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Introduction

Ville, campagne, urbain, rural, banlieue, tous ces mots font partie du vocabulaire courant de notre époque. Mais que signifient-ils réellement ? Leur sens semble s’imposer à nous instinctivement, mais il est fort difficile de les définir précisément, tant pour le commun des mortels que pour les spécialistes en études urbaines, rurales ou régionales (Moriconi-Ébrard, 2010 ; Louiset, 2011). Et que dire des expressions telles que « ville à la campagne », « village urbain » ou « métropolisation rurale » ? Si l’on ajoute à cela l’émergence progressive d’espaces de type transitionnel − banlieues de diverses générations, villages soumis à la rurbanisation, établissements touristiques de prestige, villes petites et moyennes à l’intérieur de l’aire de navettage d’une métropole, etc. − ainsi que la fréquente incongruité territoriale des structures administratives locales et régionales, la confusion se révèle complète.

Il faut bien convenir que le vocabulaire géographique habituel est désuet et de peu d’utilité pour décrire les divers types d’établissements humains de notre époque. Les difficultés traditionnelles de définition et de délimitation des catégories d’espaces géographiques prennent donc une dimension nouvelle dans le contexte historique et géographique contemporain (Debarbieux, 2008). D’ailleurs, doit-on parler d’établissements au pluriel ou au singulier, dans la mesure où l’écoumène de plusieurs pays et régions est de moins en moins constitué de noyaux sur un arrière-plan d’espaces naturels, ou de basse densité, et de plus en plus d’un tissu urbain complexe et relativement continu. En effet, les réseaux d’échanges et de communication actuels respectent peu les modes de cristallisation de l’habitat issus du passé et tendent à en créer de nouveaux (Ghorra-Gobin, 2003). Certains parlent de la mort de la ville (Choay, 1994), d’autres des changements irréversibles qui l’affectent (Bassand, 2007). Toutefois, les formes spatiales qui nous ont été léguées exercent une certaine force d’inertie, laquelle contribue à nourrir nos illusions sur la nature des territoires.

Les transformations de la ville et des différents types de territoire paraissent découler de l’essence même du phénomène urbain. Au-delà de la brique et du mortier, l’urbain est avant tout un mouvement produit par les échanges entre les individus, les idées, les activités, un mouvement qui prend son envol à partir de points focaux de l’espace géographique. C’est cette dynamique sociospatiale vieille de plusieurs millénaires qui a explosé avec l’avènement de l’industrialisation au XVIIIe siècle (Mumford, 2011). Les modes de transport et de communication qui en sont tributaires (chemin de fer, automobile, téléphone, télévision, etc.) ont favorisé, à leur tour, une contraction toujours plus grande de l’espace-temps (Pumain, 1999). Une société urbaine mobile aux pratiques sociales relativement standardisées en a émergé, du moins dans les pays industriels avancés de la fin du XXe siècle. La montée de l’économie de l’information et la popularisation d’Internet sonnent-elles le glas des territoires tels que nous les avons connus ? Doit-on prévoir la constitution d’une « métapolis » réseautée (Ascher, 1995) ou d’une « ville keno » désorganisée (Dear, 2002) au sein de laquelle alternent, sans véritable tonus ou structure apparente, des formes et activités de toutes sortes ?

Dans ce texte, nous tenterons de faire le point sur la nomenclature en études urbaines. Il ne s’agit pas de présenter les résultats d’une recherche spécifique, mais de proposer un essai critique sur un thème qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Ainsi, définir l’urbain ou le rural est à la fois un exercice simple et un défi considérable. Revoir ou revisiter ces concepts de base nous paraît néanmoins primordial à la lumière des transformations des dernières décennies. En conséquence, nous nous intéresserons aux nouvelles formes d’urbanisation et aux appellations qui leur sont associées, en premier lieu, les milieux transitionnels. À tort ou à raison, nous centrerons notre réflexion sur les concepts de ville et d’urbain, au détriment des notions de campagne et de rural. Une telle démarche peut choquer les ruralistes, qui voient fréquemment leur territoire de prédilection réduit à un espace résiduel. Néanmoins, l’étude des différentes classifications nationales et notre champ d’intérêt et de spécialisation justifient cette démarche.

Sur le plan méthodologique, nous procéderons par une discussion s’appuyant sur une revue de littérature. Quelques traitements statistiques et cartographiques viendront également bonifier la démarche. En termes de cheminement, nous regarderons d’abord les critères utilisés par différents États pour définir l’urbain et le rural. Par la suite, nous traiterons plus fondamentalement des qualités urbaines et rurales à travers le thème des effets de milieu. Finalement, les nouvelles formes spatiales liées notamment à la métropolisation seront abordées au même titre que le défi de leur nomenclature.

Définir et délimiter l’urbain

La ville est depuis toujours un objet d’intérêt des penseurs de toutes sortes  : philosophes, réformateurs, artistes et scientifiques. Cet intérêt fort compréhensible touche également les simples citoyens et les élus politiques, au moment où la majorité des citoyens de la planète vit en milieu urbain (Bloom et al., 2010). Depuis toujours, la ville est plus qu’un simple habitat collectif. Elle constitue un objet de fascination en tant que réalité matérielle symbolisant, à travers l’histoire, le divin, le pouvoir, la culture et le niveau d’avancement des sociétés (Lynch, 1981 ; Racine, 1993). La ville est à la fois l’aboutissement de plusieurs millénaires d’évolution et le point de départ d’une série de transformations socioéconomiques et culturelles qui ont marqué l’humanité (Childe, 1950). En rétrospective, la ville se présente comme un catalyseur de l’histoire humaine, qui est indissociable des progrès et des révolutions. Avec un langage plus contemporain, nous parlerions de creuset d’innovations techniques et sociales.

La ville et l’urbanisation constituent des phénomènes géographiques ayant profondément affecté le monde à toutes les échelles. La géographie institutionnelle francophone s’est intéressée relativement tôt à la ville, à travers les écrits de Pierre Lavedan (Wackermann, 2000 ; Claval, 2011). Pourtant, cette discipline a longtemps semblé mal à l’aise face à cet objet, en comparaison avec le thème de la région. Il est vrai que la ville est un objet complexe, un noeud focal d’échanges en réseaux qui viennent progressivement altérer les traits et les rythmes séculiers des milieux ruraux, milieux si patiemment dépeints par la géographie régionale. Depuis un demi-siècle, les difficultés d’adaptation sont néanmoins chose du passé. La ville est aujourd’hui un formidable laboratoire de recherches dans tous les secteurs des sciences humaines, incluant la géographie (Poitras, 2000 ; Derycke, 2009 ; Cloutier et al., 2011).

Pour mieux comprendre cet objet, ainsi que les processus territoriaux à l’oeuvre, dans leur globalité, il est à nouveau nécessaire de s’interroger sur les concepts de ville et d’urbain. Évidemment, de multiples définitions de la ville ont été suggérées : un système à l’intérieur d’un système de villes (Berry, 1964), un lieu de maximisation des interactions sociales (Claval, 1970), un espace politique de compromis qui rend possible la cohabitation (Weber, 1992). L’une de celles-ci nous semble particulièrement intéressante :

La ville est un lieu étroit et unique, capable de concentrer une quantité impressionnante de richesse, de force de travail, d’intelligence, d’imagination, de conflit, de pouvoir, de savoir, de jouissance, d’exploitation, d’oppression et de libération.

Tribillon, 2002 : 5

Cette définition a le mérite de traiter à la fois des conditions matérielles, en parlant d’un lieu étroit, et immatérielles, à travers des mots tels qu’imagination, pouvoir ou savoir. Cependant, l’étroitesse est un concept plutôt mince lorsque vient le temps d’identifier et de délimiter les conditions matérielles qui caractérisent la ville. Évidemment, cette étroitesse ne vient pas des conditions biophysiques des établissements, mais de la compacité des bâtiments, des équipements et des infrastructures. L’expression « proximité organisée » associée à la ville par Huriot est beaucoup plus explicite (1998).

Dans le but de saisir l’évolution de leurs sociétés et de mettre en oeuvre des politiques publiques, la plupart des États ont développé des catégories afin de classifier les collectivités territoriales. Les critères suivants sont généralement utilisés : la taille ou un seuil de population, la densité de la population et des bâtiments ainsi que la diversité des activités économiques illustrée par l’utilisation du sol (Merlin et Choay, 2009). Malgré son caractère réducteur, le critère de la taille de la population est le plus utilisé (tableau 1). Toutefois, le seuil officiel de l’urbain varie énormément de pays en pays, passant de 200 individus en Islande à 50 000 habitants au Japon (ONU, 2005). Par ailleurs, le seuil de population de l’urbain est souvent bas et corrélé à la densité de population ou à la population totale du pays concerné : 1000 au Canada, 2000 en France, 2500 aux États-Unis ou 7000 en Belgique. De plus, les classifications européennes tendent à contenir des critères morphologiques ou d’utilisation du sol alors que les catégorisations canadienne et américaine se concentrent davantage sur la population totale.

Tableau 1

Les critères de l'urbain dans divers pays

Les critères de l'urbain dans divers pays
a Source; Statistique Canada (http://www.statcan.gc.ca/subjects-sujets/standard-norme/sgc-cgt/urban-urbain-fra.htm). b Source: US Census Bureau (http://www.census.gov/geo/www/ua/urbanruralclass.html). c Source: Office for National Statistics (http://www.ons.gov.uk/ons/guide-method/geography/products/area-classifications/rural-urban-definition-and-la/rural-urban-definition--england-and-wales-/index.html). Au Royaume-Uni, il existe également des Standard Metropolitan Labour Area (seuil de 70 000 habitants, 20 000 emplois dans le noyau urbain et incluant les municipalités voisines ayant minimalement 15 % de navetteurs). d Source: INSEE - Institut national de la statistique et des études économiques (http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/unite-urbaine.htm)

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Tableau 1

(suite)

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e Source: Institut national de la statistique (http://statbel.fgov.be/fr/modules/publications/statistiques/population/monographies_1991/urbanisation.jsp). f Source: Schuler et al. (2005).

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Cela dit, il est généralement admis qu’un établissement de moins de 5000 ou 10 000 habitants peut difficilement générer la diversité propre aux villes. Par exemple, la banque de données Géopolis utilise le critère de 10 000 habitants pour comptabiliser et cartographier les villes du monde (Moriconi-Ébrard, 1994). Dans la même veine, le système de classification d’Ehrensaft, développé par Statistique Canada et son équivalent américain, nomme les territoires canadiens situés hors des agglomérations de recensement (AR) ou des régions métropolitaines de recensement (RMR), régions non métropolitaines (Du Plessis et al., 2002). Le seuil de l’urbain est alors de 10 000 habitants tout en incluant les zones rurales soumises au navettage intensif. De plus, à l’intérieur de ce classement, chaque établissement est mis en contexte sur le plan régional, c’est-à-dire que l’on considère non seulement ses caractéristiques intrinsèques, mais également sa position relative par rapport aux villes de tailles moyennes et supérieures.

En plus de la distinction entre l’urbain et le rural, qui est généralement établie sur la base des territoires municipaux ou communaux, la plupart des catégorisations nationales définissent des ensembles urbains de grande taille en fonction des migrations alternantes de travailleurs vers des noyaux urbains centraux (ESPON, 2007). Les contours de ces bassins d’emplois évoluent au fil de l’expansion de l’aire de navettage, ce qui pose des difficultés pour les comparaisons historiques (Guérois, 2002). À l’extérieur de ces aires métropolitaines, les territoires peuvent aussi être regroupés au sein de catégories multiples. Par exemple, le concept canadien de zone d’influence métropolitaine (ZIM) permet de vérifier le degré d’intégration à la ville d’espaces dont le paysage est de type rural (McNiven et al., 2000). Entre les noyaux urbains centraux et le rural profond ou authentique, différents milieux, qu’on peut qualifier de transitionnels, se déploient sous un mode plus ou moins concentrique, en fonction de la distance, des réseaux de transport et du relief (figure 1). Ce continuum urbain-rural avait été esquissé par les pionniers de l’école de sociologie urbaine de Chicago, il y a presque un siècle.

On retrouve donc une myriade de territoires à l’intérieur d’une échelle graduée dont l’urbain et le rural ne sont que les deux extrêmes. Selon nous, cette catégorisation plus fine des territoires habités reflète bien les métamorphoses récentes qui gomment progressivement les oppositions traditionnelles. Les classements binaires de l’urbain et du rural ne sont tout simplement plus appropriés. Cette évolution fait également ressortir l’importance grandissante de l’économie résidentielle ou présentielle pour les collectivités traditionnellement rurales (Davezies, 2009) ainsi que l’interdépendance des territoires (Vanier, 2008). Au surplus, les trajectoires résidentielles favorisées par la grande mobilité des individus causent de l’étalement urbain, phénomène qui nous donne toute la mesure du défi du développement urbain durable (Lévy, 2010), notamment au Canada et aux États-Unis.

Figure 1

Les RMR, les AR et les ZIM sur le territoire du Québec (2011)

Les RMR, les AR et les ZIM sur le territoire du Québec (2011)

Note: L’acronyme TNO signifie «Territoires non organisés». Il s'agit de territoires administrés par le gouvernement du Québec par lïntermédiaire du ministère des Ressources naturelles et de la Faune.

Source: Statistique Canada, 2012

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L’urbain : entre contenant et mode de société

Si la ville se définit relativement aisément par sa dimension physique, le terme urbain est plus ardu à saisir. L’urbain est l’adjectif qui qualifie ce qui est de la ville alors que l’expression rurale réfère à ce qui appartient à la campagne, territoire essentiellement marqué par l’activité agricole et la très basse densité qui en découle. On parle alors d’espace urbain, de problème urbain, voire de musique urbaine ! Cependant, les expressions « phénomène urbain » et « société urbaine » se veulent plus larges que ce qui relève de la ville au sens de la matérialité de celle-ci. Pacione (2009) distingue l’urbain comme « entité » de l’urbain comme « qualité ». Dans cette optique, on s’intéresse plutôt à un type de civilisation ayant des rapports sociaux et environnementaux particuliers, tous territoires confondus. En effet, depuis environ un demi-siècle, on remarque la disparition progressive de la distinction entre les habitudes de vie des urbains et des ruraux (Fortin, 1971). D’après les travaux de Perron et Veillette (2008), les indicateurs associés à la scolarité sont aujourd’hui parmi les rares variables à différencier l’urbain du rural, en analyse spatiale, dans la mesure où les découpages employés peuvent être considérés pertinents. La géographe Beaujeu-Garnier a semblé viser juste lorsqu’elle a décrit la ville « non pas comme une entité fixe mais comme un instrument détenant et propageant une forme de civilisation particulière, caractérisée par un ensemble de traits qui peuvent se diffuser de manière plus ou moins globale et plus ou moins parfaite » (1998 : 13).

Puisqu’il est question de la propagation spatiale de l’urbain, il est permis d’avancer l’hypothèse selon laquelle l’urbain aurait d’abord formé un domaine, soit un type d’espaces relativement bien délimités au sein desquels se seraient produits des effets de milieu. Ces effets de «  contenant » (Hiller, 2010) se seraient d’abord déployés en vase clos. Depuis toujours, les relations villes-campagnes sont nombreuses et vitales pour les citadins. Néanmoins, les relations intra-urbaines sont plus intenses et porteuses de changements sociaux (Mumford, 2011). Ces effets urbains semblent être le résultat de la mise en relation étroite d’éléments divers, qui est le propre de l’urbain. Dans cette optique, l’urbain se présente comme un tout dépassant la somme de ses parties, un tout qui trouve son originalité dans la concentration spatiale, horizontale ou verticale. Une concentration réalisée pour limiter au maximum la friction de l’espace. Selon nous, l’urbain tirerait alors son origine davantage des besoins humains primaires et supérieurs que du capitalisme, contrairement à ce qu’affirme Scott (2006). Toutefois, l’évolution du capitalisme induirait des changements urbains par étapes : phase marchande, phase fordiste et phase avancée (Pacione, 2009).

Le domaine urbain aurait créé de nombreux effets de milieu s’il faut en croire les écrits provenant de diverses disciplines. Pour les économistes étudiant les effets de la concentration spatiale des activités humaines, le domaine urbain façonnerait des économies d’agglomération (économies d’échelle, de localisation et d’urbanisation (Polèse et Shearmur, 2009). Pour les sociologues de l’école de Chicago, l’urbain est également un domaine particulier. Émile Durkheim (1893) souligne le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique à travers le processus d’urbanisation. Louis Wirth (1938), dans la foulée des travaux de George Simmel, a décrit ce type de milieu comme créant du stress, de l’anomie et stimulant la ségrégation spatiale. Les effets du domaine urbain existeraient également du point de vue de la santé. Le milieu urbain amènerait des modifications physiologiques : brassage génétique homogénéisateur, augmentation des stimuli nerveux, modification des régimes pathologiques, des maladies transmissibles vers les maladies dégénératives (Crognier, 1994). Finalement, les démographes et experts en population attribuent généralement à l’urbanisation le passage à un régime démographique moderne (faible natalité / faible mortalité) et le phénomène de la transition démographique (Charvet et Sivignon, 2009).

On a aussi situé l’urbain comme une qualité d’occupation du sol relevant d’une dynamique culturelle, politique et économique, par l’entremise de la géographie structurale (Desmarais et Ritchot, 2000 ; Gagnon, 2008). L’urbain s’affiche alors comme un espace de prestige, valorisé foncièrement, au sein duquel les résidants contrôlent leur mobilité. Selon cette perspective controversée, les formes et fonctions nobles se regroupent à l’intérieur de ces zones, alors que l’habitat précaire et l’industrie se localisent en milieu dévalorisé, qualifié de rural par la géographie structurale. L’urbain et le rural seraient ainsi associés à la culture, et à la valorisation économique qui s’ensuit, plutôt qu’à la densité morphologique. Cette dichotomie spatiale, qui se maintiendrait dans la longue durée, précéderait même l’édification des formes concrètes. La dialectique des domaines se réaliserait au sein même des établissements humains, mais elle aurait correspondu à la ville et à la campagne dans la période qui a précédé l’industrialisation et l’arrivée des masses ouvrières en ville. L’engouement actuel pour la banlieue pavillonnaire ne contredirait pas cette structuration. Au contraire, elle serait une veine tentative de l’outrepasser (Mercier, 2006).

Aux yeux de la géographie structurale, le critère de différenciation des territoires serait donc la valorisation foncière, qui découle du cadre culturel, et la qualité des aménagements concrets, qui témoigne du pouvoir économique et politique. Ce paradigme rejoint en partie les approches critiques en études urbaines en faisant ressortir les inégalités sociales inscrites dans la forme urbaine de même que la répartition inéquitable du pouvoir entre les groupes sociaux (Hamel, 2005). La question du pouvoir trace donc des frontières à l’intérieur des villes et des campagnes, mais est-ce bien là que réside le coeur du phénomène urbain ? En dépit du vocabulaire utilisé, ne s’agit-il pas d’une autre catégorie de découpage territorial à ne pas confondre avec la question urbaine, les inégalités pouvant se retrouver dans tous les contextes, indépendamment de la densité d’occupation, de la localisation relative ou de la dotation en infrastructures ? On peut arguer que oui.

Une fois disparu l’effet contenant propre à la ville, à la suite de l’irradiation de tout l’espace géographique, une fois isolée la question des lieux de pouvoir et de leur structuration spatiale, l’urbain paraît se résumer à peu de choses. Nous avons affirmé précédemment que la grande mobilité résidentielle des individus et des ménages contribue à fabriquer des milieux transitionnels, des milieux ni totalement urbains, ni totalement ruraux. Mais quel est l’objet de cette transition, objet dont l’intensité se déclinerait spatialement ? À l’heure de la mondialisation, l’urbain permet aux individus de participer à un véritable tourbillon d’activités compressées dans le temps, en particulier dans les zones urbaines centrales. C’est l’intensité de ce mouvement giratoire qui paraît varier à l’intérieur des différents types de milieu. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que les néoruraux recherchent en s’établissant en milieu rural, soit prendre un peu de recul et tenter de sortir provisoirement du carrousel ? De toute évidence, cette accélération du temps, et le stress qui y est relié, sont des sous-produits de la densité et de la mixité des activités urbaines. Au-delà des paysages, qui apparaissent de plus en plus factices, c’est donc la texture de l’espace-temps qui oscillerait sur l’espace géographique. Malgré tout, le tissu sociospatial qui en résulte mérite une certaine attention et il se caractérise par la prolifération des milieux transitionnels.

Les milieux transitionnels en question

Les bouleversements spatiaux aux échelles urbaine et régionale sont fréquemment reliés à la métropolisation, celle-ci étant la forme spatiale résultant de la mondialisation, selon Di Méo (2010). En parallèle aux changements hiérarchiques à l’intérieur des systèmes urbains, la métropolisation exprime la concentration des personnes et des capitaux ainsi que des lieux de pouvoir au sein des grandes agglomérations, d’une part, et la dispersion-disjonction des zones d’habitats, d’autre part (Sassen, 2012). Les nappes urbaines qui s’étalent et quadrillent les territoires deviennent particulièrement difficiles à lire, à décrire et à nommer (Debarbieux, 2008). L’évolution des modèles explicatifs de la ville, de l’école de Chicago à celle de Los Angeles, illustre la structuration urbaine plus souple, qui se met en place au cours du XXe siècle, de même que le changement d’échelle du phénomène urbain (Sénécal, 2007). La fragmentation spatiale et la basse densité semblent être les maîtres mots de la ville métropolisée. Une ville qui explose de son cadre et qui investit les territoires adjacents pour créer un ensemble socioéconomique multiforme à l’échelle régionale (Bourne et al., 2011). Cette ville diffuse est souvent encadrée par des structures politiques supralocales ou régionales qui sont dotées de compétences élargies (Brenner, 2004). Mais quelle est la position des milieux transitionnels dans ce portrait d’ensemble ?

Pour plusieurs, les milieux transitionnels constituent la nouvelle frontière de la recherche sur les dynamiques territoriales (Dumont et Hellier, 2010). Ces milieux peuvent être définis comme étant des territoires dont le paysage, l’architecture et l’utilisation du sol sont divers et s’écartent des idéaux types du rural et de l’urbain. En termes de catégories géographiques, ils correspondraient principalement aux zones d’influence métropolitaine (ZIM) fortes et modérées. S’il faut en croire les chiffres de Statistique Canada pour le Québec (2011), les milieux en question occuperaient plus de 50 % des territoires municipalisés et 15,5 % de la population de ceux-ci (tableau 2). Les territoires municipalisés correspondent approximativement à l’écoumène québécois. Cependant, une portion significative des agglomérations de recensement (AR) et des régions métropolitaines de recensement (RMR) peut également être intégrée à cette catégorie interstitielle, soit les espaces périurbains de la première couronne, pour ainsi totaliser approximativement les deux tiers du territoire et même le quart voire le tiers de la population. Rappelons que les AR et les RMR peuvent contenir des municipalités rurales, selon les critères canadiens d’une population minimale de 1000 habitants et d’un seuil de densité de moins de 400 habitants par kilomètre carré. Pour finir, parions que les données des recensements de 2016 et 2021 viendront confirmer l’émergence rapide des milieux transitionnels comme mode d’occupation du sol et milieu de vie d’une forte proportion de la population. À l’instar de l’Europe, notre futur sera visiblement périurbain même si ce périurbain peut se décliner en divers scénarios (Vanier et Lajarge, 2008 ; Louargant et Roux, 2010).

Tableau 2

Les populations des RMR, des AR et des ZIM au Québec (2011)

Les populations des RMR, des AR et des ZIM au Québec (2011)

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Les milieux transitionnels, ou le périurbain au sens large, ne constitueraient pas simplement un front périurbain en phase d’urbanisation, mais un espace appelé à demeurer hétérogène et complexe. La logique organisationnelle de même que le fonctionnement quotidien de cet espace ne s’expliquent pas à l’échelle locale, mais à l’intérieur de la sphère régionale, voire à d’autres échelles. Dans cette optique, les nouveaux quartiers de la ville centre prennent des configurations irrégulières à l’intérieur de vastes bassins d’emplois. Aux banlieues pavillonnaires de la première couronne succèdent des zones périurbaines où se multiplient les espaces commerciaux de grands gabarits, les terres agricoles, en friche ou boisées, des aires de services en bordure des autoroutes, des noyaux villageois rurbanisés ou des espaces de villégiature embourgeoisés. Même les classements distinguant le périurbain de la frange urbaine, de la zone d’exode rural et du rural profond n’arrivent pas à décrire précisément la diversité des milieux transitionnels (Bruneau, 2000).

Ces ensembles territoriaux hors normes mettent en relation des populations diverses, des formes architecturales hétéroclites et des emprises foncières différemment utilisées et valorisées (Ghorra-Gobin, 2003). On peut les percevoir comme étant foncièrement négatifs, car ils brisent la relative harmonie des paysages traditionnels et favorisent les conflits d’usage (Jeanneaux et Perrier-Cornet, 2008). À l’opposé, on peut les situer comme étant créateurs d’une diversité de cadres de vie, diversité ouverte à l’émergence d’un certain génie du lieu (Bailly, 2008). Fortin et Després (2008) observent une fonction d’intégration des ruraux à la ville pour les espaces périurbains lointains de l’agglomération de Québec. Les milieux transitionnels sont également le résultat d’une entreprise plus ou moins consciente de redistribution territoriale des revenus d’emploi par l’intermédiaire de la délocalisation de la fonction résidentielle. La question des inégalités n’est pas résolue pour autant, la nouvelle organisation du territoire pouvant incidemment prendre la forme d’une clubbisation des espaces résidentiels (Charmes, 2011).

Malgré le renouveau d’intérêt pour les études rurales, force est de reconnaître que les milieux ruraux en santé sont majoritairement ceux qui accueillent des urbains comme résidants permanents ou temporaires (Reimer, 2006). Ce constat ne remet pas en question la pertinence des politiques publiques d’aide au développement, comme la politique québécoise de la ruralité. D’ailleurs, l’occupation des territoires rejoint les revendications identitaires des populations et s’impose comme stratégie géopolitique aux États. Néanmoins, il s’agit de prendre la pleine mesure d’une société urbaine fortement motorisée, des effets de l’économie et des technologies de l’information, ainsi que de l’organisation spatiale qui en découle. Ainsi, l’occupation des territoires hors de portée des grandes zones métropolitaines – ou des villes moyennes, dans une certaine mesure − est appelée à devenir relativement marginale (Polèse et Shearmur, 2002). Quant à eux, le rural périurbain et la proche campagne affichent un avenir prometteur sur les plans économique et démographique, mais cela risque de se faire au prix d’une perte d’authenticité, ou de la construction d’une nouvelle.

Conclusion

La mondialisation et la métropolisation, bien qu’elles n’expliquent pas tous les bouleversements, favorisent des recompositions territoriales et remettent en cause les formes et catégories géographiques préalablement édictées dans les pays industriels avancés. Plusieurs enjeux sociaux et urbanistiques ressortent de cette situation. Comment se loger et circuler efficacement et à bon coût à l’intérieur d’immenses complexes urbains diffus ? Comment répondre aux défis du développement urbain durable alors que le modèle urbain culturellement dominant se positionne exactement à l’opposé ? De quelle manière peut-on avoir accès à l’urbanité, ou à notre droit à la ville comme dirait Henri Lefebvre (1972), dans un cadre urbain où la très basse densité devient la norme, notamment en Amérique du Nord ? Ces questionnements de société interpellent le politique et ils devront trouver réponses dans les années et décennies à venir.

Plus fondamentalement, s’impose l’enjeu de la lisibilité des territoires et de la nomenclature géographique. Les représentations spatiales des individus sont à la base du fonctionnement des sociétés. Comment peut-on décrire et nommer les territoires dans la complexité actuelle, qui semble essentiellement produite par la mondialité et la métropolitanité ? Si la métropolisation est une clé de lecture de l’organisation contemporaine des espaces géographiques (Di Méo, 2010), il n’est pas aisé de fournir cette clé aux citoyens. Faut-il développer de nouveaux termes pour situer les sous-ensembles à l’intérieur des espaces métropolitains et régionaux ? Doit-on maintenir l’utilisation du couple ville-campagne sous prétexte qu’il possède encore une certaine résonance sociale ? Sommes-nous appelés à abandonner les catégories géographiques pour traiter uniquement de la dynamique d’ensemble des agglomérations et de son évolution dans le temps ? Doit-on promouvoir l’expression « milieu transitionnel » comme élément de solution ? Le défi de prise en compte de la complexité des formes spatiales est réel au sein d’une société qui promeut l’instantanéité, les formules chocs, les savoirs implicites, les choix individuels et le relativisme idéologique.

Par ailleurs, l’espace géographique ne cesse d’évoluer. À la distanciation des lieux de travail, des lieux de loisir et des lieux de résidence, s’ajouteront assurément des stratégies résidentielles de rechange. Certains individus ou ménages possèdent déjà deux ou plusieurs résidences, dans des collectivités ou des régions différentes, résidences qu’ils occupent de façon intermittente. Par ailleurs, les nombreux enfants du divorce naviguent déjà entre deux domiciles sur une base hebdomadaire. Quelle est leur résidence principale ou leur localité d’attache ? Comment fabriquent-ils leurs identités territoriales dans ce contexte ? D’éventuels modes de transport rapide, comme les trains à grande vitesse, favoriseront probablement ces états de quasi-ubiquité. La « transterritorialité » pourrait rapidement apparaître dans le vocabulaire géographique. Elle s’apparentera au concept de transnationalité qui est utilisé pour décrire l’univers culturel métissé des immigrants des métropoles nord-américaines. On retrouvera très certainement des lieux pour chaque période de l’année ou pour chaque période de la vie. La territorialité postmoderne sera peut-être à mi-chemin entre la sédentarité et le nomadisme…