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La géographie doit-elle être adjectivée ou non ? C’est une question qui agite depuis longtemps la discipline et à laquelle l’école de géographie sociale, en France, certainement l’une des plus structurées et des plus visibles, répond oui.

Ce livre est issu du colloque de géographie sociale qui s’est tenu à Rennes en 2004 dans la continuité des colloques antérieurs de Caen, en particulier autour des travaux des équipes de géographie de l’Ouest français. Il est accompagné de deux autres ouvrages, Penser et faire la géographie sociale et Territoires dans l’action et en action publiés chez le même éditeur, les Presses universitaires de Rennes. Bien évidemment, il est à lire à la lumière de tous ces autres opus. Le colloque a ainsi prétendu faire le point sur la géographie sociale française, cinq ans après le précédent rendez-vous.

Quoi de neuf, donc, en la matière ? À travers 19 articles qui s’organisent en quatre parties intitulées Mobilités et capital spatial, Ressources territoriales et investissement des lieux, De la négociation au conflit : des espaces à partager et Visibilité ou invisibilité sociale et marquage spatial, l’ouvrage explore les pistes d’une géographie de l’action et des acteurs qui, dépassant les réflexions pionnières de Renée Rochefort, accorderait autant d’importance au spatial qu’au social. Sans céder aux sirènes de la géographie culturelle postmoderne mais en s’y frottant, cette géographie de l’action s’intéresse à toute une série de petits événements de la vie quotidienne, aux pratiques des acteurs, à leurs mobilités, à leurs arrangements, à leurs conflits, à leurs imaginaires, sans en oublier les enjeux sociétaux et politiques, en se centrant sur l’articulation entre le macro et le micro. Que serait une géographie du partage, du « vivre ensemble » ? Ce dernier terme, à la mode, appellerait sans doute plus de conceptualisation, et les coordinateurs de l’ouvrage lui préfèrent celui – plus balisé mais novateur – de transaction, dont l’ambiguïté, entre échange et négociation, serait plus riche de promesses. Cette géographie privilégie en tous cas l’individu, alors qu’on sait combien la géographie, très en retard par rapport à d’autres disciplines, a longtemps accordé son attention aux masses, aux grands chiffres, aux acteurs collectifs. Action, interaction, transaction : ce sont les rapports entre ces trois concepts qu’on prétend donc creuser ici. L’action politique se construit aussi dans l’interaction et dans les transactions individuelles. En quoi génère-t-elle de la ségrégation ? Quelles sont les modalités du partage ou de la séparation entre les mondes sociaux communs auxquels appartiennent les individus ? En quoi les tensions, les frottements et les conflits entre les représentations sociospatiales des acteurs individuels produisent-elles du territoire ? Telles sont les questions posées ici et auxquelles les textes ne répondent qu’imparfaitement.

L’ouvrage présente en effet les qualités et les défauts propres à ce type de démarches qui visent à faire un état de l’art, toujours partiel, puisque issu des communications présentées, et à se positionner dans un champ, ici celui de la géographie sociale par différenciation avec la géographie postmoderniste anglo-saxonne. La conclusion de Raymonde Séchet et Isabelle Garat corrige et compense en partie ces limites en mettant en perspective les thèmes présentés et en rappelant les problématiques non abordées dans le colloque, faute de communicants sur ces sujets. Néanmoins, l’ouvrage propose un certain nombre d’articles qui, individuellement ou collectivement, présentent un grand intérêt. Nous mentionnerons ici quelques-uns des débats proposés à la lecture :

  • la mobilité / motilité comme capital hérité et acquis ou comme ressource mobilisable par des individus à la fois libres et contraints qui naviguent ainsi entre plusieurs lieux,

  • les conditions des transformations de la scène publique dans le monde agricole, que ce soit en milieu périurbain ou en espace montagnard protégé,

  • les conflits comme outil de la construction territoriale des acteurs,

  • les géographies du visible et de l’invisible.

Reste que, à l’issue de la lecture de cet ouvrage, on peut continuer de penser que les critiques concernant le manque de liens entre théorie et recherche empirique, adressées par certains chercheurs à la géographie sociale française et rappelées dans l’introduction, sont peut-être toujours d’actualité. Mais ce n’est certainement pas le but de ce type d’événement ni de ce genre d’ouvrage collectif. L’important est alors sans doute ailleurs : laisser une trace durable de ce qui se fait à un moment donné en le situant dans des temporalités plus longues. Dans ce sens, on ne peut qu’encourager ce type de démarche sans doute utile déjà à nous-mêmes et encore plus à nos successeurs.