborés par les instances de normalisation[92]. Il y a donc une culture des résultats et de la procédure qui peut supplanter le respect strict des prescriptions substantielles, mais toujours avec une intervention soutenue des acteurs scientifiques dans ce processus normatif.

Si la norme est la signification d’un acte de volonté dans un système donné, elle est probablement, dans le domaine de la santé animale, bien plus imputable au monde scientifique qu’à celui dit juridique au sens traditionnel du terme. Le droit se contente, dans ce cas, de fournir un habillage juridique à la signification de l’acte de volonté des acteurs scientifiques, qui sont la plupart du temps les véritables auteurs du contenu de la norme. C’est ainsi que le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a sollicité, lors de l’épisode d’influenza aviaire, l’aide du Conseil national d’orientation de la politique sanitaire animale et végétale (CNOPSAV)[93] et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES)[94] pour élaborer ou adapter les normes sanitaires à privilégier en vue de lutter contre la maladie.

Dans son avis du 7 mars 2016 relatif à l’évaluation du risque posé par le maintien des animaux séropositifs en influenza aviaire, l’ANSES a jugé que les mesures prévues par le gouvernement pour permettre le maintien dans la zone de restriction d’animaux testés positifs à la maladie étaient nettement insuffisantes. Le 21 avril 2016, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation a pris un arrêté qui mentionnait cet avis dans ses visas. Il avait pour objet, comme l’ANSES le recommandait, d’apporter « des précisions sur les conditions de maintien des troupeaux de palmipèdes reproducteurs séropositifs, la gestion des effluents et les conditions de repeuplement de la zone de restriction[95] ». Le point qui, en outre, préoccupait le plus l’ANSES a été traité en particulier[96]. Le contenu des normes est donc fortement lié à l’activité de ces organes d’expertise et de conseil.

C’est peut-être encore plus flagrant au niveau européen avec le Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale, qui a remplacé il y a plusieurs années le Comité vétérinaire permanent. Cet organe est composé de représentants des États membres, des scientifiques pour la plupart, et la Commission européenne recueille son avis avant de prendre des décisions dans les champs techniques visés. Cet avis est plus ou moins contraignant selon la procédure juridiquement prévue, et il arrive souvent que la Commission européenne ait besoin de son avis positif pour prendre des mesures qu’elle veut voir implantées. En France, un ancien directeur général de l’alimentation a pu écrire à propos de cet organe : « Le Comité devient peu à peu l’enceinte de consultation pour toute situation de conflit sanitaire, mais aussi le passage obligé pour l’examen des projets de textes vétérinaires, ce qui lui confère un rôle proprement législatif, même si c’est le Conseil qui valide en fin de course l’adoption[97]. » Il qualifie en outre les techniciens chargés de rédiger les textes de la réglementation en matière de santé animale de « législateurs vétérinaires[98] ». À ce stade, le regard minutieux sur les acteurs qu’appelle l’étude de l’internormativité nous laisse entrevoir une confusion poussée entre les sphères scientifique et juridique, les experts de la première exerçant le pouvoir traditionnellement dévolu à ceux de la seconde.

La reprise formelle par le pouvoir juridique des avis scientifiques, gage d’une relative autonomie du droit qui perdurerait, peut encore être atténuée par le fait que ce seront essentiellement des fonctionnaires vétérinaires qui recevront et mettront en oeuvre ces informations et recommandations sanitaires. En cela, les administrations vétérinaires et d’expertise scientifique font figure d’organisations frontières. Les structures juridiques accueillent des acteurs qui ne sont pas issus uniquement du monde juridique ou politique, mais venant également d’autres disciplines comme la science. Ils peuvent avoir des activités à la fois scientifiques, en rapport avec l’activité normative des décideurs publics, mais aussi réglementaires et endosser alors eux-mêmes un rôle normatif, alors qu’ils ne sont pas initialement des juristes[99]. Ils apparaissent donc comme des experts techniques et des corégulateurs du domaine qui leur est confié, brouillant de temps à autre les frontières entre expertise et gestion. Plusieurs des normes que nous avons mentionnées jusqu’ici sont souvent prises en tout ou partie par les directions départementales de protection des populations (DDPP), autrement dit les services vétérinaires, qui emploient majoritairement des fonctionnaires qui viennent de leur discipline. Ces organisations frontières font donc la part belle au monde scientifique dans la création normative, si bien que la frontière entre droit et science semble se dissoudre.

On ne saurait ainsi réduire la normativité en matière sanitaire à une reprise formelle mais souveraine du pouvoir juridique des différents avis qu’il peut recevoir, et qui resterait l’unique auteur authentique des normes à tout point de vue. Si elles ne peuvent se passer de l’habit juridique, canal standard et historique de la normativité, qui permet de porter à la connaissance du plus grand nombre ce qui doit être considéré comme les conduites à adopter, l’élaboration de ces obligations montre qu’elles sont grandement imputables aux experts et à la bureaucratie scientifique. L’internormativité permet d’observer que la frontière entre les deux mondes risque de s’effacer au point que le domaine scientifique tend à se substituer entièrement au domaine juridique[100]. D’autant que l’intégration du travail scientifique au processus normatif va plus loin, puisqu’elle concerne également toutes les opérations concrètes de la pratique scientifique, ce qui entraîne une série d’implications notables.

2.2 L’intégration du travail scientifique au processus normatif : des implications fortes

Les normes sont encore intimement liées au travail scientifique de par les opérations de concrétisation qu’elles appellent. Ainsi, les normes prévoient des enquêtes et des analyses épidémiologiques pour leur mise en oeuvre. Leur périmètre et leur portée — que l’on pense à l’établissement de zones réglementées lors de la découverte de foyers d’influenza aviaire — sont fortement tributaires des activités scientifiques et de leurs conclusions. Par exemple, les arrêtés préfectoraux de mise sous surveillance d’un élevage dépendent en premier lieu de l’expertise des services vétérinaires, selon qu’ils estiment qu’il y a ou non suspicion d’influenza aviaire[101]. En cas de suspicion, une enquête épidémiologique est menée[102] et d’après ses conclusions, certaines exploitations seront considérées comme étant à risque[103]. Or, cette catégorisation, étroitement liée à l’enquête et à ses résultats, permet de leur appliquer toute une série de mesures sanitaires. L’arrêté précise d’ailleurs que l’on tient compte des éléments de l’enquête aussi bien pour arrêter des mesures supplémentaires de biosécurité que pour fixer d’éventuelles dérogations[104]. Ce dernier point mérite une attention particulière.

Pour s’adapter aux particularismes locaux concernant la maladie et sa gestion, il existe de nombreuses dérogations aux normes substantielles et générales qui posent des interdits ou une manière de faire bien précise. En conséquence, il y a une possibilité réelle et très étendue de personnalisation de la norme. À tel point que l’on peut parfois se demander s’il existe vraiment des règles générales ou, du moins, si leur portée n’est pas réduite à peau de chagrin. À première vue, la porte ouverte à une pluralité de normes laisse à penser qu’elles ne constituent pas un ensemble ordonné, qu’elles ne peuvent donc pas résulter de l’application uniforme d’une norme plus générale et abstraite. Cette impression se révèle pourtant trompeuse, et il semble raisonnable de soutenir que, derrière la personnalisation poussée des normes, règne néanmoins une forte unité méthodologique à laquelle elles peuvent régulièrement être rattachées.

D’abord, les exceptions textuellement posées sont souvent entourées de garanties supplémentaires à apporter pour s’assurer que le niveau de risque n’est pas augmenté et que les statuts sanitaires en jeu ne changent pas[105]. Les mesures prises pour affronter l’influenza aviaire suivent ce leitmotiv. Or, nous avons vu que ces exceptions ne peuvent pas être décrétées discrétionnairement, mais qu’elles sont nécessairement inspirées par les experts scientifiques qui façonnent les textes de la réglementation. Surtout, plusieurs exceptions ne sont pas déterminées par avance, mais plutôt retenues après avis scientifique[106] ou analyse des risques[107] : elles conditionneront donc profondément la production des normes sanitaires. Des critères déterminés encadrent en outre la marche à suivre pour rendre les avis et les analyses requis. On comprend d’ailleurs d’autant mieux le recours à ces modalités dès lors que l’on garde en tête, comme cela a été mentionné plus haut, que telle est la manière de raisonner des instances de normalisation supranationales[108]. C’est précisément l’utilité de l’approche internormative que de pouvoir ainsi éclairer les raisons et la portée des règles de droit.

Il résulte de ce qui a été dit que la démarche scientifique ici à l’oeuvre devient en quelque sorte la procédure de production de normes valides qui, si elles peuvent prescrire maints comportements différents selon la diversité des cas, appréhendent cependant toujours la diversité des faits selon la même méthode. Ainsi, aussi diverses soient-elles, les normes édictées n’en forment pas moins un système cohérent, qui peut être ramené à une unité méthodologique probablement bien plus concrète que les directives fournies par une norme générale et abstraite. Elle assure certainement mieux l’uniformité des normes, du point de vue scientifique, que les prétendus syllogismes juridiques qui tireraient de la norme générale les normes individuelles à appliquer aux cas. Nous terminerons donc sur l’un des nombreux mérites que comporte une étude du droit sous l’angle de l’internormativité. Derrière la rencontre de systèmes de normes distincts se dessine peut-être encore un nouveau formalisme, avec sa logique propre qu’il incombe de saisir pour comprendre l’une des facettes du phénomène complexe de la normativité, et savoir déterminer éventuellement les leviers précis à actionner lorsqu’on veut agir sur les normes.

Conclusion

L’intérêt d’une approche internormative du droit est de révéler que la construction de la réglementation en matière de santé animale relève de plusieurs niveaux juridiques, et que la gestion d’une maladie sur le plan national est donc en partie déterminée par des instances supranationales. Il ressort que ce partage est à la fois source d’opportunités et de contraintes. L’Europe permet une gestion harmonisée des maladies et favorise le libéralisme économique, mais la définition et l’exercice de la politique sanitaire échappent en bonne partie aux États membres qui deviennent tributaires des normes et des décisions de l’UE dans leur gestion des crises sanitaires. Et si l’UE contribue aux efforts économiques pour atténuer l’impact de crises comme celle de l’influenza aviaire qu’a connue la France, sa participation est également source de contraintes puisqu’elle suppose que les États ne sont plus libres de consacrer les sommes qu’ils voudraient à l’indemnisation des acteurs économiques pénalisés par la crise, et qu’ils doivent en plus subir les retards éventuels de l’UE dans le paiement des indemnités aux éleveurs.

L’OIE, quant à elle, fournit une aide précieuse pour sécuriser et favoriser les échanges d’animaux vivants, ainsi que des informations scientifiques et des normes utiles pour régir efficacement la santé animale. Cependant, c’est là encore au prix d’une relative perte d’autonomie des États dans la manière dont ils peuvent gérer le risque sanitaire, ceux-ci s’exposant en effet à des conséquences économiques préjudiciables s’ils s’écartent des normes de l’OIE. La situation se révèle d’autant plus problématique que les normes de l’OIE ont une portée à géométrie variable. Il peut donc être difficile pour les États d’en percevoir avec exactitude les avantages et les inconvénients et ils peuvent se trouver excessivement pénalisés malgré leur respect de la réglementation. C’est toutefois de moins en moins le cas grâce à une autre organisation internationale, l’OMC, et à son organe de règlement des différends. Nous avons expliqué plus haut la manière dont les normes de l’OMC, et encore plus les décisions de son appareil de règlement des litiges, interagissent avec les normes de l’OIE et en renforcent l’effectivité. C’est le mérite d’une approche internormative que de rendre compte de la force des normes de l’OIE, ce qu’une analyse exclusivement centrée sur cette dernière n’aurait pas été en mesure de mettre en lumière.

Que l’OMC s’intéresse à la santé animale n’a rien d’étonnant lorsqu’on connaît les enjeux en termes économiques et de commerce. Or, la réglementation en la matière est conçue en rapport étroit avec les professionnels du secteur. Ces acteurs économiques, qui sont divers et peuvent avoir des intérêts opposés entre eux, tentent d’infléchir la réglementation en leur faveur, selon leurs propres normes d’organisation économique et de production. L’approche internormative permet alors de retracer plus précisément la genèse des normes sanitaires et de mieux saisir leur évolution et leurs enjeux concrets. C’est visible dans la lutte pour le droit que se livrent les différents modèles d’élevage, et dans laquelle ce qui a été expliqué à propos du cadre international structurant la politique sanitaire permet de saisir pourquoi cette lutte est biaisée en faveur de l’élevage industriel, puisque c’est pour celui-ci essentiellement que la réglementation supranationale a été pensée. L’étude de l’internormativité est donc une fois encore capitale pour comprendre la façon dont sont mises en oeuvre les normes de santé animale, pour déterminer leurs effets concrets et, enfin, pour évaluer les possibilités qu’elles évoluent ou non, et selon quelles modalités.

En ce qui concerne la production des normes sanitaires, nous avons insisté sur le rôle fondamental des scientifiques. Leur savoir imprègne d’abord les règles de santé animale, ce qui en renforce potentiellement la rationalité, mais les rend aussi techniques et parfois difficiles à appréhender pour les destinataires des normes. Surtout, la production des normes est désormais intimement liée au travail scientifique, qui fait partie intégrante du processus normatif, que ce soit pour l’évolution et le changement des règles, la définition du statut sanitaire d’une exploitation ou encore l’attribution d’une dérogation à la législation qui concerne la santé animale. Les conséquences qui peuvent en résulter en matière de validité des normes mais aussi de sécurité juridique mériteraient des développements plus conséquents, mais toujours est-il que l’approche internormative révèle ici que le droit est produit par d’autres acteurs et dans d’autres lieux que ceux qui sont traditionnellement regardés comme appartenant au monde juridique.