Corps de l’article

Introduction

Une génération s’est écoulée depuis le lancement de la première « ville européenne de la culture », Athènes, en 1985. Vingt-cinq ans après, quel bilan peut-on dresser de cette opération, qui fut lancée dans l’indifférence quasi générale et qui est aujourd’hui plébiscitée par les villes de l’Union européenne ? À vrai dire, ce bilan n’a pas encore été fait. Alors que de plus en plus de chercheurs en sciences sociales s’y intéressent, il n’existe pas, à notre connaissance, d’ouvrage entièrement consacré à cette question, si ce n’est le fameux rapport de Palmer publié en 2004 (Palmer – Rae Associates, 2004), et plus récemment, l’ouvrage en allemand coordonné par Mittag (2008), passé quasiment inaperçu dans le monde francophone. De manière étrange, la littérature en langue française sur la question des capitales européennes de la culture est peu fournie, et ne se limite qu’à quelques initiatives notables (Autissier, 2005). C’est en effet en langue anglaise qu’on trouve les principaux travaux sur le sujet, dont la démarche idiographique semble commune : il s’agit de décrire et d’analyser des expériences concrètes et localisées de capitales européennes de la culture. Précisément, ce sont les conséquences, sur la ville et sa région, de l’organisation de l’opération qui sont au coeur des analyses, que ces conséquences soient appréhendées d’un point de vue socioéconomique (Sjøholt, 1999 ; Herrero et al., 2006), culturel (Ferreira, 2004 ; Deffner et Labrianidis, 2005 ; Werquin, 2006 ; Garcia, 2007 ; Hitters, 2007), en terme d’image (Gomez, 1998 ; Richards et Wilson, 2004) ou de requalification urbaine (Balsas, 2004 ; Garcia, 2004, Gravari-Barbas et Jacquot, 2007). À quelques rares exceptions (Griffiths, 2006 ; Gravari-Barbas et Jacquot, 2007 ; Azam, 2008 ; Giroud et Veschambre, 2010), peu de travaux se penchent véritablement sur ce qui se joue avant l’événement, que ce soit en amont des nominations par les instances officielles avec les projets proposés et les stratégies déployées par les villes pour obtenir le titre, ou lors de la période de préparation de la manifestation, une fois la désignation effectuée. Il est à noter que ce processus de désignation a fortement évolué depuis 1985, et que le manque de transparence dans les choix des décisionnaires nationaux et européens n’a peut-être pas aidé à mener des travaux poussés sur le sujet.

Depuis la Décision 1622/2006/CE du Parlement européen et du Conseil, les modalités de désignation ont fortement changé afin de renforcer la dimension européenne de la manifestation  : à partir de 2007, et donc pour l’édition 2013, la compétition ne se joue plus entre pays européens (le titre devenant « tournant » selon un calendrier préétabli et partagé par deux pays), mais à l’échelle nationale entre villes du pays nommé. La Slovaquie et la France, qui organiseront l’événement « capitale » en 2013, ont été les deux États membres qui ont inauguré ce nouveau mode de désignation. Pour le cas français, quatre villes – Bordeaux, Marseille, Lyon et Toulouse – ont été retenues parmi huit villes candidates à la suite d’une présélection au début de 2008. Au final, c’est la candidature de Marseille-Provence qui a été désignée. Le contexte actuel offre donc une occasion inédite d’étudier cette phase de préparation de l’événement « capitale », ce que nous nous proposons de faire dans cet article à partir du cas français.

Pour bien comprendre les conditions dans lesquelles se sont trouvées en 2007 les villes françaises candidates au titre de capitale en 2013, il conviendra d’abord, en proposant une brève histoire des capitales européennes de la culture, de réinscrire la compétition dans une dynamique engagée en 1985. Nous verrons ensuite comment les quatre villes françaises finalistes du concours sont arrivées, au sein de leurs projets, à résoudre la difficile équation consistant à respecter la promotion de valeurs européennes communes (afin de consolider l’Europe politique, culturelle et citoyenne en construction) tout en parvenant à se singulariser (pour gagner la compétition), et comment Marseille a réussi à supplanter les autres villes dans cet exercice. Il s’agira alors d’observer, en confrontant le projet pensé à l’épreuve de la réalité, les premiers pas de Marseille en tant que future capitale européenne de la culture.

Cet article s’appuie sur une analyse comparative du contenu des quatre dossiers de candidature, réalisés à la suite de l’étape de présélection tenue en janvier 2008 et présentés à un jury de sélection composé de 13 personnes (sept nommées par les institutions européennes, six par l’État membre concerné) en septembre 2008 (voir annexe 1). Afin de prendre en compte également le point de vue officiel et de contextualiser notre analyse de contenu des dossiers, nous avons complété ce travail par une lecture des documents institutionnels européens produits en amont et en aval de la désignation, ainsi que par des entretiens avec des acteurs qui ont été au coeur du processus de sélection des candidatures. Enfin, plusieurs entretiens ont été réalisés avec des personnalités en charge des questions de politique culturelle, notamment dans le cadre de l’opération Marseille-Provence 2013 (voir annexe 2).

25 ans de capitales européennes de la culture : un bilan synthétique

Dans ce bilan synthétique des capitales européennes de la culture entre 1985 et 2010, on verra que les enjeux, les paradigmes et les objectifs initiaux ont profondément évolué. Progressivement, une opération de marketing culturel et de lifting urbain a pris le pas sur l’événement artistique et culturel proprement dit. De même, certaines opérations n’ont d’« européenne » que le nom, tant l’accent est mis sur la promotion de la ville elle-même, dans un mouvement d’autocélébration. En 25 ans, quatre étapes chronologiques de durée inégale peuvent être distinguées.

1985-1989 : un événement culturel estival pour promouvoir l’Europe

L’origine de ce qui deviendra une action communautaire de l’Union européenne intitulée « capitales européennes de la culture » remonte au début des années 1980. La Communauté économique européenne (CEE), à l’époque composée de neuf membres tous situés en Europe de l’Ouest, s’ouvre à la Grèce en 1981. L’adhésion de la « mère-patrie de l’Europe » (Paul Valéry) donne au projet européen une coloration un peu plus culturelle, qu’il va s’agir de renforcer. En effet, au-delà du marché commun, de l’abolition progressive des barrières douanières ou de la politique agricole commune (PAC), ce qui est en jeu, dans cette Union européenne encore embryonnaire, c’est de lui donner une identité, tout au moins un contenu culturel. Pour aller dans ce sens, Melina Mercouri, l’active ministre de la Culture grecque, propose à ses collègues de la Commission européenne en 1983, la création d’un nouveau programme européen destiné à mettre en valeur, tous les ans, une ville de la CEE. Soutenue par Jack Lang, ministre de la Culture français, Melina Mercouri parvient à faire adopter ce programme par ses collègues au sein du conseil des ministres de la Culture. En hommage à l’adhésion de la Grèce, tout juste sortie de la dictature des colonels, la première « ville européenne de la culture » désignée est Athènes, en 1985. Suivront, comme le montre le tableau 1, Florence, Amsterdam, Berlin (Ouest) et Paris.

Le principe est très simple : chaque année, une ville de la CEE est désignée « ville européenne de la culture ». Elle se doit de mettre en place un programme artistique attractif, de mettre en valeur son patrimoine et de promouvoir la culture européenne. À noter que la CEE ne participe qu’à hauteur de 1 % en moyenne au financement de l’opération. Cela donne toute latitude au directeur de la candidature d’organiser l’événement comme il l’entend. Au cours de cette première période, l’opération se résume à une série d’activités estivales (spectacles, expositions, « fêtes de l’Europe ») qui passent relativement inaperçues, notamment à Paris en 1989, bien plus occupée à fêter en grande pompe le bicentenaire de la Révolution française. Seule Berlin-Ouest en 1988, grâce à un budget conséquent, donne du corps à l’événement. Mais il faut attendre la nomination de Glasgow, en 1990, pour voir les choses évoluer.

1990-1999 : un événement touristique et un élément de marketing urbain pour promouvoir la ville

En soi, la nomination surprise de Glasgow en 1990 constitue déjà un événement. Après cinq métropoles culturelles, c’est la première fois qu’une ville industrielle, qui plus est touchée de plein fouet par la crise, est nommée « ville européenne de la culture ». C’est aussi une ville de taille modeste, sans tradition culturelle. Et pourtant, c’est bien Glasgow qui va faire entrer le programme communautaire dans une autre dimension, celle du marketing urbain. D’emblée, Glasgow se dote de moyens exceptionnels : 60 millions d’euros sont consacrés à l’événement. C’est plus de deux fois le budget de Berlin-Ouest deux ans auparavant, pourtant déjà richement dotée. La direction de l’opération est confiée à Robert Palmer, qui s’entoure d’une équipe de professionnels. Sous sa houlette, l’événement se déroule tout au long de l’année 1990 ; il n’est pas réduit aux trois ou quatre mois estivaux. La programmation inclut deux axes indissociablement liés : la rénovation urbaine et l’action artistique. Ainsi, la reconversion des chantiers navals et des zones portuaires est associée à des spectacles festifs et des mega events tels les concerts géants des Rolling Stones ou de Franck Sinatra. Aucune facette de l’action culturelle n’est oubliée dans cette programmation tous azimuts. Grâce à une politique de communication et de marketing rondement menée, Glasgow 1990 s’avère un succès indéniable, avec une fréquentation touristique en hausse de 50 % et une nouvelle image désormais attachée à l’ex-cité ouvrière. Comme le dit Anne-Marie Autissier, « tout en “retournant” son image, cette ville a conféré aux “villes européennes de la culture” une notoriété nouvelle et des modèles d’organisation » (2005 : 372).

Tableau 1

Les capitales européennes de la culture, 1985-2013

Les capitales européennes de la culture, 1985-2013

-> Voir la liste des tableaux

Les villes qui succèdent à Glasgow au cours des années 1990 vont lui emboîter le pas, en profitant du label européen pour, d’abord et avant tout, se rénover et faire parler d’elles. Désormais, c’est moins la culture européenne qu’il s’agit de mettre en valeur que la ville élue elle-même, en tâchant d’y attirer touristes, visiteurs et investisseurs potentiels. Entérinant le succès de Glasgow, la Commission européenne va nommer d’autres villes moyennes sans grande tradition culturelle avant leur nomination, comme Anvers en 1993 ou Thessalonique en 1997. Leur bilan, notamment économique, semble contrasté, bien qu’il nous soit difficile d’être plus précis faute d’informations sur les retombées économiques de l’opération.

2000-2010 : une opération d’envergure aux multiples facettes pour transformer la ville

À partir de l’année 2000, le programme « villes européennes de la culture » entre dans une nouvelle phase. Tout d’abord, pour faire face à la fois à l’augmentation des demandes et à l’élargissement de la communauté européenne (Autriche, Suède et Finlande en 1995 ; pays d’Europe centrale en 2004), il est décidé qu’à partir de 2005, deux villes obtiendront le label, l’une d’entre elles devant être située en Europe centrale ou de l’Est. Le programme devient une action communautaire qui court sur une période très longue, de 2005 à 2019, ce qui montre bien la volonté des édiles européens d’ancrer l’opération dans la durée. Dans un souci d’ubiquité, est ainsi organisée une rotation entre États membres, selon un calendrier qui identifie clairement pour chaque année les deux pays en charge d’accueillir l’événement. Enfin, pour leur donner une dimension symbolique plus forte, les villes européennes de la culture seront désormais désignées « capitales européennes de la culture », ce qui ne fera qu’aiguiser encore davantage l’appétit des villes candidates – la plupart n’étant pas des capitales nationales. Pour donner une idée de l’intérêt exponentiel manifesté pour le label européen, en 2016, alors que l’Espagne obtiendra l’une des deux capitales européennes sur son territoire, mentionnons que pas moins de 15 villes espagnoles avaient déjà fait connaître leur candidature en 2009. Comment expliquer un tel engouement ?

Les villes européennes, devenues de plus en plus concurrentes dans le contexte exacerbé de la mondialisation et de la crise de 2008-2010, y voient une occasion unique de se profiler comme « villes créatives » et de se faire connaître [1]. « L’effet Bilbao », autrement dit le renouveau de la cité basque grâce au succès du musée Guggenheim, fait aussi des émules et des envieux. Dorénavant, il ne suffit plus de promouvoir une ville à travers l’année capitale, il faut la transformer et en faire une ville créative. Dans les faits, peu de villes, parmi celles qui ont été élues entre 2000 et 2010, ont réussi une telle mue. On cite souvent en exemple le cas de Lille qui, appliquant avec succès les recettes de Glasgow 1990, a réussi à attirer plusieurs millions de touristes en 2004 et à se positionner sur l’échiquier des métropoles européennes, tout en transformant son centre-ville et en dotant ses quartiers populaires de centres socioculturels d’un nouveau type, les « maisons Folie ». Liverpool, en 2008, a atteint ses objectifs sur le plan de la régénération urbaine, avec l’achèvement de son Waterfront et l’aménagement d’un vaste centre commercial à proximité du plan d’eau. Mais avec Liverpool en 2008, on touche vraisemblablement aux limites de l’exercice : l’action communautaire de départ, destinée à promouvoir la culture européenne à travers l’une de ses villes, a été détournée de son objectif pour servir des intérêts urbanistiques et architecturaux. Les toutes dernières tendances semblent marquer une légère inflexion, probable prémisse à une éventuelle quatrième étape dans l’histoire des capitales européennes de la culture.

Perspectives d’avenir : le retour de la vision européenne et la région urbaine comme nouvel horizon

Comme nous le verrons plus précisément par la suite, la Commission européenne impose maintenant aux villes candidates un cahier des charges précis, au sein duquel la mise en valeur du dialogue interculturel européen est un argument pris en compte. Certaines villes ont joué le jeu, à l’instar de Salamanque en 2002 et de Graz en 2003. Petite ville située à l’est de l’Autriche, Graz a fait valoir son appartenance à un espace de confluence européenne, à la croisée de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe de l’Est. De même, d’autres ont tenu à intégrer la problématique migratoire dans leur programmation, à l’image de Stockholm en 1998, de Luxembourg en 2007 et d’Essen-Ruhr en 2010. Enfin, par la sélection parallèle d’une ville d’Europe occidentale et d’une autre d’Europe orientale, il est de plus en plus fréquent que les deux villes nominées tissent des liens entre elles, voire organisent des actions artistiques communes – il faut dire que la Commission européenne les y incite fortement.

La deuxième tendance observée depuis le début de la décennie 2000 est d’une autre nature. Certaines villes se portent désormais candidates au titre de ville-centre d’une région plus vaste. De Lille en 2004 à Essen-Ruhr en 2010, l’Union européenne avalise ce genre de candidatures. Lille inaugure cette formule régionale en 2004. En effet, non seulement la métropole lilloise associe à l’évènement toutes les communes de sa communauté urbaine, mais elle étend son partenariat jusqu’aux communes belges voisines. Ainsi, trois « maisons Folie » ont vu le jour à Mons, Courtrai et Tournai en Belgique, dans le même élan que celles de Moulins, Wazemmes ou Lambersart à Lille. Ce fut assurément à la fois l’un des atouts et l’une des grandes originalités du dossier lillois que d’avoir présenté un périmètre élargi aux communes frontalières belges, qui furent réellement associées à l’opération (Liefooghe, 2010). Luxembourg, nommée pour la deuxième fois capitale européenne de la culture après 1995, décide de mettre en avant la « grande région », entité politique et culturelle qui regroupe, outre le Grand-Duché du Luxembourg, la Sarre, la Lorraine, la Rhénanie-Palatinat et la Wallonie, soit 65 000 km2 et 11,2 millions d’habitants. La Commission européenne, en choisissant cette candidature originale après celle de Lille en 2004, approuve ainsi ce nouveau modèle de développement qui met à l’avant-scène non plus seulement une ville, mais toute une région métropolitaine. En 2010, c’est au tour de la conurbation de la Ruhr d’être mise à l’honneur. Il faut dire qu’il y existe une longue tradition de coopération intercommunale depuis la mise en place en 1920 du Regionalverband Ruhr, véritable outil de planification urbaine et régionale à l’échelle des 52 communes adhérentes (dont les plus connues sont Dortmund, Essen, Duisbourg et Bochum). Ces trois villes-régions ont fait parler d’elles, malgré les difficultés de mettre en oeuvre une programmation artistique et culturelle, ainsi que toute la logistique qui l’accompagne, à l’échelle d’un bassin de population de plusieurs millions d’habitants.

La désignation, en septembre 2008, de la capitale européenne de la culture 2013 s’inscrit bien entendu dans cette trajectoire longue de plus de 20 ans, et elle répond plus précisément à la dernière tendance observée, celle des villes-régions. Le périmètre géographique de Marseille-Provence 2013 correspond en effet à l’aire métropolitaine marseillaise, c’est-à-dire qu’il couvre presque tout le département des Bouches-du-Rhône en incluant des villes comme Aix-en-Provence, Arles ou Salon-de-Provence (Grésillon, 2009 et 2011). Cette désignation marque cependant aussi un nouveau tournant dans l’histoire institutionnelle de ce programme européen. Une Décision européenne de 2006 impose en effet désormais aux pays préalablement nommés dans le cadre de l’action communautaire d’organiser une compétition entre les villes de leur territoire qui souhaiteraient accueillir l’événement. La désignation de 2008 représente donc une belle occasion pour observer la manière dont les villes candidates à l’obtention du titre ont pris en compte ce double impératif, de continuité (en s’inspirant des expériences antérieures, notamment en matière de pérennisation de l’événement, d’injonction au dialogue interculturel ou de projection à l’échelle régionale) et de singularité (en s’imposant dans une logique concurrentielle).

Capitale européenne de la culture 2013 en France : de la désignation sur projet à la mise en oeuvre sur le terrain

La contemporanéité du processus de désignation de la capitale 2013 – dont, rappelons-le, Marseille-Provence est sortie vainqueur, mais qui a aussi engagé les villes de Bordeaux, Lyon et Toulouse – offre l’occasion d’analyser, une fois n’est pas coutume, ce qui se joue lors de la phase préparatoire de l’événement, à savoir : d’une part, le temps des candidatures et de la désignation officielle et, d’autre part, celui de la préparation concrète de l’événement et de la confrontation à la réalité de terrain.

Singularisation des candidatures françaises entre figures imposées et programme libre

Pour préparer leur candidature, les villes françaises en compétition ont pu se référer à un Guide à l’intention des villes candidates, publié par le ministère de la Culture et de la Communication en 2007. Les rubriques de ce guide, qui s’articulent autour de deux grands thèmes – « dimension européenne » et « la ville et les citoyens » –, constituent autant de figures imposées aux candidats. À ces deux échelles, les villes doivent parvenir à « mettre en valeur la richesse, la diversité des cultures européennes et leurs traits communs » (Guide à l’intention des villes candidates, 2007) ou, pour le dire autrement, à faire de la culture la matrice du « vivre ensemble ». Il s’agira ici de voir comment les candidatures, en répondant à cette injonction commune, sont tout de même parvenues à se singulariser [2]. Cette dialectique du conformisme et de la singularité – « une tendance contradictoire à la différenciation dans l’homogénéisation », dirait David Harvey (2001) – n’est pas originale et renvoie aux mécanismes concurrentiels et aux enjeux de marketing désormais imposés aux territoires par les nouvelles règles du capitalisme mondialisé. Là où la dialectique appréhendée ici est matière à réflexion, c’est quand elle met en regard, sans scrupule apparent par l’institutionnalisation d’une compétition, des valeurs collectives de solidarité et de partage, avec une logique individualiste et des principes concurrentiels aux conséquences féroces. Selon une telle perspective, on peut penser que le concours révèle finalement une représentation supplémentaire de ce qu’est aujourd’hui l’Union européenne, à savoir une institution économique libérale, qui se débat encore contre elle-même pour définir et asseoir les fondements d’une communauté politique, citoyenne et sociale.

Dans les dossiers de candidature, l’articulation et l’alchimie entre conformisme et singularité, homogénéisation et différenciation, « figures imposées » et « programme libre », se réalisent au sein des « récits territoriaux » que les porteurs de projets se sont attelés à forger tout au long du processus de désignation. Mobilisant des dimensions variées (la géographie, l’histoire, les modèles urbains, la temporalité du développement territorial, le rôle des acteurs, etc.) et s’appuyant sur des médias variés (écriture, iconographie, photographie, cartographie, infographie), de tels récits ont pour vocation de mettre en scène les territoires concernés et de produire l’image d’un « tout » cohérent, mais surtout inédit. Comme nous allons le voir, ces récits territoriaux ont compté tout autant, si ce n’est davantage, dans le résultat final que les montages financiers et les programmes culturels eux-mêmes.

S’approprier les règles 

Deux impératifs complémentaires sont mis en avant par chacune des candidatures : pour faire de la culture la matrice du « vivre ensemble », il importe de favoriser la mobilité spatiale des personnes et des biens culturels à toutes les échelles, et de créer, en parallèle, des lieux d’ancrage qui puissent offrir les conditions de l’échange interculturel et de la cohésion sociale.

Promouvoir la mobilité des individus constitue en effet la condition préalable à la rencontre entre les populations. Plus spécifiquement, l’événement doit permettre de mettre en mouvement trois grandes figures d’acteurs, appréhendées par les porteurs de projets comme les emblèmes de l’interculturalité et de la citoyenneté européenne, à savoir celles du touriste, du migrant et de l’artiste. De ce fait, toutes les villes insistent de manière assez consensuelle sur leur hospitalité, la qualité de leur accueil, et sur une attractivité inscrite sur le temps long. Être au coeur de flux touristiques est ainsi présenté comme un enjeu du dialogue interculturel plutôt que comme un défi avant tout économique : il ne saurait en effet – et les villes le savent bien ! – y avoir de viabilité de tels événements sans cette attractivité touristique, qui constitue le nerf de la compétition économique. De la même façon, et à de très rares exceptions près, en particulier dans le dossier marseillais, les candidatures reprennent à leur compte le discours aseptisé des institutions européennes sur le « migrant ». Ce dernier se situe ainsi au coeur des préoccupations des villes candidates, dans une logique d’inversion du stigmate : il s’agit de faire « communauté » avec tous les habitants, quelle que soit leur origine. Peu importe que la démarche mette en évidence la contradiction entre des politiques culturelles qui se réfèrent à un héritage européen humaniste et des politiques migratoires de plus en plus sécuritaires et déshumanisantes… Enfin, les discours sur « l’artiste » et sur sa valeur stratégique sont aussi unanimes. Passeurs de frontières, et plus largement de limites, à différentes échelles, entre cultures, entre groupes sociaux, les artistes sont clairement attendus pour faire « lien social », et ce, au sein de lieux clairement identifiés.

Ces mouvements et flux, qui articulent plusieurs échelles spatiales, doivent en effet pouvoir être captés localement et catalysés par les artistes, mais aussi par d’autres acteurs locaux, institutionnels et économiques. Les candidatures insistent toutes sur l’importance de l’ancrage des pratiques culturelles au sein de lieux où se joueraient le dialogue interculturel et l’alchimie du lien social. Marseille compte, comme nous le verrons par la suite, sur les « ateliers de l’Euroméditerranée » ; Lyon définit, quant à elle, des « lieux de culture(s) » pensés comme « lieux ressources, laboratoires d’expérimentations artistiques et sociales, lieux dynamiques, où l’on peut fabriquer, créer, croiser, échanger, découvrir, faire la fête, manger, boire, lire, apprendre, expérimenter, ne rien faire  » (Dossier de candidature de Lyon, 2008). De tels lieux peuvent être aussi ceux où se réalise « une interpénétration du monde culturel et économique » (Dossier de candidature de Toulouse, 2008), là où le « couple économie/culture, longtemps considéré comme antagoniste » peut être porteur « d’un processus de redynamisation territoriale » (Dossier de candidature de Lyon, 2008). Dans cette dynamique à la fois sociale et culturelle, mais aussi territoriale – puisque l’objectif est bien de « faire territoire » à l’échelle métropolitaine et régionale –, l’articulation entre acteurs économiques, acteurs institutionnels et porteurs de projets artistiques et culturels apparaît finalement beaucoup plus structurante et déterminante que celle, pourtant largement mise en avant dans les dossiers, qui inclut la participation des citoyens (associations, collectifs, étudiants, habitants).

Quoi qu’il en soit, la création de lieux d’échanges socioculturels et la mobilisation des acteurs locaux doivent être conçues dans la perspective d’un développement social (« vivre ensemble ») et territorial (« faire territoire ») inscrit dans la durée. Reprenant à leur compte cette exigence désormais classique d’une pérennisation de l’événementiel (Barthon et al., 2007), les villes candidates insistent en effet, à l’instar de Toulouse, sur le fait qu’« il ne s’agit pas de réenchanter temporairement une ville et son territoire mais de modifier durablement les pratiques sociales » (Dossier de candidature de Toulouse, 2008).

Faire la différence

Au-delà des figures imposées qui laissent déjà entrevoir quelques singularités, comment les quatre candidatures françaises ont-elles véritablement tenté de « faire la différence » ? Comment les acteurs institutionnels en charge du processus de désignation ont-ils in fine interprété ces tentatives ?

Dans le rapport du jury de sélection publié en septembre 2008, comme dans les témoignages que nous avons pu recueillir au ministère de la Culture, à la Commission européenne et auprès de l’association Marseille-Provence 2013, trois arguments sont avancés pour justifier la désignation de Marseille comme capitale européenne de la culture. Son premier atout a été de respecter les objectifs et les critères figurant dans la Décision européenne de 2006, ainsi que les recommandations du jury de présélection. Ici, l’inscription du projet dans le processus de Barcelone sur la coopération euroméditerranéenne (il s’agit de partenariats politiques, économiques et culturels entre l’Union européenne et les 12 États riverains de la mer Méditerranée, mis en place à partir de 1995) est présentée comme l’argument qui a été le plus décisif, notamment parce qu’il assure à la candidature la dimension européenne exigée. Le contexte lui étant favorable, Marseille a en effet insisté, peut-être davantage que les autres villes, sur l’originalité de sa localisation géographique dans l’espace européen. Le slogan « Marseille-Provence 2013, d’Europe et de Méditerranée » peut ainsi être interprété comme un écho de l’intérêt actuel des instances européennes pour l’ouverture sur le bassin méditerranéen – après s’être concentrées, il y a 10 ans, sur l’ouverture à l’Est.

Pour le jury européen, le projet marseillais est aussi jugé comme étant le plus « novateur », notamment par son objectif de « conjuguer une forte exigence artistique et la volonté de toucher un public défavorisé » (Rapport de sélection du jury, 2008). L’entretien réalisé avec la responsable de l’organisation du processus de désignation à la Commission européenne abonde en ce sens : « Marseille a su faire preuve d’audace, en proposant vraiment une certaine conception de ce qu’est la culture dans la ville, de la manière dont la culture peut contribuer au développement économique et social. » À la différence de Toulouse ou de Lyon, qui n’ont pas vraiment considéré le projet et l’événement comme des leviers indispensables de leur développement urbain, Marseille a beaucoup plus insisté sur l’opportunité que représentait l’obtention du titre de Capitale européenne de la culture pour rattraper des retards infrastructurels de tous ordres, créer du lien entre des espaces jusqu’alors peu intégrés, créer des synergies nouvelles entre acteurs locaux et des formes inédites de « vivre ensemble » aux échelles métropolitaine et régionale. Alors que la candidature marseillaise est, pour le jury, celle qui est la plus résolument tournée vers l’avenir, il est reproché aux autres villes, en particulier à Lyon et Bordeaux, de trop s’appesantir sur un passé glorieux (trajectoire de la ville depuis ses origines) ou sur un présent dynamique (en référence aux projets urbains existants) pour légitimer leur candidature.

Enfin, l’argument le plus élaboré dans le rapport du jury de sélection est celui qui insiste sur l’équilibre du projet marseillais, un équilibre qui ajuste « un programme culturel et artistique de qualité, très cohérent, reposant sur un concept intéressant pour la ville et pour l’Europe, conduit par un directeur de projet d’un grand professionnalisme et entouré d’une équipe solide ; un engagement politique fort de la part du maire de la ville centre et de l’ensemble des collectivités locales concernées, quelle que soit leur appartenance politique, sur un territoire qui touche un large espace en Provence  ; un soutien financier solide de la part des collectivités locales et du milieu économique ainsi qu’un plan de financement étudié attentivement » (Rapport de sélection du jury, 2008). Ce dernier argument, s’il confirme une nouvelle fois le poids octroyé à l’articulation entre acteurs institutionnels, économiques et culturels dans l’évaluation et la fiabilité du projet, révèle aussi que la candidature marseillaise a su faire valoir l’originalité de son territoire (métropolitain, régional) et de ses réseaux (européens), au nom de l’innovation culturelle et de nouvelles façons de concevoir le « vivre ensemble ».

Construire une capitale européenne de la culture à l’échelle d’une région : le grand défi de Marseille-Provence 2013

Au-delà des discours et des programmes, qu’en est-il de la réalité du montage de l’opération « capitale européenne de la culture » ? Dans quelle mesure Marseille et les communes associées au projet parviennent à répondre aux exigences du cahier des charges européen ?

Une programmation relativement fidèle aux attendus

Le point essentiel du dossier marseillais réside dans la création des « ateliers de l’Euroméditerranée » : il s’agit de faire de Marseille-Provence une plateforme d’échanges et de coopération pour les artistes des deux rives du Bassin méditerranéen. L’idée est d’autant plus séduisante que Marseille occupe une position clé au sein de la Méditerranée et que, par les relations que la ville entretient avec les pays du Maghreb notamment, elle peut jouer un rôle de carrefour. Concrètement, il est prévu qu’environ 200 ateliers de création se mettent progressivement en place dans des entreprises, des écoles, des musées de la région marseillaise. Ces ateliers permettront à des artistes du Bassin méditerranéen de créer in situ et de partager les secrets de la création avec les employés, les écoliers ou les visiteurs du musée qui les côtoieront au quotidien. Ainsi, création et transmission seront étroitement articulées.

À partir du concept central des ateliers de l’Euroméditerranée, le projet artistique est construit selon deux axes qui, eux-mêmes, se déclinent en quatre thèmes : un axe local intitulé « la cité radieuse » (thèmes : L’art dans l’espace public, Promeneurs, nomades, territoires, Mille et une nuits, Tous acteurs) et un axe international intitulé « le partage des midis » (thèmes : Migrations et mémoires, Valeurs et croyances, Des sexes ou des genres, Le partage de l’eau). Par ailleurs, deux nouveaux festivals européens pérennes verront le jour : le festival InterMed, qui se veut une plateforme artistique internationale, et le festival Via Marseille, rencontre européenne de l’art et de la ville. Enfin, de grandes expositions sont également programmées, comme celle sur l’écrivain Albert Camus (dont on fêtera le centenaire en 2013 et qui symbolise ce lien complexe entre les deux rives de la Méditerranée).

Un montage complexe

Pour mettre en oeuvre un programme aussi ambitieux, il faut une équipe solide et compétente. La réputation de Bernard Latarjet, directeur du dossier marseillais, ancien conseiller du président François Mitterrand et ancien président du parc de la Cité des sciences de la Villette, n’est plus à faire. Mais ce Parisien a dû composer avec un milieu politique et culturel local souvent hostile à tout ce qui vient de la capitale. Entre 2006 et 2008, Bernard Latarjet et ses adjoints – eux aussi parisiens – ont travaillé dans la plus grande discrétion au montage de la candidature de Marseille-Provence. N’ayant qu’une connaissance très partielle du terrain culturel marseillais et provençal, ils se sont appuyés (tel que souligné à l’annexe 2) sur des acteurs locaux, à la fois organisateurs culturels, directeurs de structures culturelles, chargés de mission, responsables associatifs, regroupés en équipes et réunis régulièrement. Il est très difficile de faire, au final, la part des idées qui ont émané de ces équipes d’acteurs locaux et de celles qui furent le fruit de l’équipe de Bernard Latarjet, car tout le monde a travaillé de concert. On entre ici dans le domaine du « secret de fabrique », pour ainsi dire. Cela dit, nos entretiens semblent indiquer que le poids des acteurs locaux a été déterminant dans le choix de tel projet artistique ou de tel axe de programmation, d’autant plus que le montage du dossier n’a pas été confié à un cabinet de conseil extérieur, comme c’est de plus en plus le cas pour ce genre de mega events (Bramwell, 1997).

L’intelligence de Bernard Latarjet a été de ne pas chercher à imposer une vision « d’en haut » de la candidature, mais au contraire de s’entourer d’acteurs du territoire, qui lui ont soufflé quelques-unes des idées les plus originales, susceptibles de retenir l’attention du jury européen. En revanche, contrairement aux dossiers lyonnais, toulousain et bordelais, l’équipe dirigeante s’est peu appuyée sur l’expertise des personnes politiques et des fonctionnaires locaux en charge de la culture, notamment la Direction générale des affaires culturelles des villes concernées (Marseille, Aix-en-Provence, etc.). Cela lui a d’ailleurs été reproché, le Directeur des affaires culturelles de la Ville de Marseille et l’adjoint à la culture s’étant sentis dépossédés de ce qu’ils considéraient comme relevant de leur domaine de compétence. Après 2008 et la désignation de Marseille-Provence, les tensions entre l’équipe de Bernard Latarjet et le personnel politique local en charge des questions culturelles n’ont pas cessé, au contraire. Elles ont été relayées, et souvent amplifiées, par les ténors politiques locaux (au premier rang desquels la Maire d’Aix-en-Provence, Maryse Joissains), tandis que le président de la Chambre de commerce et d’industrie, représentant du monde économique et par ailleurs président de l’association Marseille-Provence 2013, prenait fait et cause pour Bernard Latarjet et ne cessait de défendre son action. Dans le cadre de cet article et compte tenu de la problématique annoncée, nous ne pouvons aller plus loin dans ce type d’analyse, mais il serait intéressant, dans une approche sociologique, d’étudier les rapports de force qui se jouent localement au moment de la préparation de tels événements culturels, même si les informations, par définition confidentielles, sont difficiles à glaner.

Conclusion

Cet article a voulu mettre l’accent, non pas sur les conséquences (urbaines, économiques, touristiques) d’un événement majeur du type « capitale européenne de la culture », comme cela se fait habituellement, mais sur la phase de présélection et de préparation d’une telle opération. Lancé dans une relative indifférence en 1985, l’événement n’a cessé, depuis, de faire parler de lui au point que les villes européennes rivalisent de projets et d’idées pour recevoir le précieux label. Celui-ci n’est pourtant pas un gage de succès ni de retombées économiques positives. Cependant, le poids de l’image a pris une telle importance que le seul fait d’être ou d’avoir été « capitale européenne de la culture » semble donner à ce label, aux yeux des villes, une valeur quasi sacrée. D’ailleurs, ce modèle est imité sous d’autres latitudes. Il existe ainsi depuis quelques années une « capitale culturelle du monde arabe ». Avec le temps, l’opération est devenue une action communautaire, les équipes organisatrices se sont structurées et professionnalisées. Les villes candidates doivent désormais répondre à un strict cahier des charges et veiller à rassembler un budget conséquent.

Pour autant, la réalité demeure parfois éloignée des annonces et des promesses figurant dans les dossiers de candidature. On l’a vu, la figure tant vantée du « migrant » ne résiste pas, en France actuellement, à l’examen des politiques migratoires sécuritaires menées par le gouvernement, voire à la traque des migrants sans papiers, même quand ils sont artistes et diplômés. De même, l’appel à organiser une manifestation culturelle au plus proche des habitants reste parfois un voeu pieux. Marseille, la dernière ville populaire de France (au sens d’une ville pauvre, cosmopolite et où les populations défavorisées habitent encore au centre-ville), ne peut pas se permettre d’organiser un événement élitiste excluant sa propre population. Enfin, l’histoire politique et les traditions locales font qu’il est très difficile d’organiser un événement à l’échelle de la région métropolitaine. Contrairement à Lille en 2004, qui avait su fédérer toutes les communes alentour jusqu’à la Belgique, les villes de Provence n’ont guère de tradition de coopération. L’esprit de clocher l’a toujours emporté sur l’esprit métropolitain. On pourrait espérer que l’événement 2013 joue un rôle de levier pour construire, à partir d’un projet culturel rassembleur, un horizon métropolitain commun et pose les bases d’une organisation métropolitaine qui fait tant défaut à l’aire urbaine marseillaise.