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Cet ouvrage est la réédition d’un manuscrit de 1998. L’auteur nous propose une réflexion sur la dialectique entre conscience nationale et émergence des États : comment concilier affirmation du pouvoir d’un État sur un territoire et droit des peuples à se gouverner, du moins à conserver une relative autonomie dans leurs affaires internes dans les cas – nombreux – d’États rassemblant plusieurs nations ? Tout au long de l’histoire, l’expansion des grands États s’est faite au détriment d’innombrables petits peuples. Dans cet ouvrage, Roland Breton soutient que « l’histoire des sociétés jusqu’à aujourd’hui a été l’histoire des luttes de peuples, d’États, et de classes ». Il souligne aussi l’accent sur les peuples, c’est aussi « réintroduire ce facteur primordial qu’est l’existence de sociétés diverses particulières – les peuples – composant la société humaine ». À l’heure de communautarismes exacerbés et de la permanence de revendications nationales, l’auteur prend acte : « Si tout État prétend être l’émanation de sa population entière, par dessus ses divisions sociales ou sociétales, il peut néanmoins être accaparé par une classe ou un peuple ». L’expérience de l’auteur des réalités ethniques auxquelles il a été exposé au cours de ses périples en Afrique noire ou en Inde lui permet de souligner que « c’est cette dynamique croisée des États, des peuples, de leurs cultures propres et de leurs civilisations communes qui dessine et redessine ces configurations humaines et territoriales distinctes d’où sont nés tant de conflits et où tant de tensions subsistent, déroutant ceux qui, de loin, confondent pays, peuples et États ».

La taille de l’ouvrage et l’ampleur du projet semblent impliquer un objectif pédagogique plutôt que scientifique. Roland Breton signe ici un ouvrage plutôt destiné à vulgariser les relations difficiles qu’entretiennent nations et États depuis l’avènement de cette représentation sociale qu’est la nation, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. De ce point de vue, l’ouvrage est aisé à lire, l’introduction campe bien le projet et le propos de chaque partie est clairement précisé par des transitions.

Cependant, l’ouvrage n’est pas novateur. Le projet de disserter de la nation, de sa genèse et de la question complexe qu’elle suppose dès lors qu’elle se traduit politiquement par un État rassemblant sur un même territoire d’autres peuples qui ne se reconnaissent pas forcément dans la nation majoritaire ou qui a pris les rênes de l’État, n’est en rien original. Yves Lacoste a déjà traité de ces considérations dans son Vive la Nation ! Destin d’une idée géopolitique (1998), tandis que d’autres auteurs ont amplement détaillé, de façon plus précise que dans l’ouvrage de Roland Breton, les tenants et aboutissants conceptuels du couple nation / État : on citera par exemple Guy Hermet dans Histoire des nations et du nationalisme en Europe (1997), Anne-Marie Thiesse dans La création des identités nationales (1999), Éric Hobsbawm dans Nations et nationalismes depuis 1780, (1985, version française 1992) ou encore la réflexion conceptuelle poussée de Paul Garde dans Le discours balkanique. Des mots et des hommes (2004).

De plus, la lecture révèle rapidement un propos un peu superficiel, sacrifice consenti sans doute à la vocation pédagogique de l’ouvrage, mais qui irrite quiconque s’intéresse à cette dialectique nation / État.

La rigueur conceptuelle même de l’ouvrage se trouve écornée par certains choix de formulation de l’auteur. Ainsi, l’auteur parle de nations « transhistoriques et impériales » et évoque les grands empires arabe, turc ou mongol, alors que le concept de nation est anachronique dans ces exemples, puisqu’il n’émerge qu’au XVIIIe siècle. C’est précisément, d’ailleurs, l’éveil du sentiment national des peuples des Balkans et du Moyen-Orient (Arabes, Kurdes, Arméniens notamment) qui a scellé la chute de l’Empire ottoman et présidé à la fondation de la République turque, basée sur une représentation occidentale de la nation. De même, l’auteur parle de l’Empire romain germanique (1er Reich), mais cet empire n’avait rien de national au sens moderne du concept, puisque sa légitimité était fondée sur la reconnaissance de la suzeraineté de l’Empereur et non sur une quelconque identité des sujets ou des gouvernants des entités qui composaient l’empire. L’auteur résume ensuite l’histoire de l’expansion contemporaine des empires espagnol, portugais, français… en oubliant qu’il s’agit là d’entreprises d’États, et non de nations, confond-il État et nation éponyme ? S’agit-il d’un raccourci réducteur ? Quoiqu’il en soit, l’auteur assume que les nations espagnole, portugaise, etc. existaient déjà et constituaient le fondement de la légitimité de leur État, ce qui représente un contresens historique. Encore un exemple d’anachronisme lorsque l’auteur parle de nations balkaniques à propos des royaumes bulgare et serbe au Moyen-Âge. L’auteur parle également d’une mystérieuse ethnie afghane (p. 43) en voulant sans doute évoquer les Pachtounes, qui ne sont qu’une des composantes de la population afghane.

Une grande confusion règne en fait au niveau des concepts. En témoigne le raccourci proposé par l’auteur à propos des peuples amérindiens, « qui ont cessé d’être tenus de nos jours pour des acteurs politiques, pour des nations : Olmèques, Toltèques, Mixtèques, Zapotèques, Nahuatls, Mayas, Quéchuas, Aymaras ». Outre que ce jugement est contestable au vu de l’activisme politique des Mayas au Yucatan, des Quechuas et des Aymaras en Bolivie, il témoigne de la confusion entre le concept de nation, d’ordre social, et d’État, d’ordre politique. Par ailleurs, il témoigne de la méconnaissance de la réalité des peuples d’Amérique du Sud / Amérique latine, dont il est fort peu fait mention dans cet ouvrage.

La relation entre langue et identité nationale, sous la plume de l’auteur, semble aussi indiquer une curieuse relation de nécessité. L’auteur insiste sur la disparition du gallois au Pays de Galles, du gaélique en Écosse, paraissant en inférer que l’essor des nations galloise et écossaise en serait compromis, tandis que l’autonomie de l’Irlande du Nord devrait se traduire par un statut particulier pour l’irlandais, alors que moins de 10 % des citoyens de la République d’Irlande (Eire) le parlent. En réalité, on touche là une particularité du sentiment identitaire national, qui dissocie représentation nationale et pratique linguistique : le déclin de l’irlandais n’a en rien entamé le sentiment national des Irlandais, même s’ils parlent aujourd’hui anglais, de même pour les Gallois et les Écossais.

Des jugements étonnent parfois : on parle de « peuples mineurs » (p. 32) sans qu’aucune définition ne vienne préciser de quoi il retourne ; on affirme aussi qu’il était « déraisonnable de vouloir gouverner la Norvège à partir de la Suède » sans que l’auteur ne fasse preuve d’esprit critique face à un constat politique a posteriori toujours délicat. On parle aussi de « biodiversité humaine, ou ethnodiversité », à rapprocher de la « biodiversité naturelle » ; ou encore d’« ethnostratégie ». On évoque les « luttes des peuples », un concept très flou, forcément réducteur et imprécis. Dans la même veine de néologismes mal expliqués figurent « sociosphère, noosphère, ethnopolitique »… Toujours selon l’auteur, on n’aurait « officiellement » dénombré au début du XIXe siècle moins d’une dizaine d’États hors d’Europe : selon quelle source officielle, et selon quelle méthode ? Que penser des nombreux royaumes du Moyen-Orient, d’Asie centrale, du sous-continent indien, d’Asie du Sud-est, d’Afrique à cette époque ? La forme d’un État n’est pas nécessairement celle qu’ont adopté les Européens.

Qui trop embrasse mal étreint : en abordant une thématique aussi vaste, déjà largement traitée dans la littérature, l’auteur s’exposait à des risques. Un projet pédagogique pouvait justifier cet essai, mais pas au prix des généralités dont le lecteur est gratifié en fin d’ouvrage sur la « lutte des peuples », le désir de « grand projet national » qui tendrait « naturellement à nourrir des visées géographiques à large rayon d’action »… Trop flou, trop vague, trop émaillé de jugements contestables et de raccourcis historiques, cet ouvrage ne fera sans doute pas date dans l’étude du concept de nation.