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Chaque année, une personne de mon équipe doctorale commence l’enseignement du droit. J’observe alors l’écart entre l’expertise critique de notre relève, si souvent engagée (lutte féministe, développement durable, etc.), et les traditions d’enseignement au premier cycle, vécues comme démotivantes. Par solidarité intergénérationnelle, un devoir de construction de ponts entre un présent critique et nos traditions du monde juridique échoit aux professeures et professeurs que nous sommes. C’est à ce devoir que le présent dossier est consacré.

Déconstruire la peur du « critique » en faculté de droit

Il y a plusieurs années, je discutais avec un célèbre auteur de doctrine. Je venais d’enseigner en prenant l’un de ses écrits comme exemple et je lui ai fait part de mon admiration, soulignant son grand discernement critique. « Et si nous publiions sur ce thème ? » lui ai-je proposé. Le collègue s’est cependant fait grave : « Je suis désolé, a-t-il répondu. Je ne pourrais pas me le permettre : je tiens à mon nom. » Est ainsi née une interrogation qui m’a longtemps hantée : pourquoi la vigilance critique, vertu universitaire de base, est-elle reçue en faculté de droit comme une faille ? J’explique maintenant ce mystère par le désintérêt qui règne en faculté de droit à l’égard de la réflexion méthodologique. Pourquoi, nous juristes, produisons-nous de la connaissance comme nous le faisons (loi, jurisprudence, doctrine) ? Parce qu’ils omettent cette question et sa réponse, nos premiers cycles construisent le désintérêt méthodologique. Or, les développements récents en philosophie de la connaissance rendent cette situation problématique sur le plan intellectuel[1]. Cela fait aussi problème en droit. On néglige par exemple d’enseigner la différence, ici cruciale, entre critique interne et critique externe. C’est d’une confusion entre les deux que naît la peur du terme « critique ».

On sait aujourd’hui que l’exercice de jugement critique interne au droit, celui qui est inhérent à une haute fonction judiciaire ou à une production doctrinale de haute voltige, s’avère tout aussi important que celui de la production scientifique d’un prix Nobel. Cet exercice critique se réalise à partir d’une épistémologie propre au droit moderne occidental, basée sur des valeurs de connaissance liées à l’univers historique de l’État de droit et à la raison performative : neutralité axiologique, autorité du précédent, cohérence pyramidale, énoncé constituant un acte, etc. À l’opposé, l’exercice de jugement critique externe repose sur des valeurs de connaissance différentes. Par exemple, anthropologues et sociologues cultivent les valeurs propres à l’univers historique des approches expérimentales et à la raison constative : formulation d’hypothèses, validation par l’empirique, discussion des résultats, etc. S’appuyant sur ses critères épistémologiques à elle, une critique externe peut donc se permettre des productions de connaissance dont la validité scientifique ne remplirait pas les critères de validité juridique. Ainsi, une recherche féministe, en tant que critique externe, s’autorisera à condamner librement les choix patriarcaux d’un État législatif mais, à titre de critique interne, une production doctrinale ne pourrait prononcer pareille condamnation qu’à travers un manque de jugement professionnel. L’explication du mystère apparaît : lorsque la dimension critique interne se fuit elle-même et quand elle est confondue avec la liberté de critique externe, la moindre référence à l’acte critique est, à tort, associée à un manquement au devoir de neutralité axiologique du juriste. Affirmer l’importance d’un enseignement critique des classiques du droit suppose donc d’abord de dissoudre la peur injustifiée du terme « critique » en dissolvant les malentendus, mais aussi en reconstruisant la mémoire du droit comme connaissance universitaire dotée d’une légitime différence épistémologique. L’enseignement de l’excellence en droit n’en devient que plus fort, car l’exercice intellectuel critique interne ose s’assumer. Et se découvre alors la force d’engagement en valeur qu’apporte la mémoire des racines historiques du droit moderne.

Reconstruire la mémoire du droit comme connaissance universitaire

Malgré les variations locales du sens donné aux expressions « État de droit », « primauté du droit » ou « constitutionnalisme », un fait demeure : à l’origine du constitutionnalisme occidental se tiennent des principes philosophiques et politiques ancrés dans un patrimoine intellectuel commun marqué par les Lumières[2]. L’avènement de l’État de droit est tout autant indissociable des révolutions politiques du monde moderne. Lorsque Hans Kelsen, dans cette pure discussion méthodologique qu’est son ouvrage Théorie pure du droit, construit la justification des gestes de recherche typiques du juriste moderne, il ne le fait jamais sans se référer implicitement à cet arrière-fond normatif, typique de la modernité politique. Sa théorie méthodologique a ainsi pu prétendre à une universalité occidentale, car elle s’applique à tout spécialiste du droit moderne, quel que soit le contenu des règles étatiques.

De façon archétypale, un droit inspiré de la modernité politique abolit les privilèges des nobles, consacre l’égalité des citoyens et institue une justice d’État où règne l’uniformité de traitement. Sera donc appropriée une production de connaissance où règne l’autorité du précédent, où le repérage des sources sera systématique et où, au profit de l’uniformité croissante de l’ordre juridique tout entier[3], seront combattus le flou sémantique, les synonymes ou l’incohérence des sources entre elles. De même, un droit inspiré de la modernité politique fait échec au risque permanent de résurgence des normativités féodales, d’où l’appel au monisme performatif : en grande pompe, on déclare alors que ne sera désormais « de droit que le droit de l’État ». La connaissance appropriée ne pourra résulter que d’un procédé exclusivement centré sur les sources étatiques du droit. De plus, un droit moderne s’assure d’une application de la règle étatique faisant échec à une interprétation conservatrice : confier un devoir de neutralité axiologique à l’interprète apparaîtra comme le moyen d’y arriver. Enfin, un droit moderne chassant l’arbitraire dans l’exercice de la puissance publique grâce à l’adoption d’une constitution, une production de connaissance appropriée reconnaîtra la préséance des règles constitutionnelles. Le modèle, typiquement kelsénien, de la cohérence pyramidale des sources se manifestera de ce fait.

Reconstruire ainsi la mémoire du droit moderne a plusieurs avantages. On découvre la manière de sortir d’une tradition d’enseignement à l’identique, où les dérapages connus de la justice d’État ne sont pas toujours contrés comme ils le pourraient. À l’instar de l’icône américaine Ruth Bader Ginsburg, qui l’a fait sans jamais pourtant quitter la perspective interne nécessaire à sa haute fonction judiciaire, l’enseignement des classiques du droit peut de nos jours se réclamer des valeurs égalitaires constitutives de l’État de droit pour devenir puissance critique capable d’oeuvre émancipatrice majeure. Et forte de la clarification conceptuelle opérée plus haut, la communauté juridique de l’avenir pourra découvrir le potentiel de rénovation découlant d’une alliance des critiques internes et externes, rompant ainsi leur guerre épistémologiquement immature pour s’opposer ensemble aux pressions indues, dont celles qui proviennent du marché. Par contre, en faculté de droit, les approches externes devront apprendre à construire une relation moins verticale, plus égalitaire et conforme à l’interdisciplinarité professée. Ainsi que le constatait Jacques Commaille, le « droit » des sociologues n’a jamais été que « pratique » observable[4]. Une sociologie du droit comme sociologie de la connaissance propre aux facultés de droit reste donc à faire.