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Un « spectre » hante les villes françaises et, plus généralement, européennes : l’américanisation de leur structure et de leur paysage urbains, avec ses conséquences en termes d’organisation de la société. Au nom du maintien de la mixité sociale, de la lutte contre la ségrégation socio-spatiale, voire de « l’identité » historique dont seraient dépositaires les villes européennes, on voit se multiplier les initiatives politiques, procédurales, les innovations en termes d’instruments de planification urbaine ainsi que les dispositions légistatives visant à lutter contre l’étalement urbain, la rurbanisation. Le coupable est identifié : il s’agit des nouvelles formes que prend l’activité commerciale en périphérie. C’est dire si le livre de René-Paul Desse vient à point nommé pour renseigner à la fois le décideur, le scientifique, l’universitaire et le citoyen sur l’évolution actuelle du commerce urbain en France.

Si le commerce urbain se transforme et si cette transformation a des effets aussi importants sur l’organisation de la ville en France (et en Europe), sur la perte de centralité, sur la diminution des densités, c’est en partie du fait de l’évolution de la société et de ses pratiques en termes de mobilité. C’est du moins la thèse que soutient l’auteur dans la première partie de son livre. Il y montre, mobilisant pour cela des éléments empiriques tirés de huit villes françaises (Grenoble, Nantes, Nîmes, Saint-Nazaire et Tours, Brest et Le Havre), que la mobilité des urbains en France a considérablement évolué et que les formes actuelles que prend l’urbanisation est largement le résultat de cette évolution. La mobilité n’est plus fondée sur le modèle centre/périphérie. Il s’agit davantage d’une « mobilité d’archipel ». On mesure mieux l’enjeu intellectuel que représente, notamment pour la géographie qui est directement interpellée, la formalisation et la modélisation de ces nouveaux comportements. L’un des intérêts de l’ouvrage est précisément de poser quelques éléments essentiels à cette démarche.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux dynamiques territoriales qui traversent l’activité commerciale. Il y est notamment question de la tension entre équipements commerciaux de centres-villes et espaces commerciaux de banlieues. Cette tension est bien entendu alimentée par les stratégies territoriales portées par les acteurs économiques qui investissent et s’approprient ces espaces. René-Paul Desse montre fort bien comment l’appareil commercial du centre-ville s’affine et tente de faire jouer la concurrence à son avantage en centralisant les équipements de haute qualité et les magasins à fort rayonnement. À l’inverse, le commerce périphérique, qui représenterait selon certaines études entre 45 et 55 % du chiffre d’affaires du commerce dans les villes de province en France, tendrait à se banaliser tout en présentant de nouvelles formes d’organisation jouant sur la complémentarité au sein des activités commerciales liées aux loisirs. L’auteur identifie précisément des dynamiques entre firmes (par exemple entre les multiplexes, les Fast Food, les bowlings…) qui sont au coeur des transformations des pratiques de consommation collective en même temps qu’elles pèsent certainement sur la marchandisation de la culture en Europe.

La dernière partie est consacrée aux politiques publiques lancées à partir du milieu des années 1970 pour tenter de contrôler un urbanisme commercial aux effets dévastateurs. L’histoire des politiques menées est ainsi l’occasion pour René-Paul Desse de montrer les conséquences non maîtrisées de la promulgation des lois de décentralisation en France en 1982. Après une période durant laquelle les politiques publiques menées par l’État ont consisté en une stratégie coercitive de limitation des nouvelles constructions, la décentralisation de 1982 consacre le poids des élus locaux qui, en quête de revenus fiscaux pour leurs communes (mais aussi à la recherche de financement occulte pour leurs partis politiques, élément non mis de l’avant par l’auteur), vont se lancer dans un « urbanisme commercial » laxiste. Plus récemment, l’auteur présente les dispositifs mis en place devant permettre de réguler, à l’échelle, non plus de la commune, mais de l’agglomération dans son ensemble, cet urbanisme commercial qui a encore du mal à générer ses normes, ses règles, son corpus technique et juridique. René-Paul Desse voit, avec un certain optimisme, se mettre en place dans les villes françaises de nouvelles pratiques de négociation entre acteurs locaux (élus, administrations d’État, entrepreneurs privés) qui attestent, selon lui, de l’émergence d’une gouvernance urbaine salvatrice. À la lumière des exemples empiriques développés par l’auteur dans les différentes villes étudiées, on a pourtant quelques difficultés à partager cet optimisme. Élément essentiel de la production de la ville européenne à partir du Moyen-Âge, l’activité commerciale serait ainsi actuellement en train de se retourner contre le construit social, politique et économique qui l’a générée. Triste ironie de l’histoire!

Ce jugement n’enlève en rien à la qualité du livre de René-Paul Desse qui présente avec précision et concision les termes du débat scientifique et politique sur l’enjeu que représente l’urbanisme commercial en France. Résultat de dix années de recherche, il atteste de la vitalité de la réflexion développée par la géographie du commerce.