Corps de l’article

La thèse de Nora Semmoud est que par-delà l’imposition de l’urbanisme par les pouvoirs publics et l’instrumentalisation de l’aménagement urbain que cela comporte, se forme une véritable demande sociale d’appropriation et de projection des espaces urbains. Les individus, dont certains revendiquent le titre d’acteurs sociaux, parviennent à s’inscrire dans les processus menant à la fabrication des espaces urbains, voire à influencer dès lors leur conception des projets urbains. Partant d’une question forte, celle de la raison du décalage entre l’espace produit par l’urbanisme et les attentes des résidants, l’auteure cherche la réponse en juxtaposant l’analyse des morphologies urbaines et sociales.

Ce que Semmoud nomme la réception sociale de l’urbanisme n’est pas autre chose que la participation à toutes ces manifestations que l’on nomme au Québec sous les vocables de controverses, de consultation publique ou de concertation. La réception du projet urbain par les destinataires, les riverains, les résidants ou autres acteurs locaux, est en fait à la fois une intervention dans le processus d’aménagement, qui conditionne les modes d’appropriation de l’espace, notamment les usages des lieux, mais également une critique de ses effets appréhendés sur l’organisation sociale.

S’inspirant assez fidèlement des écrits de Hans Robert Jauss, et de son Esthétique de la réception qui aurait « opéré un vrai basculement méthodologique en études littéraires (…) celle de considérer que la figure du destinataire et de la réception de l’oeuvre est pour une grande partie inscrite dans l’oeuvre elle-même » (p. 18), Semmoud emprunte à l’analyse littéraire une lecture du discours urbanistique dans laquelle la figure du résidant et ses réactions face au projet urbain sont présentes dès la conception. L’oeuvre préfigure son destinataire en quelque sorte. Cette thèse s’appuie également sur les écrits de Pierre Bourdieu et la reproduction des habitus sociaux, d’Henri Lefebvre sur la production de l’espace, ainsi que sur l’interactionnisme d’Erving Goffman. Ce cadrage conceptuel qui apparaît riche et bien articulé est doublé d’un long chapitre sur les représentations et l’imagerie. Cette montée d’un urbanisme critique, bien appuyée conceptuellement, oublie cependant de détailler les études de cas soulevées dans la discussion.

Par la suite, l’ouvrage traite des représentations et de l’urbanisme, à partir des contextes puisés en France, puis les logiques de l’urbanisme, notamment sa propension à produire du vide, pour déboucher sur le concept de gouvernance urbaine. Le rôle des acteurs sociaux est alors mis en doute, notamment les tentatives de procéder par consensus et la difficulté ressentie par les professionnels de l’aménagement. Cela étant, il est utile de citer longuement la conclusion générale de cette partie : « les tentatives de renouveler leurs pratiques [des professionnels de l’aménagement] se cantonnent aux dimensions formelles et instrumentales et laissent quasiment intacte leur conviction que l’espace conçu s’amalgame à celui vécu et perçu par les individus. Les pratiques des concepteurs finissent par se confronter dans l’espace à celles des usages qui, par leurs appropriations, vont alors reconfigurer et ajuster tant bien que mal l’espace produit à leurs attentes. Il se construit ainsi un contre-espace » (p. 144). Cette conclusion démontre que l’urbanisme en s’éloignant des sciences sociales ne parvient pas à saisir les dimensions sociales que comportent ses actions.

La troisième et dernière partie s’attache à la figure du quartier et fait écho aux travaux de Marie-Hélène Bacqué et d’Yves Sintomer. La signification du quartier est alors vue comme un sujet d’identification collective, plus encore comme un ancrage (pp. 168-169) participant au travail de fragmentation urbaine à la fois mise au profit de logiques communautaires et inscrite au défi pratique de la mixité sociale. Ce qui est alors en jeu est la mise en oeuvre d’une politique de mixité sociale qui rejoint les objectifs d’égalité tout en contribuant « à organiser la promotion du choix des individus dans leurs trajectoires résidentielles » (p. 220).

Ouvrage riche, bien documenté, mais pas suffisamment illustré de cas concrets, et dont on a souvent l’impression de perdre le fil, La réception sociale de l’urbanisme de Nora Semmoud a le mérite de faire montre du désarroi dans lequel se trouvent les professionnels de l’urbanisme confrontés à une demande sociale et à des pratiques de participation déstabilisantes. Au fil de l’ouvrage, la thèse annoncée, celle de Jauss, paraît moins bien soutenue, car nous semble-t-il, elle cède le pas à une description des lieux et à la thèse de la reproduction sociale. La discussion soulève le problème de la tension entre les représentations, multiples et contradictoires, et les pratiques soumises à des codes et à des marquages sociaux difficiles à déjouer.

En dernière remarque, l’auteure fait appel à toute la richesse des écrits en langue française, elle aurait cependant gagné à regarder également du côté des auteurs anglo-saxons, notamment ceux inscrits dans le courant de l’Adovacy Planning.