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La plupart des contributions à ce numéro thématique sont tirées de l’intervention de leurs auteurs à un séminaire de recherche qui s’est tenu à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour entre 2006 et 2009, séminaire qui était inscrit dans les activités du laboratoire Société Environnement Territoire. La consigne qui était donnée aux intervenants était peu directive : on les invitait à parler du sujet, cette façon d’approcher l’individu qui s’est, au cours des deux dernières décennies, imposée comme un défi majeur dans les sciences humaines et sociales. C’est la même consigne qui a été donnée aux autres auteurs de ce numéro thématique qui, eux, ont été conviés directement, sans passer par l’étape du séminaire de recherche. La consigne était volontairement vague, car destinée à faire émerger différentes orientations et pistes de recherche pour la géographie. Aucun cadrage théorique n’a été imposé aux auteurs. Nous avons fait le pari que ceux-ci – pourtant venus d’horizons très différents – partageaient une vision géographique commune suffisamment forte pour que se dégage une relative homogénéité de l’ensemble.

La lecture des contributions qui nous sont parvenues montre que cette méthode a produit les résultats escomptés. Bien qu’à première vue il n’apparaisse pas de consensus quant au contenu même assigné au mot « sujet » – les termes employés pour désigner la même préoccupation variant selon le contexte géographique ou institutionnel dans lequel les auteurs ont élaboré leur questionnement –, il n’en demeure pas moins qu’une convergence d’intérêts et d’approches se dégage de ces contributions. Bien évidemment, une notion aussi riche que celle de sujet donne lieu à de multiples interprétations – et le lecteur de ce numéro thématique sera peut-être tenté d’aller en chercher d’autres que celles que nous reconstruisons au moment d’en écrire l’introduction. Mais cela est dû au fait que cette richesse, qui se traduit par une relative imprévisibilité dans la manière même d’aborder la question du sujet, nous semble justement être une des caractéristiques qui découlent de l’utilisation d’un tel prisme pour lire des phénomènes sociospatiaux.

La réflexivité et son lien au milieu

L’imprévisibilité que nous venons d’évoquer nous semble tenir au fait que la question du sujet soit intimement liée, dans toutes les participations à ce numéro thématique, à la réflexivité. C’est là sans doute le point commun le plus frappant entre toutes les contributions. La réflexivité, c’est cette capacité qu’a l’individu de réfléchir sur lui-même et sur son rapport au monde, et d’infléchir le sens de ses actions en fonction de cette réflexion. Si le terme de réflexivité n’est pas communément employé par tous les participants à ce numéro thématique, tous mettent en scène des êtres qui réfléchissent sur eux-mêmes. On ne s’étonnera pas de ce lien entre sujet et réflexivité, tant celle-ci est au coeur des approches du sujet en sciences humaines et sociales. Par exemple, Anthony Giddens ou Alain Touraine en font une dimension essentielle du sujet (Giddens, 1991 ; Touraine, 1993), François Dubet considère que c’est elle qui donne sens à l’expérience (Dubet, 1995), voire au travail de l’acteur social (Dubet, 2002), et Pierre Bourdieu lui-même justifiait sa sociologie comme non déterministe quand il disait qu’elle était justement un instrument de libération parce que donnant aux individus la capacité de réfléchir sur eux-mêmes (Bourdieu, 1994), argument qui, en quelque sorte, a été repris et approfondi dans des travaux s’inscrivant dans l’héritage de Bourdieu (Lahire, 1997).

Il ne s’agit pas, disant cela, d’impliquer que les géographes ne feraient que rejoindre les sociologues dans leurs plus récentes avancées. D’abord parce que ce serait oublier que l’individu réflexif apparaît aujourd’hui comme une des figures transversales de la recherche en sciences humaines et sociales. Ensuite parce que l’appropriation par les géographes ne relègue pas au second plan les objets traditionnels de la géographie. Ce qui fait que l’appropriation de la question du sujet par les auteurs de ce numéro thématique soit typiquement géographique, c’est qu’elle porte sur des objets qui font depuis longtemps partie du champ de la géographie. Ainsi, on est frappé de constater que les figures du sujet abordées par les auteurs de ce numéro renvoient à l’idée de milieu – que celui-ci soit ou non désigné par d’autres termes, comme « terre », « espace » ou « contexte ».

Mais avant de nous pencher plus en détail sur ces contributions, et de voir en quoi milieu et sujet y apparaissent indissociables, précisons d’emblée ce que la réflexivité, appliquée en géographie à la question du milieu, n’est pas. On a pu constater, par les différentes réactions que certaines contributions ont pu susciter dans les divers contextes où elles ont été proposées, que la question du sujet était souvent confondue avec celle de la subjectivité, si chère aux recherches ouvertes autrefois par le courant humaniste en géographie (Tuan, 1974 ; Ley et Samuels, 1978). Même si la subjectivité est une dimension essentielle du sujet, elle ne peut cependant être confondue avec celui-ci. En effet, la notion de sujet implique une démarche active de la part de l’individu, démarche qui est justement qualifiée sous le terme de réflexivité. Dans la subjectivité, l’ensemble des dimensions qui font l’individu, en particulier celles qui relèvent de sa corporéité, sont convoquées : les émotions, les sentiments, l’inconscient, les affects renvoient à la subjectivité. Or, si le sujet fait la part belle à ces dimensions, celles-ci sont mises en cohérence par l’entremise du récit et restent relativement homogènes d’une situation à l’autre, donnant au sujet, face à l’événement, à l’environnement ou au paysage, une dimension active et relativement stable dans le temps. C’est parce que cet être rationnel, mais aussi sentant et ressentant, réfléchit constamment sur lui-même et sur sa place dans le monde qu’il devient sujet. Et c’est exactement pour la même raison que la réflexivité, appliquée à lui-même ou plus encore quand elle est développée en interaction avec d’autres individus, confère une relative imprévisibilité aux sujets.

Si le sujet sent et ressent au sein du milieu auquel il est associé, il donne sens à ces sentiments en s’en servant pour se situer dans le monde et en tirer des conséquences pour l’action ; il fait cela en convoquant les différentes dimensions qui le constituent (dont ses sentiments), mais aussi en fonction des leçons qu’il tire de son histoire (ses expériences) et en prévoyant les conséquences de ses actions sur son devenir – il s’éloigne en ceci de la situation présente pour se projeter dans le futur tout en réinterprétant son propre passé.

Les auteurs de ce numéro thématique ont en commun, nous semble-t-il, d’utiliser cette grille de lecture implicite de la réflexivité appliquée à l’espace. Cette grille découle du questionnement sur le sujet en géographie, et elle permet d’ouvrir des perspectives sur trois champs de recherche : l’individu, l’aménagement et l’écriture. Il est intéressant de constater que toutes les contributions abordent au moins deux de ces trois aspects de la recherche sur les figures du sujet.

L’individu, le sujet, le milieu

Comme on pouvait s’y attendre, l’individu est un des champs d’application des questionnements sur le sujet. Les approches du sujet puisent largement dans les théories de l’action, et de l’action individuelle en particulier. Toutefois, le terme d’individu, n’est pas équivalent à celui de sujet : il sert avant tout à désigner la singularité, mais sans rien présupposer de ce qui la constitue et de la manière dont elle fait société.

Parmi les auteurs de ce numéro thématique, plusieurs d’entre eux abordent la question de l’individu  : outre notre propre contribution, celles de Nicolas Bautès, d’Augustin Berque, de Florence Boyer, de Marc Brosseau, de J. Nicholas Entrikin et d’Angelo Turco parlent de cette dimension du sujet. Attardons-nous un moment sur la contribution de Entrikin, qui clarifie un débat notionnel dû, pour partie, au contexte principalement anglo-américain par rapport auquel l’auteur développe sa réflexion, et qui peut servir à tracer les contours géographiques de la notion de sujet.

Le lecteur pourra être décontenancé de prime abord en constatant combien, dans les débats géographiques anglo-américains actuels, la distinction entre subject et self (littéralement « sujet » et « soi ») oppose deux termes dont les significations sont le plus souvent imbriquées dans le monde francophone. Mais cette tension entre le self et le subject est analogue à celle que nous avons soulignée plus haut, en ce qui concerne la réflexivité, ou dans notre propre contribution. Comme l’écrit Entrikin, c’est une tension qui va, « d’un côté, au-delà d’une meilleure prise en compte du soi dans toutes ses dimensions, en tant qu’être social, moral et capable de jugement esthétique, et d’un autre côté, au-delà d’une plus juste reconnaissance des forces sociales qui agissent sur lui ». Le sujet apparaît ainsi comme cet être individuel et subjectif, mais aussi moral et collectif, tendant vers une universalité qu’il renonce toujours à atteindre, trop conscient que celle-ci peut correspondre à la généralisation d’intérêts particuliers.

La question de l’universel qu’évoque Entrikin renvoie bien entendu à celle de la modernité et au rapport ambigu que le sujet entretient avec cette dernière. Il en est le produit contesté, car il relève tout autant du cadre de lecture de la réalité que de la manière dont les individus eux-mêmes se pensent quand ils réfléchissent sur eux-mêmes – capacité dont ne sont pas dotés seulement, loin s’en faut, les êtres modernes.

Dans leurs contributions respectives, Angelo Turco et Florence Boyer rendent bien compte de ce phénomène en Afrique de l’Ouest. L’un comme l’autre décrivent des individus qui, en s’émancipant des cadres traditionnels, redéfinissent leur propre position dans le monde.

Lorsque Turco décrit ces individus qui ne parlent plus seulement en fonction de leur position sociale héritée mais de celle qu’ils ont conquise par leurs actions, il décrit bien entendu un certain processus de subjectivation – processus qui entretient avec la modernité, au travers de la figure de la ville, un lien évident. Ce processus, générateur de nouvelles configurations sociales, pourrait amener à penser que seule la modernité permet la réflexivité. Pourtant, ce que montre Turco, c’est que ce phénomène est possible grâce à la disparition de principes surdéterminants (ceux de la communauté, mais aussi du pouvoir colonial) qui amenaient à catégoriser les individus selon une grille de lecture ne permettant pas de voir – ou de laisser s’exprimer – leur conscience réflexive. Or, les processus tels que ceux de l’urbanisation, mais aussi de la circulation, et ceux plus politiques de la décentralisation, ont profondément changé la donne en permettant aux individus d’exister socialement selon d’autres modalités.

Ce processus de subjectivation est tout aussi présent dans l’article de Florence Boyer – même si elle en tire des conséquences différentes. Les migrants que Boyer décrit ont, au campement d’origine, un statut proche de celui de l’esclave. La migration, même temporaire comme dans le cas qu’elle étudie, constitue pour eux une libération des catégories aliénantes de la « tradition », en même temps qu’elle permet aux individus de s’exprimer d’une manière inédite. Ici, c’est le mouvement qui tient lieu, en un temps court, de processus de subjectivation – et pas le contact avec la modernité.

Le mouvement, c’est-à-dire l’espace, permet l’émergence du sujet. Or, ce processus se rapproche de la notion de médiance développée par Augustin Berque, qui permet de mieux rendre compte du rôle qu’y tient l’espace. En partant de la distinction sujet / objet, l’un ne prenant son sens que par rapport à l’autre, et en s’appuyant sur l’opposition entre subjectivité (porter un regard non objectif sur un fait ou une chose) et subjectité, Berque propose dans sa contribution de garder ce dernier terme pour décrire ce qui fait sujet, « la souveraineté de chacun sur soi ». Les deux termes, et en particulier le second, ne peuvent se comprendre que dans le rapport à l’objet, sans lequel le sujet ne peut se concevoir. C’est l’objet, le matériel, la terre pour Berque, qui permet d’éviter que la subjectité n’existe qu’en référence à la subjectivité, et oublie l’objet qui fonde l’une et l’autre.

Aucun de ces auteurs ne confond subjectivité et sujet ; ce qui fait le sujet, c’est une certaine forme de rapport réflexif à soi-même, à sa subjectivité, qui passe par une prise de conscience de sa propre place dans le monde. On remarque que, si tous les auteurs de ce numéro décrivent ce processus avec leurs propres mots, ils en tirent deux grands types de conséquences. Les uns s’interrogent sur les conséquences que cela peut avoir en termes d’action, les autres sur le travail que le chercheur écrivant doit mener sur son écriture.

La réflexivité et l’inventivité au coeur de l’action et de l’écriture

Deux articles, celui de Nicolas Bautès et celui d’Olivier Labussière, portent directement sur le lien entre sujet et action. L’action qu’étudie Bautès paraît isolée : à la marge d’un projet d’aménagement majeur qui, dans la perspective de la tenue des Jeux olympiques et de la Coupe du monde de football à Rio de Janeiro, vise à réintégrer le quartier portuaire à la ville elle-même, un artiste a voulu provoquer un processus de réflexivité en photographiant des habitantes d’un quartier défavorisé et en affichant ces photographies sur les murs de la favela. Ce type d’action, aujourd’hui relativement courant dans le monde, cherche à produire une réappropriation de l’image d’un quartier par ses habitants, en même temps qu’il permet de faire exister ceux-ci aux yeux des autres. Il s’agit là d’un processus complexe, difficile à comprendre et à décrire, qui aide, par la mise en situation de photographies de personnes exprimant leur subjectivité, à faire advenir celles-ci comme des sujets.

La perspective élaborée par Labussière est du même ordre, mais avec une porte d’entrée différente. L’auteur ne part pas tant de l’individu que de la subjectivité pour tenter d’en faire, à l’aide d’une démarche clinicienne et de la pensée deleuzienne, un outil d’aménagement – et non pas, comme souvent, un outil de contestation de l’aménagement. Cette opération passe par la recherche de ce qui, au-delà de la subjectivité et de la déconstruction qu’elle permet, correspond à une « forme seconde ». Son émergence passe par le recours à une réflexivité constante au cours de l’action, réflexivité destinée à guetter les signes que renvoie le milieu qu’on aménage. Cette démarche est appliquée au cas de l’installation de parcs éoliens dans le midi de la France, où l’on voit que l’inventivité des aménageurs dépend étroitement du degré de réflexion contradictoire (qui passe par le dialogue) sur les incidences de l’aménagement dans le milieu. Labussière montre comment la réflexivité tournée vers le milieu permet justement à l’aménagement d’échapper à la subjectivité de l’aménageur ou à celle de son opposant pour créer une forme seconde, celle du parc éolien adapté à son milieu.

Marc Brosseau, poursuivant un fécond dialogue avec la littérature, s’intéresse ici à « l’advènement » (c’est le terme choisi par l’auteur) du sujet-écrivain. La double fonction médiatrice et instituante du récit d’abord, puis – et surtout – des lieux, est explorée à travers la dimension autobiographique de l’oeuvre de Charles Bukowski. Brosseau souligne ainsi l’existence de quelques lieux « matriciels » dans l’émergence de Bukowski écrivain, leur importance n’apparaissant souvent que de façon rétrospective dans les textes de l’auteur. Que le contexte dans lequel les individus énoncent « qui ils sont » compte dans leur formation en tant que sujets, c’est ce dont Boyer tente de tirer pleinement les conséquences sur le plan de l’écriture de recherche. Non seulement la parole des migrants est-elle saisie dans le temps même du déplacement, mais c’est bien cette parole-là – « en contexte », ou « en situation » – que Boyer veut restituer à son lecteur. La stratégie d’écriture qui est la sienne vise à rendre compte de l’unité de l’expérience de terrain où se mêlent les voix des migrants et des convoyeurs, et aussi celle de la chercheuse avec tout son être-au-terrain. Dans l’article qu’elle propose ici, Boyer intègre également la prise de distance nécessaire à l’égard du terrain ; pratiquement, cela l’amène à faire figurer, en vis-à-vis, observations de terrain et commentaires plus distanciés.

En écho à notre propre contribution, Brosseau et Boyer sont attentifs à l’écriture comme lieu et temps forts de la construction géographique du sujet, par lui-même tout autant que par le géographe. L’intérêt de leur contribution tient aussi au fait que tous deux sont en quête de lieux (au sens figuré ou littéral du terme) où le sujet se manifeste au cours d’un processus de confrontation ou de rencontre de l’altérité. Pour Brosseau, le genre de l’autobiographie – un espace où fiction et réalité doivent sans cesse se situer l’une par rapport à l’autre – représente cette scène d’où l’on peut apercevoir le sujet-écrivain ; quant à Boyer, elle est attentive à la fois à la polyphonie des lieux et à ce que son texte témoigne d’une reconnaissance mutuelle des sujets les uns par rapport aux autres. Chacun paraît chercher un vis-à-vis à interroger et qui, en retour, l’interroge. N’est-ce pas là une façon de reconnaître le – ou les – sujets comme incontournables en géographie ?

Comme notre propre contribution le souligne, l’enjeu de recherche est à la fois d’avancer dans ce que la pleine prise en compte du sujet permet comme enrichissement de la démarche géographique, et de montrer combien la géographie contribue, en retour, à en éclairer les multiples facettes