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Depuis la publication des ouvrages de penseurs tels que John Urry (2007), Mimi Sheller (2011), Zigmunt Bauman (1999) et Tim Creswell (2006), le paradigme du mobility turn a connu un engouement sans précédent dans les sciences sociales, et plus particulièrement en géographie. [1] En tant que concept englobant les flux et mouvements de personnes, de biens, d’information et d’images, le mobility turn a pour objet de capter les spécificités de l’ère de l’hypermobilité. Plus récemment, s’en est suivie une vague de travaux proposant une critique du paradigme, notamment son inattention au territoire, sa généralisation de l’accès à la mobilité comme marqueur des inégalités et la conceptualisation de la mobilité comme mode de vie présupposé supérieur (Faist, 2013). Par ailleurs, les géographes ont développé des propositions quant aux manifestations connexes au mobility turn, dont l’immobilité, les frictions et les turbulences dans le mouvement.

C’est dans ce contexte que Laurent Vidal et Alain Musset nous proposent de porter le regard sur le revers du monde en mouvement dans lequel nous vivons et de nous arrêter sur le phénomène de l’attente, lequel, soutiennent-ils, doit être abordé dans son support territorial. En positionnant l’attente comme le pendant incontournable de la mobilité, Vidal et Musset développent ainsi un projet intellectuel d’une grande envergure. En effet, si l’accélération du monde et la multiplication des formes de mobilité caractérisent l’ère de la mondialisation, l’immobilité dans la mobilité, ou l’attente dans la mobilité, n’en demeure pas moins tout aussi cruciale et révélatrice de l’expérience humaine collective. Il n’y a pas de mobilité sans attente, sans « temps morts », nous disent les auteurs. Le développement conceptuel de l’attente est ici situé dans l’espace comme lieu d’interactions et de formation des identités. Les territoires de l’attente de distinguent ainsi des non-lieux de Marc Augé (1992), puisqu’ils sont porteurs de dynamiques et d’interactions qui leur sont propres, produisant ainsi de l’identité. Or, le territoire se distingue du lieu de l’attente, espace déjà prévu pour la gestion de l’attente (camps de réfugiés, lieux de quarantaine, centres de détention). Un territoire de l’attente peut s’avérer improvisé et non structuré ; les territoires de l’attente sont ainsi plus ou moins institutionnalisés. Par exemple, ces territoires peuvent prendre la forme d’un lieu public où se rassemblent des travailleurs migrants de manière spontanée, d’un refuge d’aide aux migrants né d’une initiative citoyenne, de transports collectifs ou de quartiers défavorisés. Dans tous ces lieux, des gens vivent l’attente d’une mobilité géographique et / ou sociale. Enfin, « lorsqu’une situation d’attente s’impose dans un espace, jusqu’à en modifier le sens et l’usage, de manière éphémère ou plus durable, nous parlons de territoires de l’attente. » (p. 295).

Cet ouvrage est le produit du projet de recherche Territoire de l’attente (TERRIAT) (financé par l’Agence nationale de recherche, France) mené par Vidal et Musset avec une équipe internationale et interdisciplinaire ([En ligne]. http://terriat.hypotheses.org). Collectivement, l’équipe a réfléchi au concept du territoire de l’attente afin d’éclairer différents objets de recherche au cours des XIXe, XXe et XXIe siècles, relevant ainsi le défi de montrer les continuités, les spécificités et les ruptures dans la gestion et l’expérience de l’attente. Les analyses empiriques portent sur les Amériques, avec une attention spéciale pour le Brésil et d’autres travaux sur le Mexique, le Chili, l’Argentine, les États-Unis et le Canada. Ces regards croisés dans le temps et l’espace contribuent à l’édification de l’argumentaire et à la pertinence du cadre conceptuel proposé pour l’analyse de l’attente comme concept essentiel pour la compréhension des mobilités.

L’ouvrage se structure en cinq parties, comportant un total de 17 chapitres. Après l’introduction générale, qui présente le concept fondateur du projet, lequel sous-tend l’ensemble de l’ouvrage et en guide les analyses, une première partie s’intéresse à la généalogie et aux enjeux des situations d’attente. La seconde partie aborde la notion de territorialité de l’attente (« Quand l’attente définit le territoire »). La troisième met en question les pratiques sociales et jeux spatiaux dans les territoires de l’attente alors que la quatrième aborde les identités en question dans les territoires de l’attente. Enfin, la dernière partie élargit l’application du concept en proposant des chapitres réunis sous les thèmes de mémoire, de patrimoine et de muséalisation des territoires de l’attente. Une conclusion générale synthétise la notion de territoires de l’attente en dix points. Les chapitres sont signés par des auteurs qui sont géographes, sociologues, historiens, architectes, littéraires, anthropologues, urbanistes et ethnologues. Les territoires de l’attente étudiés incluent les lieux de mise en quarantaine des migrants ou des malades, les refuges pour migrants, les lieux publics (rues, parcs), les transports en commun (métro), l’autoroute, les quartiers défavorisés, les bidonvilles, les ponts de navire, les frontières, etc. Les analyses portent sur la gestion de l’attente par différents acteurs, le vécu de l’attente et les imaginaires de l’attente. Une force indéniable de l’ouvrage est sa cohérence et l’apport de chacun des chapitres au développement du concept et de son application. L’ouvrage est ainsi parsemé de nouveaux développements conceptuels qui émergent des différentes analyses, toutes logiquement ancrées dans les principes fondateurs élaborés par Vidal et Musset dans leur introduction.

En plus de faire voyager le lecteur dans différents territoires de l’attente, la lecture de l’ouvrage suscite une réflexion approfondie sur notre monde et son rythme effréné. Le savant et exhaustif maillage de références scientifiques (dans plusieurs langues) et littéraires plonge le lecteur dans un examen et une réflexion sur sa propre expérience de l’attente. Ainsi, les auteurs réalisent le tour de force de pacifier le lecteur et de le réconcilier avec l’attente comme phénomène vécu au quotidien et comme potentiellement porteur d’apprentissage et de créativité. Beiret, Vidal et Ribeirot (troisième chapitre) disent avec éloquence, au sujet des instruments technologiques qui meublent nos vies pour réduire notre sensation d’attente, que même si « leur bénéfice à court terme est évident, […] cette technologie tend à amenuiser la capacité des êtres à méditer (une pratique qui nécessite une « temporalité suspendue ») » (p. 39). Ce qui frappe le lecteur, au-delà de la réflexion personnelle que suscite le livre, c’est la complexité des modes de gestion de l’attente et la multiplicité des expériences intimes qui se dégagent de l’ouvrage dans sa totalité. L’attente, expérience humaine universelle, est révélatrice de modes d’organisation sociale et de gestion des populations.

Étant donné sa portée théorique avérée, cet ouvrage fera sa place en tant que jalon marquant pour les sciences sociales. La démarche des auteurs s’apparente à celles de Halbawchs, Ricoeur et Augé sur la mémoire et l’oubli. Comme les auteurs le disent à juste titre, « si on a rendu à l’oubli la place qui était la sienne dans la construction des mémoires individuelles et collectives, il est temps de faire de même pour l’attente dans les pratiques et les imaginaires de la mobilité » (Vidal et Musset, chapitre II, p. 27). En somme, il s’agit d’une oeuvre qui pousse la réflexion sur les territoires, la mobilité et l’attente, des concepts situés à un carrefour incontournable et porteur pour l’avenir des sciences sociales.

On ne peut que se réjouir qu’un ouvrage d’une aussi grande portée rejoigne bientôt un plus large public dans sa traduction vers l’anglais, qui sera publiée en 2016 chez Cambridge Scholars Press.