Corps de l’article

Introduction

Vue d’avion, la vallée du Saint-Laurent ne peut manquer de frapper l’esprit de l’archéologue d’Île-de-France. Les zones humides semblent être une part intégrante du paysage actuel québécois et marquent un contraste saisissant avec nos plaines alluviales franciliennes, où les quelques zones humides encore présentes font l’objet de programmes de conservation et de restauration. Depuis les années 1970, dans la basse vallée de la Seine (La Bassée), le paysage est criblé de vastes étangs artificiels résultant de l’intense exploitation des granulats sableux (figure 1).

Transformés parfois en bases de loisirs ou en « réserves naturelles », ces étangs réactivent la mémoire des anciennes zones humides mises en valeur pour leur biodiversité, jusqu’au XVIIIe siècle, avant les grandes campagnes d’assèchement.

Figure 1

Localisation générale du site, en Seine-et-Marne, dans la confluence Seine-Yonne

Localisation générale du site, en Seine-et-Marne, dans la confluence Seine-Yonne

Adapté par le Département de géographie de l’Université Laval.

E. Cavanna

-> Voir la liste des figures

Le lieu-dit « Le Marais du Colombier » a fait l’objet, en 2004, d’une intervention archéologique préventive sur 17 ha (S. Hurard, Inrap), dans la commune de Varennes-sur-Seine (Seine-et-Marne), à une centaine de kilomètres au sud-est de Paris. La Ferme du Colombier est le plus récent des trois sites mis au jour (Hurard, 2012). Implantée dans un contexte d’interfluve alluvial entre la Seine et l’Yonne, la Ferme du Colombier est un habitat à plat fossoyé créé ex nihilo au début du XVIe siècle et détruit à la fin du XVIIIe. Elle se compose principalement d’une plate-forme de 1200 ceinturée par un imposant fossé, à l’ouest d’une zone de pacage de trois hectares (figure 2). Sa création, en 1506, est le fait d’une petite élite ne disposant pas du statut seigneurial (la famille Le Normand) mais appartenant à la bourgeoisie marchande. À partir du XVIIe siècle, elle est achetée par une succession d’écuyers, issus de la frange inférieure des élites seigneuriales, qui la louent en fermage à des laboureurs appartenant, eux, à la frange supérieure de la paysannerie (Moriceau, 1994 ; Hurard, 2012). La publication, en 2012, de la monographie de la ferme du Colombier a permis de présenter l’ensemble des résultats de cette vaste enquête où l’interdisciplinarité entre archéologie, archéogéographie et histoire s’est imposée d’elle-même, pour étudier ce site unique, au centre de la problématique sociétés / milieux humides(Hurard, 2012).

Dans le cadre de notre article, il est plus précisément question d’examiner les outils archéologiques de la restitution d’une zone humide disparue et de mesurer la part de cette dernière dans les choix d’exploitation et les modes productifs à une période charnière de l’histoire agricole française. La ferme du Colombier illustre en effet les mutations profondes de l’agriculture, ici francilienne, qui, entre le XVIe et le XIXe siècle, évolue progressivement mais sûrement d’une économie de subsistance à une économie de marché. Ce processus, accéléré en Île-de-France par l’insatiable marché parisien, conduit aux XVIIIe et XIXe siècles à la disparition de nombreux petits établissements plus fragiles, moins adaptés au développement de ce capitalisme agricole qui concentre les richesses sur les grands établissements céréaliers (Moriceau, 1994 ; Hurard, 2012 : 224-229).

Figure 2

Plan synthétique de la ferme du Colombier et de son enclos

Plan synthétique de la ferme du Colombier et de son enclos

Adapté par le Département de géographie de l’Université Laval.

Inrap / S. Hurard, Ch. Bertrand

-> Voir la liste des figures

Étudié dans son environnement large (4 ha), ce site présentait une occasion privilégiée de saisir les interactions entre un groupe social mal caractérisé – les élites rurales (Burnouf, 2007) – dans une période relativement peu documentée par l’archéologie, au coeur d’un écosystème spécifique. La démarche archéologique a consisté à envisager la valorisation du milieu comme un potentiel estimateur archéologique de caractérisation sociale, au même titre que la culture matérielle ou la forme de l’habitat.

Du sédiment au milieu : une restitution archéologique et paléo–environnementale

Dès les phases de terrain, l’enquête archéologique a été mise en oeuvre dans une perspective interdisciplinaire. En amont de la fouille, les sources écrites disponibles ont été exploitées et, sur le terrain, en plus de l’analyse traditionnelle des stratigraphies et de la culture matérielle, les disciplines archéobotaniques et archéozoologiques ont été mobilisées. En aval, c’est une analyse archéogéographique qui a été commandée pour réduire la focale d’analyse et réintégrer le site dans son territoire (Hurard, 2012).

Des conditions taphonomiques propices à l’interdisciplinarité

La présence du fossé principal de la ferme, mesurant de 10 à 12 m de large sur une profondeur allant jusqu’à 2,20 m, a favorisé la collecte et l’étude de nombreux écofacts sur une surface de 1500 m (figure 3).

Figure 3

Les fossés, banque de données paléoenvironnementales

Les fossés, banque de données paléoenvironnementales
Photo : Inrap / Séverine Hurard

-> Voir la liste des figures

Ce fossé a évidemment été une zone privilégiée pour les rejets domestiques. Trois zones, en particulier, ont abondamment servi de dépotoir au cours des trois siècles d’occupation, à savoir les points de franchissement et le contrebas du logis. Le fossé de la ferme a véritablement constitué une banque inestimable de données stratigraphiques, matérielles et environnementales, grâce à des conditions de conservation exceptionnelles, assurées par des niveaux anaérobies de près de 80 cm d’épaisseur. Ces niveaux ont garanti la préservation des matériaux organiques (cuir, bois) et de l’ensemble des restes polliniques et carpologiques (Hurard, 2012 : 159-181). L’ensemble des données paléoenvironnementales recueillies lors de la fouille, permet de restituer le cadre environnemental général de la ferme entre la fin du XVIe et le XVIIIe siècle et de préciser son exploitation.

Un milieu humide : un paysage diversifié

Le paysage autour du site apparaît très ouvert (figure 4). Il s’agit d’un milieu humide nettement marqué, dans les échantillons polliniques et carpologiques, par la forte représentation de plantes de marais et de roselières caractéristiques d’une prairie humide. Des formations ripisylves, formations linéaires buissonnantes, étalées le long des petits cours d’eau, sont également perceptibles et permettent de caractériser la végétation autour des différents fossés drainants. Cette végétation est perçue de manière extrêmement discrète par la palynologie et la carpologie, qui excluent le développement de ces essences aux abords immédiat du fossé principal, marqué par le développement de plantes hygrophiles, aquatiques ou rudérales.

Figure 4

Hypothèse de restitution graphique du paysage aux abords de la ferme

Hypothèse de restitution graphique du paysage aux abords de la ferme
S. Hurard, D. Charrier

-> Voir la liste des figures

Quant à l’espace environnant la ferme, il s’agit d’un boisé dominé par le saule, l’orme, l’aulne et le sureau, essences de milieux frais à humides. Les essences forestières représentent 10 % des échantillons palynologiques. On perçoit un espace forestier de type chênaie, conformément à l’image du reste du Bassin parisien pour la période des XVe et XVIe siècles. Toutefois, la surreprésentation de l’orme, présent en quantité anormale par rapport aux espaces forestiers franciliens de la même époque, prouve son caractère anthropique. Il s’agit de plantations entretenues, dont l’exploitation pourrait être liée à l’activité agricole, notamment à la production de fourrage. Le saule est également présent sous la forme de plantations, par ailleurs mentionnées dans les documents archivistiques et cartographiques.

Outre les plantes de marais et les roselières, certains taxons sont représentatifs d’une végétation basse et caractéristique de sols piétinés. Ces indices laissent supposer la présence de pâtures destinées au bétail, aux abords de la ferme. De telles données confirment la probable exploitation de cette zone de marais pour le pacage des bêtes, en particulier des ovins dont l’élevage se développe sur la ferme surtout à partir du XVIIe siècle, selon les données archéozoologiques. Cette restitution croisée du milieu semble relativement stable durant la période d’occupation, puisqu’aucun changement majeur n’est perceptible entre le début du XVIe et le XVIIIe siècle. Parallèlement, les modes de mise en valeur des parcelles ont pu être connus pour le XVIIIe siècle, grâce au plan-terrier de la seigneurie de Varennes (1769). L’analyse de la sémiographie montre qu’il s’agit d’un marais très diversifié en termes de valorisation du milieu (figure 5).

Irriguée par une vidange depuis la Seine, parcourue et structurée par un réseau de fossés vraisemblablement en eau, la zone humide du Colombier s’étend depuis la Route de Bourgogne jusqu’à l’Allée des peupliers, en formant une emprise triangulaire, délimitée à l’ouest par des parcelles de terres labourables en lanières. Sur cette surface d’une vingtaine d’hectares, des parcelles de tailles variables forment une mosaïque d’exploitations agricoles, témoignant d’une spécialisation importante et d’une rationalisation des potentialités économiques de l’écosystème. Si la parcelle trapézoïdale au sud-est de la zone s’apparente clairement à un marais, les autres parcelles sont distinctement destinées à la production d’herbe et d’arbres. La langue de terre centrale à la morphologie ondulante – évoquant la présence d’un cours d’eau avant la création de fossés drainants parallèles – présente a priori une hydromorphie plus importante, puisque c’est ici qu’on trouve des prairies, signalées particulièrement humides pour certaines et, pour d’autres, présentant en plus un couvert arboré. Des prés arborés dominent aux extrémités sud-ouest et nord-est. En bordure de la zone la plus humide et faisant le joint avec le marais, une vaste parcelle est plantée d’arbres, de saules tout particulièrement, encadrée au sud et à l’est par deux parcelles de terres labourables.

Figure 5

La mise en valeur des terres au XVIIIe siècle, d’après le plan-terrier de la seigneurie de Varennes, établi en 1769

La mise en valeur des terres au XVIIIe siècle, d’après le plan-terrier de la seigneurie de Varennes, établi en 1769
AD Seine-et-Marne, 37F3 / E. Cavanna

-> Voir la liste des figures

Un milieu exploité : un paysage rationalisé

L’ensemble des données recueillies dans les niveaux hydromorphes du fossé permet aussi d’éclairer les relations des occupants du site avec ce milieu humide, les choix d’exploitation des ressources végétales et animales, la gestion globale de l’espace rural autour de la ferme et l’économie de l’établissement. La céréaliculture apparaît clairement comme l’activité principale de la ferme. Les céréales enregistrées sont essentiellement le blé, l’avoine et le seigle. Stockées, mais aussi consommées, ces céréales sont abondamment représentées dans les échantillons sous forme imbibée ou carbonisée. On enregistre également les plantes adventices et messicoles qui se développent dans les contextes céréaliers. Les espaces cultivés peuvent être plus ou moins distants de la ferme, à l’écart des zones humides. L’étude archivistique montre l’étendue et la dispersion des terres du Colombier sur l’ensemble du finage de Varennes-sur-Seine.

L’élevage apparaît comme l’activité secondaire de la ferme. Si les bovidés, consommés hors d’âge, s’avèrent principalement une force de traction animale pour les travaux agricoles, l’élevage des ovins, qui se développe surtout à partir de la fin du XVIe siècle, témoigne de la mise en place d’une stratégie pastorale plus spécialisée, intégrant la production de lait, de viande et de laine (abattages des jeunes et proportions importantes de femelles lactantes plus âgées). Ce système d’exploitation agricole participe à la valorisation raisonnée de la prairie humide.

L’essentiel des artéfacts et écofacts collectés traduit une exploitation des ressources immédiates de la ferme : la consommation est fortement liée à la production du site. L’alimentation carnée est basée sur la traditionnelle triade boeuf / porc / caprinés. Parmi les plantes consommées, figurent les essences fruitières suivantes : noyer, noisetier, pêcher, vigne et sureau, essentiellement mises en évidence par la carpologie. Le raisin et le sureau sont transformés à des fins culinaires, avant d’être rejetés dans le fossé. L’activité cynégétique, réduite à la chasse occasionnelle de quelques espèces sauvages, occupe une part minoritaire des ressources carnées, mais témoigne de la prédation dans les milieux ouverts de plaine (perdrix et lièvres) et dans les milieux humides environnants (grèbe, canard pilet).

L’exploitation des ressources du milieu frais à humide est également caractérisée par l’utilisation des essences boisées à des fins agricoles ou domestiques. À titre d’exemple, des restes ligneux ont été trouvés sur le site, en particulier dans les niveaux anaérobies du fossé. Ils consistent en de nombreux branchages de saule, de noisetier ou d’aulne. Prélevés dans l’environnement proche du lieu d’habitat et abondamment présents sous forme taillée, élaguée ou ébranchée, ces bois ont fait l’objet de multiples usages. Un pan de clayonnage, découvert dans les milieux anaérobies du fossé en contrebas de sa probable position d’origine, illustre un des modes d’exploitation de ces essences locales. Composée d’orme, de saule et de chêne, cette barrière visait vraisemblablement à aménager et protéger les talus du fossé sur tout ou partie de l’escarpe.

Ainsi, loin de constituer un choix par défaut ou d’être relégué à un espace inexploité et inexploitable, le marais est reconnu (et manifestement vécu) comme un écosystème riche, avec une biodiversité parmi les plus importantes de nos climats tempérés. Aux ressources traditionnelles du marais (pêche, chasse, tourbe, etc.) s’ajoute donc, avec ce système de prés et prairies humides alternés, l’utilisation de ressources liées au pâturage (élevage d’ovins / bovins) et à la production de foin, ainsi qu’à la sylviculture (ébranchage pour bois de chauffage, vannerie, fourrage, etc.) et peut-être aussi à l’arboriculture.

Du paysage au territoire : une lecture archéogéographique du site d’implantation

Le recours à l’archéogéographie, en aval de la fouille, répond à la nécessité de changer l’angle d’observation en replaçant le site archéologique dans différents réseaux géographiques et sociaux, à plusieurs échelles spatiales (Cavanna et Hurard, 2011 ; Watteaux, 2011). Si la position géographique renseigne sur les stratégies économiques (exploitation d’un milieu au potentiel agricole certain), elle est aussi l’indice des stratégies sociales déployées au moment de son implantation (Cavanna, 2012).

La ferme du Colombier s’insère en effet, au tout début du XVIe siècle, dans un espace habité, aménagé, exploité – depuis les abords immédiats du site jusque dans les alentours plus ou moins proches. C’est en combinant une analyse planimétrique des formes du paysage à une analyse spatiale de la distribution des lieux habités au même moment, que nous avons proposé une restitution d’un paysage et d’un territoire, en connexion étroite avec la question de l’interprétation sociale du site (Hurard, 2012 : 181-207).

De l’échelle microlocale à suprarégionale : une implantation dans un paysage hérité

C’est à l’échelle microlocale, c’est-à-dire à celle de la commune de Varennes, que nous avons d’abord observé l’insertion de la ferme du Colombier dans le paysage, en gardant à l’esprit que ce paysage est le résultat d’une combinaison de plusieurs logiques spatiales enregistrées par des éléments d’origine topographique et anthropique (comme les cours d’eau, paléochenaux, fossés, limites parcellaires, routes et chemins, etc.). Ces logiques prennent la forme de réseaux distincts qui cohabitent, se superposent ou s’oblitèrent. Elles témoignent en réalité d’une construction sur le temps long, à force d’héritages et de transformations, dans laquelle la ferme vient s’insérer – ce, particulièrement, dans deux trames marquant fortement la plaine alluviale (figure 6).

Cette construction s’inscrit, d’une part, dans un grand réseau de formation[1] de type « alluvioparcellaire » (Foucault, 2003 ; Pinoteau et Di Pietro, 2003 ; Noizet, 2005 ; Robert, 2011) et à quadrillage lâche qui épouse les caractéristiques physiques du lieu. Le réseau tapisse l’ensemble de la plaine alluviale et confluente, en se reposant principalement sur les dynamiques alluviales du lieu, notamment pour l’écoulement des eaux. D’autre part, le deuxième réseau en contact direct avec le site est également engendré par l’hydrographie, mais plus ponctuellement. De type « hydroparcellaire », il se démarque par une géométrie plus souple, en épousant le fleuve et les zones hydromorphes comme les marais (tel celui du Colombier), ou encore les cours d’eau actifs, temporaires ou fossiles (Marchand, 2000).

Un troisième réseau doit être pris en considération pour comprendre l’insertion de la ferme dans le paysage. La réduction de la focale d’observation éclaire d’autant plus la position topographique du site. Il s’agit d’un réseau de voies de grand parcours, dont les logiques sont à observer, aux échelles locale et régionale mais aussi suprarégionale. La morphologie et la dynamique des réseaux de voies sont le résultat de plusieurs siècles d’héritages, de créations, d’abandons et de reprises de tracés qui favorisent la permanence de certains grands itinéraires. Ceux-ci peuvent ainsi constituer un attrait pendant plusieurs siècles pour les établissements humains (Robert et Verdier, 2009). C’est cette capacité de résilience que nous avons examinée pour les deux itinéraires traversant l’interfluve de part en part et qui se croisent à peu de distance du Colombier.

Le plus visible, l’axe est-ouest rectiligne, correspond à la Grande route royale de Paris à la Bourgogne, construite au milieu du XVIIIe siècle (Grenier, 1985). Cette route carrossable reprend un axe plus ancien, appelé le Chemin de Sens au Moyen Âge – et reconnu en fouille pour l’Antiquité. Ce tronçon faisait en effet partie de l’itinéraire qui reliait Sens à Paris et, à plus petite échelle, Auxerre à Rouen (Hugues, 1897 ; Séguier, 2008). La ferme se connecte, au cours du XVIIIe siècle justement, à cette grande route, par l’intermédiaire d’un chemin qui contourne la plateforme.

Le second itinéraire suit une diagonale sud-ouest / nord-est. Il se compose d’un faisceau de trois voies : il s’agit d’un itinéraire à faisceaux multiples reliant Nemours à Montereau, à l’échelle supralocale, et Nemours à Provins, à l’échelle régionale. Cette liaison s’insère aussi, à l’échelle suprarégionale, dans l’itinéraire ancien Reims-Orléans. Le développement des foires de Champagne au XIIe siècle, a en effet favorisé l’axe Orléans-Nemours-Montereau, en mettant en relation le bassin de la Loire et celui de la Seine, tout en ouvrant la voie vers Provins, une des principales plaques tournantes du commerce médiéval (Marchand, 2000 ; Marchand, 2009). Dès sa création, le Colombier se trouve donc aux portes de Montereau et, par extension, de Provins par l’intermédiaire d’un de ces chemins, vers lequel l’entrée monumentale est justement orientée dès sa construction – et, donc, tout particulièrement visible depuis cet important axe de circulation pour les hommes et les biens.

Figure 6

Le paysage et le territoire du Colombier : des espaces vécus à échelles variables

Le paysage et le territoire du Colombier : des espaces vécus à échelles variables
E. Cavanna

-> Voir la liste des figures

À l’échelle locale : une insertion dans un maillage territorial dense

Lors de sa création, au tout début du XVIe siècle, le site s’insère dans un maillage territorial déjà en place, constitué de points (lieux habités) plus ou moins espacés les uns des autres, reliés par des linéaires (réseau viaire). En prenant le Colombier comme épicentre d’une aire de sociabilité plausible sur une trentaine de km, nous avons réalisé une analyse spatiale des relations et interactions avec les habitats groupés et isolés[2] qui nous a permis de documenter, cette fois, l’implantation du site à l’échelle locale (figure 7).

Figure 7

La ferme du Colombier, une insertion en 1506 dans un maillage territorial dense et ancien

La ferme du Colombier, une insertion en 1506 dans un maillage territorial dense et ancien
E. Cavanna

-> Voir la liste des figures

La position topographique de la ferme du Colombier induit une relation privilégiée avec le bourg de Varennes, en tant qu’habitat groupé. C’est à la fois un lieu d’approvisionnement et d’écoulement que matérialise le marché, un lieu où s’exprime également le pouvoir local par la présence du château des seigneurs de Varennes, mais aussi un lieu de rencontres et de rassemblement où s’échangent les nouvelles et les idées. La ferme est, certes, située au coeur d’un marais, mais elle est en connexion étroite avec un pôle de sociabilité, car plusieurs allers-retours sont théoriquement possibles dans la journée. À un niveau inférieur de proximité (mais toujours à moins d’une heure, quelle que soit la vitesse de déplacement), on trouve, situés à quasi équidistance du site, les villages de Ville-Saint-Jacques et Noisy, qui apparaissent comme des pôles de sociabilité secondaires ou équivalents à Varennes. Dans les mêmes proportions de distance, la ville de Montereau doit en revanche être considérée comme un lieu central, car c’est en ville que se polarise un spectre plus large et varié d’activités politiques, économiques et sociales. Par sa situation géographique et notamment, on l’a vu, par sa proximité d’un chemin desservant Montereau, le site profite, de fait, des atouts de cette ville au carrefour de voies de circulation importantes, à faible coût en termes de distance et de temps de trajet.

Pour étudier les relations spatiales (et donc sociales) entre le Colombier et les autres habitats isolés, un inventaire des sites était nécessaire afin de restituer (au mieux) le paysage social du début du XVIe siècle. L’étude de la distribution des sites en fonction de leurs modalités chronologiques et sociales produit l’image d’une implantation au coeur d’un maillage territorial dense, où l’on trouve, dans un rayon de voisinage inférieur à 1,5 km, pas moins de six sites contemporains ou antérieurs à la création de la ferme du Colombier. Ce sont les voisins les plus proches, ceux qu’on peut facilement voir depuis le site, et inversement. C’est ainsi qu’on a pu noter que la ferme est précisément située à égale distance de deux sites anciennement ancrés dans le territoire et potentiellement concurrentiels (la ferme du Volstin, notée 3 sur la figure 7, et celle de Bouzançois, notée 4) – c’est-à-dire vraisemblablement de même niveau social et pratiquant les mêmes activités économiques.

La localisation de la ferme du Colombier présente des atouts indéniables. Le lieu choisi n’est pas anodin : il est le résultat d’une sélection raisonnée du site, et non celui d’une opération foncière opportuniste ou, à l’inverse, d’un choix par défaut. Ce choix est porteur de sens en termes de pratiques sociales, celles qui touchent à la distinction tout particulièrement (Cavanna et Hurard, 2012).

L’espace : un marqueur d’identité, un vecteur de légitimité sociale pour une petite élite rurale émergente

L’ancrage spatial du Colombier apparaît, en effet, comme le marqueur d’une volonté d’insertion dans la catégorie supérieure de la société du XVIe siècle, dans un contexte historique de mutation et de mobilité sociales. On assiste en effet, depuis le milieu du XVe siècle, à un profond renouveau des élites. La disparition de nombreuses lignées nobles, au cours de la guerre de Cent Ans, favorise l’émergence d’« hommes nouveaux » qui accèdent à ce statut juridique convoité, grâce (entre autres) à des pratiques d’anoblissement taisible : en devenant propriétaire foncier, en s’abstenant de toute activité dérogeante (soit essentiellement en vivant des ressources de la terre) et en adoptant quelques traits essentiels du mode de vie nobiliaire (Bourquin, 2002 ; Constant, 2004). Les nombreux réinvestissements ou créations de sites de petites élites rurales, entre le XVe et le XVIe siècle, à la fois résidences et sièges d’exploitation agricole, témoignent d’une stratégie d’anoblissement sur plusieurs générations (Cavanna, 2012).

La confrontation des différentes données a ainsi montré que la valorisation d’une zone humide fait vraisemblablement partie de la stratégie d’ascension sociale de Jean Le Normand. En 1506, ce personnage est un roturier – issu, d’après les sources écrites, d’une famille de la bourgeoisie marchande de Sens – qui inféode la terre qu’il achète, c’est-à-dire qu’il paye au seigneur de Varennes une belle somme pour la rendre noble et, donc, en faire un fief. Le marais est donc vécu, pour un homme en quête de notabilité, comme un signe extérieur de niveau social, comme un vecteur de distinction. Pour deux raisons : d’une part, pour le potentiel agricole de cet écosystème riche, on l’a vu ; d’autre part, pour sa valeur symbolique. Aux périodes médiévales, les marais étaient l’apanage exclusif des élites « de naissance » avec des privilèges et des revenus associés (chasse, pêche, etc.) (Derex, 2001 ; Carpentier, 2008). Le voisin et concurrent le plus direct du Colombier, le Volstin, situé de l’autre côté de la Route de Bourgogne, en est l’exemple le plus significatif : implanté dans la même zone humide, il est dans les mains des seigneurs de Varennes depuis, au moins, le XIVe siècle. Il y a donc, de la part d’une l’élite « en devenir », à l’exemple de Jean Le Normand, une volonté de réappropriation de ce milieu aussi symbolique que productif, en réinterprétant les pratiques sociales de distinctions des élites médiévales locales (Hurard, 2012 : 247-252).

Conclusion

L’étude interdisciplinaire menée autour de la ferme du Colombier nous a offert la possibilité d’appréhender une zone humide anciennement exploitée et habitée, dont la disparition s’enclenche avec l’urbanisation de Varennes-sur-Seine, dans la seconde moitié du XIXe siècle, et devient totalement effective au milieu du XXe siècle avec l’exploitation des gravières de la vallée de la Seine. La restitution du milieu n’a pourtant pas été envisagée comme une fin en soi. Elle a ouvert sur une problématique plus large, centrée sur les interactions entre les sociétés et cet écosystème spécifique avec, en ligne de mire, la caractérisation sociale du site et de ses différents occupants entre le XVIe et le XVIIIe siècle.

Le cas de la ferme du Colombier ne peut évidemment pas constituer à lui seul un modèle. Il permet néanmoins de lancer des pistes de réflexion, par ailleurs confortées par d’autres études archéologiques interdisciplinaires (Beck et al., 2007 ; Carpentier, 2008 ; Benarous, 2009). Celles-ci tendent à changer le regard des archéologues sur la valorisation de ces espaces et amènent à les envisager comme de potentiels estimateurs de niveau social, à l’interface des périodes médiévale et moderne – à la fois par la richesse économique induite (céréaliculture, élevage, arboriculture, etc.), mais aussi pour la portée symbolique implicite, effacée des pratiques et des mentalités par le courant physiocratique du XVIIIe siècle.

La confrontation des données archéologiques, paléoenvironnementales, écrites et archéogéographiques a mis en évidence des choix d’exploitation agricole, d’approvisionnement, de modes de consommation, mais aussi des multiples manières de se projeter dans l’espace environnant et régional. Ces choix sont révélateurs de la volonté de Jean Le Normand, d’afficher et d’affirmer, mais surtout de légitimer un statut en voie d’acquisition. Ainsi, l’ancrage et l’insertion de la ferme dans un milieu, un paysage et un territoire hérités, en 1506, témoigne de cette stratégie économique et sociale, en matérialisant dans l’espace des pratiques de mimétisme, de mise en scène et de concurrence.