Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

Dans ce court ouvrage comparant les débats sur les métropoles en France et aux États-Unis, l’auteure, géographe et américaniste, montre jusqu’à quel point un même phénomène, la métropolisation, peut être abordé et discuté de manière assez différente selon les cultures de recherche et les réalités politiques. Si, en France, la métropolisation a été très fortement discutée dans le cadre de la décentralisation territoriale et politique, aux États-Unis, c’est un tout autre contexte qui a guidé le débat public. Les chercheurs américains, mais aussi les membres de groupes de réflexion sur les politiques publiques (think tanks), se sont penchés sur la métropolisation en faisant valoir des enjeux différents, comme la ségrégation spatiale et sociale, la difficulté de créer des structures métropolitaines régionales et les problèmes persistants de justice sociale et spatiale. On mesure donc la distance qui sépare la France des États-Unis, mais l’auteure cherche aussi des points de rencontre face à un même phénomène d’envergure qui touche les deux pays.

La France et les États-Unis, comme bien d’autres, sont entrés dans une révolution métropolitaine, pour reprendre l’expression de l’historien américain Jon Teaford, réutilisée depuis par d’autres auteurs et chercheurs. Non seulement vit-on de plus en plus dans des villes, mais on y vit dans de très grandes villes de plusieurs millions de citadins. Graduellement, mais sans relâche, de grandes agglomérations urbaines sont apparues dans l’espace national. Il n’est pas facile de définir ce qu’est une aire métropolitaine. Le critère démographique généralement admis la définit à partir d’une ville-centre d’au moins 50 000 habitants entourée d’un espace habité en continu de densité variable. Mais cela dit peu. Une métropole est davantage une manière de vivre, d’être et d’agir, de faire naître et de pratiquer des activités très différenciées. Taille, diversité et densité la définissent toujours, selon les critères de l’École de Chicago pour la ville, mais ces critères sont nettement amplifiés dans le cadre d’une métropole. De plus, il faudrait être attentif aux différents types de métropoles, pas toujours en fonction de la seule taille. Si les plus grandes sont culturellement très diversifiées, à la suite d’une forte immigration étrangère, elles ne le sont pas toutes au même degré. Sur le critère de l’hétérogénéité culturelle, Toronto l’emporte sûrement sur des métropoles de plus grande taille.

Selon l’auteure, les pouvoirs publics nationaux n’ont pas toujours été très attentifs à cette réalité métropolitaine, mais ils ont dû s’y intéresser. Ghorra-Gobin trace le portrait de cet intérêt de la France, qu’elle fait remonter assez loin, au moment où le pays se donne une politique territoriale, comme la création des métropoles d’équilibre, à partir des années 1960. Mais le véritable coup d’envoi de cet intérêt arrive plus tard avec la première politique de décentralisation, suivie par d’autres vagues de décentralisation et, dans cette foulée, de reterritorialisation. Le territoire français avait changé ; il fallait faire face à de nouveaux défis. L’urbanisation se poursuit, et elle se double d’une périurbanisation qui se développe à vive allure. Les structures de gouvernance traditionnelle ne suffisent pas à rendre les services publics et à planifier le territoire de manière cohérente. En outre, et l’auteure insiste beaucoup sur cela, les grandes villes se situent de plus en plus sur un échiquier économique mondial. Les grandes métropoles, mégapoles ou régions urbaines de cinq millions d’habitants et plus se livrent une concurrence pour le talent créateur, l’innovation technologique, la diversité culturelle tolérante, selon les termes de Richard Florida, à la source de leur prospérité. Si, en France, les métropoles régionales ont déjà été tournées vers la métropole centrale dans une France très centralisée, avec l’Union européenne et la mondialisation, elles doivent s’orienter dans d’autres directions. Celles-ci ne sont pas qu’économiques, comme le montrent les réseaux de municipalités pour le développement durable, pour la participation citoyenne et pour la lutte aux changements climatiques. En leur qualité de villes européennes, les villes françaises ont peut-être un avantage sur les villes nord-américaines : elles sont insérées dans des relations à la fois verticales, au sommet desquelles l’Union européenne occupe un rôle important, notamment dans le champ de l’environnement, et dans un réseau horizontal souvent transfrontalier qui les met en relation avec d’autres grandes villes proches ayant d’autres expériences de gouvernance, de développement et d’aménagement durable de leur territoire, tout en poursuivant une vive et saine concurrence entre elles.

Les métropoles américaines se sentent souvent en concurrence entre elles parce que, comme le rappelle l’auteure, leurs revenus sont en grande partie tirés de la taxe foncière. Elles sont aussi plus tournées sur elles-mêmes parce qu’elles héritent d’un passé de ségrégation raciale, sociale et spatiale dont elles ont du mal à se libérer. Le problème des vieux quartiers des villes-centres (inner cities) n’a pas encore trouvé de solutions satisfaisantes et équitables. Chez certains auteurs de l’École de Los Angeles (Michael Storper, Ed Soja, Mike Davis, Michael Dear, par exemple), ces traits relatifs à la ségrégation urbaine et à la fragmentation municipale se cristallisent et font en sorte que les réformes deviennent difficiles. Les choses se figent dans l’espace et dans le temps. Nulle surprise, alors, de voir apparaître un profond pessimisme chez certains de ces auteurs.

Mais il n’est pas vrai que toute réforme est impossible et, s’il faut se fier aux chercheurs et aux conseillers en politiques publiques, experts en tous genres, les réformes sont devenues nécessaires pour éviter d’élargir le fossé social et territorial, comme celui qui sépare, par exemple, Détroit de Boston. Le débat sur la métropole n’est pas près de se terminer et on n’est pas à court de propositions. Les idées anciennes n’ont plus cours, car elles ont même empiré le mal. L’auteure, à la suite de ses collègues américains, fait le procès de la théorie des choix publics (public choice), une sorte de justification idéologique de la fragmentation municipale ségrégative. Mais la solution souvent proposée de former des gouvernements urbains régionaux, englobant toute l’étendue d’une aire métropolitaine, n’a pas eu un grand succès, sauf à Portland en Oregon et à Minneapolis-Saint Paul, deux métropoles de taille moyenne. Comme ses collègues américains, l’auteure, n’a pas de solution magique à proposer, mais tous sont opposés à la poursuite de la fragmentation municipale, qui isole un groupe bien nanti des problèmes des moins bien nantis. Il faut aussi repenser certains types d’opérations d’urbanisme. Robert Bullard, Ed Soja et d’autres ont bien montré que ces opérations peuvent creuser la fracture sociale. En expulsant des groupes à revenus plus faibles des quartiers centraux vers des quartiers périphériques qui ne jouissent pas de transports en commun, on accentue, au nom de l’urbanisme, les problèmes sociaux urbains.

Dans un dernier chapitre sur le « paradigme métropolitain », fort intéressant et bien argumenté, l’auteure résume les grands traits de ce que sont devenues les métropoles et décrit les trajectoires différentes qu’elles ont suivies dans les deux pays qu’elle compare. Peut-on généraliser à d’autres pays ? Est-ce que ce sont deux trajectoires possibles parmi plusieurs autres ? Les grandes villes, bien qu’elles partagent des caractéristiques communes, sont toutes différentes les unes des autres. La France et les États-Unis sont-ils les deux pôles les plus opposés de la métropolisation dans le monde postindustriel ? Peut-être, mais ni les métropoles françaises ni les métropoles américaines ne font école, n’ont servi de modèle. Les métropoles canadiennes, par exemple, ne présentent ni les problèmes ni les conditions des unes et des autres. Leurs problèmes sont d’une autre nature : un contexte de décentralisation ne s’impose pas à elles. Si certaines ont eu tendance à la fragmentation municipale, les interventions gouvernementales provinciales récentes ont empêché que cela se poursuive. Par la création de communautés urbaines, il se fait un partage des revenus pour financer les services publics et les opérations d’aménagement sur un territoire urbanisé assez large. Mais les métropoles canadiennes partagent ceci avec les françaises et les américaines : les plus grandes d’entre elles sont de plus en plus insérées dans la mondialisation.