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S’il en était encore besoin, cet ouvrage illustre à quel point la géopolitique a terminé sa période de disgrâce parmi les géographes occidentaux, et constitue maintenant à part entière un des domaines de recherche de la géographie moderne. L’ouvrage Villes et frontières se veut une réflexion sur les transformations qui affectent les frontières dans le monde contemporain, ainsi que sur le rôle des villes dans ces transformations. Elle s’inscrit dans la lignée des travaux de Paul Claval (Espace et pouvoir, 1978) et surtout de Michel Foucher (Fronts et frontières, 1988), tous deux théoriciens de la géographie des frontières; mais les auteurs des 19 contributions de cet ouvrage collectif, et les directeurs de la publication en particulier, ont poussé la réflexion au-delà après s’être réapproprié les principaux éléments de base de la méthodologie et de l’esprit de la recherche sur les questions frontalières.

La démarche est originale en effet : loin de s’intéresser, très classiquement, à la frontière comme élément d’un rapport de force entre États, à petite échelle, les quatre directeurs de l’ouvrage ont résolument choisi de mettre globalement l’accent sur des études de cas à grande échelle et sur des dimensions sociales, économiques et de politique locale, sans pour autant négliger le rôle des États lorsque celui-ci était pertinent.

Rejetant le trop commun poncif selon lequel la mondialisation introduirait la disparition des frontières, les auteurs s’efforcent au contraire de souligner les « formes inédites » que les transformations socio-économiques contemporaines induisent chez celles-ci. « Les frontières se transforment assurément, le concept mute sans doute, mais ce dernier, pas plus que celles-là, ne disparaissent » (p. 5). Or, si une certaine représentation de la frontière impliquait un rôle de barrière, de limite étanche, surtout dans une conception westphalienne des territoires mise en évidence par Bertrand Badie (La fin des territoires, 1995), la ville a pu apparaître « comme le lieu de l’accumulation, du rassemblement, de l’échange et de la maximisation des interactions sociales » (p. 3) : antithèse de cette conception, très partielle mais très prégnante dans certains milieux politiques européens, de la frontière comme limite. Si les frontières se transforment, qu’en est-il des villes, des villes-frontières en particulier? Quel rôle celles-ci jouent-elles dans les mutations en cours? Est-ce une relation à sens unique ou, au contraire, un binôme dynamique?

L’ouvrage s’articule autour de quatre parties. La première, Frontières vives et villes en devenir, s’intéresse aux transformations des villes situées sur des lignes de rupture encore vives, rideau de Fer, ligne de démarcation à Beyrouth, frontières issues de la décolonisation. Dans la seconde, Frontières apaisées et espaces urbains, on s’interroge sur cette dynamique entre frontière et ville dans le cas de frontières européennes dont le statut se transforme tant avec la construction européenne. Assiste-t-on réellement à la disparition de ces frontières? Les transformations des fonctions frontalières induisent-elles des mutations des espaces frontaliers structurées autour des villes? Ces mutations sont-elles homogènes de part et d’autre de la frontière?

Une troisième partie, Villes et instrumentalisation des frontières, s’efforce de jeter un regard novateur sur le rôle direct des frontières dans la transformation des structures urbaines. À ce titre, la réflexion sur la nature de certains phénomènes, comme les marchés frontaliers en Afrique centrale, se révèle particulièrement intéressante : ces marchés frontaliers, villes temporaires et tournées uniquement vers des fonctions commerciales, dépendent de villes situées loin des frontières d’État, au sein desquelles se développent des activités économiques que l’on peut ainsi qualifier de frontalières.

Enfin, une quatrième partie, Villes et frontières en construction, mettant en parallèle l’historique de l’évolution historique du binôme européen ville-frontière et la dynamique actuelle, pose des pistes de réflexion sur la nature du fait frontalier au sein des agglomérations urbaines. Certaines sont particulièrement innovantes, comme la problématique des frontières de la nuit, qui explore les représentations et les mécanismes d’appropriation de l’espace.

Globalement, le lecteur intéressé par les questions de réflexion sur les frontières trouvera des éléments très précieux dans cet ouvrage, qui a le mérite de placer résolument la problématique à grande échelle et d’aborder des questions de géopolitique urbaine locale. On peut sans doute regretter la sur-représentation des cas d’étude portant sur les frontières entre France, Belgique, Allemagne et Suisse, mais à tout le moins cette abondance permet-elle aussi de souligner la diversité des problématiques liées à la question de l’étude des frontières. Quelques passages sont un peu obscurs à l’occasion, lorsque la réflexion s’efforce de conceptualiser et de théoriser. On tombe parfois dans une langue un peu creuse, comme les « non-lieux de la surmodernité » (p. 225). Quelques erreurs se sont également glissées dans le texte; ainsi en est-il des plates-formes logistiques, lesquelles, contrairement à ce qu’on lit en p. 223, ne se fixent pas toujours dans les grandes villes, pour éviter la congestion et réduire le coût de leurs activités : au contraire, on observe une forte tendance à voir se construire de tels centres logistiques dans de petites villes, voire carrément dans des espaces ruraux[1].

Ces quelques travers ne sauraient cependant diminuer le réel effort éditorial des auteurs : des transitions étoffées ont été rédigées pour présenter la problématique de chaque partie, mais aussi entre les chapitres, afin d’assurer une cohérence aussi grande que possible à l’ouvrage. Dans l’ensemble donc, un très bel ouvrage.