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La richesse est d’abord l’accès à des choses rares et collectivement convoitées. Elle fournit à ceux qui la possèdent le moyen d’assouvir leurs désirs, d’acquérir du prestige et du pouvoir, de creuser de la distance sociale et de forger de la distinction. Valeurs sociales centrales, la richesse comme la pauvreté façonnent l’individu dans sa personne, dans son corps, dans ses rapports sociaux, dans ses représentations et dans son espace. Richesse et pauvreté qualifient aussi les espaces géographiques.

Charvet et Sivignon, Géographie humaine. Questions et enjeux du monde contemporain.

Notre réflexion porte sur les enjeux autour du tourisme dans la perspective d’un développement durable. Il s’agit de voir dans quelle mesure l’activité touristique peut contribuer à un développement viable des territoires d’accueil, sachant que le tourisme n’est qu’une des composantes d’un système de développement global. Cependant, il constitue un angle d’approche particulièrement intéressant pour s’interroger sur les rapports Nord-Sud. Dans le cas présent, il y a déplacement des consommateurs (les touristes) vers les lieux de production (les pays d’accueil) (Williams et Hall, 2000) ; les produits sont attachés à des ressources territorialisées. Il y a donc une confrontation directe entre des individus aux niveaux de vie très contrastés, aux logiques de consommation radicalement opposées, qui se matérialise par de très fortes inégalités en termes d’accès aux ressources. Or, comme le souligne le rapport de la Commission Brundtland, l’une des principales difficultés du développement durable réside dans ces rapports inégaux (Singaravelou, 1997) [1]. Dès lors, le tourisme est au coeur du débat : les inégalités sont exacerbées localement [2] tandis que l’aménagement des ressources, largement contrôlées par des sociétés transnationales, s’effectue au profit de consommateurs venant du Nord (qui génèrent les flux financiers). Et le tourisme est souvent – sans doute trop souvent – le secteur privilégié dans le cadre de l’ouverture économique des pays en développement. Soutenues par des programmes d’aide internationale, par des investisseurs privés, les réalisations se font sans véritable stratégie d’ensemble, telle une source de richesse dont il faudrait tirer le meilleur profit immédiat.

Les pays du Sud demeurent très diversement concernés par les flux touristiques : ils reçoivent moins d’un quart des 898 millions de touristes internationaux (2008) – dominés par les sociétés les plus riches et quelques métropoles de puissances émergentes [3]. Cependant, les nouvelles dimensions du tourisme de masse, organisé principalement autour des classes moyennes occidentales, doivent également être prises en compte (Cazes, 1989a, 1989b, 1992 ; Boyer, 1999 ; Hernández, 2008). La réputation des destinations les plus courues repose essentiellement sur leurs îles et leurs rivages, leur image de « tropicalité ». Dans un contexte de concurrence exacerbée, certains territoires enregistrent des charges touristiques qui nous interpellent sur le plan environnemental au sens large (considérant à la fois les milieux biophysiques et les sociétés d’accueil).

Après une première approche consacrée à la présentation des défis renouvelés du développement du tourisme international dans les pays du Sud, notre analyse porte sur les enjeux autour du contrôle des ressources, le positionnement des acteurs et des sociétés d’accueil. Les deux exemples qui illustrent cette réflexion, l’un caribéen (avec les Îles de la Baie, Honduras) et l’autre philippin, mettent en évidence la complexité des logiques touristiques, certaines limites du système actuel, et témoignent de la faisabilité de solutions de rechange propices à une meilleure gestion des ressources.

Le tourisme dans les pays en développement : inégalites et absence de contrôle

Des périphéries inégalement concernées par le phénomène

Les pays en développement restent diversement concernés par le tourisme (figure 1). Les vastes territoires que représentent l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud reçoivent moins de 8 % des touristes internationaux. Et les flux s’y concentrent sur quelques portions réduites, surtout littorales, comme sur les pourtours du Maghreb ou de l’Afrique australe. Les États sans façade littorale ne reçoivent que 2 % des flux mondiaux.

  • L’espace touristique est organisé à partir des grandes régions urbanisées qui dominent l’économie mondiale. Celles-ci constituent les régions émettrices de touristes internationaux et disposent des réservoirs de touristes. Elles structurent leurs bassins régionaux respectifs (Cazes, 1989b) [4] en intégrant ponctuellement de nouvelles destinations périphériques et en délaissant d’importantes zones où l’activité touristique demeure marginale.

  • L’inégal attrait de ces territoires résulte de la combinaison de plusieurs facteurs dont, au premier rang, leur accessibilité et leur positionnement vis-à-vis des foyers émetteurs, sachant que 75 % des touristes internationaux choisissent de séjourner dans leur propre espace régional. Toutefois, des liens privilégiés d’ordre historique, culturel ou politique peuvent expliquer des liaisons transcontinentales originales : par exemple entre les foyers émetteurs britannique, français, néerlandais et leurs dépendances antillaises respectives.

Figure 1

Un monde inégalement touristique

Un monde inégalement touristique

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Ensuite, les avantages que confèrent les différentiels économiques et sociaux encouragent un glissement toujours plus méridional. Le renchérissement des destinations (où le niveau de vie jugé trop élevé pénalise la compétitivité des produits touristiques) s’accompagne de délocalisations au profit d’autres lieux moins développés qui présentent de meilleures occasions pour les investisseurs. Ces stratégies financières contribuent à déstabiliser des destinations brutalement confrontées à des situations de crises et qui doivent gérer des friches d’un nouveau genre, avec l’abandon d’imposantes structures hôtelières (par exemple dans les Antilles françaises) (Dehoorne, 2007). Nombre de récentes constructions de vastes complexes balnéaires témoignent de l’évident souci de rentabilité optimale, sans réelle réflexion sur le moyen terme (République dominicaine, Aruba). Ces avantages sont confortés par des concessions attractives accordées par les autorités pour séduire les investisseurs étrangers qui jouissent de facilités fiscales et d’une grande liberté de mouvement en général (par exemple dans les petits États insulaires de la Caraïbe). L’objectif est d’attirer les capitaux qui font défaut. La concurrence effrénée que se livrent les destinations du Sud nourrit les occasions financières sur les marchés.

Enfin, les questions de sécurité, sanitaire et physique (de la petite délinquance au risque terroriste international), et la stabilité politique sont fondamentales. L’instabilité et les troubles sociaux peuvent ruiner le processus, comme l’ont illustré les expériences haïtienne et ivoirienne. Ce sont là autant de considérations qui soutiennent les politiques d’aménagement touristique en mettant l’accent sur les stratégies de retranchement des lieux de séjour.Force est de constater que les modalités de ces développements récents ne correspondent plus aux modèles touristiques classiques analysés à partir des foyers occidentaux à la fin du XIXe siècle ou au début des années 1960 ; les rapports de force sont particulièrement inégaux et la diffusion de la richesse est très sélective. Dans les pays du Sud, le tourisme s’apparente davantage à une activité primaire de plus, l’exploitation de la ressource ne laissant qu’une modeste partie des bénéfices aux économies locales.

L’économie touristique en question

Les enjeux économiques sont grands dans ces États en quête de devises et d’emplois (De Kadt, 1979). Comme le souligne Cazes, très tôt, « le tourisme a été présenté aux pays pauvres par les grandes organisations internationales (ONU, BIRD, OCDE, UNESCO) comme une opportunité exceptionnelle, une occasion quasi miraculeuse de résoudre à moindre frais certains de leurs problèmes essentiels » (1989a : 87). Ponctuellement, le tourisme peut devenir une activité primordiale pour des économies en difficulté [5]. Mais le calcul des revenus s’avère plus complexe que ne le suggère la combinaison de quelques indicateurs. D’une part, se pose le problème des forfaits achetés depuis le pays d’origine du consommateur qui, dans ces destinations, concernent la grande majorité des séjours. Les parts les plus confortables des revenus reviennent à ceux qui contrôlent le marché, comme les grands voyagistes qui commercialisent les produits, lorsqu’ils ne gèrent pas directement les complexes touristiques, voire les transports des clients. D’autre part, il faut souligner l’emprise des capitaux étrangers, notamment le secteur hautement « capitalistique » de l’hôtellerie (plus de 60 % des structures d’accueil dans les Caraïbes sont contrôlées par ces capitaux) (Pattullo, 1996 ; Dehoorne, 2007) et les fiscalités peu contraignantes qui facilitent le départ des bénéfices. Enfin, les approvisionnements de ces lieux de séjour internationaux sont à reconsidérer : décidés par les services spécialisés des firmes étrangères, ils privilégient des logiques internationales qui satisfont au meilleur prix l’ensemble de leurs établissements. Les coûts générés par ces importations qui soutiennent les consommations quotidiennes de ces centres de séjours, au détriment des productions locales, constituent autant de « fuites ».En outre, au-delà des logiques économiques qui prévalent dans les processus de commercialisation des produits touristiques (choix des contenus, définition des types de consommation, distribution des revenus), ces pays doivent aussi engager d’importants investissements spécifiques, pris en charge par les budgets publics, pour répondre aux exigences d’infrastructures (aéroportuaires et routières essentiellement) et d’équipements collectifs (eau, électricité, assainissement), « mais aussi, très fréquemment, des premiers établissements hôteliers capables de lancer le tourisme international » (Cazes, 1989a : 98).Les revenus réels, ou revenus nets, du tourisme sont donc bien inférieurs à ceux officiellement annoncés qui correspondent plutôt aux revenus bruts [6]. En outre, les consommations touristiques engendrent des effets inflationnistes. La question fondamentale qui se pose est celle du coût réel du produit touristique. Les forfaits aux prix toujours plus attrayants sont significatifs à cet égard. Lorsqu’on en soustrait le prix du transport, le coût du séjour semble bien dérisoire.

La théorie de la dépendance de Britton (1989) explique ces mécanismes. Le secteur touristique se caractérise par un rapport particulièrement déséquilibré entre les pays en développement et les pays développés (qui détiennent les capitaux, les consommateurs et l’essentiel des transports internationaux, à partir desquels les acteurs transnationaux organisent le marché mondial). C’est sous la domination du centre que s’opère cette expansion vers la périphérie qui associe des formes de production capitaliste (des firmes oligopolistiques aux logiques internationales) et non capitaliste (une variété de structures traditionnelles dans les pays d’accueil). Sous cet angle, le tourisme peut alors être envisagé comme un instrument postcolonial qui renforce les inégalités et l’exploitation à travers les rapports de force inégaux dominés par les entreprises internationales (Van der Duim, 1997). Dans les territoires d’accueil, les dynamiques touristiques se caractérisent par des dualités prononcées entre, d’une part, la concentration des élites internationales, confortées par quelques élites régionales, dans des régions littorales (recluses dans des lieux protégés) et, d’autre part, d’importantes réserves de main-d’oeuvre pauvre à l’intérieur. Ces logiques prolongent celles qui prévalaient dans les économies de plantations (Weaver, 1988 ; Wilkinson, 1989).Par conséquent, les sociétés d’accueil peuvent, à juste titre, s’interroger sur leurs réels bénéfices. Plus largement, au-delà des retombées financières, les défis primordiaux concernent l’accès aux ressources (l’eau, la plage) face à leur privatisation au profit d’une catégorie de consommateurs [7]. C’est en ce sens qu’est introduit le concept de sustainable tourism development (Archer et Cooper, 1994) dont le but est d’optimiser les bénéfices économiques, sociaux, culturels pour les communautés et leurs environnements (Richards et Hall, 2000).

Les enjeux environnementaux et l’indice de pénétration touristique

La ressource touristique repose, dans le cas présent, sur des richesses biophysiques spécifiques (par exemple les récifs coralliens). Les images touristiques accordent à ces richesses une valeur immatérielle supplémentaire, mais l’activité se développe en étroite relation avec ces milieux vulnérables. De telles destinations ne connaissent pas les volumes de fréquentation des grandes destinations mondiales. Toutefois, les analyses doivent apprécier l’ampleur du phénomène au regard des caractéristiques des territoires considérés, en l’occurrence la superficie et la disponibilité des terres, les charges de populations permanentes, les niveaux de développement et les données environnementales, tant biophysiques que socioculturelles. S’il est difficile d’établir un seuil critique de charge pour ces milieux (Pearce et Kirk,1986), on s’accordera pour reconnaître l’importance des pressions enregistrées localement. Des études montrent la raréfaction des ressources et la pollution avancée de certains littoraux (Bacon, 1995 ; Island Resources Foundation, 1996), mais les prises de décision relèvent de processus politiques complexes. Il faut des situations extrêmes, par exemple d’ordre sanitaire (comme le 30 juin 1997 lorsque les eaux de baignade de la station philippine de Long Beach ont été interdites), pour qu’il y ait une prise de conscience.

Sous un angle simplement touristique, l’introduction d’un instrument de mesure tel que l’indice de pénétration touristique (ITP) (McElroy et de Albuquerque, 1998) permet de souligner le poids de ces pratiques sur des territoires exigus et de déterminer des seuils critiques [8]. Nombre de lieux connaissent des difficultés de gestion des déchets (comme à Aruba, Sainte-Lucie ou la Jamaïque), et de gestion des eaux usées avec des complexes hôteliers sans équipement d’assainissement approprié (Aruba, Îles Caïmans, Grenade, République dominicaine, etc.) (Holder, 1988 ; Wilkinson, 1989 ; Pattullo, 1996). Wong (1998) indique que, sur l’île de Ko Samui (Thaïlande), la capacité de collecte se limite à 25 % des déchets produits quotidiennement par les touristes. Ces situations conduisent à la fameuse « spirale de la mort » définie par McElroy et al. (1993) et par de Albuquerque et McElroy (1995a, 1995b), pour qui l’urbanisation littorale soutenue par les flux touristiques engendre une accumulation de pollutions domestiques conduisant à la dégradation irréversible de certains lieux très fréquentés comme les plages de Miami Beach (années 1960) et Condado à San Juan (années 1980). Et ce cycle se reproduit implacablement sur d’autres plages (de Albuquerque, 1991 ; Baldwin, 2007). L’absence de contrôle des flux, les réglementations insuffisantes et contournées, ainsi que la quête du profit immédiat dans un grand désordre ambiant nécessitent des réponses relevant du domaine politique. Le non-renouvellement des ressources pose le problème des choix de développement qui, pour l’heure, relèvent des seules exigences de croissance économique (Daly, 1990 ; Goodland, 1992 ; Williams et Gill, 1999).

Les chemins contradictoires pour un développement durable

De la nécessité de prendre en compte la dimension politique du tourisme

Le système tourisme est décomposé en trois entités : les touristes (des consommateurs en vacances hors de leur espace de vie habituel), des professionnels endogènes et exogènes qui organisent les pratiques et les modes de consommation, et, en dernier lieu, les données environnementales (les composantes des sociétés d’accueil et des milieux biophysiques). Ces éléments interagissent ; des synergies et des rapports de force s’établissent. La cohérence du système et son fonctionnement nécessitent la prise en compte de toutes ces données pour optimiser les résultats de chacune des parties.

Tableau 1

Acteurs et échelles du système touristique

Niveau local

- Villageois

- Gouvernement local

- Touristes

- Gérants de structures d’accueil

- Employés

- Petits entrepreneurs privés

- Travailleurs du secteur informel

- Travailleurs des secteurs illicites

- Immigrants

- Nouveaux résidents (parfois double résidence)

- ONG

- Police, fonctionnaires d’État

Niveau national

- Gouvernement

- Opposition

- Ministères et administrations concernés par le tourisme, les transports, l’environnement, l’énergie, l’aménagement)

- Investisseurs touristiques privés

- ONG

- Université, recherche

Niveau international

- Banque mondiale, FMI

- UNESCO, PNUD

- Organisation mondiale du Tourisme

- Sociétés transnationales privées : tours opérateurs, groupes hôteliers, transporteurs aériens

- Organismes régionaux (Caribbean Development Bank)

- ONG (WWF, Oxfam, Greenpeace, etc.)

- Donateurs privés dans le cadre de programme de développement (type ACDI : Agence canadienne pour le développement international ; JOECF : Japan’s Overseas Economic Co-operation Fund)

- Organisations privées ou universitaires (études d’impacts, liens avec les donateurs ; type IRF : Island Ressource Foundation basée aux Iles vierges américaines ; Centre for Asia-pacific Island Studies de l’Université de Ryukyus, Japon)

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La multiplicité des acteurs (dont le tableau 1 propose une trame) et la complexité des associations et des coalitions, qui se composent et se décomposent au gré des circonstances, jouant au besoin sur les échelles spatiales pour conforter leur position, nécessitent d’accorder la plus grande attention à chaque situation. Les logiques du tourisme international sont confrontées à des sociétés d’accueil diverses, aux spécificités locales et nationales marquées. L’histoire des lieux, les relations au pouvoir, les compatibilités entre les catégories d’acteurs, principales ou secondaires, doivent être envisagées, sans négliger les associations occultes au service d’intérêts privés, du local à l’international.

Outre les préoccupations économiques, le tourisme cristallise les enjeux de pouvoir à l’échelle nationale. Dans les pays en développement, le gouvernement utilise volontiers la modernité de ses lieux touristiques internationaux pour afficher sa réussite ; ses membres y côtoient les grands de ce monde lors d’événements internationaux. L’enclave touristique sert alors les intérêts du pouvoir en place, tandis que les oppositions locales et nationales y fustigent les choix de développement et le coût des réalisations à supporter collectivement.

La réussite du développement et son inscription dans la durée nécessitent une implication et une large acceptation des populations locales. Les lieux touristiques réservés font l’objet de harcèlement de la part des jeunes démunis cantonnés dans les bidonvilles urbains, comme en Jamaïque (Reed, 1999) dont les agissements justifient le renforcement des processus de sécurisation et de contrôle d’accès aux lieux. Le dialogue, la concertation entre les acteurs s’imposent pour aller vers une bonne gouvernance. Mais la démarche reste délicate dans ces pays où les processus d’appropriation et d’exclusion restent violents (de l’interdiction brutale de pratiques ancestrales au déplacement d’un quartier de pêcheurs). C’est dans la complexité de ces environnements régis par de subtiles coalitions d’acteurs et rapports de pouvoir que s’immiscent les démarches internationales des scientifiques et des ONG.Dans les territoires d’accueil, les habitants des lieux sont très souvent perçus ou traités comme un ensemble cohérent. L’emploi des termes « population locale » et « communautés », qui supposent une sorte de masse homogène, simplifie les analyses. En fait, dans ces sociétés fortement ségréguées, les divisions sont profondes entre les classes, les ethnies, les sexes. Des contentieux hérités d’une douloureuse histoire sont toujours d’actualité. Les rapports de force asymétriques expliquent les tensions autour des décisions prises en matière d’aménagement touristique. L’État, parfois partial, aux moyens limités, n’est pas toujours en mesure de contrôler l’évolution des projets engagés par certaines élites locales dont les intérêts convergent avec ceux d’associés internationaux.

Ces données doivent être mises en perspective avec l’avènement du tourisme de masse dans certaines destinations tropicales : face à ces nouveaux flux de vacanciers, les élites, premières occupantes de ces lieux qui s’ouvrent, sont « contraintes » d’aller vers d’autres îles qu’elles entendent se réserver et donc « sauvegarder ». Ces logiques touristiques antagonistes (tourisme élitiste et tourisme de masse) se fondent alors dans la complexité des sociétés d’accueil. De nouvelles alliances se dessinent entre des élites internationales et certains acteurs locaux. Les enjeux écologiques deviennent alors le leitmotiv que chaque catégorie de protagonistes entend utiliser pour parvenir à ses fins. Les dynamiques récentes qui affectent le paisible archipel des Îles de la Baie illustrent ces nouveaux enjeux.

Les îles de la Baie ou la privatisation des ressources

Possession hondurienne située à 50 km des côtes, l’archipel des Îles de la Baie [9] est réputé pour la qualité et l’étendue de ses récifs de coraux (figure 2). Le peuplement des lieux en reflète l’histoire tourmentée entre les derniers représentants de tribus amérindiennes, des descendants de pirates anglais et d’esclaves noirs, puis de noirs libres (afro-caribéens) et des fermiers venant des Îles Caïmans (anglo-caribéens). Les derniers arrivants sont des Latino-Américains venus des rivages honduriens proches. L’indépendance de cet archipel fut longtemps revendiquée par la Couronne britannique. L’isolement, qui a prévalu jusqu’au milieu des années 1980, a contribué à la conservation des héritages culturels et permis à l’élite économique anglophone et protestante d’asseoir son pouvoir et, par-delà les distances, d’entretenir un sentiment de proximité avec les États-Unis.

Figure 2

Les îles de la Baie (Honduras)

Les îles de la Baie (Honduras)
Source : carte de localisation (réalisation : O. Dehoorne).

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Les pressions anthropiques se sont précisées à la fin des années 1980 avec l’ouverture de l’aéroport de Roatan (1988) qui situe désormais l’archipel à six heures de Miami et de Houston. En l’espace d’une décennie, la fréquentation est passée de 15 000 visiteurs à plus de 100 000. Longtemps ignorées, ces îles sont devenues de nouveaux paradis touristiques et économiques (500 000 nuitées par an pour 2000 lits hôteliers répartis entre 160 établissements). Les structures d’accueil restent contrôlées par les insulaires (62 %), mais il faut distinguer les élites anglo-caribéennes, propriétaires de luxueux hôtels [10], des quelques afro-caribéens qui gèrent de modestes hôtels et pensions. De nouveaux immigrants venus du Nord (surtout de Californie et Floride) investissent aussi le secteur (35 % des structures). Enfin, parmi les migrants honduriens, seuls les plus qualifiés réussissent à s’insérer dans la dynamique (4 % des infrastructures touristiques), les autres alimentant un prolétariat sans perspective (Stonich, 2000).

Les pressions anthropiques sont devenues considérables. L’archipel compte plus de 30 000 habitants permanents dont 75 % dans l’île principale. L’accès aux ressources limitées (les lagons, l’eau potable) génère des conflits. Confronté à de nouvelles pressions, sources de pollutions (eaux usées, déchets solides), le milieu se détériore rapidement. Dans ces conditions extrêmes, les logiques ségrégatives se précisent à travers l’inflation, la privatisation et la fermeture de l’espace. Les divisions entre les communautés s’accentuent et se traduisent par des processus d’enclavement [11]. Les ressources marines sont au centre des conflits. C’est dans ce contexte que fut créée, en 1989, la première réserve marine de la baie Sandy, à l’initiative du principal propriétaire. Cette réserve a été prolongée par une seconde quatre ans plus tard. Dans le cas présent, les volontés environnementales qui aboutissent à ces nouvelles formes d’aires marines protégées (MPA : Marine Protected Areas) relèvent d’une élite locale vivant du tourisme (et donc des ressources marines) qui construit sa légitimité à l’aide des soutiens internationaux, sans rechercher de réels appuis à l’échelon national. Une trentaine d’hommes d’affaires financent la réserve (2200 $US/mois en 1996) (Luttinger, 1997) gérée par une ONG, Bays Island Conservation Association (BICA). Le principal hôtelier couvre la moitié d’un budget largement consacré à l’équipement des gardes. Il dispose même de sa patrouille personnelle pour surveiller le périmètre protégé, au large de son domaine [12].

Dans le cas de ces réserves, la « protection des ressources », unissant élite locale et ONG (largement construite par cette même élite), se traduit par une spoliation des richesses naturelles au profit d’une oligarchie. L’application des nouvelles réglementations, contestée par les usagers traditionnels, donne lieu à une privatisation accompagnée d’une « sécurisation » des lieux. Ce processus n’est pas exceptionnel dans les îles de la Caraïbe. Les mérites de cette opération, dite de protection du milieu marin, sont largement diffusés par les médias (notamment Internet) et relayés par des articles scientifiques (Luttinger, 1997). Les autorités nationales, plutôt démunies, reconnaissent et appuient l’opération dont la stratégie de communication pourrait servir le pays. Mais les différentes populations locales restent sceptiques face à ces élites renouvelées qui entendent gérer les richesses. La nouvelle réglementation transforme la pêche traditionnelle en braconnage nocturne ; les tensions sont vives entre les occupants les plus anciens, davantage respectueux des ressources naturelles, et les nouveaux immigrants latinos. La pauvreté ne se partage pas, elle exacerbe les tensions. Des membres de la communauté afro-caribéenne organisés en mouvement de résistance (Native Bay Islanders Professionals and Labourers Association, NABILPA) réclament le partage des bénéfices de ce développement et insistent sur le fait que la première « espèce en danger » est leurs propres enfants. Mais certains doivent se familiariser avec l’idée de devoir quitter leur île devenue un paradis pour étrangers.

L’expérience philippine de Mactan ou la gestion concertée

Dans l’archipel philippin, la dégradation accélérée des littoraux (sédimentation, surpêche, pollution) depuis les années 1970 a conduit à une large prise de conscience. Les littoraux (18 000 km de côtes) et les récifs coralliens (27 000 km2, 15 % des pêches du pays) sont fondamentaux pour l’économie nationale. Le tourisme (8,7 % du PIB, environ cinq millions d’emplois) s’appuie sur ces ressources au même titre que la pêche et la recherche pharmaceutique (White et Rosales, 2003). Les récifs génèrent des revenus annuels de l’ordre de 1,35 milliard de $US et localement de 29 400 à 113 000 $US/km2. L’objectif fut donc de concilier ces différents usages dans le cadre d’une gestion intégrée, tout en respectant la richesse et la vulnérabilité des milieux marins. C’est en ce sens que fut décidée une stratégie nationale d’écotourisme.

Située à proximité de la ville de Cebu, l’île de Mactan, desservie par un aéroport international, est réputée pour ses complexes balnéaires de luxe (figure 3). Face à ces hôtels, l’île d’Olango abrite un sanctuaire marin qui s’étend sur 25?% de ses récifs de coraux. Très appréciée par les plongeurs, cette zone protégée ne profitait économiquement qu’aux hôteliers de l’île de Mactan tandis que les 24 000 habitants d’Olango, singulièrement démunis, vivant des ressources marines, devaient reconsidérer leurs pratiques (notamment l’usage de la dynamite). Sans concertation, les divergences d’intérêts des protagonistes en présence pouvaient aboutir à une impasse du type « protection - sécurisation - répression » au profit du plus fort, comme aux Îles de la Baie.

Figure 3

Les îles de Mactan et d’Olango (Philippines)

Les îles de Mactan et d’Olango (Philippines)
Source : carte de localisation ; enquêtes personnelles de l’auteur, 2002 (réalisation : O. Dehoorne).

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Or dans le cas présent, le gouvernement, soutenu par des ONG et des financements internationaux, a mis en place un programme de gestion des aires marines protégées, associant les professionnels – et donc indirectement les touristes – et les communautés locales. La gestion du sanctuaire marin fut confiée aux communautés de pêcheurs qui, en échange des revenus issus des droits d’entrée, se conforment aux nouvelles réglementations environnementales. La viabilité du projet repose sur la concertation entre les différents acteurs et sur la compréhension des visiteurs. L’objectif est d’améliorer la qualité de vie, notamment grâce à une meilleure répartition des revenus du tourisme (les revenus annuels issus des entrées se situant entre 800 000 et un million de $US) [13], mais chacun s’accorde sur la nécessité de gérer et de protéger les ressources marines.

Des opérations similaires sont réalisées auprès des communautés pêchant traditionnellement les baleines, les dauphins et les requins. Les résultats encourageants des modes de gestion intégrée expérimentés aux Philippines attestent de la faisabilité de diverses options. Partenariat, respect réciproque et engagement du politique sont nécessaires. Sur le plan économique, les revenus – quoique appréciables dans certains cas – ne résorbent pas la grande pauvreté, mais ils établissent la reconnaissance des ressources gérées, partagées et consommées.

Les perspectives ouvertes par le tourisme sont considérables : de la préservation d’espaces fragiles à la valorisation de cultures minoritaires longtemps méprisées. Mais les bénéfices attendus par les habitants (emplois et revenus, amélioration des infrastructures et des services) (WTO, 1993) dépendent de la satisfaction des désirs des touristes et donc des modalités d’aménagement des environnements d’accueil, placés au coeur de la transaction et qui font alors l’objet de consommations spécifiques.

Conclusion

L’ouverture de marchés touristiques lointains et exotiques, longtemps préservés du tourisme de masse, génère des difficultés de gestion jusqu’alors ignorées. Les situations extrêmes observées localement nous interpellent quant à la capacité de résilience des milieux, compte tenu des volumes de consommation supportés.La question du tourisme s’inscrit dans le cadre de la gestion globale des problèmes environnementaux. Dans les pays les moins développés, elle met en exergue les enjeux de pouvoir, de fermeture et de privatisation des ressources limitées. Des dynamiques complexes caractérisées par des rapports de force asymétriques soulignent les fragilités des sociétés d’accueil et les rudes concurrences autour d’une activité dont la portée économique est bien souvent surévaluée. Seuls sont considérés les bénéfices économiques immédiats obtenus grâce aux avantages sociaux tandis que les coûts environnementaux sont négligés, l’urgence pour les gouvernements confrontés à des crises sociales latentes étant la création d’emploi. Dès lors, toute la difficulté de poser les bases d’une gouvernance environnementale qui ouvre les débats, intègre les intérêts divergents entre les acteurs et permet de les rendre transparents par une action concertée (Gagnon et Fortin, 1999). Ces principes, trop souvent, restent un voeu pieux dans les pays du Sud. L’implication citoyenne et la démocratie locale se heurtent aux réalités de sociétés très inégalitaires et fragiles face aux logiques économiques internationales. La gouvernance bute sur les relations de pouvoir attisées (Richards et Hall, 2000) ; le rôle de certains États et de quelques ONG peut être appréciable, mais leur réelle capacité d’action se mesure à travers les négociations avec les tenants du système économique.Le tourisme constitue un excellent prisme pour souligner la somme des incohérences et blocages des modèles de développement qui prévalent et s’imposent aux pays les plus en difficulté. Pour l’heure, le partage des revenus et la définition des prix des produits sont au coeur du problème ; ces derniers ne sont pas établis en fonction de la valeur des ressources, ni des services émanant des territoires d’accueil, mais selon des stratégies économiques décidées à partir de foyers de richesse (émetteurs de touristes) qui établissent le « juste prix » en attisant les concurrences à l’échelle mondiale entre des pays démunis et dispersés. Or, le système touristique doit être profitable (l’argent des touristes en contrepartie de la satisfaction de leurs consommations), mais l’économique doit rejoindre le social pour un développement plus équitable et ne peut pas occulter les données écologiques (entre préservation et gestion des ressources) afin d’assurer la viabilité du développement.