Corps de l’article

On définit souvent la géographie comme discipline de synthèse. Ce récent ouvrage de Paul Claval correspond de près à cette définition. L’ouvrage offre une réflexion large et de sources variées sur la discipline géographique par un auteur éminemment qualifié pour le faire. Depuis le milieu des années 1960, Paul Claval a publié pas moins d’une trentaine d’ouvrages dont plusieurs s’interrogent sur l’évolution de la géographie humaine.

Le titre du présent ouvrage, De la terre aux hommes, en suggère assez bien l’argument central : depuis trois ou quatre décennies, la géographie aurait pris un « tournant culturel », mais celui-ci était en préparation progressive depuis 25 siècles. Cette évolution à long terme aurait accordé une place grandissante à la subjectivité humaine dans les interprétations des géographes. Ceux-ci n’étudient plus directement la réalité matérielle mais plutôt, selon l’expression de Claude Raffestin (Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC, 1980, p. 2), « la connaissance et la pratique que les sociétés ont de cette réalité ». Paul Claval retrace ce tournant culturel dans les trois essais qui composent l’ouvrage.

Le premier essai considère la géographie comme pratique, savoir-faire et savoir empirique. Elle est tout à la fois savoir banal, savoir utile et savoir scientifique. Sur plus de cent pages, ces trois types de savoir géographique sont abondamment illustrés. Voici au hasard les titres de quelques sections : « La géographie, ça sert aux hommes à s’orienter » ; « Voyager : une succession d’épreuves » ; « L’ici et l’ailleurs, le même et l’autre, hétérotopies ». Cet essai aborde les multiples facettes de la géographie comme objet et comme discipline. Le texte fait une large place à la contribution des Grecs ainsi que des cosmographes et chorographes de la Renaissance pour ensuite s’attacher à décrire l’émergence de la géographie moderne : son rôle auprès des impérialismes, sa mise au point des systèmes d’information géographique, ses rapports avec les sciences sociales qui, elles-mêmes, auraient pris un « tournant spatial », du moins selon certains auteurs tel Edward Soja (Postmodern geographies: The reassertion of space in critical social theory, Londres, Verso Press, 1989).

Le deuxième essai porte sur « le paysage des géographes ». Ici également, la perspective se déploie sur le long terme. Claval note que, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la notion de paysage fait très peu partie du vocabulaire des géographes, qui s’attachent plutôt à régler les problèmes de l’orientation sur la terre et de représentation cartographique à l’aide des notions de latitude et de longitude. Ce travail technique relevant de plus en plus des ingénieurs, les géographes se sont reportés graduellement sur l’étude de la variété des phénomènes à la surface de la terre en développant tout un vocabulaire permettant la description positive des paysages. À compter du milieu du XXe siècle, cette description prendra le tournant culturel : le paysage devient un objet perçu, vécu et senti.

Le troisième essai propose trois images du monde, construites à partir de longues citations des travaux de géographes marquants. Trois images à trois époques. D’abord, vers 1900 avec, surtout, Paul Vidal de la Blache et Élisée Reclus qui pratiquent une géographie de terrain. Ensuite, après la Deuxième Guerre mondiale avec, entre autres, Jean Gottmann et Pierre George qui décrivent l’accélération des forces de croissance caractérisant les Trente glorieuses. Enfin, au début du XXe siècle avec, parmi d’autres, Rodolphe De Koninck sur Singapour à l’heure de la mondialisation et Roger Brunet sur les antimondes (par exemple, les bidonvilles et les paradis fiscaux).

En somme, De la terre aux hommes couronne de fort belle façon les remarquables contributions de Paul Claval à la connaissance de l’évolution de la géographie humaine. L’érudition qui sous-tend l’ouvrage ne le rend jamais aride à lire. Un seul regret : même si le texte note que la notion de « genre » s’appuie sur une construction culturelle (p. 372), le titre de l’ouvrage ne suggère-t-il pas que le tournant culturel dont il fait état ne touche que la moitié de l’humanité ?