Corps de l’article

Par son ouvrage L’Argentine. Des provinces à la nation, Sébastien Velut nous transmet indubitablement le goût du territoire en général et, plus particulièrement, le goût de l’étude du territoire comme pièce maîtresse de la compréhension d’une actualité qui parfois déroute l’observateur. Tombant à point pour satisfaire la curiosité du lecteur sur « l’énigme argentine », cet ouvrage ne cesse de surprendre par la finesse de son analyse et par le doigté avec lequel l’auteur parvient à insuffler du contenu à un territoire national. Le dualisme entre les provinces et l’État argentin prend de l’ampleur comme facteur explicatif de la crise, dans la perspective où les provinces acquièrent une influence déstabilisatrice sur le gouvernement fédéral, rendant la nation de plus en plus difficile à gouverner.

Selon l’auteur, même si les facteurs sont multiples, l’histoire du développement économique de l’Argentine, notamment en tant que pays exportateur de ressources naturelles sans grande valeur ajoutée et les conséquences qui ont suivi (une dépendance par rapport à l’extérieur et la nécessité de contracter des dettes importantes auprès d’organismes de développement mondiaux pour développer une base industrielle durant la période de substitution des importations), serait à la base de l’explication de l’éclatement du système en décembre 2001. Une autre explication se trouverait dans le déséquilibre irréversible opposant la macrocéphalie portègne (de la capitale de Buenos Aires) et les provinces qui possèdent un faible pouvoir d’attraction des investissements et des revenus fiscaux. Bien que la capitale puisse souffrir davantage de la pauvreté si l’on considère le nombre réel de citoyens vivant dans des conditions de misère, son apparente richesse la fait arriver au dernier rang des transferts fiscaux dans la logique de la politique de co-participación qui suggère une redistribution des ressources vers les provinces historiquement perdantes. Dans la poursuite de la « réparation historique » qu’avait instaurée Perón, la réaction des provinces en périphérie face au déséquilibre macrocéphale argentin, combinée au type de fédéralisme qui y prévaut, fait en sorte que les provinces disposent d’une autonomie incontrôlée pour dépenser les budgets et souffrent de surendettement. L’accumulation de ces dettes, les ayant poussé jusqu’à émettre des bonds pour se financer, serait venu aggraver, sinon provoquer, ce qui a culminé dans la crise de 2001.

La logique de l’État constitue la trame de fond de l’étude. Elle prend parfois des dimensions surprenantes dans le livre, notamment avec un chapitre entièrement consacré à la question fiscale et à la répartition des budgets des provinces. Les incursions que fait l’auteur dans l’histoire coloniale, dans l’intégration économique par le Mercosur et dans la réflexion sur les fédéralismes dans les Amériques parviennent avec succès à alléger le poids de la logique systématique du livre.

Dès le début, l’intérêt et la priorité donnés aux explications territoriales sont annoncés. On ne peut tout de même qu’être surpris par l’absence de remarques substantielles sur les abus de pouvoir du gouvernement Perón, menant à la disparition programmée d’une grande part de la population durant la décennie de 1970 et à de nombreux exils. Ces abus ont pourtant fait qu’il manque aujourd’hui une et même deux générations dans le paysage social de la nation argentine, absence qui nuit encore à son développement. L’oblitération des faits humains au détriment de la mécanique structurelle de la nation laisse un doute sur les subséquentes observations relatives au développement régional avec lesquelles se clôt le livre. Ici s’ouvre un débat plus important sur la place de l’étude de la structure dans les politiques de développement régional. Il ne fait pas de doute que celle-ci offre un cadre à la problématique et que sa capacité à figurer synthétiquement les faits (démographie, emploi, physiographie) et les flux dans un territoire est sans égal; toutefois, elle ne saurait être complète sans une approche « humaniste » qui laisse entendre les voix des groupes de citoyens qui formulent des demandes et qui laisse entrevoir ce que c’est que de vivre en Argentine.