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Introduction et position du problème

Les vélomoteurs utilisés comme taxis ont fait timidement leur apparition à la fin de 1976. Pendant une quinzaine d’années, ce nouveau mode de transport très commode s’est développé presque exclusivement dans l’hinterland porto-novien. Le vélomoteur taxi ou taxi-moto, plus connu sous le vocable gungbe de zemijan[1], a livré concurrence au taxi-bicyclette ou taxi-vélo (taxi-kanna[2] en gungbe) comme mode de transport des personnes et des biens sur courtes distances. Plus tard il l’a éclipsé totalement sur le terrain du transport des personnes, et même de certains produits. À la fin des années 1980, le zemijan a tenté une percée à Cotonou. Malgré une demande potentielle énorme, il s’y est heurté à la puissante organisation des conducteurs de taxis-automobiles. En effet, le vélomoteur-taxi a rencontré de vigoureuses résistances et des difficultés d’ordre institutionnel qui ont retardé sérieusement son implantation à Cotonou. Néanmoins, il a fini par s’imposer dans cette ville. Puis il a gagné aisément les autres localités et régions du Bénin[3]. Comment un tel développement a-t-il été possible?

En règle générale l’activité, à ses débuts, n’a donné lieu à aucun enregistrement officiel. Tout dépend de la vigilance et de la détermination des autorités d’un côté, de la collaboration des conducteurs organisés ou non en association, de l’autre. Voilà pourquoi les dates d’apparition respectives du zemijan indiquées sur la carte sont antérieures à celles des chiffres de départ compilées dans les tableaux (en annexe). Dans certaines localités et régions du pays, l’exercice de la profession et l’enregistrement des conducteurs sont soumis à une réglementation et à des contrôles stricts : c’est le cas à Natitingou, à Djougou et à Cotonou où ces opérations relèvent de l’administration municipale; c’est le cas également des départements du Borgou et de l’Alibori, où cette dernière est relayée par l’association ou le syndicat des conducteurs (voir tableaux en annexe).

En revanche, les autres localités et départements pourraient rivaliser avec l’Ouémé et le Plateau. Ces deux derniers départements sont situés dans le sud-est du Bénin, le long de la frontière avec le Nigeria. Avec en tête la ville de Porto-Novo, pourtant berceau du zemijan, ils se caractérisent par l’anarchie qui règne dans l’organisation et la gestion de ce mode de transport : multiplicité et rivalités des organisations de conducteurs, lacunes graves dans le recensement et l’enregistrement des zemijan ainsi que dans la tenue des registres par l’administration municipale… À Porto-Novo et dans sa région notamment, il n’existe guère de données fiables portant sur le nombre de zemijan ayant exercé entre 1976 et 1992 inclusivement (voir tableaux en annexe). Même après cette date, les statistiques sont demeurées parfois fragmentaires et aléatoires, pour ne pas dire fantaisistes. L’existence de telles lacunes pose des problèmes méthodologiques non négligeables qu’on ne saurait occulter. Ces problèmes résultent notamment de l’absence de fiabilité de certaines données statistiques relatives au nombre de zemijan en service; de l’impossibilité à suivre leur évolution des origines à 1992 et, enfin, de la difficulté de comparer les régions ou les localités entre elles. L’étude des modalités de la diffusion des zemijan permet de poser les trois hypothèses suivantes, selon la disponibilité et l’importance du parc automobile :

  • Dans l’absence d’un parc automobile , les zemijan ont permis de suppléer au manque de transport automobile en attendant qu’un parc de véhicules se constitue (relais).

  • En présence d’un parc automobile, les zemijan ont agi à la fois comme concurrents en venant prendre une part du marché du transport effectué par les véhicules automobiles mais aussi en complémentarité de celui-ci pour desservir une partie du marché du transport non desservi par les automobiles.

  • En présence d’un parc automobile , les zemijan ont agi à la fois comme concurrents en venant prendre une part du marché du transport effectué par les véhicules automobiles, mais parfois en faisant totalement disparaître le secteur du transport par automobile.

Chacune des trois hypothèses sera évoquée à travers les trois composantes de la diffusion que sont les principaux stades, les facteurs favorables et enfin les canaux de cette propagation.

Les principales étapes de la diffusion des zemijan à travers l’espace béninois

Le schéma théorique

On doit au géographe suédois T. Hägerstrand, 1952, un modèle en quatre étapes[4] pour expliquer le passage de ce qu’il appelle les « ondes d’innovation ». Ce modèle se traduit comme suit :

  1. Porto-Novo est considérée comme le berceau du zemijan ou le centre de diffusion ou d’éclatement du premier niveau. Depuis ce noyau primaire, le zemijan gagne les principales villes du pays.

  2. Ces dernières représentent des centres de diffusion ou d’éclatement du deuxième niveau.

  3. De ces noyaux secondaires, l’innovation se propage vers d’autres localités qui constituent des centres de diffusion ou d’éclatement du troisième niveau.

Le stade 1 ou stade primaire de la diffusion (1976-1990)

Ce stade se trouve caractérisé par un contraste marqué entre la ville de Porto-Novo et sa région d’une part et, de l’autre, les autres localités et régions du Bénin. Dans les premières étaient concentrés tous ceux qui avaient adopté ce mode de transport et l’exerçaient comme activité principale ou exclusive, tandis que les secondes en étaient dépourvues. L’effet de proximité avec Porto-Novo comme celui de frontière avec le Nigeria ont simultanément joué en faveur de la diffusion rapide du zemijan dans le sud-est du Bénin. Ce moyen de transport était déjà connu, du reste, dans les régions frontalières bénino-nigérianes. En particulier, certains trafiquants l’utilisaient pour se faire transporter ou faire passer frauduleusement des marchandises de l’un à l’autre des deux États. Mais l’essor du zemijan en tant que moyen de transport organisé professionnellement remonte à 1977-1978. Il résulte de la conjugaison de deux événements politico-économiques :

  1. l’agression du 16 janvier 1977 contre le régime en place. Le gouvernement béninois accuse son homologue gabonais d’avoir partie liée avec les commanditaires et d’avoir prêté main forte aux auteurs du coup de force. La tension politique ainsi engendrée atteint son paroxysme. Par mesure de rétorsion, les Béninois sont rapatriés du Gabon en juillet 1978. Pour des raisons économiques, les Béninois avaient déjà été expulsés du Congo Brazzaville en janvier et février de la même année;

  2. la crise économique du Nigeria, qui provoque le reflux massif des Béninois. Les mêmes facteurs auraient dû jouer en faveur de la diffusion vers Cotonou du zemijan, n’eût été l’obstacle institutionnel qu’a représenté son interdiction administrative dans cette ville, une mesure longtemps intervenue pour « protéger » les taxis-autos de ce qui était considéré comme une invasion mortelle des zemijan. En effet, des gens de Porto-Novo et de la région qui sont des « Gunnu et assimilés » introduisent ce nouveau mode de transport à Cotonou par la périphérie orientale, ces localités étant peuplées majoritairement des mêmes groupes ethniques que ceux des conducteurs de Porto-Novo.

Le stade 2 : 1990-1996

Le stade 2 de la diffusion proprement dite ou de l’expansion est celui où le zemijan a véritablement émigré de sa « patrie d’origine » pour monter à l’assaut de la métropole économique Cotonou (figures 1 et 2). En 1987-88 en effet, la crise économique et financière dans laquelle s’est empêtré le Bénin atteint son paroxysme. Elle se traduit, entre autres, par le non-paiement des salaires des fonctionnaires durant plusieurs mois et par le gel du recrutement dans la fonction publique. Fonctionnaires, ouvriers et même paysans cherchent et trouvent une activité de survivance dans l’exploitation du zemijan. Cette phase migratoire a été longtemps freinée dans sa spontanéité et son premier élan, comme nous l’avons précédemment signalé. Elle reprendra son envol grâce à la conjugaison de deux facteurs :

  1. la libéralisation politique ayant accompagné la Conférence nationale des forces vives de février 1990;

  2. l’apport des « agents permanents de l’État » (APE) et autres salariés. En effet, bon nombre de fonctionnaires découvrent que l’activité peut offrir une source de revenus non négligeable.

Figure 1

Principaux centres de localisation des zemijan au Bénin - 1998

Principaux centres de localisation des zemijan au Bénin - 1998
Source : Fond de carte, IGN Bénin 1992. Données au 31/12/1998

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Figure 2

Dates d’apparition des zemijan au Bénin et processus de diffusion - 1976-1990

Dates d’apparition des zemijan au Bénin et processus de diffusion - 1976-1990
Source : Fond de carte, IGN Bénin 1992. Données au 31/12/1998

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L’exploitation des zemijan s’effectue ainsi selon le modèle suivant : les fonctionnaires et autres salariés propriétaires se font accompagner à leur lieu de travail par un parent ou un ami qui conserve la moto pour la journée et retourne les chercher le soir venu… avant de poursuivre sa course le cas échéant. Grâce aux recettes obtenues additionnées aux épargnes sur le salaire, ils achètent une, puis deux autres motos. Le zemijan se comporte ainsi un peu comme un « étanche-chômage », une pompe aspirante de jeunes ruraux, un aspirateur démographique, voire une soupape de sûreté sociale. De la sorte, il contribue à réduire à sa manière vols, viols, délinquance, etc. Devenu une activité socio-économique et un fait de société, le zemijan peut contribuer à améliorer les conditions de vie des populations qui s’y adonnent ou, à tout le moins, à résoudre leurs problèmes quotidiens : se nourrir, payer le loyer, la dot, le mariage, assurer la scolarité des enfants, acquérir un terrain, bâtir une habitation, etc., n’occasionnent plus de soucis cruels.

La propagation s’est faite d’autant plus aisément qu’aucun obstacle institutionnel ou réglementaire ne pouvait plus handicaper le zemijan. Dans ces conditions, ce nouveau mode de transport allait rapidement se propager par mouvements centrifuges et gagner des régions et localités du pays de plus en plus éloignées. Toutefois, sa diffusion vers le nord-ouest se heurterait encore à la chaîne des monts Atacora. En revanche, il a franchi les barrières politiques pour s’implanter dans les États voisins du Nigeria, du Togo, du Burkina Faso et du Niger, etc. L’un des postulats de l’école du « diffusionnisme » a fait l’objet de vives critiques de la part de certains auteurs (Raffestin, 1991 : 189). Néanmoins, l’exemple précédent tend à montrer que la distance géographique ne constitue pas un obstacle réel à la diffusion d’une innovation.

Le stade 3 : 1996 -

Un certain nombre de localités du Bénin semblent se trouver à présent dans la phase 3 dite de condensation. En effet, l’analyse de l’évolution des statistiques (voir tableaux en annexe), lorsqu’elles sont disponibles sur une période significative, laisse apparaître une tendance à la diminution des disparités régionales.

Le stade 4?

Dans l’espace de Porto-Novo et de sa région, on peut parler désormais de la phase 4, appelée stade de saturation, simple hypothèse de travail au regard de la fiabilité réduite des statistiques disponibles. La validité de cette hypothèse peut se fonder sur au moins deux arguments :

  1. l’ancienneté du phénomène zemijan à Porto-Novo et région et

  2. le fait qu’au moins 1/3 environ des conducteurs opèrent de façon illégale. Les intéressés ne se font pas enregistrer, opèrent au vu et au su de tous sans arborer la blouse distinctive réglementaire et sont d’autant moins inquiets que ne s’effectue presque aucun contrôle. Car, en fait, les statistiques relatives à Porto-Novo sont nettement en dessous de la réalité et, partant, n’en autorisent pas une analyse fine ni une appréciation objective.

Les conditions de la diffusion

Les conditions nécessaires à l’adoption et à la diffusion des zemijan sont nombreuses. Elles permettent de comprendre la facilité et la rapidité avec lesquelles ce nouveau mode de transport a gagné – certes inégalement – toutes les régions et la quasi-totalité des centres urbains du pays. En premier lieu, mentionnons son apparition en un endroit privilégié du territoire national. Porto-Novo, la capitale du Bénin, est située à tout juste 30 km de la métropole économique Cotonou. De par sa position au sein du Heartland[5] ou noyau central national aujourd’hui centré sur Cotonou, Porto-Novo était bien en mesure de jouer le rôle de foyer émetteur pour une telle innovation. Qui plus est, l’effet de voisinage entre les deux plus grandes villes du pays a accéléré la propagation de cette innovation.

En deuxième lieu, le zemijan répond à un fort besoin en matière de transport. Son apparition, mais surtout sa diffusion ont été accélérées par d’autres facteurs. Au nombre de ceux-ci, l’existence et la disponibilité d’une abondante main-d’oeuvre. Celle-ci s’alimente au réservoir que constitue la population béninoise extrêmement jeune (tableau 1).

Tableau 1

Population en âge de travailler. Bénin 1992-2000

Population en âge de travailler. Bénin 1992-2000

*Estimation

Source : U.S. bureau of the Census, International Data Base. http://blue.census.gov/cgi-bin/ipc/idbsprd

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Une telle structure démographique se traduit par l’extrême jeunesse de la main-d’oeuvre. Cette main-d’oeuvre se recrute en grande majorité parmi les 15 à 49 ans, avec une forte concentration autour des 20 à 34 ans. Mais il importe d’ajouter que cette main-d’oeuvre, en raison des conditions économiques et politiques évoquées plus haut, est issue de presque toutes les couches sociales du pays. On peut l’évaluer globalement à plus de 100 000 conducteurs[6] Elle se compose plus spécialement de migrants ruraux non satisfaits du travail de la terre et des conditions d’existence à la campagne; d’émigrés revenus de gré ou de force des pays voisins; de diplômés[7] réduits au chômage par le gel du recrutement dans la Fonction publique béninoise; de « déflatés, de départs ciblés et autres départs volontaires » ou non, victimes des dégraissages successifs de la Fonction publique ainsi que des restrictions budgétaires qu’impose la mise en oeuvre rigoureuse des programmes d’ajustement structurel (PAS) …

L’existence de vastes sources d’approvisionnement en motos, pièces de rechange et carburants représente un autre facteur de la propagation rapide des zemijan. Si, au début, la totalité des motos étaient achetées sur le marché nigérian et introduites plus ou moins frauduleusement au Bénin, de nos jours le mouvement s’est inversé. La plupart des motos qui inondent désormais le marché béninois font partie des « venus de France »[8] déversés au port de Cotonou. Ces motos usagées, qui coûtent environ 600 000 F CFA de 1999, sont considérées comme une aubaine. En effet, les motos neuves de la même catégorie coûtent entre 1 500 000 et 2 000 000 de francs CFA.

Des boutiques et magasins de vente de motos prolifèrent à Cotonou et dans les villes de quelque importance. C’est ainsi par exemple que le Bénin a importé environ 200 000 motos au cours de la seule année 1997 (Mehu/Abe, 2000 : 37)[9] La chute du cours du naira (la monnaie locale) et le marché noir aidant, pièces détachées et carburants de toutes sortes reviennent également moins cher. À ces facteurs favorables s’ajoute la présence, aux abords de la plupart des routes rurales et surtout urbaines, d’une multitude de réparateurs de deux-roues, de vendeurs de pièces détachées et de vendeurs de carburants. À Porto-Novo par exemple, l’essence kpayo coûte de 40 à 80 % moins cher qu’à la pompe. En ajoutant ces multitudes d’opérateurs indirects aux 100 000 conducteurs, il est possible d’avancer que le zemijan ferait vivre directement ou indirectement quelque 150 000 familles?[10]

Un autre facteur du succès des zemijan réside dans l’assurance de gains substantiels. En effet, selon A. Bancolé qui a enquêté sur ce mode de transport dans la ville de Ouidah, ces gains sont « de l’ordre de 80 000 F CFA en moyenne par mois, ce qui est largement supérieur au revenu du fonctionnaire béninois moyen ». Or, vu qu’il s’agit là d’une ville moyenne au dynamisme plutôt faible, les moyennes de gains dans des villes comme Cotonou, Parakou ou Bohicon, voire Porto-Novo, devraient logiquement être supérieures à celle de Ouidah.

Au total, le succès du zemijan est lié, entre autres, aux éléments suivants : disponibilité, ubiquité, abondance, accessibilité. Il est disponible partout, à toute heure, en toutes saisons, fait du porte à porte, n’inflige pas aux usagers de délai de remplissage avant le départ : les automobiles taxis-ville ou taxis-campagne doivent se remplir avant de prendre le départ, situation qui n’arrange pas toujours le voyageur pressé; le zemijan est accessible aux bourses les plus modestes, procure des revenus substantiels aux exploitants, tandis que les propriétaires y trouvent eux aussi leur compte.

Les canaux de la diffusion

Le canal primaire de la diffusion du zemijan est lié à la mobilité spatiale de la population. Comme facteur, celle-ci intervient de trois façons : culturelle par l’adoption de l’innovation; économique grâce à la possibilité financière d’acquérir ou de louer – la majorité des conducteurs sont locataires – cet outil de travail, de l’entretenir et de l’utiliser; et géographique du fait de la présence ou non d’obstacles naturels, de la répartition spatiale et de la densité de la population et des établissements humains (villes et villages). La situation économique ayant déjà été analysée en détail dans la partie précédente, il sera surtout question ici des aspects culturel et géographique.

Canal culturel

La population adoptante de l’innovation se répartit en deux grandes catégories : les acteurs et les usagers. Les premiers comprennent les ouvriers transporteurs, les propriétaires transporteurs et les propriétaires non transporteurs. Ouvriers transporteurs et propriétaires transporteurs représentent les exploitants. Les ouvriers transporteurs sont ceux qui, ne possédant point de zemijan, le prennent en location journalière, hebdomadaire ou temporaire, selon les modalités du contrat convenu avec le propriétaire. Dans le cas particulier dit du « travail payé », l’entière propriété de la moto revient à l’ouvrier transporteur au bout d’un à un an et demie de versement au propriétaire. Le montant de ce paiement est censé couvrir le prix d’achat de la moto et la marge bénéficiaire sur l’investissement ainsi réalisé par le propriétaire. Quant au propriétaire transporteur, il s’occupe lui-même de l’exploitation de sa moto. Plusieurs salariés appartiennent à cette catégorie. Avec leur moto, ils exercent en dehors des heures de service et des jours ouvrables. Dans les rangs des propriétaires non transporteurs, on rencontre des salariés mais aussi des commerçants. Ces derniers possèdent parfois plusieurs motos en location. De plus, le statut des exploitants évolue. Ainsi par exemple, certains ouvriers transporteurs, à force de travail et d’économie, sont devenus propriétaires transporteurs, ou même carrément propriétaires non transporteurs.

L’étude de la composition ethnique des acteurs peut être illustrée par l’exemple de Porto-Novo et sa région. Ici, la population est formée, entre autres, des groupes ethniques suivants, par ordre d’importance : Gunnu, Yoruba, Setonu-Tolinu, Fonnu, Wemenu. Il se dégage des enquêtes de terrain que les Yoruba musulmans porto-noviens manifestent une répugnance certaine à exercer le métier de zemijan, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas propriétaires transporteurs, encore moins ouvriers transporteurs. En revanche, ils sont usagers comme tout le monde, mais aussi et surtout propriétaires non transporteurs.

Par contre et toujours à Porto-Novo, les exploitants de zemijan sont constitués, pour la plupart, de Tolinu, de Setonu, de Wemenu, de Gunnu, etc., originaires de la ville, mais surtout de la banlieue et des villages plus lointains. On leur doit aussi l’introduction du zemijan à Cotonou où ces ethnies sont très largement majoritaires dans les localités situées à l’est de cette ville : Agblangandan, et surtout Akpakpa.

Les usagers de zemijan représentent « monsieur tout le monde ». En effet, des personnes de tous âges, sexes et conditions sociales, économiques et professionnelles acquises au zemijan l’ont également adopté comme mode de transport. Parmi elles, certains l’empruntent occasionnellement et d’autres en font usage régulièrement. Cette dernière catégorie comprend les abonnés et, beaucoup plus nombreux, les non-abonnés. Les abonnés sont constitués pour l’essentiel d’étudiants ou d’élèves, de commerçants, de fonctionnaires et autres salariés. Certains exploitants servent judicieusement les trois catégories d’abonnés : tous les matins à 7h30, les enfants sont transportés à l’école; vers 8h, c’est au tour du fonctionnaire; enfin, à 9h, le zemijan s’en va déposer la commerçante au marché. En un mot, le zemijan n’introduit aucune discrimination entre usagers. Pour les uns et les autres, ce moyen de transport « véritable tout terrain » se révèle peu onéreux, rapide et efficace parce qu’il brave beaucoup d’obstacles géographiques et naturels.

Canal géographique

Les rapports entre villes, entre villes et campagnes et entre régions sont largement dépendants des moyens de transport. De même, le rayonnement d’une ville s’étend d’autant plus loin dans l’espace que celle-ci est desservie par un réseau de voies de communication adéquat et dense. Le zemijan étant un moyen de transport, il est tributaire de la configuration géographique ou des réseaux de transport existant sur le territoire béninois. Le mauvais état des routes joue plutôt en faveur du zemijan et de sa propagation. En outre, le réseau des transports existant, si embryonnaire et défaillant soit-il, est largement fonction de la répartition, de la taille et de la hiérarchie des villes. En fait, il existe une étroite corrélation entre la répartition et la hiérarchie urbaines, d’une part, et la distribution des zemijan, de l’autre.

En définitive, tout se passe comme si le zemijan était en train de dessiner une nouvelle carte de la géographie des transports au Bénin. Le désenclavement des campagnes les plus reculées et des « dépressions régionales » par les zemijan constitue l’un des faits géographiques les plus remarquables des deux dernières décennies. Celui-ci ouvre ces régions à de plus intenses flux avec les villes et les régions environnantes. Le volume du trafic étant le moyen de mesurer l’efficacité des routes de desserte, ce sont les zemijan qui constituent la plus grande partie de ce trafic dans les régions enclavées. C’est ainsi par exemple que la localité de Pèrèrè, une enclave dans le département du Borgou au nord-est, n’est desservie par l’automobile que les lundis, jour du marché de N’Dali. Désormais, sa desserte quotidienne est assurée par les zemijan.

En effet, des sentiers et pistes jadis ignorés sont dorénavant sillonnés. La diffusion peut ainsi être considérée comme un facteur de mise en valeur de régions jusque-là coupées du reste de l’économie nationale.

Le nombre de zemijan en activité est fonction croissante du gabarit des villes. En effet, plus une ville est grande, cosmopolite et présente de potentialités de développement, plus facilement elle est encline à adopter les innovations. Les données recueillies à Parakou et à Cotonou illustrent bien ces faits (tableaux 3.4 et 3.10 en annexe).

À l’inverse, il en va autrement de deux villes juxtaposées, de taille identique et affichant des chiffres de population très comparables : Abomey et Bohicon sont gagnées simultanément par le zemijan. La première n’enregistre que 70 % de l’effectif vélomotorisé de la seconde (tableau 3.6). Si Abomey est le chef-lieu du département du Zou, Bohicon, avec ses industries et ses commerces, confortée dans sa situation de noeud de voies de communication ne cède en rien à sa voisine comme centre économique régional.

Le territoire béninois présente en outre une grande hétérogénéité géographique. Si l’on exclut les étendues d’eau (lacs, lagunes, cours d’eau), les zones forestières et les réserves naturelles, lesquelles représentent des zones d’exclusion des zemijan, l’obstacle naturel le plus prégnant est la chaîne de l’Atacora. Au Bénin, ses altitudes moyennes varient entre 400 et 600 m. Il occupe la plus grande partie du nord-ouest du pays à l’exception de la plaine du Gurma qui jouxte le Burkina Faso. Les contraintes physiques qu’impose l’Atacora à la circulation terrestre, ainsi que leurs conséquences géo-économiques sont bien connues. L’obligation de contourner l’obstacle orographique entraîne l’augmentation des distances; la topographie abrupte réduit considérablement la durée moyenne des vélomoteurs et, par ricochet, accroît les coûts de transport : le relief exerce pour ainsi dire des forces de frottement sur les zemijan; enfin, la densité moyenne de population y est plus faible que partout ailleurs au pays, sauf dans le nord-est.

De la sorte, l’Atacora se comporte comme une barrière absorbante, plus puissante et plus efficace que les barrières institutionnelles déjà évoquées : réglementaire (cas de Cotonou) ou politique (cas de la frontière bénino-togolaise). Néanmoins, il ne s’agit pas d’un obstacle infranchissable, dans la mesure où les deux capitales départementales Natitingou et Djougou sont touchées, d’autant plus que, nonobstant la présence de la montagne, elles remplissent nombre des critères favorables étudiés plus haut. Quoi qu’il en soit, la pratique du zemijan y demeure encore très faible, ce qui souligne l’importance de la notion de seuil de diffusion de l’innovation. Le désenclavement rendra d’autant plus perméable au zemijan, comme à d’autres innovations, l’ensemble de la région atacorienne.

En dernière analyse, l’accessibilité est aussi fonction du niveau et de la qualité des infrastructures de développement. On ne saurait non plus ignorer ces obstacles invisibles, mais parfois plus contraignants que les précédents : mais nous n’aborderons pas ici l’étude des particularismes culturels ou ethno-religieux. Ainsi donc, la diffusion des zemijan est plus rapide dans certaines directions que dans d’autres. En réalité, elle résulte de la combinaison plus ou moins complexe, de l’interaction plus ou moins dynamique de tous ces facteurs.

Si l’on s’en tient aux statistiques disponibles et sous réserve des insuffisances inhérentes à ces données, il est possible d’évaluer le taux moyen d’adoption du zemijan dans les chefs-lieux des anciens départements du Bénin (tableau 2). Cette variable laisse apparaître le dynamisme de certaines villes. En revanche, à Natitingou, l’influence du relief permet d’expliquer le taux d’adoption très bas du zemijan.

Tableau 2

Taux d’adoption du zemijan dans les principales villes du Bénin

Taux d’adoption du zemijan dans les principales villes du Bénin

* Nombre de zemijans par mille habitants

Source : INSAE, 1994 : RGPH 1992, vol III, t. 1 Projections démographiques 1992-2027.

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Quelques conséquences de la diffusion

La diffusion rapide des zemijan à travers l’espace béninois pose un certain nombre de problèmes. S’il est des effets très positifs, il en est d’autres qui le sont moins. Au nombre de ces derniers et parmi les plus graves, figurent l’insécurité routière, la pollution et, enfin, sous un autre angle, la désorganisation de l’espace.

Des effets de la diffusion

Le zemijan rapproche les populations : les villages et localités les plus reculés sont ainsi reliés entre eux, à la ville et, partant, au reste du territoire. C’est ainsi qu’il contribue à intégrer au reste du territoire béninois des espaces jadis inorganisés ou des régions déprimées. Le zemijan constitue l’un des facteurs structurants de l’espace les plus efficaces dans le Bénin de ce dernier quart de siècle. De ce fait, il devient un peu un des auxiliaires de transformation socio-économique. Après la radio et la télévision, les zemijan passent pour constituer le second agent de la propagation des informations et des rumeurs au pays. Pour l’heure, leur pouvoir de dispersion n’a pas d’égal sur de courtes distances, soit dans un rayon d’environ 10 km, distance beaucoup plus grande encore dans les régions à faible densité de population. Ces motos se révèlent l’un des facteurs les plus déterminants de la mobilité humaine. Les bicyclettes comme les taxis ne satisfont pas pleinement à toutes ces exigences des usagers. En effet, la faible praticabilité des voies existantes en limite l’accès aux taxis-autos. Sur la plupart des voies urbaines et certaines pistes de desserte rurale, le zemijan, paradoxalement, peut se révéler plus rapide et, partant, plus efficace que l’automobile! Quant à la bicyclette, elle est beaucoup moins commode, car bien moins rapide et moins confortable. Dans les conditions actuelles de la quasi-inexistence des transports en commun, le développement de la banlieue cotonoise est directement fonction de l’efficacité des zemijan.

Mutatis mutandis, dans un pays où le taux de couverture téléphonique moyen n’atteint pas 1 % de la population[11], le zemijan peut combler en partie le déficit existant dans les relations sociales et humaines. Mais il n’y a pas que des effets positifs.

L’insécurité routière

Les conducteurs de zemijan, dans leur immense majorité, méconnaissent ou ignorent les notions élémentaires du code de la route. Dans l’esprit de nombre d’entre eux, le service qu’ils rendent à la population leur confèrerait d’emblée la priorité sur les autres usagers de la route. En effet, d’après nos investigations auprès des intéressés, il ressort que les zemijan sont absolument convaincus qu’il revient aux autres de toujours leur céder le passage, même lorsqu’il leur arrive de circuler à gauche ou en sens interdit. À cette conduite déjà périlleuse, s’ajoutent les surcharges de passagers comme de bagages. Hors de Cotonou, c’est-à-dire là où il n’est appliquée aucune réglementation en la matière, les zemijan ne se privent pas de transporter jusqu’à quatre ou cinq passagers à la fois (le conducteur, plus un passager sur le réservoir, une femme sur le siège arrière avec un bébé dans le dos et, écrasé entre le conducteur et la femme, un adolescent, ou encore trois passagers adultes : tels sont les modèles. Sans compter un véritable bric-à-brac de bagages ou de marchandises, toutes choses pour fragiliser l’équilibre de ce véhicule à deux roues et rendre la moto encore plus vulnérable aux accidents. Du coup, les zemijan se trouvent à l’origine de nombre d’accidents de la circulation parfois très graves.

La pollution

Le nombre de zemijan exploités à plein temps dépasse les 100 000 motos pour l’ensemble du Bénin. (Selon les commentaires de Dalila Béritane à propos d’une étude de la BOAD intitulée « Faut-il supprimer les zemijan », diffusés dans le journal Afrique Matin de 6h30 GMT de V. Carrigue sur RFI le 15 novembre 2002, il y aurait quelque 134 000 zemijan au Bénin, près de 50 000 à travers le Togo et environ 3000 au Niger, tandis que certains zemijan gagnent jusqu’à 5000 FCFA par jour à Cotonou. Ce constat confirme, quatre années plus tard, le résultat de mes enquêtes et analyses de 1998-1999). Sur ces 134 000 motos, plus de la moitié circule dans la seule agglomération cotonoise. À ces 100 000 agents pollueurs permanents, s’ajoute un nombre beaucoup plus élevé encore de motos de particuliers. Bien qu’aucune estimation ne soit disponible, on peut avancer qu’elles représentent la différence entre l’impressionnante quantité de motos importées chaque année et le nombre de zemijan. S’il est vrai qu’elles circulent beaucoup moins, on peut penser néanmoins que leur très grand nombre compense, dans une certaine mesure, l’intensité et la fréquence du trafic des zemijan.

Somme toute, les motos, dans leur intégralité, ne constituent-elles pas aujourd’hui l’un des facteurs de pollution atmosphérique les plus inquiétants dans nos villes? Aux heures de pointe, l’air n’est plus guère respirable aux carrefours les plus achalandés de Cotonou.

S’y ajoutent les dégâts occasionnés par toutes sortes de carburants plus ou moins frelatés et mal conditionnés. Frauduleusement introduits du Nigeria, ils sont plus connus sous le générique gungbe de kpayo[12]. Déversés sans précaution au sol par les vendeurs, les exploitants et les mécaniciens, ils noircissent tout. L’eau de ruissellement s’en imbibe, et c’est toutes les nappes peu profondes qui risquent d’en être atteintes par percolation. Sans compter le bruit des moteurs et des klaxons immodérés des zemijan, véritable tintamarre sévissant à longueur de la journée et même une bonne partie de la nuit! Cependant, d’autres phénomènes apparaissent plus positifs.

Genèse de phénomènes géographiques

Parmi les facteurs d’organisation de l’espace par le zemijan, l’un des plus marquants réside en ce que la diffusion laisse apparaître des phénomènes proprement géographiques. Le fait est que toutes les rues et routes du Bénin sont désormais sillonnées par des motos pilotées par ces hommes vêtus de blouses aux couleurs variables selon les localités. Corrélativement, on assiste à la poussée de stations d’attache des zemijan. Celles-ci, suivant le mouvement d’évolution spatiale de ce moyen de transport, s’inscrivent dorénavant dans le paysage géographique béninois. Les motos, en général, et les zemijan en particulier, ont en quelque sorte créé ou consolidé des métiers spécialisés : vente de motos, de carburants et de pièces détachées, entretien et réparation, service de gardiennage, etc. Il en est de même de la vente de certains aliments cuits : on pense au zankpiti, plat très énergétique composé d’un mélange de haricot, de farine de maïs et d’huile de palme dont raffolent les zemijan. À Porto-Novo, dame « Tout chaud » du quartier Houinmè est célèbre de par toute la ville parce qu’elle alimente les zemijan en plats toujours chauds.

Si elle contribue à organiser l’espace béninois, la diffusion rapide des zemijan ne manque pas en retour de générer des problèmes ou d’en résoudre d’autres : à titre d’exemple, certaines régions « coupées en îles », comme Avagbodji dans la commune des Aguégué (vallée du Bas-Ouémé), ne sont accessibles qu’aux zemijan. A contrario, le monopole exclusif des taxis-autos a été définitivement vaincu à Cotonou. Mieux, pendant la saison pluvieuse, les usagers préfèrent les motos. Celles-ci seules sont capables de desservir les quartiers devenus de véritables « cités lacustres » isolées par les inondations. La périodicité de ces dernières les rend en effet presque banales dans cette ville bâtie à tout juste 5 m au-dessus du niveau de l’océan. Hors de la métropole économique, le zemijan a totalement éliminé l’automobile comme taxi intra muros des autres villes grandes ou moins grandes.

Peu à peu, des parcs motos (ou stations de zemijan) surgissent un peu partout, qu’il va falloir organiser et réglementer; des pistes de desserte rurale, beaucoup plus souvent fréquentées que par le passé, mériteraient entretien; le réseau routier, désormais, se voit en quelque sorte contraint de tenir compte de l’existence et des exigences propres à ce mode de transport qui n’est déjà plus si nouveau.