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Spécialiste bien connu de la viticulture, auteur de plusieurs ouvrages sur les boissons à travers le monde, A. Huetz de Lemps nous livre ici la grande synthèse qui manquait sur la géographie des boissons en Afrique. Cet ouvrage se présente avant tout comme un vaste panorama documentaire, centré sur le type, la qualité, les techniques de production, la diffusion spatiale des différentes boissons. Certes, les caractéristiques des milieux naturels contribuent à expliquer la répartition des boissons à travers le continent et l’impor-tance des grandes provinces naturelles, surtout climatiques et morphologiques, est souvent rappelée. Mais en même temps, l’approche culturelle, qui souligne le rôle des différentes boissons dans les mécanismes de fonctionnement et de reproduction sociale, est privilégiée.

Le volume s’articule en huit parties, chacune étant consacrée à une boisson ou, pour mieux dire, à un groupe de boissons particulières, dont plusieurs relèvent de la tradition africaine. Il en est ainsi de certaines boissons provenant du monde animal, aussi bien alcoolisées comme l’hydromel, que non alcoolisées, telles que le lait et le sang. Il en va de même pour les différentes bières de céréales (orge, froment, éleusine, mil, sorgho, maïs), ainsi que pour le vin de palme, cette boisson « éphémère et délicieuse, pétillante comme du champagne », selon les paroles de T. de Chardin, tirée des différentes espèces de palmiers répandus aussi bien en Afrique tropicale (palmier à huile, rônier, cocotier, raphia et autres) que dans les milieux désertiques, de la Corne (doum) au Sahara (dattier). Enfin, à côté de toute une série de boissons « mineures », émerge la bière de banane, véritable marque civilisationnelle de l’Afrique des Hautes Terres.

D’autres boissons, qui ne sont ni originaires ni spécifiques de ce continent, ont néanmoins profondément marqué les dynamiques sociales et territoriales de l’Afrique. C’est tout d’abord le vin qui s’impose. Cette « boisson alcoolique provenant de la fermentation du jus de raisin », s’affirme dès l’Antiquité comme la boisson des civilisations méditerranéennes, donc de l’Afrique du Nord également. Après l’éclipse qui suit l’implantation de l’Islam, le vin réapparaît au Maghreb, à la suite de la prise d’Alger en 1830; cependant, après les fastes de la colonisation française, la vigne connaît un déclin impressionnant à partir des années 1950. Par ailleurs, la viticulture s’affirme dans les îles de l’Atlantique, colonisées par les Espagnols et les Portugais, le vignoble donnant lieu parfois à des paysages de grande originalité, comme à Lanzarote où il est planté sur des dépots volcaniques et où chaque cep doit être protégé des vents d’est par un muret en arc de cercle. Quant au reste du continent, mis à part quelques vignobles des Hautes Terres tropicales (Éthiopie, Kenya, Zimbabwe, Madagascar), c’est en Afrique du Sud que, grâce à un climat de type méditerranéen, se répand dans la région du Cap la viticulture, introduite par des colons européens, et notamment par les Huguenots après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. C’est l’eau-de-vie qui retient ensuite l’attention de l’auteur. Tout en retraçant l’histoire « africaine » des boissons fortement alcoolisées, issues de la distillation de liquides fermentés de toutes origines, il souligne le rôle essentiel de l’eau-de-vie à l’époque de la traite négrière. L’augmentation de l’alcoolisme parmi les populations africaines au temps de la colonisation européenne donne lieu à des mesures, souvent contradictoires, pour tenter d’en limiter la diffusion, notamment après la Convention de Saint-Germain-en-Laye de 1919. Une septième partie traite du café et du thé, « boissons musulmanes et occidentales » qui, par le biais de circonstances aussi diverses que celles relevant de la religion et de la colonisation, se répandent largement en Afrique tant en ce qui concerne la consommation que la production. La dernière partie montre comment ces paysages sociaux, marqués par la nécessité, mais aussi par l’art de boire, se trouvent de plus en plus bouleversés par l’irruption des boissons industrielles, bières et sodas. Fabriqués souvent sous licence des grandes multinationales, ces boissons sont à l’origine de quelques épisodes parmi les plus marquants de l’industrialisation africaine récente.

Ce riche tableau s’appuie sur une documentation solide et fort variée, que l’auteur rend par ailleurs vivante grâce à ses connaissances de terrain. Tout en se réclamant des méthodes de la géographie culturelle, il intègre de façon pertinente dans ses explications les éléments de la géographie physique et porte une attention discrète mais systématique et souvent « chiffrée », aux implications économiques de la production, de la circulation et de la consommation des boissons en Afrique. Finalement, ce livre s’adresse à la communauté des chercheurs, bien sûr, et vu la richesse de la documentation et la rigueur de l’argumentation, il est destiné à devenir un véritable ouvrage de référence. Mais il a l’ambition de parler aussi au grand public, qui appréciera particulièrement la clarté du langage ainsi que les instruments auxiliaires qui sont mis à sa disposition, notamment la cartographie et les index à la fin du livre, concernant aussi bien les nombreuses boissons citées que les auteurs et les personnes, les lieux et les ethnies.