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For the sand on the beaches carves many castles.

Bob Dylan

Nous avons considéré le projet Communitas, celui qui consiste à « offrir un espace où les champs disciplinaires des humanités se situent autour du phénomène de la normativité[1] », comme une invitation à stimuler la production de nouvelles narratives qui permettent de dire le droit autrement, de faire du droit autrement et de connaître le droit autrement. À partir d’observations empiriques et d’observations théoriques[2], nous proposons, dans le présent texte, un parcours qui s’amorcera par l’exposition de deux manières de construire notre relation au droit, l’une empruntant à l’idée d’aliénation (partie 1), l’autre se rapportant davantage à l’idée de créativité (partie 2), pour ensuite explorer quelques idées pouvant appuyer une éthique constructiviste[3] du droit orientée par de nouvelles façons d’être et de faire dans la production de la normativité de type juridique (partie 3). Enfin, nous tirerons profit de ce qui aura été accompli pour décrire la richesse du monde de la recherche en droit réalisée par les juristes (partie 4) et attirerons l’attention sur des formes de collaboration qui illustrent la production de connaissances à l’intérieur d’une « écologie de savoirs[4] ». Toutes ces portes d’entrée ont pour objectif de décrire la manière dont les justiciables, les acteurs et les chercheurs vivent et conçoivent la normativité juridique à titre d’expérience subjective et sociale. Après avoir réalisé plusieurs projets de recherche en collaboration étroite avec des juges et des procureurs de la Couronne, nous avons appris à comprendre l’univers des contraintes dans lequel ils ont à rendre des décisions et à administrer la justice au quotidien. Cependant, nous avons aussi découvert qu’à côté des contraintes il y a dans l’action judiciaire des manières de faire et d’être qui reposent plutôt sur le courage et la créativité. C’est cette perspective sur le droit que nous voulons faire émerger en fin de compte : « imaginer l’ouverture d’une autre dimension de l’expérience du droit, selon laquelle la question ne serait plus tant celle de la légitimité de son appareil que celle de ce qu’il est possible d’en faire[5] ».

1 Droit et aliénation

Y a-t-il un intérêt à appliquer l’idée d’« aliénation » au droit ? Selon Gunther Teubner, « [l]’aliénation du droit est le thème majeur d’une critique constante en sociologie du droit de la part des écoles de pensée les plus diverses[6] ». Dans notre texte, nous l’utiliserons pour décrire un rapport à l’expérience normative dans lequel le droit se coupe systématiquement de son propre champ de possibilités en se refermant sur des façons de faire mécanicistes et rigides. Marx avait formulé le concept d’aliénation pour décrire, entre autres, la perte de relation du travailleur avec le résultat de son travail : « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie[7] ».

Sans arriver à rendre justice à toute la complexité du concept à l’intérieur même de la seule oeuvre de Marx, nous avons recours tout de même à cette notion pour illustrer un certain type de relation étroite aux règles formelles du droit qui est entretenue depuis la naissance du droit moderne ; en ce sens, elle oriente souvent la manière dont les acteurs judiciaires se permettent d’appliquer, d’interpréter et de créer (ou non) de la normativité juridique : « Ce que le droit fait est ce que la loi fait : telle était l’équation sur laquelle se basait le regard moderne sur la loi[8]. » Ce type de représentation du droit peut, par exemple, amener un juge à délaisser sa capacité de juger la « totalité de la situation[9] » entourant un cas concret ou à renoncer à sa capacité d’évaluer les effets de la décision juridique sur ses destinataires. L’aliénation peut donc être vue telle l’attitude d’indifférence générée par une conception figée et rigide d’un formalisme juridique trop centré sur une zone de normativité étroite et généralement identifiée à une partie bien déterminée des règles du droit étatique. Chez Marx, l’aliénation dans le contexte du monde du travail signifie que ce dernier « produit » le salarié comme marchandise plus que le salarié ne produit le travail comme marchandise. De façon analogue, nous pouvons dire que, dans ce rapport étroit au droit positif, le droit produit l’acteur qui l’utilise plus que l’acteur ne produit le droit[10]. Un exemple d’une communication tirée d’un entretien réalisé dans le contexte de nos recherches en cours sur les peines radicales[11] permettra d’illustrer l’idée :

Quand on a du pouvoir il faut être sûr que tout le monde le maîtrise […] Si vous mettiez un cadre strict, si vous dites, « le meurtre c’est 30 ans, il n’y a pas de minimum, il n’y a pas de maximum, c’est 30 ans », moi, à partir du moment que je dis que c’était un meurtre, je peux aller manger, ce n’est pas moi qui l’ai décidé, c’est le Parlement. Au plus vous me donnez de la liberté, au plus que je vais l’utiliser, au plus je suis « inconfort[able] » forcément puisque ça dépend de ma responsabilité, mais c’est mon métier… […] C’est vrai que quand on voit un chiffre dans les yeux, minimum, on dit : « Tiens, ça, le législateur… oui… » La zone est plus inconfortable si on supprime le minimum… c’est une liberté à prendre. Parce que quand vous voyez le chiffre, vous dites : « Tiens, ça, le législateur l’autorise, et donc c’est admis dans la population… […] et donc c’est réconfortant. » Tandis que si vous n’avez plus le minimum et que vous mettez ce même minimum qui existait avant, c’est vous qui avez décidé, c’est votre responsabilité et donc oui c’est plus inconfortable […] C’est une liberté. Ça fait appel à la maturité du magistrat[12].

Dans le type de rapport à la normativité vécu par le juge 1, héritée de la modernité, le droit est conçu en tant que cadre strict, la décision est projetée comme extérieure à celui qui la prend, l’effet de la règle sur celui qui la manipule devient celui d’une dépossession de la capacité de juger ou d’un renoncement à des espaces de liberté décisionnelle, qui pourtant existent et sont même protégés par le système[13]. Dans cette fabrique du droit, plus certaines règles formelles sont valorisées, plus la capacité de juger est dévalorisée, plus la norme est observée en raison de son aspect autoritaire, plus l’agent de la normativité se sent privé de sa capacité de juger, de sa liberté cognitive et de sa volonté même de s’approprier sa décision. Un droit aliéné est celui dont on peut dire qu’il aurait surtout « pour tâche de verrouiller toute tentative d’interrogation[14] ». Les remarques de Kant sur la force des préceptes viennent naturellement à l’esprit :

Les « Lumières » se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute lorsqu’elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! […] Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre pour me tenir lieu d’entendement, un directeur pour ma conscience, un médecin pour mon régime… je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je n’ai pas besoin de penser […].

Préceptes et formules – ces instruments mécaniques d’un usage ou, plutôt, d’un mauvais usage raisonnable de ses dons naturels – sont les entraves qui perpétuent la minorité[15].

La communication du juge 1, que nous présentons ici comme la communication d’un système beaucoup plus que d’un individu, montre bien la manière dont la « naturalisation » de certains préceptes et formules véhiculant une raison juridique limitée et non réfléchie génère une activité non problématisée de production normative dans laquelle on en vient à accepter de trouver de bonnes raisons juridiques pour appuyer de mauvaises décisions sur le plan éthique ou social et même parfois psychologique (l’acteur n’étant pas à l’aise avec sa propre décision).

Le problème n’est pas tant la domination du paradigme du positivisme juridique[16] qu’une acception rigide et trop restreinte du formalisme et de la reproduction redondante de certaines préférences normatives liées au passé, à la tradition et à des systèmes de pensée dominants. Nos recherches sur la détermination de la peine ont régulièrement montré que cet espace décisionnel accorde beaucoup plus de chances de succès à certaines règles de droit positif (par exemple, celles qui prévoient des peines de prison ou des objectifs de dénonciation) qu’à d’autres règles de droit positif tout aussi protégées par le système de droit (comme celles qui favorisent les mesures de rechange ou la protection contre des peines cruelles et inusitées). L’excès de tradition et un trop-plein de positivisme juridique qui a oublié son propre champ de possibilités empêchent parfois de voir que l’application mécanique des règles ne doit pas se faire dans l’indifférence envers le bien-être des personnes, le respect par le système de ses propres valeurs éthiques et en perdant de vue les valeurs positives et positivées du droit. Si le rapport d’assujettissement à l’autorité des règles redondantes du droit est une réalité, un autre rapport au droit s’avère possible, en théorie et en pratique.

2 Droit et créativité

Nous nous sommes inspirée des travaux de Mary Parker Follett pour approfondir cette idée, mais nous nous sommes aussi appuyée sur ce que nous avons appris avec des acteurs judiciaires au cours de nos recherches empiriques passées et en cours. Commençons par Follett qui invite à sortir d’une relation au droit comme s’il était un matériel figé : « Law is not a body of formulated experience ; it is an activity of formulating experience. We shall never have the right idea of law as long as we thing of it as a “body” of anything[17]. »

Sur le terrain de la recherche et de l’action judiciaire, nous avons remarqué cette attitude plus vibrante et créative par rapport au droit : il est envisagé à titre d’outil de création et de formulation de l’expérience par contraste avec une vision des choses qui voit le droit telle une expérience déjà formulée (par la tradition, par le législateur, etc.). Cette communication provenant d’un juge (juge 2) que nous avons récemment interviewé illustre une façon particulière d’utiliser le droit : elle se base davantage sur l’idée de créativité, et l’acteur se considère comme l’auteur de ses décisions. Dans cette attitude inventive à l’égard du droit, l’acteur se perçoit en tant que participant d’une construction à laquelle il contribue activement :

Il faudrait tout un autre système de pensée. Là on peut commencer à imaginer les choses autrement […] L’autre système de pensée, c’est évidemment de renverser totalement le système de pensée de la peine… moi je dis… : « La peine est quelque part un trait d’union entre un passé, une infraction […] un moment entre un passé et un futur. » Et donc dans la peine on peut… mais oui, on doit de toute façon prendre compte du passé, mais il faut surtout se déterminer par rapport à un futur. Et c’est ça qui, moi, me paraît intéressant, c’est de raisonner en disant : « On va se déterminer… OK, il y a eu un problème, c’est ce qui justifie notre intervention. » Sinon, on ne serait même pas là […] Mais, au moment où on juge, on devrait se dire : « Maintenant, on va se déterminer par rapport à un futur et un futur qui prend en compte tous les acteurs. » Et c’est ça que je trouve intéressant […] Parlons des dommages pour la société que cause la prison, ces longues peines, parlons des dommages pour les victimes et les futures victimes que créent ces longues peines, parlons des dommages pour les familles des détenus. Et donc, j’allais dire, même sans me concentrer sur le détenu, moi, ce qui m’intéresse, c’est l’avenir de tous. Et là, c’est une réflexion plus intéressante. Parce que : qu’est-ce que c’est une bonne peine ? Si on dit : « La bonne peine, c’est celle qui n’a pas les effets négatifs collatéraux d’abord, qu’elle n’a pas les effets non désirés inutiles », la peine qu’effectivement va jouer sur la chance… parce que, on parle toujours de risque de récidive… […] tout le monde peut récidiver, mais tout le monde peut commencer une première fois aussi. […] Si on regarde le passé, on va dire : « Oui, il y a une chance qu’il recommence. » Si on regarde le futur, on va dire : « Mais il y a une chance qu’il ne recommence pas. » Et s’il y a une chance qu’il ne recommence pas, comment on va miser là-dessus, sur le côté positif, au lieu de toujours miser sur le côté négatif ? La prise de risque, c’est lié à la responsabilité, c’est lié à la liberté, c’est lié à tous les droits fondamentaux, en fait […] On a un grand problème sur cette incapacité actuelle de valoriser la prise de risques. Et si la peine était justement une prise de risques plutôt qu’un parapluie où on dit : « On va neutraliser la personne, on va la mettre dans un trou » […] Par contre, vous ouvrez des espaces de liberté, vous ouvrez des espaces d’épanouissement[18].

Nous sommes devant une narration du droit qui privilégie des mots — imaginer —, des façons de faire — miser sur le côté positif, prendre des risques — et des façons d’être — responsable, libre, épanoui — différentes de l’attitude qui voit le droit comme un cadre strict (juge 1). Nous voilà en présence de la pleine réappropriation de la faculté de juger, dans un rapport à la normativité qui est beaucoup plus large et inclusif — ce qui m’intéresse, c’est l’avenir de tous — et qui prend en considération la « situation totale[19] », c’est-à-dire l’ensemble de facteurs qui dépassent la simple règle avec laquelle le tribunal est mécaniquement habitué de penser la situation — parlons des dommages [des longues peines] pour les familles des détenus. Il est possible de récupérer dans cette vision des choses, les Lumières valorisées par Kant et cette idée que, « pour répandre ces lumières, il n’est besoin de rien d’autre que de la liberté […] de sa plus inoffensive manifestation, à savoir l’usage public de sa raison et ce, dans tous les domaines[20] ». Cette attitude exige de sortir de la logique de l’interprétation pure et simple pour adopter la logique de la création : « Expérimentez, n’interprétez jamais », disaient Gilles Deleuze et Claire Parnet[21]. La relation plus libre et flexible par rapport aux règles relève de la valorisation de l’expérimentation en droit, elle trouve sa source dans autre chose que la tradition. La production de variété plutôt que de redondance[22], l’innovation juridique, se fait non pas à partir d’un passé donné (par la tradition ou le précédent), mais bien à compter d’un avenir créé, d’une situation désirable ou préférable qui tient compte de la réalité de tous ceux qui subissent les contrecoups et les effets de la décision judiciaire. Laurent de Sutter dirait que, dans cette formulation de nouvelles possibilités libérées du précédent et des façons usuelles de faire, le droit retrouve alors sa poétique :

La poétique du droit est une poétique infinie, à une seule réserve près : celle de la positivité affirmative de son faire – à savoir que, même lorsqu’il défait, il s’agit encore d’une manière de faire quelque chose d’autre. Annuler un mariage, rompre un contrat, dissoudre une personne morale [organisation] sont encore des opérations rendant possible d’autres opérations, des bifurcations nouvelles dans des directions toujours inattendues. Encore faut-il mettre des mots sur ces bifurcations[23].

Et où trouver ces mots avec lesquels faire du droit autrement, libéré du passé et inspiré par l’avenir à créer ? Il faut distinguer deux types de langage grâce auxquels on peut produire de la normativité juridique : celui qui relève de la logique de la simple représentation (description de ce qui est « déjà-là ») et celui qui explore la logique de la génération (imagination de ce qui est à venir). S’appuyant sur les travaux de Steve Zaffron et Dave Logan, Richard Dubé a distingué ces deux types de langage dans les termes suivants :

Au coeur d’une auto-description, le descriptive langage décrit ce qui est (ou perçoit comme étant), s’y limite et ce faisant se limite. Le generative langage, quant à lui, ne décrit pas ce qui est, il déclare ce qui est possible et cette déclaration peut en elle-même produire des effets et contribuer à la réalisation de la possibilité déclarée. Pour reprendre l’exemple utilisé par Zaffron et Logan, I have a dream a de fait été déclaré dans un langage génératif. La possibilité envisagée par la déclaration n’était pas actualisée au moment où la déclaration a été formulée – et ne pouvait dès lors pas être saisie à partir d’un langage descriptif. Les conditions de sa réalisation n’étaient pas non plus réunies, elles étaient même complètement bloquées par le contexte dominant de l’époque (par la possibilité actualisée), mais au moment où la possibilité envisagée (la possibilité virtuelle) est formulée, certaines de ces conditions apparaissent non seulement comme virtuellement possibles, [mais] elles se mettent progressivement en place, progressivement générées par la force du langage génératif. Le langage génératif tire cette force du futur et non du présent – et dans ce cas-ci encore moins du passé[24].

Le juge 2 prend au sérieux les possibilités offertes par le langage : c’est la réforme générative du droit, que nous avons traitée ailleurs[25], qui devient l’horizon de la prise de parole et de la prise de décision. Cette manière de penser la réforme du droit, illustrée par les propos du juge 2, est basée sur l’imagination et sur la distinction entre expériences existantes et expériences possibles[26]. Dans cette façon de concevoir l’activité normative, l’acteur s’installe dans la perspective de l’« avenir basé dans l’avenir » (future-based-future) et propose, dans l’exemple de la communication du juge 2 que nous avons reproduite plus haut, de remplacer le critère déterminant de la gravité du crime — en soi « basé sur le passé » (past-based) — par un critère téléologique, « basé sur l’avenir » (future-based), qui considère comme plus importants que la gravité du crime les résultats que l’on désire obtenir à partir de l’intervention, celle-ci devant prendre en considération l’« avenir de tous » et l’intérêt général. Les acteurs privilégient alors une vision de la normativité du droit qui comprend à la fois ce qui est accessible et ce qui devient possible par l’expansion de l’activité normative au-delà du connu : « The creative activity of the legal order is not confined, as one might think from the writings of some jurists, to the law it creates ; it helps to further all these concrete activities which, expanding and developing, soon demand new juristic activity which again extends and enlarges the scope of our life[27]. »

Dans un tel contexte, ainsi que l’explique George L.S. Shackle, le décideur vu comme « the chooser of action » accepte de s’engager activement en se posant la question suivante : « How do these rival answers compare with each other when I consider them as things desirable or undesirable[28] ? » Dans ce rapport créatif à la normativité du droit de la société, « a constructive intelligence gets its opportunity[29] ». C’est une éthique constructiviste du droit qui émerge en tant que possibilité dans cet effort de mieux adapter le droit à la complexité des cas qu’il traite.

3 Une éthique constructiviste du droit : des nouvelles façons de voir, de dire et de faire le droit

Tout en nous plaçant davantage dans la perspective du système social que dans celle du système psychique, nous tirons notre inspiration des travaux d’Ernest von Glasersfeld (qui a beaucoup insisté sur la dimension subjective de la connaissance), notamment de ses réflexions sur la « bonne » connaissance, pour développer quelques idées susceptibles d’appuyer une éthique constructiviste du droit de la société. Selon cet auteur, « “good” knowledge is the repertoire of ways of acting and/or thinking that enable the cognizing subject to organize, to predict, and even to control the flow of experience. From this changed point of view, then, the cognitive activity does not strive to attain a veridical picture of an “objective” world […] but it strives for viable solutions to whatever problems it happens to deal with[30]. »

En appliquant le même raisonnement au droit et à la « bonne » décision juridique, perçue comme celle qui formule l’expérience normative d’une manière viable pour le droit et pour les personnes que la décision touche, nous développerons maintenant l’idée d’une éthique constructiviste du droit de la société en la déclinant en trois dimensions ou compétences étroitement liées : une éthique de la perception (la volonté de voir et de dire le droit autrement) (3.1) ; une éthique de la relation résonnante et « responsive » (3.2) ; et une éthique de l’action en boucle (la volonté d’engager, d’inclure et d’intégrer dans la formulation de la normativité[31] plus de personnes et de points de vue) (3.3).

3.1 L’éthique de la perception : la volonté de voir et de dire le droit autrement

En tirant profit des idées formulées jusqu’ici, nous décrirons l’éthique de la perception comme l’attitude de vigilance par rapport à la façon de voir et de dire le droit de la société. Cette éthique peut être envisagée tel un activisme d’un type nouveau, un activisme de l’observation qui considère que « ce qui est réel est ce qui est pratiqué comme distinction[32] ». L’éthique de la perception comprend une attention envers la représentation (de ce qui est perçu comme « déjà-là », le réservoir de la normativité juridique accessible), mais également une attention à l’égard de la création du « non encore existant » (le réservoir de la normativité juridique possible). L’idée sous-jacente à l’éthique de la perception est toute banale : chaque personne doit être responsable des distinctions utilisées pour décrire le droit, car sa manière de représenter l’objet par le langage a un impact sur les mondes qui s’ouvrent devant elle (et qui, par là, ferment d’autres mondes possibles) : ces distinctions ont un impact sur ce qui est possible de voir et de dire (et donc, en définitive, de faire). Qu’il suffise d’illustrer ce point en revisitant la formule « droit et société », qui a connu un succès important auprès de ceux qui ont voulu faire l’effort de penser le droit dans un contexte plus large que celui du droit formel : paradoxalement, cette formule invite à regarder le droit comme quelque chose de distinct de la société, de séparé de la vie sociale. Il est peut-être temps d’abandonner cette manière de dire le droit et de la remplacer, par exemple, par les questions suivantes : quel est le droit de la société ? Quelles frontières trace-t-on aujourd’hui pour distinguer, à l’intérieur de l’univers pluriel des normativités, cette forme spéciale de normativité juridique ? Appréhender la situation de cette manière permet de voir tout de suite que le droit est le droit de la société, qu’il va évidemment au-delà du droit de l’État, qu’il comprend notamment les cultures juridiques autochtones, mais aussi toutes sortes de normes contraignantes qui sont produites par la réalisation de contrats entre citoyens, par l’adoption de normes par les organisations et par l’activité d’une vaste série d’autres acteurs normatifs qui, au quotidien, produisent du droit valide. Ce déplacement n’est pas que « linguistique » : au contraire, il permet, entre autres choses, de concevoir les tribunaux comme des institutions étant elles aussi au service de la société et d’imaginer de façon conséquente la possibilité d’une jurisprudence qui fasse honneur au pluralisme normatif et qui soit moins fixée sur les instruments législatifs traditionnels de l’État[33]. Glasersfeld a ainsi fait le lien entre constructivisme, perception et éthique :

Radical constructivism claims […] that perception and all forms of seeing, be they sensory or conceptual, are the result of operations that have to be carried out by an active subject. In this sense the acting subject is responsible for the experiential world it constructs […] Ethics, therefore, is not to be avoided : when we don’t like the results of our operations, we have to change our way of operating[34].

L’éthique de la perception invite la communication juridique à prendre conscience du circuit qu’elle emprunte, des interventions subséquentes qu’elle génère. Cette éthique visibilise, pour le droit, les conséquences de ses préférences opérationnelles, elle exige de faire autrement et de changer les modes de fonctionnement quand il apparaît que l’option normative formulée n’est pas « valide » pour l’ensemble des parties visées par la décision. L’éthique de la perception se trouve caractérisée par une « volonté de voir[35] ». Sandra Laugier définit ainsi cette posture : « la mise en oeuvre, voire la formation d’une compétence éthique : la capacité à saisir le sens de l’action et de la situation, la perception de ce qui est important[36] ». Et nous pouvons ajouter que cette compétence, « la volonté de voir », s’applique à ce qui est devant le décideur, mais aussi et peut-être surtout à ce qui est peut-être absent du procès tout en étant présent pour les parties, ce qui est à peine émergent, ce qui n’est pas encore là, ce qui est ignoré, finalement, des choses importantes qui dépassent la dimension du « déjà-su », « déjà-vu » et « déjà-fait » du droit. On remplace alors le « coup de force cognitif » d’un droit qui illustre un « refus délibéré de connaître[37] » par un nouvel élan cognitif d’un droit qui se responsabilise davantage par une volonté délibérée de voir la pérennité de ses effets au-delà du moment de l’application mécanique d’une règle. Cette façon de procéder invite ceux qui ont la tâche de formuler et d’articuler la normativité du droit à se poser la question qui suit : « By means of what distinction is the problem articulated[38] ? » S’interroger sérieusement à ce sujet et prendre conscience des constructions conceptuelles avec lesquelles le droit génère des normes est une démarche critique, non pas tant parce qu’elle favorise l’humanisme — elle ne le fait pas nécessairement —, mais surtout parce qu’elle adopte l’attitude réflexive qui permet de voir la contingence des distinctions juridiques et la possibilité de les construire autrement.

3.2 L’éthique de la relation résonnante et « responsive »

Une autre dimension d’une éthique constructiviste du droit attire l’attention sur deux caractéristiques souhaitables en ce qui concerne la dimension relationnelle de l’intervention juridique : le droit doit promouvoir la rencontre significative entre deux positions ou deux parties (résonance) et il doit être sensible à leur situation (« responsivité »). Nous devons à Hartmut Rosa le développement sociologique du concept de résonance : « There can be no doubt that the concept of resonance is a highly suitable metaphor for describing the qualities of relationships, and that it moreover offers enormous potential for analyzing how human beings relate to the world in nearly every area of life[39]. » La résonance est « a fundamental concept of social philosophy and a social-scientific analytical category on which to build a comprehensive sociology of human relationships to the world[40] ». Une relation résonnante en droit implique un « process of mutually oscillatory adjustment[41] ». Si, dans le monde physique, deux objets interagissent de telle sorte qu’ils répondent l’un à l’autre, on peut alors parler de responsive resonance. Dans la dimension sociale, cela veut dire que « two entities in relation […] mutually affect each other in such a way that they can be understood as responding to each other, at the same time each speaking with its own voice[42] ». Avec le concept de relations résonnantes, Rosa décrit une forme d’être en relation qui se distingue de la rationalité causale ou de la logique instrumentale linéaire. Il distingue des « resonance-facilitating and resonance-inhibiting aspects of the institutions, practices, and modes of socialization » et considère que « resonant relationships are possible only in mutually accommodating resonant spaces[43] ».

Pour le concept de résonance, de l’autre côté de la distinction se trouve le concept d’aliénation : « Alienation can […] also be defined as a relation of relationlessness (Rahel Jaeggi). Alienation thus indicates a state in which the world cannot be “adaptively transformed” and so always appears cold, rigid, repulsive, and non-responsive. Resonance therefore constitutes the “other” of alienation — its antithesis[44]. »

L’éthique de la relation résonnante implique pour le droit la recherche de solutions normatives qui ne sont pas indifférentes à la souffrance, à l’exclusion et à la vulnérabilité des personnes qu’il touche avec son intervention, tout comme le cercle encore plus large de celles qui subissent les conséquences collatérales de la décision juridique (les proches des détenus, dans l’exemple donné par le juge 2). Nous entrons aussi dans la sphère du « droit responsif[45] », concept élaboré par Philippe Nonet et Philip Selznick, pour décrire un type de droit qui, contrairement au droit formel reposant sur une légitimité purement procédurale, prend en considération les conséquences de son action et cherche sa légitimité d’une manière substantive. De ce fait, il accorde plus de valeur à l’idée de discrétion et de liberté cognitive des acteurs qu’à l’autorité des règles. Sur le plan des comportements, l’éthique de la relation résonnante et responsive signifierait, par exemple, la pratique de l’écoute comme activité qui est distincte « du fait simplement d’entendre », qui est « focalisation délibérée » et « attention qui est voulue[46] ». L’attention accordée aux destinataires de la décision juridique signifie la prise en considération des visions du monde de l’autre, de ses contraintes et de sa situation. L’idée sous-jacente à l’éthique de la relation est elle aussi banale, car les meilleures solutions normatives résident peut-être « in the relating, in the activity-between[47] ». Voici la position de Follett à cet égard : « The great judge does not “apply’’ rules and precedents to the situation ; he creates from rules and precedents and situation. He creates what ? New rules, new precedents ? Perhaps, but most important, he makes possible in the future, situations enriched with further possibilities, more comprehensive understandings, broader and fairer relations[48]. »

L’éthique de la relation résonnante accepte la vulnérabilité qui peut venir avec l’ouverture à l’autre, elle voit positivement la prise de risques. Reproduisons de nouveau un extrait des propos du juge 2 : « La prise de risques, c’est lié à la responsabilité, c’est lié à la liberté, c’est lié à tous les droits fondamentaux en fait […] On a un grand problème sur cette incapacité actuelle de valoriser la prise de risques. » Pourquoi faudrait-il la valoriser ? Parce que prendre le risque de l’ouverture à l’autre, c’est faire le pari du dépassement de soi, d’une situation peut-être bloquée et d’une occasion d’apprentissage : « there is no learning without exposure, often dangerous, to the other[49] ». Et cela n’est que la moitié de l’histoire. Le droit s’ouvre à l’autre, mais il doit accepter aussi de le faire d’une certaine façon, d’une manière qui exige la réflexivité par rapport à sa propre intervention. L’action du droit doit se concevoir en boucle, c’est-à-dire dans le sens d’une logique bilatérale où, dans la réponse à un conflit, le droit peut exprimer ses valeurs positives.

3.3 L’éthique de l’action en boucle[50] : le droit comme clinique de l’intégration

Follett s’est penchée sur l’action en boucle : « We have found that the basis of creative experience is circular response […] On every level, in every field which I have looked at, I find circular response the fundamental activity of life[51]. »

Nous reprenons ici l’idée d’une action en boucle, qui se déploie dans la logique de la circularité, pour avancer le propos suivant : le droit doit exprimer et reconnaître ses propres valeurs éthiques et positives (de justice, de modération, de protection de la liberté, de protection de la vie, d’indépendance devant les pressions externes, de réserve dans l’utilisation de mesures contraignantes, etc.) dans les opérations juridiques qu’il accomplit (création de la loi, interprétation, élaboration de normes contractuelles, élaborations jurisprudentielles, etc.). L’éthique de l’action en boucle vient de ce fait renforcer l’éthique de la perception et l’éthique de la relation résonnante en mettant l’accent sur l’agir du droit et sur sa cohérence avec ses propres aspirations fondamentales (paix, justice, renforcement du lien social). C’est un peu comme si le droit disait : « Ce que je fais à l’autre, je le fais à moi-même. Si je valorise le droit à la liberté, je dois privilégier les sanctions qui expriment le plus possible la liberté. » Cette attitude permet de sortir de la logique de l’irréconciliable, de la rivalité ou de la séparation pour favoriser l’intégration de positions pouvant pourtant être divergentes :

Law is something different from a command ; the imperative nature of law is its most superficial aspect […] If we accept the doctrine that when two diverse interests confront each other, the task, before deciding that they are mutually exclusive, that a dual for right of way is inevitable, is to try to integrate them, then perhaps it is to the legal order that this task of integrating may more and more be given […] The legal order opens the way to that possibility[52].

L’exemple du droit criminel est une fois encore celui où, tout en étant essentielle, cette attitude d’intégration peut paraître difficile dans les situations où l’on considère le crime comme étant « grave » et pouvant donner lieu à des « peines radicales[53] », soit celles qui restent radicalement indifférentes à l’inclusion (ou à la vie) sociale des personnes condamnées. La peine de mort ou les très longues peines d’emprisonnement mènent à la mort de l’individu — mort biologique dans le cas de la peine de mort et, pour les autres, « mort sociale ». L’éthique de l’action en boucle obligerait, même dans ces cas, à se responsabiliser par rapport aux conséquences de la peine choisie sur la personne condamnée. L’idée est la suivante : si l’acteur du droit n’est pas responsable des gestes graves commis par un individu, il est et reste toujours responsable de la manière dont il y réagit institutionnellement. Dans sa réaction, il doit garder présentes les valeurs positives fondamentales du droit et la valeur éthique des différentes options de réaction parmi lesquelles il peut choisir. Dewey souligne le danger lié au risque de dépréciation des valeurs positives par l’agir : « Aucune quantité de faute de la part d’un malfaiteur ne nous décharge de notre responsabilité pour les conséquences sur lui ou sur les autres de notre façon de le traiter[54]. » L’éthique de l’action en boucle permettrait ainsi de concevoir, dans le champ des possibles, l’idée selon laquelle la protection des droits de la personne victime d’un crime grave puisse favoriser la recherche de solutions plus positives[55] en s’orientant davantage vers des « non-punitive actions that directly and indirectly alleviate human suffering … [and] promote healing rather than punishment[56] ». Glasersfeld aide à approfondir cette idée qui invite toute personne à ne jamais perdre de vue l’autre dans sa propre façon de faire et d’agir :

In order to achieve the highest level of “reality”, therefore, the cognizant subject not only needs Others but must also construe these Others with concepts that are not incompatible with those used in the construction of him or herself ; and, in order for those concepts to be and to remain viable not only for oneself but also for Others, one must necessarily assume that these Others operate within a goal structure that could conceivably be one’s own. It thus becomes clear that what Kant proposed as his Categorical Imperative is not merely an ethical prescription but is, in fact, a requirement of the individual’s own construction of a viable “objective” reality[57].

Nous retrouvons dans ce cas précis l’idée de la solution normative viable pour le plus grand nombre : pour la victime, mais aussi pour l’accusé et ses proches ainsi que pour tous ceux qui sont touchés par ses effets[58]. L’éthique de l’action en boucle permet d’envisager la fonction du droit autrement : « The function of law is not merely to safeguard interests ; it is to help us to understand our interests, to broaden and deepen them[59]. » En prenant l’exemple du droit privé, André Bélanger invite à la remise en question épistémologique qui favorise la capacité du droit à s’ouvrir à la complexité pour produire plus de sens : « Il importe donc d’entreprendre une remise en question épistémologique sur la formation du contrat pour encourager les juristes à l’aborder de points de vue multiples, dans le but d’établir un discours doctrinal davantage significatif[60]. »

Nous abondons dans le même sens en nous tournant maintenant vers l’univers de la recherche en droit qui est, à notre avis, une des voies privilégiées pour explorer les dimensions créatives du droit, justement parce qu’il opère en général par la mise en relation de différentes perspectives sur un problème social. Nous proposons en ce sens de voir la recherche en droit à l’image d’une source non officielle de normativité qui peut contribuer, elle aussi, à l’intégration de différents points de vue normatifs autour de la même question. Nous explorerons cette question par une description de l’état des lieux en ce qui concerne la recherche sur le droit produite par les juristes en profitant de l’analyse réalisée jusqu’ici pour faire émerger des liens heuristiques entre l’éthique constructiviste du droit et la façon dont sont produites des connaissances sur le droit.

4 La cartographie, le voyage et l’architecture : trois manières de faire de la recherche en droit

La recherche en droit ne peut pas avoir un effet direct sur le droit de la société, car deux systèmes distincts sont alors en présence (scientifique et juridique). Cependant, elle peut être source d’irritations au sens luhmannien du terme[61] et contribuer à la production de connaissances susceptibles d’intéresser le droit. En ce sens, la recherche en droit est un lieu d’imagination juridique et de créativité normative susceptible de stimuler des opérations internes au droit, surtout dans un contexte où, depuis quelques années, le monde de la recherche en droit s’est complexifié et a donné lieu à différents modèles de production de connaissances. Nous proposerons de distinguer trois types de recherche pratiqués de nos jours dans les facultés de droit : la recherche qui privilégie le « point de vue interne » (recherche en droit), la recherche qui favorise le « point de vue externe » (recherche sur le droit) et la recherche qui met l’accent sur le « point de vue engagé » (recherche pour le droit, qui donne priorité à l’analyse des effets du droit à l’égard de groupes défavorisés la plupart du temps et qui peut adopter un point de vue externe ou interne, selon le cas). Ces trois types de recherche se situent sur trois plans différents et obéissent à des logiques distinctes, ce qui n’empêche pas qu’un dialogue soit possible et même souhaitable dans la perspective de favoriser l’innovation sociale par le droit et des solutions normatives adaptées à la complexité des problèmes sociaux.

Avant de bien penser la collaboration entre différentes façons d’examiner le droit comme objet d’étude, il nous faudra marquer quelques distinctions entre ces formes de production du savoir. Nous verrons d’abord les caractéristiques de la recherche en droit qui adopte le point de vue interne et qui est réalisée par ce que nous appellerons le « juriste-cartographe » (4.1) ; nous considérerons ensuite celles qui sont propres à la recherche qui adopte le point de vue externe et qui est réalisée par le « juriste-voyageur » (4.2) ; et finalement nous nous pencherons sur la recherche engagée, c’est-à-dire celle qui est réalisée en prenant au sérieux le point de vue des groupes sociaux avec lesquels les chercheurs collaborent autour d’un projet commun, recherche pratiquée par ce que nous nommerons le « juriste-architecte » (4.3). Soulignons que ces trois manières de produire des connaissances ne sont pas nécessairement liées au champ disciplinaire du chercheur, mais plutôt à la posture théorique, méthodologique et éthique qu’il adopte par rapport à la réalisation d’une enquête particulière[62]. Nous y reviendrons.

4.1 Le juriste-cartographe : la recherche qui adopte le point de vue interne

cartographier [kartɔgrafje] verbe transitif

Établir la carte de[63].

Le juriste-cartographe répond aux questions suivantes : quel est l’état du droit ou encore quelles sont les règles ou quels sont les arrêts de principe par rapport à tel ou tel aspect ? La tâche principale de la cartographie est la présentation de données d’une manière organisée et concise. Nous empruntons cette analogie pour signifier tout simplement que la recherche juridique qui adopte le regard interne est d’abord et avant tout préoccupée par la mise en évidence d’un ensemble de normes légales ainsi que le rassemblement et l’organisation des analyses dogmatiques, élaborés par la doctrine, la théorie du droit ou les acteurs judiciaires autour d’un thème de droit. La recherche qui adopte le point de vue normatif, dont l’objet est de décrire l’état du droit et les connaissances produites par des acteurs-membres du système, joue un rôle important et essentiel dans l’univers de la connaissance. N’oublions pas que ce sont les cartographes qui ont rendu possibles les grandes découvertes au Moyen Âge. Le juriste-cartographe est un spécialiste qui dresse l’état de la situation, qui révèle le tracé de la route, qui systématise les points de repère et qui peut offrir à la société les connaissances permettant de voir les normes interpellées par un problème social, les endroits où se situent les conflits de normativité, les zones grises ou encore les régions privées de règles ou celles qui sont saturées de prescriptions. La cartographie, de même que la pratique de la recherche doctrinale, a depuis toujours été une activité complexe qui englobe plusieurs étapes :

  • description du sujet comme étape fondatrice pour le juriste (quel est l’état du droit ?) ;

  • sélection des informations utiles à afficher sur la carte : informations physiques et biologiques pour les cartes, informations sociales, politiques et éthiques pour le droit ;

  • travail de création où les éléments sélectionnés seront organisés d’une certaine façon de manière à proposer un chemin et à dessiner un territoire (physique pour la cartographie, normatif pour le droit). Ce dernier aspect est important à retenir, car la cartographie implique de « [d]écider d’une manière d’expliquer, de faire voir[64] » : « Je n’ai jamais considéré la cartographie comme un défi technologique. Ce qui m’a toujours intéressée, c’est son lien intime avec le discours politique, avec la transmission du savoir, son lien intime avec l’art[65]. »

Établir la carte d’une question de droit n’est donc pas un exercice neutre. En réalité, « dessiner une frontière vient révéler notre impossible neutralité[66] » : « Il faut totalement tuer cette idée selon laquelle on peut être objectif en faisant de la cartographie. Selon que vous écrivez “Judée-Samarie” ou “territoires occupés palestiniens”, “quartiers juifs de Jérusalem” ou “colonies israéliennes illégales au nom des lois internationales”, vous prenez nécessairement parti[67]. »

Cette mise en garde s’applique aussi à la recherche en droit qui adopte le point de vue interne. Pour la grande majorité des questions juridiques, surtout celles qui interpellent les droits fondamentaux de la personne, la description de l’état du droit peut se faire selon de multiples voies. Prenons la question de la polygamie : choisira-t-on de décrire le droit de la société ou de sélectionner seulement les éléments qui proviennent du droit de l’État ? Même si l’on se restreint à ce dernier, pensons à l’avocat qui plaide devant le tribunal : privilégiera-t-il la norme du Code criminel[68], interdisant la polygamie, ou celle qui est tout aussi applicable de la Charte canadienne des droits et libertés[69], qui protège la liberté de religion, y compris la liberté de pratique religieuse, la polygamie étant ainsi perçue par certains groupes religieux minoritaires ? La carte du droit dépend souvent de l’intention du juriste-cartographe.

La cartographie moderne est transdisciplinaire et compte sur l’apport de nombreuses disciplines telles que la géologie, la biologie, l’urbanisme ou la sociologie. À l’heure actuelle, la réalisation de cartes physiques ou normatives nécessite une collaboration entre cartographes, experts venant de différentes disciplines et analystes de données. C’est l’attitude que préconise Bélanger : « nous proposons que le droit, et plus précisément l’épistémologie du droit, à titre de discours sur le savoir juridique, a tout à gagner à ce que le juriste se fasse moins spécialiste et davantage dilettante[70] ».

Quand il adopte cette manière de faire et d’être plus dilettante et collaborative, le juriste-cartographe laisse voir les voies normatives existantes, mais il peut aussi en suggérer de nouvelles à explorer. Même si elle se révèle ouverte, complexe et nécessaire, la recherche juridique qui adopte le point de vue interne n’est pas préoccupée par la production de connaissances scientifiques sur le droit. Elle l’est plutôt par la description rigoureuse et la proposition de voies qui ont une visée pratique et qui sont orientées par une attitude normative.

4.2 Le juriste-voyageur : la recherche qui privilégie le point de vue externe

voyageur, euse [vwaja3œr, øz] nom

1. Personne qui est en voyage. 2. (xvie) Personne qui voyage pour voir de nouveaux pays (dans un but de découverte, d’étude). Explorateur[71].

Nous appellerons le chercheur qui adopte le point de vue externe le « juriste-voyageur ». Nous regroupons ici grosso modo l’ensemble des études en sciences sociales qui prennent le droit comme objet d’étude ; nous sommes ainsi dans l’univers de la recherche sur le droit :

C’est avec la naissance des sciences sociales que le regard porté sur le droit s’est déplacé, qu’il est passé, pour reprendre l’expression de François Ost et Michel Van de Kerchove […], de la scène au balcon. Le droit est alors devenu, non plus seulement une source de véridiction ou un instrument normatif, mais un objet d’enquête sociologique, anthropologique et linguistique[72].

La recherche juridique qui adopte le point de vue externe produit une connaissance scientifique sur le droit orientée par une attitude descriptive ou explicative, ou les deux à la fois. Nous entrons de ce pas dans la recherche qui veut s’inscrire dans la sphère de la science et qui adopte les valeurs et les manières de faire valorisées par ce système. Pensons par exemple aux travaux produits dans le champ de la sociologie du droit :

The sociology of law is addressed to science and not to the legal system. This contrasts with jurisprudential, philosophical, or other legal theories, which have as their goal their use in the legal system or which at least pick up and digest what makes sense in the legal system. The difference has to be kept in mind, however close the theoretical terms used are to those used in legal theory (after all, the object in each instance is law)[73].

Si le juriste-cartographe est celui qui dessine la carte normative, le juriste-voyageur est celui qui fait le voyage disciplinaire. Il part à la découverte, c’est un explorateur. Il n’est pas engagé par un point de vue normatif, pas plus qu’il ne suit les conventions du point de vue interne : il adopte volontairement des lunettes pour les observer à travers un autre prisme que celui qui est fourni par le système de droit. Il valorise ainsi la prise de distance par rapport au regard interne, celle-ci étant essentielle à une observation qui se veut détachée et autonome relativement au point de vue normatif[74]. La liberté cognitive caractérise l’attitude du juriste-voyageur.

Le chercheur qui adopte le point de vue externe a décidé consciemment, au début de son entreprise, de partir en voyage, de traverser la frontière, d’aller explorer d’autres pays (disciplines) pour observer le sien à partir de paysages moins familiers. Il se transporte et se laisse porter par ce qu’il aperçoit, par des façons de faire et de voir différentes de celles de sa discipline, par des approches épistémologiques et méthodologiques qui se trouvent loin de sa tradition. Il part, à l’instar des explorateurs au xvie siècle, s’enrichir de nouvelles expériences ; s’il retourne chez lui (certains se perdent et n’y reviennent jamais !), il en est alors transformé. Faire de la recherche en adoptant le point de vue externe permet au juriste-voyageur d’apporter quelque chose avec lui qu’il n’avait pas avant d’entreprendre le voyage. L’attitude du juriste-voyageur est celle de la personne qui s’intéresse au trajet plus qu’à un point d’arrivée, et ce type de recherche, nécessairement interdisciplinaire, ne convient pas aux juristes qui ont le mal des transports. Aujourd’hui, il y a une grande valorisation de la recherche interdisciplinaire que l’on rattache, à tort ou à raison, à l’idée d’innovation : « The social contract for research over the last decade or so has moved away from an earlier, singular belief, that greater specialization is the key to successful research. Accordingly, interdisciplinary approaches to knowledge production and innovation have grown in importance. They are now perceived as being fundamental to the future research landscape[75]. »

Puisque la recherche en droit qui adopte le point de vue externe s’adresse au système scientifique, elle est, de ce fait, liée par les valeurs de la science moderne, notamment la vérification empirique et la dépendance envers des données probantes : « Science “of” the phenomena means that it grasps its objects in such a way that everything about them to be discussed must be directly indicated and directly demonstrated […] Here description does not mean a procedure like that of, say, botanical morphology. The term rather has the sense of a prohibition, insisting that we avoid all nondemonstrative determinations[76]. »

Comme scientifique, le chercheur qui adopte l’attitude du juriste-voyageur a un esprit aventurier mais contemplatif ; il se laisse absorber par ce qu’il voit, mais ne va pas plus loin dans la proposition de nouveaux modèles pouvant heurter les conventions de la science moderne basée sur la démonstration. Or, quand il est question de normativité, des choix éthiques s’imposent souvent, même en l’absence de preuves ou de vérifications d’hypothèses. La logique de la protection des droits, de la diminution de la discrimination et de l’exclusion sociale, du dévoilement d’atteintes à la dignité humaine ou de la réduction de facteurs de vulnérabilité est différente de la logique de la preuve scientifique. Cette réalité donne toute la place à la recherche engagée, soit celle qui adopte le point de vue de secteurs de la communauté souvent défavorisées par les normativités dominantes.

4.3 Le juriste-architecte : la recherche qui privilégie le point de vue engagé

architecturer [ar∫itεktyre] verbe transitif

Construire avec rigueur, comme on construit un bâtiment. Structurer[77].

Nous qualifierons la recherche engagée comme celle qui est réalisée en collaboration avec des groupes sociaux non universitaires et qui accorde une place de choix au point de vue de la communauté. La recherche qui privilégie le point de vue engagé valorise avant tout non pas l’engagement par rapport à l’interdisciplinarité (même si elle l’adopte souvent), mais la mise en place de conditions et de protocoles de recherche qui stimulent la cocréation de connaissances[78]. En nous inspirant des travaux de Boaventura de Sousa Santos, nous pouvons dire que nous sommes en présence d’un paradigme des interconnaissances, qui, par rapport à une question normative, consiste en un engagement sérieux à « acquérir d’autres connaissances sans oublier les siennes[79] ». En d’autres mots, la recherche qui adopte cette philosophie dépasse le dialogue entre les disciplines et embrasse l’« écologie des savoirs[80] » ou le dialogue entre différentes formes de savoirs (scientifiques et non scientifiques). Les recherches qui s’inscrivent dans le paradigme de l’interconnaissance peuvent être observées dans le contexte de ce que Sousa Santos définit telle une épistémologie du Sud[81], c’est-à-dire qui est ouvertement « contre le gaspillage de l’expérience et des connaissances » et pour la collaboration de savoirs scientifiques et non scientifiques :

What the legal order may do preeminently, what we might consider its most important contribution to society, is to prevent the leakage of experience. Perhaps the most widespread fallacy in regard to law is that its chief aim is the preservation of peace and order. The administration of justice is not the orderly disposition of controversies ; the administration of justice must be truly part of that social process which generates ever those further activities which are significant for the progress of men[82].

La recherche engagée s’inscrivant dans le paradigme des interconnaissances est pratiquée par ce que nous désignons comme le juriste-architecte, soit celui qui fait de la recherche pour le droit, pour la communauté, son engagement étant de remettre en question des modèles normatifs existants, de les déconstruire par la critique et l’action au besoin, de même que de participer à un effort collectif de reconstruction en proposant de nouveaux modèles normatifs en vue de contribuer à une meilleure prise en charge de certains problèmes sociaux.

Imitant en cela l’architecte, le juriste-architecte veut transformer le paysage, changer le monde. Il n’est pas contemplatif mais combatif. Le juriste-architecte prend au sérieux le point de vue des groupes sociaux et adopte, à un moment ou l’autre du cycle de la recherche et parfois seulement une fois celle-ci réalisée, une attitude partisane. Le juriste-architecte peut privilégier le point de vue interne ou externe, car ce qui caractérise son attitude n’est pas son positionnement disciplinaire ou normatif, mais d’abord et avant tout sa préoccupation quant à l’analyse des effets du droit à l’égard de groupes souvent défavorisés. Nous sommes ici dans le monde de la recherche communautaire[83] qui emprunte fréquemment une attitude inspirée par l’idée d’émancipation. Immanuel Wallerstein décrit l’attitude moderne émancipatrice ainsi : « The social world, however bad, could be made better, and made better for everyone. The faith in the possibility of social betterment has been a bedrock of modernity[84]. » Bien que l’on puisse dire que, dans cette perspective, « research is a caring act : we want to know that which is most essential to being[85] », il est toujours important de rester autonome malgré l’appartenance, de préserver son indépendance, de ne pas avoir peur de présenter des résultats qui risquent de « déplaire » au groupe avec qui on collabore ou encore de froisser les pairs qui travaillent dans le même champ et qui sont attachés à une certaine vision des choses, à leurs préférences normatives ou politiques. Si la recherche engagée valorise la « proximité », elle doit rester vigilante par rapport à la préservation de la liberté cognitive qui doit toujours accompagner le travail du chercheur engagé dans une démarche à laquelle il attribue l’étiquette recherche (contrairement, par exemple, à la démarche relevant de l’activisme). Cela s’avère d’autant plus important que la recherche ainsi produite aspire à s’inscrire dans le système de la science (en adoptant le point de vue externe).

Contrairement à la recherche interdisciplinaire, la recherche qui se situe dans un paradigme des interconnaissances se construit en prenant en considération des logiques qui acceptent le mélange entre propositions démontrées et proposition non démontrées, entre descriptions scientifiques et descriptions qui obéissent à d’autres logiques que celle de la science (logique des droits, logique institutionnelle, logique culturelle, etc.). La recherche qui privilégie un modèle d’interconnaissances est placée elle aussi devant des limites : celles, par exemple, qui proviennent de « l’ignorance scientifique », ou bien celles qui surgissent en raison de l’« incapacité à reconnaître des genres alternatifs de savoir » et à imaginer une production des connaissances en faisant appel à une diversité de centres de cognition[86]. La recherche partenariale, à laquelle nous consacrerons quelques lignes, est la pratique de la collaboration radicale en recherche où ce défi est vu comme la partie centrale de la démarche de connaissance.

Recherche partenariale et éthique constructiviste du droit

La recherche partenariale se présente parfois comme une illustration idéal-typique de recherche engagée à l’intérieur d’un paradigme des interconnaissances. L’élan à la base de la recherche partenariale est celui de l’apprentissage mutuel ainsi que de la production de sens et de connaissances pouvant profiter aux chercheurs et aux groupes sociaux partenaires, dans une volonté de « comprendre comment entretenir avec eux des rapports d’égalité[87] ». Parmi les types de recherches analysés, la recherche partenariale est probablement celle qui illustre le mieux la volonté d’adopter une éthique constructiviste dans le monde de la production de connaissances en droit. Elle représente ce que nous pourrions appeler, en suivant Brown, « un nouveau contrat social de la recherche[88] » en vue de créer des conditions, par la collaboration étroite entre partenaires, d’un enrichissement mutuel de l’univers de la recherche et du monde de la vie. Ici aussi, une disponibilité à se laisser transformer par l’altérité, l’écoute et le respect pour le point de vue de l’autre s’avèrent être des atouts essentiels : « Qui sait ? Peut-être après tout sont-ce les praticiens qui ont tout à apprendre à ceux qui prétendent les juger — et peut-être que, s’il faut une méthode, celle consistant par commencer à écouter vaudrait mieux que celle reposant sur la capacité “critique”[89]. »

Ce type de recherche exige l’acquisition de nouvelles habitudes cognitives et organisationnelles, d’une autre façon d’être et d’agir en recherche : curiosité plutôt que fermeture, risque de préférence à certitude, humilité au lieu d’arrogance[90], accueil de l’autre, de l’autre discipline, mais aussi de l’autre qui possède un savoir non universitaire, de l’autre qui vit un problème concret de discrimination, d’exclusion, de privation de droits et de vulnérabilité.

Nous rentrons dans le monde du dialogue, de la collaboration entre diverses formes de connaissances, et il doit y avoir reconnaissance que la « diversité du monde est infinie » et qu’elle « inclut des manières très différentes d’être, de penser, de ressentir[91] » et de concevoir la normativité.

Pourquoi s’adonner à la recherche partenariale, étant donné son exigence éthique et méthodologique ? Est-ce seulement un effet de mode, ce type de recherche étant présentement très valorisé par les organismes subventionnaires ? Sans nier la réalité que la tendance est à la recherche partenariale, il existe des raisons de fond pour s’engager dans ce type de recherche : elle offre un cadre propice à l’innovation sociale[92] ; elle approfondit les conversations sur les options normatives en embrassant la pluralité des points de vue et, de ce fait, elle peut être observée comme une pratique de l’inclusion, de la diversité[93] et de l’émancipation. Parce qu’elle multiplie les voix à être entendues par rapport à un problème social, la recherche partenariale peut contribuer à la réduction des biais et des préjugés de même qu’à la diminution des angles morts par rapport à la complexité des problèmes sociaux.

Il ne faut certes pas sous-estimer les difficultés qui peuvent entourer la recherche menée en partenariat et les risques de conflits de perspectives qui y sont nécessairement associés, mais on ne doit pas pour autant négliger ce qui passe parfois inaperçu, c’est-à-dire les dimensions productives du conflit :

[F]ear of difference is dread of life itself. It is possible to conceive conflict as not necessarily a wasteful outbreak of incompatibilities, but a normal process by which socially valuable differences register themselves for the enrichment of all concerned. One of the greatest values of controversy is its revealing nature. The real issues at stake come into the open and have the possibility of being reconciled […] The conflict of chemistry we do not think reprehensible. If we could look at social conflict as neither good or bad, but simply a fact, we should make great strides in our thinking[94].

Cette posture permet de remplacer la toute-puissance du discours autoritaire et traditionnel sur le droit par la pratique d’un discours humble, flexible, ouvert à l’altérité et à l’apprentissage qui garde néanmoins la capacité de faire et de défaire, à chaque moment, ses propres constructions du monde. « Narrer au lieu de juger ; accepter la faiblesse au lieu de prétendre à la force ; possibiliser au lieu d’impossibiliser[95] », par la pratique de l’engagement le plus large possible, l’intégration des points de vue et la collaboration significative entre le monde du juridique et du non-juridique. En un mot, la recherche en partenariat comprend toutes les ramifications cachées dans l’idée qu’au sein de la sphère de la cocréation « [e]ncountering and conquering are incompatible goals[96] ».

Conclusion

Dans notre texte, nous avons tenté de nous engager dans « the gentle art of reframing[97] » en revisitant la façon dont nous racontons le droit et ce qu’il est, et nous avons voulu isoler davantage, pour mieux les voir, les dimensions créatives du droit, moins explorées dans les récits traditionnels, mais tout aussi réelles que certaines « formulettes » devenues « paresseuses[98] » qui semblent faire obstacle aujourd’hui à l’innovation sociale par le droit[99]. Nous avons tracé le portrait d’une relation aliénante au droit, dans laquelle il est vécu et perçu par les acteurs en tant que cadre strict (carcan), mécanisme qui suspend la faculté de juger au profit d’une logique de l’assujettissement acritique. Dès lors, la normativité juridique devient abstraite et désincarnée de la matérialité de la situation et de l’expérience de l’acteur. Rien de plus limitant que cette manière de contraindre le droit, de le mettre en récit comme une exigence extérieure à l’acteur et à la situation et non tel un élément avec lequel on produit du lien social ou on le défait. Si entre « le su » et « l’ignoré[100] », le droit formel a tendance à préférer le pôle du « su », dans le contexte d’une éthique constructiviste, le droit accepte de s’ouvrir à ce qui reste systématiquement ignoré ou en marge. Il pratique une éthique de la perception qui exige un changement de paradigme par rapport à la façon d’envisager sa propre position, la reconnaissance qu’elle n’est qu’un point de vue parmi d’autres, un point de vue limité qui se vit ainsi. Le droit réfléchit sur ses opérations, sa manière d’entrer en relation et la qualité de ses interventions à partir de questions nouvelles :

  • « Quelles distinctions, ou routines cognitives et discursives (ou même conditionnements) suis-je en train de projeter sur la situation ? »

  • « Ces éléments sont-ils susceptibles de mener à des relations plus justes et plus génératrices de lien social ? »

Que ce soit du point de vue de la production du droit ou de la production de la connaissance sur le droit, ces questions génèrent des façons de faire et d’être qui appuient une éthique constructiviste du droit : dans l’écoute de l’autre, dans l’adoption d’une attitude plus expérimentale où la prise de risques est valorisée, le droit peut en venir à accepter « the greater risk for the greater gain[101] ». Le parcours entrepris nous amène finalement non pas à proposer une solution de rechange au formalisme juridique, projet que nous ne réussissons pas encore à bien imaginer, mais plutôt tout simplement à reconnaître, pour l’instant, que nous pouvons choisir entre un positivisme aliéné de ses propres possibilités évolutives et des valeurs positives du droit, c’est-à-dire un positivisme souvent trop rigide et mécaniciste qui anesthésie la liberté décisionnelle des acteurs du droit, et un positivisme créatif, qui valorise davantage une normativité plus ouverte à son environnement, plus résonnante, « responsive », consciente et responsable envers la « situation totale[102] » dont la décision juridique ne représente qu’un chapitre[103].

Tous ceux qui pensent le droit et qui créent du droit doivent prendre acte des multiples manières de construire la relation aux normes et se responsabiliser par la liberté qui est la leur, même quand elle est inconfortable et les amène à devoir choisir entre la sécurité ou le risque, le conformisme ou l’innovation, l’assujettissement ou la liberté. Il leur faut alors continuer de se poser la question : dans le riche réservoir de la normativité juridique, quels sont les matériaux à leur disposition et les matériaux possibles pour produire des réponses durables, résonnantes et responsives aux problèmes qui les préoccupent ? Rappelons que, dans la conception de la normativité comme expérience à formuler, il y a la possibilité de créer une « révolution moléculaire, casuistique, opération par opération[104] ». Nous souhaitons souligner une dernière fois que la normativité juridique est le « sable avec lequel on peut construire différents châteaux ».