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À Montréal, la municipalité a mis en place un programme destiné à soutenir les réseaux organisationnels nommés Tables de quartier (Ville de Montréal, 2006). Des groupes et des organisations, issus du secteur communautaire autonome mais également de partenaires institutionnels, participent à des démarches communes en vue d’améliorer les conditions de vie (ibid.). Cette étude est l’occasion de s’interroger sur les différents modèles organisationnels mis de l’avant dans le réseau des Tables de quartier ainsi que les types de situations, les processus et les actions qui constituent l’expérience de concertation à l’échelle du quartier. Nous souhaitons ainsi montrer comment les démarches qui, partant de la délibération d’acteurs sociaux réunis dans une même structure de concertation, permettent de reconduire l’idée et la figure du quartier. Nous formulons ainsi l’hypothèse que le quartier, tel qu’observé à partir de l’expérience montréalaise, se démarque des définitions traditionnelles fondées sur des repères historiques et des traits distinctifs, pour apparaître plutôt comme un espace délimité par un réseau organisationnel qui y définit des situations et y projette ses actions. Le quartier apparaît ainsi comme un espace transactionnel, c’est-à-dire un cadre d’interactions sociales où sont débattus les enjeux et où se forme la figure du quartier.

Le quartier, quelle définition ?

Le quartier apparaît, en effet, et de plus en plus, comme une structure organisée par des acteurs sociaux en interaction les uns avec les autres. Espace de mobilisation et d’action collective, le quartier serait le fait d’un réseau organisationnel qui prend le territoire comme un objet d’intervention. La référence à la mémoire du quartier, à son histoire et à son patrimoine, sans s’effacer complètement, semble perdre en signification. La définition même du quartier serait davantage établie par les structures organisationnelles ainsi que par les règles édictées par les politiques publiques énoncées en soutien au développement local. Cette conception diffère, sans la contredire nécessairement, de la définition traditionnelle du quartier en géographie urbaine, soit celle d’une « figure banale […] désignant toute fraction homogène clairement délimitable d’un espace urbain » (Lussault, 2003 : 758). Elle diffère d’autant plus que le quartier serait « une fraction du territoire d’une ville, dotée d’une physionomie propre et caractérisée par des traits distinctifs lui conférant une certaine unité et une individualité » (Choay et Merlin, 1987, cités par Lussault, 2003 : 759). De fait, on serait plutôt tenté d’opposer à cette définition, celle du réseau organisationnel constitué d’acteurs sociaux chargés précisément de gérer l’hétérogénéité et de produire de l’unité.

Le territoire du quartier n’est justement pas si clairement délimitable, il le serait d’ailleurs de moins en moins : la mobilité des personnes s’accroît avec l’augmentation de la vitesse et des distances de navettage. À ce propos, la thèse de la fin des quartiers a été avancée ces dernières années, pour associer l’hypermobilité des personnes au développement de la modernité avancée et à l’approfondissement du phénomène d’individuation. Les limites du quartier paraissent d’ailleurs floues, souvent confondues avec celles du voisinage, de l’arrondissement, voire dans certains cas de la municipalité de banlieue. Dès lors, que ce soit avec l’idée du passage de la ville à l’urbain et de l’érosion des interactions de proximité comme le soutient Choay (1994), voire avec les notions de métapoles (Asher, 1998) ou de ville émergente (Chalas et Dubois-Taine, 1997), il est entendu que non seulement les limites du quartier sont difficiles à établir, mais que l’érosion des appartenances et l’élargissement des pratiques spatiales des citadins font en sorte de générer, pour ceux qui disposent d’un grand accès à la mobilité, de nouvelles appropriations territoriales, et de ce fait, une recomposition des identités (Kaufmann, 2003). Des auteurs comme Giddens ou Habermas vont en ce sens lorsqu’ils évoquent la dé-localisation ou le déracinement des individus vis-à-vis leur milieu proche (Habermas, 1992 : xxxiii-xxxiv ; Giddens, 1994). Curieusement, Giddens et Habermas s’entendent sur la mise en place de dispositifs de démocratie locale pour refonder des liens de proximité (Ascher, 2004 : 614) et « la construction d’appartenance et de rattachements communautaires propres » (Habermas, 1992 : xxxiv). On rejoint ainsi la thèse de la communauté protégée, développée par Wellman et Leighton (1979), selon laquelle le quartier permet la constitution de réseaux de proximité qui soutiennent l’identité et l’appartenance. On pourrait ajouter que de tels réseaux ont justement pour fonction de raviver l’idée du quartier et de recomposer son image. Dans la perspective de la modernité avancée, l’individu, bien que mobile et autonome, peut souscrire à une appartenance qui ne nie pas son individualité (Charbonneau, 1998). Wellman poursuivra sa réflexion, en incluant les réseaux virtuels, pour former le concept de personalized networking (Wellman, 2001). En somme, le quartier devrait son existence, et sa reconnaissance, à un ensemble de réseaux qu’animent des personnes et des groupes qui font appel aux notions de solidarité et d’appartenance afin de tenter de résoudre des problèmes et de construire l’image du quartier, de ses caractéristiques, de ses limites et de son projet.

C’est autour de ces processus de construction de l’appartenance à travers des réseaux sociaux, et en ce qui nous concerne des associations inscrites dans des démarches de concertation à l’échelle du quartier, que nous posons l’hypothèse du quartier comme espace transactionnel, ce qui revient à proposer la figure d’un territoire produit à même l’action des acteurs locaux qui traitent effectivement des problèmes vécus localement, négocient des solutions et recomposent au fil de leur action l’image du quartier. Ce serait donc l’action davantage que la composition ou l’histoire du territoire qui en ferait un quartier, un ensemble d’appartenance reconnu.

Afin de traiter d’une telle hypothèse, l’action des Tables de concertation de quartier (ci-après désignées comme les Tables) de la Ville de Montréal est abordée dans la perspective de l’analyse transactionnelle (Blanc, 1992 ; Remy, 1992, 1996 ; Voyé, 1996). Cette approche a été développée dans le sillage de la théorie des organisations, posant l’acteur stratégique comme la figure clé de l’analyse des interactions sociales dans un espace donné. À la différence des thèses de Crozier et Friedberg (1977), qui insistent sur les rapports de pouvoir entre les acteurs à l’intérieur des organisations, l’analyse transactionnelle situe les interactions sociales à l’échelle de la vie quotidienne, celle d’un espace de proximité par exemple. Recourir à l’approche transactionnelle consiste à défendre la thèse que les organismes de la société civile inscrits à l’échelle du quartier, dans ce cas-ci les Tables de quartier, parviennent à dégager des ententes qui offrent, en tout ou en partie, un horizon de règlement des tensions et des problèmes vécus localement. Dans le contexte qui nous intéresse, ces transactions sociales s’ancrent dans les démarches de concertation et de planification qui portent sur le développement économique, social et communautaire du quartier. Elles ont à voir avec des problèmes qui paraissent souvent difficiles, voire insolubles, comme la lutte à la pauvreté, l’amélioration du cadre de vie et de l’offre de services et d’équipements publics. Elles engagent des organismes issus de la société civile, constitués d’acteurs sociaux en interaction et parfois en opposition, qui entendent donner un sens au quartier, au point de déterminer des actions ayant des effets de contexte, c’est-à-dire qui influent sur le cadre de vie et les situations vécues par les résidants.

Objet d’étude et cadre méthodologique

En prenant l’hypothèse du quartier comme espace transactionnel, nous avons scruté les démarches de concertation élaborées sous le chapeau de l’Initiative montréalaise de soutien au développement social local. Dans ce cadre, les organismes communautaires de quartier fonctionnant en réseau sont invités à élaborer des initiatives de concert avec les partenaires institutionnels, dans une perspective intersectorielle et multi- réseau. Se forment ainsi des Tables de concertation qui opèrent sous différents modèles organisationnels, allant de l’autonomie sans partage des acteurs communautaires à la structure paritaire entre les institutions publiques et les organismes communautaires. Ces Tables tentent d’arrimer, tous modèles confondus, les besoins locaux aux projets de développement social, de revitalisation urbaine et de requalification symbolique du quartier. Leur objet premier est la recherche de compromis vis-à-vis les tensions ressenties à l’intérieur du réseau associatif local et au contact de partenaires sociaux de tous ordres. De tels compromis peuvent porter sur les problèmes majeurs que connaît le quartier, sur le type de solution à y apporter, sur le partage des ressources dévolues aux différents organismes oeuvrant dans le domaine concerné.

Notre approche méthodologique s’inscrit dans le courant général de l’interactionnisme qui s’intéresse aux rapports établis entre des acteurs dans des situations données (Blumer, 1969 ; Goffman, 1991) et qui a influencé l’approche transactionnelle. De telles situations sont évidemment des objets construits par et pour des acteurs en vue de répondre à des intérêts, des enjeux, des valeurs ou des intentions (Mucchielli, 2004 : 256). L’analyse de la situation porte sur les acteurs sociaux, et dans ce cas-ci, les Tables de quartier, ainsi que le récit qu’ils produisent pour former, décrire et modifier une situation donnée. Nous avons cherché à comprendre comment, dans le contexte de la formation des réseaux de concertation de quartier, les acteurs engagés dans des processus de concertation construisaient des situations données. De telles situations portent sur les traitements négociés, ce que nous appelons des transactions sociales, des problèmes vécus et incidemment sur la reproduction d’une institution sociale nommée le quartier.

On cherche ainsi à situer les termes d’une transaction sociale qui résulte de l’échange entre des acteurs ayant des positions et des intérêts différents, qui coexistent dans un espace commun, comme le quartier, ou à l’intérieur d’une même structure, comme un exercice de concertation. Cette notion de transaction sociale sert de concept analytique permettant d’étudier les partis pris de chacun des acteurs en tension qui sont engagés au coeur d’une situation mêlant l’échange et la négociation (Blanc, 1998a). En même temps, la transaction sociale correspond à l’interaction entre ces acteurs. Elle est le « processus à travers lequel des acteurs ayant des positions sociales différentes et inégales interfèrent dans des conditions spécifiques qui les situent en position de force ou de faiblesse – les changements intervenant dans ces conditions d’environnement modifiant les positions et les possibilités de ces acteurs » (Voyé, 1996 : 54).

La notion de transaction est construite à partir du fait social de base voulant qu’une pluralité d’agents entrent en relation en alternant des positions de nature partiellement solidaire et partiellement conflictuelle. La sociologie de la transaction sociale analyse ainsi chaque interaction sociale comme un processus qui place les acteurs en situation transactionnelle, entre l’idéal à atteindre et la réalité du contexte. L’interférence des intérêts et des valeurs souvent contradictoires de ces acteurs les incite à élaborer des compromis leur permettant de formuler une décision, d’assurer le maintien d’un lien, sans pour autant annuler les tensions ni garantir la satisfaction de leurs objectifs et ambitions. Le caractère partiellement satisfaisant des compromis provoque une constante remise en question de leurs termes par les acteurs dans la vie quotidienne. Il en résulte un renouvellement régulier des transactions qui offre aux divers acteurs la possibilité d’alterner d’une position faible à une position forte et vice versa (Remy, 1992).

L’analyse transactionnelle suppose que les interactions sociales « se donnent à voir dans des situations, c’est-à-dire dans des relations concrètes se déroulant en un lieu et en un temps donnés » (Berthelot, 1999 : 290). Chacun des acteurs sociaux entre en relation avec les autres, à un moment précis et en un lieu précis, confrontant ses attentes et le sens donné à l’interaction (Goffman, 1991). La construction des situations s’engage autour des interactions visant à établir des modalités d’échange et à donner un sens à l’action. De telles situations sociales nécessitent une entente, qu’elle soit tacite ou formelle, sur les règles qui les constituent ainsi que sur les questions, les enjeux et les problèmes dont les acteurs doivent collectivement débattre. Dès lors, en de telles situations, les personnes ne font pas que communiquer leurs motivations et intentions préétablies, elles agissent en fonction de la situation en tenant compte des autres personnes avec lesquelles elles sont en interaction (Joseph et Quéré, 2003).

Cela dit, toutes les actions et le déroulement des situations ne sont pas uniquement le fruit de l’intentionnalité. Il existe des dimensions non intentionnelles, ni raisonnées ni stratégiques, qui peuvent aussi expliquer le sens des interactions et le déroulement des situations. En outre, de telles situations se réalisent au contact des structures organisationnelles, celles de la société civile comme celles des institutions et des pouvoirs politiques, et elles touchent, par de multiples façons, la vie quotidienne des personnes concernées par l’expérience de la concertation. Vie civile et vie publique se trouvent alors reliées comme le laisse entendre le concept interactionniste de coextensivité (ibid.). Ainsi, la construction de la situation transactionnelle se poursuit au fil d’un va-et-vient entre les acteurs sociaux issus des organisations engagées dans les processus de concertation et les faisceaux de personnes et de groupes qui sont touchés, d’une façon ou de l’autre, par la question ou le problème mis en cause.

En résumé, les transactions sociales s’ancrent dans des situations où se manifeste une configuration particulière du système d’acteurs, dans laquelle chacun interagit en vue de parvenir à un échange ou de résoudre un problème. La situation de transaction est aussi une occasion de donner un sens à l’action, de défendre des valeurs, et ce, à l’intérieur d’un processus évoluant vers des compromis successifs et dont le vivre ensemble est la finalité. Le processus transactionnel induit une dynamique amenant les acteurs à s’adapter à la situation et au contexte, à développer de nouveaux réflexes identitaires, de nouvelles aptitudes par une séquence d’ajustements successifs qui ne rompent pas la relation d’interaction. Dans un contexte d’interaction relativement encadrée et obligatoire comme celui des Tables et de leurs partenaires, la transaction sociale correspond à un « processus de socialisation ou d’intégration dans la société et d’apprentissage des compétences démocratiques » (Blanc, 1998a : 219). Cet apprentissage conduit à la formation du quartier comme espace transactionnel, délimité spatialement, animé dans des délibérations successives sur les enjeux globaux et reconnu comme possédant une image voire une identité particulière.

Sur le plan technique, notre recherche s’est déroulée de l’automne 2005 à l’hiver 2006. Un travail préparatoire a été poursuivi grâce à trois ateliers de travail réunissant des coordonnateurs de Tables ainsi que des chercheurs. La documentation pertinente a été dépouillée (rapports annuels, plan d’actions, etc.). Par la suite, des entretiens semi-directifs ont été conduits autour de la question de la capacité des Tables à former des situations et à établir des transactions. La recherche s’est déclinée en trois volet, qui ont constitué les grands points du canevas d’entrevue : 1) circonscrire le fonctionnement de la Table de quartier, notamment sa structure en réseau, ses instances de décision, le type d’effectif et les principaux partenaires ; 2) identifier les principaux dossiers sur lesquels les Tables ont travaillé durant les deux dernières années afin de répertorier les types de situations transactionnelles auxquelles elles ont fait face ; 3) décrire ces situations de transaction durant la même période, le rôle des Tables face à ces situations controversées, le sens de l’action et la représentation du quartier. Des questions spécifiques portaient sur les processus de décision, notamment sur le fonctionnement par consensus, sur le règlement des tensions internes ainsi que sur la conception de l’action. Seuls les coordonnateurs des Tables étaient à même de répondre à ces questions. Dix d’entre eux ont accepté de nous rencontrer à la suite d’une invitation lancée par l’entremise de la Coalition montréalaise des Tables de quartiers (CMTQ). Ces dix quartiers sont représentatifs des réalités montréalaises : ils sont disséminés sur l’ensemble du territoire municipal, six sont des quartiers péricentraux, deux des quartiers périphériques, deux d’anciennes banlieues. Cinq sont considérés comme défavorisés.

Différentes figures du quartier et transactions sociales

Le quartier a pris l’aspect de plusieurs figures ces dernières années. Celle du quartier traditionnel, décrit comme un espace de proximité par de Certeau, Giard et Mayol dans L’invention du quotidien (1994 ), semble s’estomper. Ce quartier réduit à une portion connue et accessible à pied, dans laquelle l’offre des lieux de consommation, de fréquentation et de services suffit à ses résidants, ne tient plus : l’inadéquation entre lieux de travail et lieux de résidences, la spécialisation fonctionnelle de l’espace et l’hypermobilité des personnes en ont eu raison, du moins comme forme généralisée. En lieu et place, la théorie urbaine et géographique fait place à un quartier devenu un espace dans lequel agit un système d’acteurs sociaux. Par exemple, la gouvernance décentralisée des problèmes sociaux favoriserait les stratégies de délégation vers la société civile de certaines fonctions de l’État ainsi que leur gestion territorialisée à l’échelle du quartier. Dans cette lignée, le quartier apparaît comme le siège de la gouvernance décentralisée des politiques publiques. L’approche des effets de quartier va en ce sens. Elle met en relation les inégalités sociales et le cadre de vie, afin de mesurer leurs effets sur la santé des personnes, et éventuellement de calibrer les interventions publiques devant les réduire (MacIntyre et al., 2002). En mettant ainsi de l’avant les dimensions sociales et environnementales des conditions de santé, en parallèle avec les stratégies d’élaboration des politiques publiques, il est sous-entendu que ce sont les acteurs sociaux qui peuvent agir sur l’environnement et en modifier les caractéristiques (Potvin et al., 2005 ; Frohlich et al., 2001). Il devient alors intéressant d’étudier comment l’action des individus et des collectivités peut modifier et améliorer l’environnement local et ainsi inférer sur les conditions défavorables qui pèsent sur la santé des personnes et des collectivités. Sous cet angle, un certain nombre de chercheurs s’intéressent à l’analyse des processus de planification urbaine, des politiques publiques ainsi que des actions engagées par des acteurs sociaux à l’échelle locale (Blanc, 1995 ; Bacqué et al., 2003 ; Allard et al., 2006).

Dans le contexte montréalais, le quartier est d’ailleurs apparu, ces dernières années, comme l’espace de recréation des pratiques d’investissement collectif, et dans la foulée, des pratiques de planification et de développement social (Germain et al., 2004). Cela n’est pas un phénomène typiquement montréalais, puisqu’observable tant en Europe qu’en Amérique du Nord (Bacqué et al., 2003 ; Divay et al., 2004 ; Dreier, 2003 ; Le Gallès et Thatcher, 1998 ; Sénécal et al., 2003). C’est ainsi que les réseaux associatifs locaux sont appelés, à Montréal, à engager directement des exercices de planification concertée ou, à tout le moins, à participer à ceux que les différents ordres de gouvernement ont pu mettre en place. Des stratégies territoriales, partenariales et de gestion publique décentralisée sont ainsi mises en place, pour tenter de contrer des crises vécues à l’échelle des quartiers : un déclin économique profond doublé d’une mésadaptation de la main-d’oeuvre locale, une dépopulation suivie d’une repopulation entraînant un risque de gentrification, et enfin, une dégradation du cadre bâti et de l’environnement. Ces stratégies supposent des processus sociaux longs et complexes dont le premier est l’établissement des constats et la formulation des enjeux. Leur énoncé permet de délimiter les grandes lignes de tension qui traversent les organisations inscrites à l’échelle du quartier et, par le fait même, justifie cette volonté de débattre et de trouver des solutions partagées.

Les acteurs sociaux s’engagent dans des réseaux dont l’action se concentre au niveau des processus : intervenir dans un espace public de délibération ; former des réseaux et des coalitions ; institutionnaliser les démarches et les fonctionnements organisationnels ; élaborer des prises de position et en assurer la diffusion ; proposer un horizon de planification du développement. Cela étant, la concertation donne un sens à l’espace du quartier en formulant des arguments, en justifiant l’action, tout en faisant appel, le cas échéant, à la mémoire du lieu, à son histoire, et en proposant des lignes de conduites comme l’éthique, le respect de droits ou la solidarité sociale. Le récit du quartier qui en résulte participe à refonder l’identité et le sentiment d’appartenance.

La lutte contre les inégalités sociales est ainsi canalisée vers l’espace public de délibération du quartier qu’animent incidemment les Tables. De telles pratiques de délibération et de concertation tendent, suppose-t-on, à produire des solutions négociées, généralement des compromis pragmatiques (ou de coexistence) qui façonnent la vie collective et associative du quartier. Ces ajustements et leurs termes peuvent être éclairés lorsque soumis à une grille d’analyse inspirée du paradigme de la transaction sociale, comme nous proposons de le faire, après avoir retracé les grandes lignes du cadre de notre recherche.

Un programme territorialisé, une gestion participative

Le programme d’Initiative montréalaise de soutien au développement social local émane d’un partenariat établi en 1997 entre la Ville de Montréal, la Direction de la santé publique de Montréal (DSP) et Centraide du Grand Montréal. Depuis le lancement du programme Vivre Montréal en Santé en 1990, conçu dans l’esprit du mouvement des Healthy Cities, la Ville reconnaît et soutient financièrement les Tables locales de concertation. Les trois partenaires bailleurs se sont associés en 2003, à une équipe de chercheurs ainsi qu’aux représentants de la Coalition montréalaise des Tables de quartiers (CMTQ) afin d’établir les termes d’une étude dont les orientations, notamment le cadre conceptuel et la méthodologie, ainsi que les questions et les hypothèses auxquelles il s’agirait de répondre, ont fait l’objet d’une démarche réflexive commune. Une étude exploratoire menée en 2004 (Lachance et al.) constatait que les Tables de quartier constituent, à l’échelle du quartier, un lieu de convergence entre des acteurs d’horizon et d’intérêts différents, et possédant des expertises diversifiées. Il y est établi que les Tables abordent les enjeux locaux en recourant à une approche multidimensionnelle et multiproblématique, dans une perspective intégrée du développement social du quartier et se démarquent par l’étendue des intérêts et des questions qui les préoccupent. Plus encore, malgré la nature de leur mandat qui consiste à structurer des démarches de concertation, les Tables n’en incluraient pas moins une dimension d’action à leur démarche.

L’étude de Lachance et al. (2004) a également caractérisé le travail des Tables en insistant sur leur capacité de susciter des échanges entre les instances et les acteurs, tout en jouant un rôle actif dans les négociations de toutes sortes qui se présentent dans l’espace du quartier. Ainsi, autour des objectifs d’amélioration au cadre de vie et de lutte aux inégalités socioéconomiques, les Tables favoriseraient l’intensification des échanges entre les acteurs et des liaisons entre les instances, interagiraient avec des participants et collaboreraient à l’élaboration de solutions (ibid.). Ces résultats confirment ceux établis antérieurement, notamment sur la capacité d’agir de ces organismes de concertation pour l’amélioration du cadre de vie (Morin et al., 2001 ; Germain et al., 2004). Ils ont d’ailleurs été repris dans le fascicule de l’Initiative montréalaise de soutien au développement social local (Ville de Montréal, 2006).

L’étude de Lachance et al. (2004) mettait également en évidence quelques limites à l’action des Tables de quartier. Au premier chef, en stipulant que la capacité financière des organismes mandataires de la concertation de quartier est restreinte, l’étude traduisait une possible inadéquation entre l’ampleur des objectifs globaux et idéaux que le programme met de l’avant et les moyens limités pour leur mise en oeuvre. Par ailleurs, ce manque relatif de ressources se ferait aussi sentir à l’intérieur même du travail de concertation. Le rôle de coordination des réseaux et d’arbitrage des tensions qui occupe largement les responsables des Tables, se poursuit sans que l’organisme de concertation dispose de moyens d’assurer la réalisation des objectifs et des projets établis collectivement. La mise en oeuvre revient ainsi généralement à d’autres organismes que ceux chargés de la concertation intersectorielle. En contrepartie, la condition principale du succès de la concertation réside dans l’habileté des acteurs, en particulier de la coordination de la Table, à établir des relations de confiance (ibid.). Une troisième difficulté interpelle les acteurs engagés dans des processus de concertation, soit l’arrimage difficile entre les concepts globaux de lutte aux inégalités sociales et d’amélioration du cadre de vie, chevillés dans l’approche intégrée et à long terme que sous-entend le concept de développement social d’une part, et la réponse à des besoins urgents et immédiats, comme nourrir et loger les personnes dans le besoin d’autre part. Cela est particulièrement ressenti en sécurité alimentaire où se côtoient, dans les quartiers montréalais, les banques alimentaires et les organismes engagés dans des stratégies de prise en charge et de développement social. Se pose ainsi le dilemme de la planification intégrée et systématique. Celle-ci risque de ne porter fruit qu’à plus ou moins long terme alors que les besoins sont pressants et immédiats.

En outre, l’étude de Lachance et al. (2004) concluait que plusieurs aspects du travail des Tables de quartier demeurent peu documentés. On bénéficie d’un portrait organisationnel exhaustif des Tables (Bujold, 2001) et d’une analyse de leur apport à la démocratie participative (Morin et al., 2000) de même que d’une étude sur des projets concrets visant l’amélioration du cadre de vie (Morin, dans Germain et al., 2001). La contribution des Tables à la reproduction du quartier comme espace public est également soulignée (Germain et al., 2004). On entend par là non seulement la capacité de mettre en réseau des acteurs sociaux et d’établir des formes d’interaction sociale et de négociation sur une base territoriale, mais aussi de promouvoir la requalification symbolique du quartier, en donnant un sens à l’action communautaire ainsi qu’à l’identité que suscite l’espace de quartier.

Il reste, nous semble-t-il, à approfondir les processus qui régissent l’univers transactionnel des Tables et qui portent précisément sur la reproduction de l’idée de quartier à travers les processus de planification, de règlement des tensions et la construction de l’image du territoire. Une analyse fine sur le fonctionnement des structures d’échange, les étapes des différents processus, les interactions et la nature des échanges suscités, en matière d’ajustements, est donc de mise.

Résultats

Si l’approche méthodologique était de nature inductive, partant d’observations de terrain, l’interprétation des résultats combine la description des situations et l’interprétation donnée lors des entrevues. En ce sens, l’approche peut être qualifiée de compréhensive, c’est-à-dire qu’elle tend à reconnaître les significations données par les acteurs eux-mêmes. Les résultats concernent les modèles organisationnels et la production de situations transactionnelles. Ils fournissent une interprétation générale du fonctionnement des Tables et des situations dans lesquelles elles interviennent.

Les entrevues ont permis de recenser un bon nombre d’activités et de projets qui, dans presque tous les cas, sont les produits d’une situation transactionnelle. Une première partie de l’analyse a conduit à situer les Tables par rapport à un modèle organisationnel. La deuxième partie de l’analyse concerne l’univers des préoccupations et de l’action propres aux différentes Tables étudiées et visait à saisir comment les actions découlant d’une transaction sociale peuvent transformer l’organisation et le modèle d’action de chaque Table. La caractérisation de ces actions et projets transactionnels qui en découle tient d’un effort de généralisation des ajustements successifs survenus à l’intérieur des modèles organisationnels, des cadres de l’action collective et des situations vécues. En d’autres termes, la proposition de différents types de transactions sociales accompagnant la présentation des résultats sert à orienter la recherche à venir et ne peut être tenue pour définitive.

Les modèles organisationnels

L’objet premier des Tables est l’exercice de concertation qu’elles engagent à travers la constitution d’un réseau réunissant des organisations de la vie collective. Par ce mécanisme d’interaction entre des acteurs sociaux communautaires et institutionnels se forme ce que Gilly et Lung (2005) nomment de la proximité organisationnelle. Selon cette optique, l’observation des modèles organisationnels enrichit la compréhension des interactions qui se déroulent à l’intérieur du quartier. D’ailleurs, la catégorisation organisationnelle remarquée dans les études antérieures apparaît toujours pertinente à l’analyse.

Les Tables de quartier se partagent encore aujourd’hui entre un modèle associé au mouvement communautaire autonome d’une part, et un modèle qui se rattache au mouvement Villes et villages en santé (VVS), d’autre part. Les Tables du premier modèle sont constituées comme un réseau des organismes communautaires du quartier qui restreignent généralement la participation des représentants d’institutions et d’organismes publics aux instances de la Table en ne leur accordant pas de droit de vote. Dans ce modèle, l’autonomie du mouvement communautaire est sans cesse réaffirmée, notamment au niveau de la délibération face à des dossiers chauds. Plus encore, ce modèle se caractérise par une distance critique accrue vis-à-vis des représentants institutionnels qui, à bien des égards, proviennent des institutions vers lesquelles sont acheminées des demandes, par exemple de soutien et de financement. Cette distance critique vis-à-vis les représentants institutionnels n’est pas l’apanage des Tables « communautaires », mais celles-ci l’ont inscrite dans les règles de fonctionnement et de prise de décision. Les Tables associées au second modèle relèvent quant à elles d’une structure multiréseau et multisectorielle. Elles font place à une participation soutenue, dans leurs instances, des représentants d’institutions et d’organismes publics. En d’autres termes, les partenaires institutionnels possèdent un droit de parole et de vote et font partie prenante du fonctionnement des instances et de la prise de décision. Rappelons que ce modèle a pris forme avec le programme de la Ville de Montréal Vivre Montréal en santé au début des années 1990. On le décrit aujourd’hui comme caractérisé par des structures multiréseaux (Leduc, 1993 ; CFP, 2000 ; Bujold, 2001).

Il faut savoir que le modèle organisationnel de chacune des Tables découle d’abord de la tradition associative propre à leur quartier. Ce qui ne revient pas à dire que le modèle soit figé. Au contraire, les structures et les règles évoluent suivant le contexte changeant des quartiers ainsi que selon les caractéristiques de la programmation étatique qui se renouvelle sans cesse. Dans le quartier Saint-Michel, Ndiaye (2005) montre comment l’implantation du programme de Revitalisation urbaine intégrée de la Ville de Montréal a modifié l’approche de la Table et transformé son fonctionnement.

Il faut noter, toutefois, que le programme initié par les trois bailleurs prévoit un modèle organisationnel précis, celui d’une structure intersectorielle et multiréseau, où tous les organismes ont les mêmes droits de cité. Cela n’empêche pas qu’une très grande diversité organisationnelle subsiste parmi les Tables de quartier. On constate, à cet égard, que la structure organisationnelle est en soi un objet de transaction sociale : entre les deux modèles idéaux, celui d’autonomie et celui d’intensification des interactions partenariales, une panoplie de variantes subsiste (tableau 1). Le modèle de chacune des Tables se construit à travers l’action.

La distinction habituelle entre les différents modèles de Tables, utilisée par les partenaires et par les responsables des Tables eux-mêmes, est basée d’abord sur la composition de l’organisme fiduciaire, chargé précisément d’administrer le mandat de l’Initiative montréalaise. Elle est ensuite définie selon le type de relations que l’organisme mandataire entretient avec les trois espaces distincts de la concertation de quartier, soit ceux des réseaux sectoriels (ou secteurs d’activités), celui des partenaires institutionnels ainsi que celui de la relation avec les citoyens. Cela dit, les modèles observés sont d’une grande complexité, les organismes communautaires pouvant devenir ou mettre sur pied des Tables intersectorielles multiréseaux. Tout en continuant de tenter d’éclairer les différentes formes de situations transactionnelles expérimentées par les Tables, on a donc voulu revoir leur structure organisationnelle afin de raffiner la typologie classique.

Tableau 1

Les modèles organisationnels idéaux et la transaction sociale

Modèles idéaux

Composition

Partenariat

Participation

L'idéal de l'autonomie communautaire

Réseau d'organismes communautaires

Partenariat critique et relation distante avec les institutions

Délibération en réseau et consultation des citoyens

L'espace de la transaction sociale autour du modèle organisationnel

L'idéal du partenariat multiréseau

Réseau d'organismes communautaires et de partenaires institutionnels

Partenariat effectif et action intégrée avec les institutions

Délibération en réseau et présence des citoyens aux instances

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Il n’est pas aisé de représenter les deux modèles qui se distinguent par leur référence à deux types idéaux d’interactions entre les univers communautaire et institutionnel. L’idéal d’autonomie privilégie le maintien d’une distance critique vis-à-vis les partenaires institutionnels alors que l’idéal d’intersectorialité tend à considérer tous les secteurs (communautaires, institutionnels, privés et même les personnes sans affiliation) comme des constituants à part entière d’une démarche commune. Ce sont des types idéaux et il est entendu que chacun des organismes observés a évolué au fil du temps et adopté des modes qui concilient les deux modèles sous des modalités très diverses. Comme les modèles organisationnels vécus ne sont pas figés, les Tables qui proviennent d’un milieu connaissant une longue tradition communautaire ont évolué vers des partenariats plus soutenus avec les organismes publics. Dans le même ordre d’idées, les Tables qui ont dû étendre le réseau de leurs partenaires finissent par consolider leur structure organisationnelle et leur réseau de partenaires. Toutes développent également des moyens de participation citoyenne. Ce sont par de tels ajustements successifs que se constitue un réseau d’acteurs reconnu comme légitime à l’échelle du quartier. De là, on pourrait s’entendre qu’à terme, les modèles organisationnels évoluent sur un continuum, entre l’idéal d’autonomie et d’intersectorialité, adoptant des pratiques semblables, étant perméables aux contextes locaux, suivant des transactions sociales fines produites entre les différents organismes. Ainsi, les structures organisationnelles vécues des différents organismes traduisent, pour chacune des dimensions du modèle organisationnel, un effort d’adaptation et de négociation permanent, défini comme un produit de la transaction sociale.

Par exemple, les organismes fiduciaires du programme créent parfois des organismes associés, chargés d’assurer le mandat du programme de l’Initiative montréalaise. Les organismes mandataires ainsi créés qui sont en fait les Tables de quartier, peuvent adopter une structure différente de celle de l’organisme fiduciaire : un organisme de type communautaire autonome peut déléguer à un organisme multiréseau et multisectoriel le soin d’agir à titre de Table de quartier. On trouve dans la liste des organismes fiduciaires du programme des conseils communautaires, des corporations de développement communautaire et des coalitions du type Quartier en santé. Cette variété des modes de fonctionnement ne se traduit toutefois pas par des différences notables quant aux préoccupations de chacune des Tables de quartier. En outre, toutes les Tables rencontrées, quel que soit leur modèle organisationnel, ont des relations nourries avec des partenaires de toutes sortes, dont les organismes et les institutions rattachés au secteur public. Ce qui distingue les Tables entre elles se trouve, selon nous, dans les règles qui régissent les relations avec les partenaires institutionnels.

Par contre, au fil d’ajustements et de compromis établis dans la durée, au gré de structures ouvertes sur des partenariats définis suivant des règles à géométrie variable, les Tables ont établi des modes d’interaction avec des partenaires institutionnels, qui prennent des formes diverses, soit à l’intérieur des instances décisionnelles, soit de manière ponctuelle. Dans certains cas, les partenaires sont considérés comme des membres de la Table, dans d’autres cas des invités permanents ou ponctuels ayant droit de parole. Dans ce dernier cas, la collaboration des partenaires peut aussi se dérouler à l’intérieur d’instances ad hoc ou ponctuelles, en fonction d’un dossier particulier. Par ailleurs, tous les coordonnateurs rencontrés ont indiqué que la recherche du consensus fait en sorte que, sur les décisions prises au conseil d’administration ou lors d’un débat, les prises de vote sont rares. En d’autres termes, la règle d’adhérence des membres est certainement une donnée importante, mais elle influe peu sur le déroulement des discussions et du processus décisionnel. Les partenaires sont entendus dans presque tous les cas et leurs collaborations avec les réseaux associatifs demeurent toujours soutenues. En clair, les modulations de fonctionnement, pour importantes qu’elles soient à certains égards, ne paraissent pas entraver la réalisation du mandat de concertation du secteur communautaire avec les partenaires institutionnels.

L’univers des préoccupations et de l’action

La relation aux partenaires et la concertation menée autour du partage des ressources et de l’arbitrage vis-à-vis les tensions qui traversent le réseau associatif local se présentent comme des illustrations d’un premier type de situation transactionnelle vécue par les Tables. Le rôle d’arbitre qui est offert à la Table de quartier et qui est généralement accepté permet en quelque sorte de maintenir la cohésion du réseau, d’offrir des occasions de collaboration entre des organismes communautaires et d’assurer une plus grande cohérence dans le partage du travail, y compris avec les partenaires institutionnels. Il devient pertinent d’établir de tels arbitrages lorsque se présentent des débats déchirants où les oppositions sont exacerbées.

L’un des exemples manifestes de ce genre de situation est l’allocation des fonds dans le cadre du programme de lutte à la pauvreté. Issu du Sommet de Montréal et des ententes avec le gouvernement du Québec, ce programme soutient des projets soumis en réponse à des appels d’offres, notamment en sécurité alimentaire. Plusieurs arrondissements sollicitent, dans ce cadre, la participation des Tables de quartier au comité de sélection des projets. En maintes occasions, la Table a cherché à coordonner une demande conjointe avec plusieurs organismes de quartier, arbitrant les exigences des uns et des autres. Dans de tels cas, ce rôle d’arbitre dévolu aux Tables est ambigu, il les assimile à des instances décisionnelles (par exemple, en participant à des comités chargés d’évaluer des demandes de subvention soumises à la Ville), leur attribuant même une capacité de régulation qu’elles ne possèdent pas. Cette fonction d’arbitre déroge parfois du mode de fonctionnement par consensus qui prévaut généralement.

Une autre observation sur les distinctions entre les Tables est, à notre avis, encore plus significative. D’entrée de jeu, il faut reconnaître la qualité de l’ancrage territorial des organismes mandataires et une importante différenciation des Tables entre elles relève du contexte particulier de chacun des quartiers. Les Tables des anciens quartiers péricentraux de Montréal se concentrent dans la fonction de concertation, et généralement, à l’intérieur du réseau des organismes communautaires. La richesse de la vie associative locale influe grandement sur le fonctionnement de la Table. Il n’est pas paradoxal d’affirmer que plus le quartier recèle de ressources communautaires, plus se fait sentir le besoin d’établir des situations de concertation et d’interaction au sein même de ce réseau. Et plus, aussi, la Table intersectorielle laisse aux Tables sectorielles le soin de gérer les relations avec les partenaires institutionnels et la conception de projets concrets. À l’inverse, lorsque le quartier dispose de moins de ressources communautaires et que leurs moyens sont moindres, ce qui est souvent le cas dans les quartiers issus d’anciennes banlieues par exemple, la Table doit pallier ce manque de ressources en invitant les partenaires institutionnels à jouer un plus grand rôle dans les instances et même à prendre en charge les dossiers se rapportant à des thèmes ou des secteurs précis. Par exemple, les Tables de ces quartiers entreprennent et gèrent des démarches et des actions sectorielles, en sécurité alimentaire ou en aménagement. Ce faisant, elles se situent directement au niveau de l’action, en accaparant des dossiers sectoriels, mais faisant en sorte que la participation des institutions et des organismes publics, comme le Centre de santé et des services sociaux (CSSS), l’Arrondissement ou la Commission scolaire de Montréal (CSDM) devienne nécessaire.

Dans ce contexte, la Table fait face à un deuxième type de situation transactionnelle, alors qu’elle cherche à engager une action ou un projet, quitte à le gérer elle-même, en mobilisant les ressources, tant financières qu’humaines, notamment en réunissant les expertises disponibles. La Table met de côté son identité principale de structure de concertation pour intervenir plus concrètement et endosser l’identité d’une structure gestionnaire de projets. La liste des initiatives de ce type est longue, dont les plus spectaculaires seraient les projets de logements sociaux. Les Tables y sont impliquées depuis l’identification des sites, souvent visés par des promoteurs privés, jusqu’à la coordination entre les organismes de défense des droits sociaux et avec le Groupe de ressources techniques, spécialisé dans la mise en oeuvre. Des initiatives en sécurité alimentaire, allant des cuisines collectives aux jardins communautaires peuvent aussi être engagées lorsque les ressources associatives en ce domaine paraissent insuffisantes. Ou encore des projets d’amélioration du cadre de vie, comme le verdissement d’une cour d’école ou des initiatives pour le trafic calming. Dans cette lignée, les projets destinés aux populations marginales, notamment les personnes ayant des problèmes de santé mentale, la médiation auprès des jeunes de la rue, etc. sont également à l’ordre du jour et favorisent le passage, pour la Table, du travail de concertation à un rôle d’intervention sur le terrain.

Un troisième exemple de situation transactionnelle qui serait celui impliquant tout exercice de planification qu’il soit intégré ou sectoriel, nous semble illustrer les ajustements pouvant amener une Table à se déplacer de l’autonomie vers l’intersectorialité, ou l’inverse. Un exercice de planification, quel que soit le secteur concerné, dans lequel la documentation initiale issue de l’expertise de la Table est nécessaire (les portraits de quartiers et autres diagnostics) et menant à un débat sur les choix et les priorités, place cette Table en position d’échange et d’influence dans le développement local. La rédaction d’un portrait de quartier, l’élaboration d’un plan d’action et l’établissement de priorités constituent des moments d’intenses interactions et de négociation, autant dans le réseau des acteurs communautaires que dans son extension avec les partenaires institutionnels. Ces situations permettent aux acteurs des Tables de faire des apprentissages techniques, notamment en menant des opérations populaires d’aménagement, en traitant des données statistiques, en produisant de la documentation pertinente et de l’expertise. Elles permettent également d’étendre l’apprentissage procédural, en multipliant les interactions sociales, les discussions collectives et en formalisant le partenariat avec toutes sortes d’instances, tout en rejoignant les personnes.

De ce qui précède, on note la très grande capacité des Tables à tenir compte du contexte qui prévaut dans leur quartier respectif, dans leur fonctionnement et leur façon de faire. Les modèles organisationnels observés paraissent particulièrement bien adaptés aux différents contextes de la mosaïque territoriale montréalaise. Ce qui nous amène à formuler une catégorisation des cadres d’action (tableau 2).

Le premier cadre met l’accent sur l’horizontalité des relations certes soutenues, mais distantes, entre le mouvement communautaire et les partenaires institutionnels. Malgré cette distance, ces derniers sont en contact avec les membres de la Table, ils sont bien au fait de leurs objectifs et sont en position de les discuter voire de négocier les tensions suscitées. L’organisme fiduciaire du programme se trouve, selon une telle approche, à organiser sur un mode non hiérarchisé des processus et des interventions qu’il se propose de négocier et d’arbitrer.

Le second cadre d’action arrime de manière transversale, par thématique, des réseaux extérieurs à l’univers communautaire afin d’étendre la portée du champ d’intervention. Il regroupe des Tables qui, en particulier dans leurs premières années d’existence, ont été amenées à compléter leur effectif et à étendre leur réseau de partenaires. Ces Tables sont généralement parvenues à intensifier les interactions avec un réseau élargi de partenaires, voire à les approfondir, tout en maintenant un statut de membres à part entière aux représentants des institutions. Dans certains cas, la structure organisationnelle peut aussi faire une place, d’une façon ou de l’autre, à des citoyens sans affiliation.

Le premier cadre d’action observé qui vient d’être présenté distribue les quatre espaces distincts de concertation sur un plan horizontal, faisant en sorte qu’ils entretiennent des interactions suivant un mode de réciprocité partagée. Son caractère horizontal relève essentiellement de l’autonomie du réseau associatif local et d’un mode d’échange distant vis-à-vis les partenaires institutionnels. Le second cadre réfère à une Table multiréseau, où les partenaires institutionnels et les autres groupes sectoriels traitent des différents dossiers dans un même espace-temps de concertation. Le fonctionnement de la Table se cristallise sur des thématiques transversales ou des projets particuliers.

Tableau 2

Les cadres idéaux de l'action et la transaction sociale

 

Objectifs

Enjeux

Pratiques

Action

Idéal d'horizontalité

Créer un mode commun entre les membres de la Table

Obtenir un concensus autour d'une vision commune

Négocier et faire pression

Arbitrer les ressources et planifier des projets

L'espace de la transaction sociale autour des cadres d'action entre les acteurs et les partenaires

Idéal de transversalité

Étendre le faisceau des partenaires et de la participation

Représenter les citoyens

Créer des lieux de rencontre et de débats

Gérer des activités et des projets

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Dans les deux approches, et toutes variantes confondues, les Tables constituent à la fois un lieu de rencontre où des acteurs cherchent à établir un langage commun et tentent de résoudre des problèmes et de dénouer des situations de crise. Comme nous l’avons vu, elles peuvent le faire, soit en lançant des opérations de planification et d’aménagement, soit en participant au programme de Revitalisation urbaine intégrée (RUI) de la Ville de Montréal, soit en animant l’espace public autour de projets urbains comme le reaménagement de friches industrielles. Les Tables débattent des projets urbains et formulent des propositions ou des contre-propositions adressées aux pouvoirs publics ou aux promoteurs dans la perspective d’ouvrir des négociations. Elles affichent également des préoccupations pour l’amélioration de la qualité de vie et des conditions de santé communautaires. Certaines peuvent aussi prendre la tête d’un mouvement contestataire vis-à-vis un projet particulier (tableau 3).

Ainsi, l’univers de préoccupations des Tables de concertation diffère peu d’un modèle à l’autre. Il s’abrite sous le chapeau des thématiques génériques que sont la lutte à la pauvreté et l’amélioration du cadre de vie. Tous les coordonnateurs et coordonnatrices de Tables rencontrés ont énuméré des activités en sécurité alimentaire, en logement social, en formation et employabilité ou en insertion sociale et en aménagement du milieu de vie. La liste des activités et des actions est longue et contient des innovations certaines. Par contre, dans chacun des domaines, les approches peuvent différer et le niveau d’implication de la Table intersectorielle également, si d’autres organismes de quartier, notamment une Table sectorielle, occupent le terrain. Dans certains cas, des dossiers spécifiques sont ajoutés à la liste, notamment en éducation, en santé ou en transport, mais on ne peut attribuer leur présence à un modèle spécifique ou à une capacité d’action accrue. Dans tous les cas, des dossiers ponctuels relevant de sites ou de projets particuliers ont été abordés. Il s’agit de dossiers relevant de l’actualité locale, d’un projet politique distinctif ou qui sont propres à l’histoire du quartier, par exemple la contestation devant une proposition d’aménagement ou une situation vécue comme indésirable par une partie des résidants du quartier.

Dès lors, en reconnaissant que toutes les Tables partagent un même univers de préoccupations et d’activités et qu’elles font face aux mêmes types de situations transactionnelles, il apparaît que les différences entre elles résident plutôt dans l’approche utilisée pour aborder ces sujets. La Table du cadre d’action horizontal vise d’abord à établir un mode commun à l’intérieur du réseau communautaire, et ensuite, à mobiliser les citoyens autour des objectifs qui y sont énoncés. Ce mode commun comprend la vision, les objectifs et les priorités défendus comme un projet d’avenir. La Table du modèle transversal cherche, pour sa part, à étendre le faisceau des partenaires afin d’engager des projets communs de façon à représenter directement les citoyens.

Tableau 3

Les situations de transaction sociale

 

Mise sur pied du réseau de quartier

Planification

Projets concrets et actions sectorielles

RUI

Pression politique

Exemples de situation

Animation du réseau ; rédaction d'offres de services ; coordination entre les ressources

Élaboration de portraits de quartier, de diagnostics ou de plan d'action

Action en sécurité alimentaire ; en santé mentale ; en logement et aménagement urbain

Coordination ou participation au programme RUI

Contre le casino au bassin Peel ; les hausses de tarifs de transport en commun ; les hausses de loyer

Interactions dans le mouvement communautaire

Arbitrages des fonds touchant la lutte à la pauvreté

Détermination des priorités

Relations entre les comités sectoriels et la Table intersectorielle

Représentation du secteur communautaire dans la RUI

Informer ; mobiliser ; rejoindre la population

Interactions avec les partenaires institutionnels

Représentation du secteur communautaire

Diffusion du plan

Financement ; gestion ; mise en oeuvre

Négociation des préoccupations du communautaire dans la RUI ;

Élaboration d’un contre-projet ; négociation d’un compromis

Apprentissage

Coordination, dialogue, gestion et négociation

Maîtrise des procédures délibératives et du vocabulaire technique ; collecte et analyse des données

Acquisition de savoir et d’expertise techniques

Maîtrise de l’approche intégrée et de la planification stratégique

Médiatisation des enjeux ; maîtrise de l’argumentaire technique et du jeu de négociation

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En précisant les termes de deux modèles et de deux cadres d’action, il importe de signifier que toutes les Tables visent à rejoindre la communauté et à représenter les citoyens. Cependant, elles énoncent différemment les démarches qui découlent de leur mode de fonctionnement. Les unes concentrent leur travail sur l’élaboration d’un cadre commun du réseau associatif et des organismes communautaires, les autres sur le déploiement du faisceau partenarial organisé dans une démarche par projet. L’espace de transaction sociale entourant la définition du modèle d’action est particulièrement intense dans chacun des cas. Cela peut conduire à des formules mitoyennes ou mixtes. Par exemple, plusieurs organismes fiduciaires communautaires autonomes ont créé des Tables de concertation multiréseaux.

Les situations transactionnelles auxquelles les Tables font face demeurent semblables d’un modèle à l’autre, d’un cadre d’action à l’autre. Un quatrième type de situation vient appuyer cette idée que toutes les Tables, indépendamment du modèle auquel elles renvoient, sont appelées à élaborer des compromis de coexistence. En effet, toutes se voient, à un moment ou à un autre, adopter la posture du groupe de pression et conduire une bataille contre une situation jugée indésirable ou un projet qui apparaît contraire aux priorités établies à l’intérieur des processus courants de planification qu’elles animent.

Plusieurs initiatives de défenses des droits sociaux, notamment des locataires ou des usagers du transport en commun montrent que les Tables conservent une capacité d’agir comme un groupe de pression. La lutte contre la délocalisation du casino de Montréal au bassin Peel, dans le sud-ouest, aux limites du quartier Pointe-Saint-Charles, a d’ailleurs mis en évidence l’étendue des moyens de mobilisation et de diffusion dont disposent les Tables. Adoptant une position de rejet vis-à-vis le projet, refusant tout compromis, deux Tables ont manifesté leur opposition, au nom de la défense des droits et de la mémoire du quartier Pointe-Saint-Charles. Une Table a poursuivi, en parallèle, une démarche consultative avec la Corporation de développement communautaire du Sud-Ouest (RÉSO), non pas pour l’appuyer, mais afin de documenter et de questionner la pertinence du projet. En ce sens, les organismes de concertation de quartier ont, de façon plus ou moins déterminée, adopté simultanément la stratégie du refus et celle du dialogue. Dans les deux cas, la démarche fut réflexive, forçant le dévoilement des termes du projet. L’acquisition d’expertise fut indéniable.

Enfin, chacune des Tables est susceptible d’être appelée à participer à un processus plus large de concertation, pouvant se réaliser sur une plateforme partenariale initiée par une instance de l’administration publique, à l’instar du programme montréalais de Revitalisation urbaine intégrée (RUI). Il s’agit là du cinquième et dernier type de situation transactionnelle de notre typologie. Dans ce cadre, la Table peut être invitée à participer à l’élaboration d’une démarche de planification en concertation, tant à titre de coordonnateur qu’à titre de membre du comité de revitalisation. Ce genre d’exercice place l’organisme mandataire de la Table en une triple situation transactionnelle, alors qu’il est amené à se positionner par rapport à son mandat de Table (transaction identitaire), à échanger avec les divers membres de la Table sur leurs attentes par rapport au processus (transaction interpersonnelle) et à négocier avec les autres représentants du quartier au sein de la RUI (transaction entre groupes). La concertation est, elle aussi, plurielle. Elle est menée, d’un côté, au sein de la Table, sur les enjeux à prioriser pour revitaliser. Elle se déroule aussi, d’un autre côté, avec divers acteurs au sein de l’opération de revitalisation intégrée. Davantage qu’un pont entre les structures de collaboration, la Table joue un rôle actif dans l’échange avec les autres acteurs sociaux. Elle a la possibilité de créer des alliances et de développer des projets auxquels elle pourrait participer, tout en ayant aussi le mandat de négocier les orientations et les solutions retenues au plan de revitalisation, de façon à ce que les préoccupations de ses membres et de ses partenaires soient respectées. Dans ce contexte, la Table engagée dans la RUI acquiert une expertise, étend son action et développe des compétences pour lesquelles elle est susceptible d’obtenir une reconnaissance de la part de ses partenaires.

La production sociale du quartier

La structure des Tables de quartier quadrille le territoire de la Ville de Montréal incluant les arrondissements nés de la fusion des anciennes banlieues (tableau 4). Dans chacun des quartiers de Montréal, un réseau est donc formé sur les limites reconnues ou proposées par la Ville. Leurs membres sont des organismes du quartier, auxquels s’ajoutent des organismes et des institutions qui peuvent s’inscrire à des échelles différentes, comme celles de l’arrondissement, de la municipalité voire de la région. L’étendue de cette présence dans les différents quartiers montre que les pratiques de concertation se moulent sur les termes de la programmation publique. Les organismes communautaires des quartiers possédant une longue tradition de militantisme communautaire ont initié de telles démarches de planification. Les autres quartiers ont reproduit l’approche « communautaire », dosant les idéaux d’autonomie ou de multisectorialité, pour produire des situations circonscrites sur le plan spatial. De telles situations comportent une référence au territoire, récupérant les termes des appartenances et des identités anciennes, les reproduisant, et en façonnant de nouvelles. Les exercices de planification sont aussi l’occasion de transcrire la référence au territoire, de baliser les limites et d’engager les termes de l’action. En formant des situations d’action, en occupant des lieux pour traiter des problèmes et en revendiquant la légitimité de l’instance territoriale qu’il anime, le réseau organisationnel se trouve à définir ce qu’est le quartier et à proposer ce qu’il devrait être.

Tableau 4

Les situations et les références au territoire

Types de situation

Références au territoire, à ses caractéristiques et à ses limites

Mise sur pied du réseau de quartier

- Repérage des ressources communautaires disponibles sur le territoire

- Appartenance des membres du réseau associatif sur des critères territoriaux

- Partenariat avec des organismes régionaux sur une base locale

- Référence à l’appartenance communautaire et à l’identité

Élaboration de portraits et de plans d’action

- Détermination des limites territoriales de l’exercice de planification

- Caractérisation du quartier comme espace vécu

- Identification des enjeux et établissement des priorités d’action

Projets concrets et actions sectorielles

- Identification des projets sur une base territoriale

- Recherche des ressources et du financement en fonction des conditions vécues dans le quartier

- Rappel des conditions historiques et du patrimoine du quartier

Coordination ou participation à la RUI

- Identification des zones nécessitant un effort de revitalisation

- Participation au réseau et à l’élaboration du plan

- Reconnaissance du territoire de l’action

Pression politique

- Identification des stress et des tensions locales

- Organisation du réseau des opposants

- Appropriation du lieu et exigence de qualité de vie

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L’image du quartier

Notre enquête auprès des coordonnateurs de Tables posait justement la question de l’image. La question apparaissait triviale au premier abord : comment définissez-vous votre quartier ? Tous les coordonnateurs rencontrés possèdent, à n’en pas douter, une connaissance documentée de leur quartier. Tous ont réalisé des portraits chiffrés du territoire, en plus de maîtriser des données plus qualitatives comme la qualité du bâti ou la composition des réseaux sociaux. Ils ont d’ailleurs eu de la difficulté à dépasser la description socioéconomique et urbanistique de leur quartier.

Il s’agissait d’appréhender l’image première, celle qui est spontanément invoquée pour représenter le quartier. Ainsi traitée, l’image du quartier pouvait être circonscrite à « un énoncé » qui dépasse la définition du quartier de Choay et Merlin (dans Lussault, 2003) citée au début de l’article. Les situations décrites par nos informateurs allaient d’ailleurs dans un sens différent de celui évoqué par Choay et Merlin : le quartier n’est pas décrit comme homogène, ses limites sont floues et les oppositions sociales y affleurent. En dépassant la définition strictement urbanistique, on se demandait si le quartier tel que décrit est davantage un système d’action impliquant divers acteurs ou un espace identitaire en production (Ibid. : 760).

Deux grandes images du quartier ressortent de notre enquête. Certes, elles ne sont pas encore bien établies et leurs termes restent en discussion, mais elles sont apparues avec une certaine constance durant les entrevues. Le « quartier espace de services » correspond à une conception sociale du milieu urbain et découle du travail réalisé par les Tables : l’espace de services s’adresse d’abord aux personnes dans le besoin. Le « quartier populaire » fait appel à une conception ancrée dans la tradition ouvrière et industrielle de quartiers montréalais. En ce sens, elle paraît plus proche de la définition traditionnelle du quartier. Pourtant, les coordonnateurs qui l’évoquent valorisent les formes de solidarité collective qui émergent à travers le réseau associatif, l’accès aux ressources communautaires et aux luttes sociales. Le quartier populaire croise vie familiale et vie de quartier (tableau 5).

Tableau 5

Les énoncés de l’image du quartier

Le quartier espace de services

Le quartier populaire

- Espace de défavorisation

- Centre de services aux personnes dans le besoin

- Quartier-dortoir

- Quartier mosaïque

- Village urbain

- Quartier familial

- Quartier ouvrier

- Quartier industriel

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Il est important de mentionner que ces deux représentations ne sont pas antinomiques. Chacun des responsables de Tables énonce une image du quartier, mais il n’est pas dit que celle-ci soit limitative ni qu’elle exclut d’autres dimensions. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un choix entre différentes options. Ainsi, ceux et celles qui définissent le quartier comme un espace populaire adhèrent bien sûr à la mission de soutenir une offre de services riche et variée dans leur quartier. Ce qui diffère, c’est leur référence très marquée au passé industriel valorisé et une certaine distance critique vis-à-vis de la tentative de réduire le quartier à un espace de défavorisation. Le quartier est ici pensé comme un milieu de vie. Ceux et celles qui réfèrent au quartier comme un espace de services reconnaissent la pérennité de la tradition populaire et ouvrière des quartiers montréalais, mais soulignent d’emblée les contrastes sociaux qui marquent les quartiers aujourd’hui. Ils mentionnent les clivages sociaux et territoriaux qui colorent leur quartier. L’idée de quartier s’attache alors aux problématiques sociales de défavorisation et de dégradation du cadre de vie, sur lesquels les Tables ont mission d’agir.

Ces deux images des quartiers montréalais sont parcellaires et à parfaire. Elles découlent d’énoncés spontanés et incomplets. D’ores et déjà, cependant, elles sont révélatrices de rapports au territoire et permettent d’énoncer des questions de recherche ciblant la question de la reproduction symbolique du quartier.

Conclusion

Nous avons présenté les Tables de quartier comme des foyers d’interactions sociales entre les différents acteurs sociaux. En élisant un modèle territorial, les acteurs sociaux forment des réseaux qui produisent et reproduisent la figure du quartier, souvent à même des repères anciens, issus d’unités administratives existantes ou de découpages institutionnels. En cette matière, les acteurs réunis au sein d’une Table partagent des ressources, créent des situations au sein d’un même réseau, réussissant ainsi à tisser les mailles d’une première forme de proximité, la proximité institutionnelle (Gilly et Lung, 2005). Ils imposent par ailleurs des limites spatiales à leur champ d’action et adoptent dans la foulée des discours forgés sur l’idée de territoire. On peut parler, dès lors, de la formation d’une deuxième forme de proximité, la proximité territoriale. Il n’en reste pas moins que ce modèle du quartier, formé d’acteurs sociaux mobilisés en réseau et porteur d’action est reproductible d’un territoire à l’autre. Les différences socioéconomiques ou historiques d’un quartier à l’autre ne s’annulent pas, mais elles sont moins essentielles que le modèle organisationnel du réseau d’acteurs pour expliquer la figure du quartier. Preuve en est que le réseau des Tables de quartier a pu s’étendre sur l’ensemble du territoire de la nouvelle Ville de Montréal, loin des limites des quartiers centraux qui l’ont engendré, et prendre prise dans d’anciennes banlieues où le réseau communautaire était encore peu développé. Ces nouvelles Tables de quartier ont adopté des figures et un récit semblables. Notre instance à observer les modèles organisationnels visait justement à montrer comment les processus transactionnels d’élaboration de réseaux ont fonction de produire et reproduire la figure du quartier. La perspective interactionniste s’avéra ainsi utile à situer les phases par lesquelles des acteurs sociaux mettent en jeu des intérêts, des valeurs et intentions. D’une part, les transactions sociales qui unissent des acteurs communautaires et institutionnels portent précisément sur la configuration du réseau et sur les cadres de l’action. D’autre part, elles sont des occasions de revoir les termes, les limites et les images du quartier.

Cette figure du quartier comme espace transactionnel est-elle compatible avec l’idéal de démocratie participative que l’on retrouve dans la documentation présentant le programme de soutien aux Tables ? Rappelons qu’il s’agit de « permettre la participation de tous les acteurs de la communauté, y compris les citoyens » (Ville de Montréal, 2006). Sans prétendre répondre en quelques lignes à cette vaste question, deux choses méritent d’être soulignées. La première est l’exigence de rejoindre la population, et plus particulièrement les citoyens qui ne participent pas de façon régulière au réseau associatif de quartier. Cette exigence est bel et bien inscrite dans les intentions et préoccupe de plus en plus les acteurs présents dans ce même réseau. La seconde est pour signifier que les interactions entre les acteurs communautaires et les représentants des institutions, dont les élus, nourrissent la réflexion et conduisent à la formulation de pistes d’action négociées et concertées. Bref, en aucun cas le travail de concertation des Tables n’est fermé sur le réseau associatif et se suffit à lui-même. Il reste que les limites de cette forme de démocratie participative devront faire l’objet d’études approfondies.

Finalement, nous voudrions conclure en paraphrasant une formule désormais répandue en sciences sociales : le quartier est une construction sociale. Nous pourrions ajouter qu’il l’est notamment par le travail des Tables de concertation. En cela, on réfère au sens entendu par Berger et Luckman, puisqu’elles font en sorte « qu’on partage avec d’autres des buts spécifiques et des phases entremêlées d’actions » (Berger et Luckman, 2006 : 142). Les Tables de quartier abordent des problèmes sociaux d’importance en cherchant à influer sur le devenir de territoires en recomposition continuelle. Elles en documentent l’état et y organisent des stratégies collectives, tout en cherchant à rejoindre largement la population résidante. Elles favorisent alors l’émergence d’apprentissages, autant au niveau individuel qu’organisationnel, ce qui est observable tant dans la maîtrise des procédures participatives que dans les moyens d’intervention utilisés. Elles font d’ailleurs montre d’une maîtrise sur le front de la défense de droits, de la pression politique et dans la recherche de solutions pratiques. En ces matières, elles élaborent des espaces de transaction sociale chargés de porter une intention, celle du vouloir-vivre en commun.