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L’ouvrage d’analyse économique du droit des professeurs Ejan MacKaay et Stéphane Rousseau[1] fait peau neuve. Dalloz et les Éditions Thémis viennent en effet de publier la troisième édition de cet ouvrage. Alors que l’objectif des auteurs initiaux demeure identique (offrir un ouvrage en langue française expliquant ce qu’est l’analyse économique et l’appliquant aux règles de droit de tradition civiliste), ces derniers se sont adjoint deux nouveaux auteurs. Ainsi, le professeur Pierre Larouche et M. Alain Parent rejoignent l’équipe éditoriale. L’idée est à saluer, car elle a donné l’opportunité d’étoffer le contenu de l’ouvrage dans sa partie « application », en présentant de nouveaux chapitres fort instructifs. À sa lecture, cette nouvelle édition nous paraît demeurer dans la continuité de la deuxième édition. Mais la troisième édition apporte une plus-value certaine à l’édition précédente, plus-value justifiant que toute bibliothèque s’enrichisse de cette nouvelle parution. Si le bon vin s’améliore en vieillissant, il en va assurément de même de cet ouvrage.

Continuité. L’ouvrage en est à sa troisième édition et comporte un nombre de pages légèrement supérieur à l’édition précédente. Point à remarquer, la « densification » de l’ouvrage reste raisonnable, au regard de l’ajout de trois nouveaux chapitres, de deux nouveaux auteurs, d’une organisation différente de la table des matières et du remaniement de plusieurs chapitres. Le fond de l’ouvrage est caractérisé par une continuité. La critique faite par le passé à cet ouvrage demeure, à savoir son peu de réserves ou de retenue à propos de l’analyse économique. Il faut le concéder. Toutefois, ce ne serait pas rendre justice aux auteurs que d’oublier que leur but est non seulement de présenter ce que sont l’analyse économique et ses principaux outils, mais encore de les appliquer à des institutions connues du juriste pour mieux les comprendre. Il n’est nullement question de critiquer en tant que telle l’analyse économique du droit. De plus, une lecture attentive du livre démontre que, à différents moments de leurs développements, les auteurs ouvrent des brèches et présentent certaines critiques et réserves. La nouvelle édition de cet ouvrage prolonge le souhait de rendre accessible et compréhensible une lecture originale de mécanismes du droit civil et du droit des affaires souvent abordés par des méthodes plus « classiques », notamment celle de l’« approche-texte[2] ». Avec les ajustements, les compléments et les ajouts opérés par les professeurs MacKaay et Rousseau, le rôle de porte d’entrée exercé par cet ouvrage sur l’analyse économique du droit dans la francophonie ne s’en trouve que renforcé[3]. La première partie de l’ouvrage a été conservée par les auteurs, et ce choix ne peut qu’être approuvé. Outre qu’elle constitue l’originalité de l’ouvrage, elle pose les fondements du raisonnement économique appliqué au droit, fondements indispensables pour comprendre la logique sous-jacente de l’analyse économique du droit. Rappelons que cette analyse jette un regard particulier sur le problème d’interaction humaine au travers d’une approche conséquentialiste et en utilisant la science des choix rationnels dans un contexte de rareté. L’approche est donc particulièrement originale et nécessite de déconstruire les réflexes intellectuels habituels du juriste. En outre, puisque l’ouvrage persiste et signe dans son approche comparée (concernant autant le droit positif que la doctrine), il demeure idéal pour alimenter des recherches transatlantiques en la matière.

Plus-value. Sur le plan formel, la table des matières a été revue pour faire passer l’ouvrage de deux à trois parties. Cet arrangement permet astucieusement de distinguer les institutions du droit civil de celles du droit des affaires. Cette nouvelle division appuie les propos des auteurs visant à démontrer qu’il est possible de comprendre les règles de ces deux branches du droit avec les outils de l’analyse économique du droit. Sur le plan substantiel, l’ouvrage comporte diverses nouveautés, en plus d’une actualisation des sources citées par les auteurs. Travail louable de leur part, l’introduction a tout d’abord été réécrite pour la densifier, rendre le propos plus clair (la distinction entre nature et méthode de l’analyse économique est à souligner) et l’ouvrir à des notions telles que celles d’incitation, de rationalité ou d’efficience. La table est ainsi mise… Ensuite, les parties portant sur les fondements ou les institutions du droit civil comportent moins d’innovation que la troisième partie de l’ouvrage, mais les auteurs ont inscrit leurs propos dans l’actualité en ouvrant, par exemple, le chapitre sur l’ordre politique au populisme[4] ou en tenant compte de la réforme du droit des obligations intervenues en 2018 dans la partie sur les institutions du droit civil. En outre, la partie « droit des affaires » est considérablement bonifiée avec l’apparition de trois nouveaux chapitres, mais aussi un travail de fond des anciens chapitres. À ce titre, l’ancien chapitre 6 sur l’entreprise disparaît pour être intégré dans le chapitre consacré au droit des sociétés. Ce choix est heureux, même si le lecteur ne peut qu’être un peu déçu de ne pas trouver une justification sur le lien entre les sections sur l’entreprise et sur le droit des sociétés. Il serait sans doute intéressant que les auteurs ouvrent ce chapitre au groupe de sociétés grâce auquel l’analyse économique pourrait faire la jonction entre l’entreprise et le droit des sociétés. L’ancien chapitre de droit des valeurs mobilières devient « Le droit des marchés financiers[5] » et aborde désormais (en plus des anciens thèmes de la réglementation de l’information, des opérations d’initiés et de prises de contrôle) l’innovation financière (auquel le droit doit s’intéresser, encore plus quand elle concerne les produits d’investissement au détail[6]), à la cryptomonnaie[7] et au bac à sable réglementaire[8]. Mais l’ouvrage comporte aussi de nouveaux chapitres s’intéressant à des branches du droit essentielles au fonctionnement des économies occidentales : le droit de la concurrence, le droit des sûretés et le droit de la faillite. Nous nous attarderons dans les lignes qui suivent à chacun de ces chapitres. L’ajout de ces trois nouveaux chapitres est le bienvenu tant ils permettent à l’ouvrage de présenter un panorama plus exhaustif du droit économique à travers le prisme de l’analyse économique du droit. Ces trois branches du droit s’inscrivent par ailleurs parfaitement dans le fil rouge revisité de l’ouvrage.

Droit de la concurrence. Le professeur Pierre Larouche de l’Université de Montréal, expert reconnu du droit de la concurrence, est l’auteur du chapitre consacré à cette thématique[9]. L’ajout d’une approche de concurrence est pertinent, tant cette branche du droit a un lien étroit avec l’analyse économique. Dans ce chapitre, la première section est consacrée aux fondements du droit de la concurrence, qui sont révélés à travers une approche historique et comparée portant sur les États-Unis et l’Europe. Les écoles de pensée successives, dont l’influence se manifeste concrètement dans le droit positif, sont utilement détaillées par l’auteur. Sur ce point, il est intéressant de souligner que les différences profondes qui opposent les approches conceptuelles de part et d’autre de l’Atlantique sont mises en lumière. La deuxième section porte sur l’analyse économique des principaux mécanismes du droit de la concurrence. Ici encore, une approche comparée États-Unis/Europe est déployée. L’angle choisi est assurément pertinent : non exhaustive, l’approche méthodologique se concentre sur une étude du traitement des enjeux essentiels du droit de la concurrence (ententes anticoncurrentielles, position dominante et concentration économique), sans s’attarder sur leur technicité juridique. Épuré de sa complexité pratique, ce chapitre donne une accessibilité aisée au droit antitrust sous l’angle de l’analyse économique. La troisième et dernière section porte sur l’analyse économique de l’usage de l’économie en droit de la concurrence. L’auteur y traite d’un aspect spécifique du droit de la concurrence : la place accrue (mais imparfaite) de la méthode économique dans la création et l’application du droit, lui-même observé à travers le prisme Law & Economics… une forme de méta-analyse. En bout de ligne, nous pourrons simplement regretter que plus de place ne soit pas faite au droit canadien de la concurrence.

Droit des sûretés. Alain Parent (chargé de cours, auteur d’une thèse sur l’efficience soutenue à l’Université McGill en 2014 et d’un ouvrage sur l’analyse économique du droit[10]) est l’auteur du chapitre consacré à ce sujet[11]. M. Parent concentre ses propos sur le cautionnement et l’hypothèque, tels qu’envisagés dans la tradition civiliste par référence au droit québécois et au droit français. La première section du chapitre est consacrée à la fonction économique des sûretés. Elle est explicitée à travers une mise en situation simple qui permet de révéler la complexité de la matière et les concepts qui lui sont propres. La seconde section analyse l’économie du droit des sûretés. Sa fonction de lutte contre l’opportunisme est parfaitement mise en valeur. Concernant le cautionnement, les enjeux auxquels font face les trois parties pouvant en être victimes (les débiteurs, les cautions et les créanciers) sont exposés en détail. À propos de l’hypothèque, ce sont les enjeux touchant aux constituants, aux créanciers et aux tiers qui sont traités. Dans les deux cas, les références au droit positif sont constantes, lequel est présenté de manière exhaustive et toujours avec un souci pédagogique.

Droit de la faillite. Alain Parent signe un second chapitre qui traite du droit de la faillite et de l’insolvabilité[12]. Les formes de déconfiture abordées sont autant celles des particuliers que des entreprises. La structuration du chapitre est analogue à celle du chapitre consacré aux sûretés, avec une approche franco-québécoise. Dans la première section, il est question de la fonction économique de la faillite. Dans la seconde section, c’est l’économie du droit de la faillite qui est au coeur du travail d’Alain Parent. L’auteur expose les enjeux que l’analyse économique du droit révèle, avant d’évaluer si le droit positif y répond de manière adéquate. Dans ce cadre, les fonctions de maximisation de la valeur de l’actif du failli ainsi que de réhabilitation (concernant les particuliers) et de restructuration (concernant les entreprises) sont présentées. Chacune de ces fonctions est contextualisée à l’aune de ses impacts économiques. L’opportunisme du débiteur, de l’officier de justice et des créanciers est décrypté. La lecture de ce chapitre offre au lecteur un moyen de dépasser l’approche offerte par la doctrine civiliste fondée sur le droit des contrats.

Nul doute que la lecture de cette nouvelle édition de ce que nous pouvons qualifier de référence dans la culture juridique francophone ne laissera aucun lecteur indifférent, qu’il soit indifférent ou non à l’analyse économique du droit.