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Introduction

Qualifié de « mille feuilles administratif », le système politicoadministratif français connaît une situation en bien des points atypique. Fortement fragmenté en raison d’un nombre substantiel de collectivités territoriales – de communes notamment (environ 36 600) – organisées sur trois niveaux distincts de gouvernement infra étatique, il est également caractérisé par de fortes disparités territoriales et de nombreux chevauchements de compétences. La décentralisation engagée par l’État en 1982 a effectivement entraîné l’éclatement du système local et la prolifération des lieux de décision, dans la mesure où elle a placé sur un même niveau communes, départements et régions (toute tutelle d’une collectivité territoriale sur une autre étant prohibée).

Les conclusions des multiples rapports publics commandés depuis convergeant toutes vers l’impérieuse nécessité d’une refonte radicale de l’architecture de l’administration (Thomas, 2015), plusieurs réformes ambitionnent de transformer aussi bien les conditions d’exercice du pouvoir local que les lieux d’élaboration des politiques publiques. Se renforçant progressivement, de façon souple et adaptable (Le Saout, 2015), les espaces de gouvernement de second niveau démocratique que sont les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre [1] – institutions présentées comme des « territoires de projet » vouées à remplacer l’intercommunalité de gestion – sont appelés à jouer un rôle plus important dans la conduite collective de l’action publique (Chaboche, 2002). [2] La multiplication des références à la coopération intercommunale tient effectivement à la consécration de cette échelle vantée comme lieu de régulation des sociétés contemporaines (Le Saout, 2012). Dans ce contexte, ce thème est devenu un objet de recherche à part entière, bien que très inégalement investi selon les disciplines scientifiques (Menerault, 1994 ; Richer, 2008).

Au moment où la France engage une nouvelle réforme territoriale et parce que cette « révolution intercommunale » pose finalement plus de questions qu’elle ne parvient à en résoudre, cet article examine ce que ce « nouveau paradigme territorial » (Borraz et Le Galès, 2004) révèle sur les mécanismes contemporains de conduite et de régulation de l’action publique à partir des processus à l’oeuvre dans le domaine sportif. Ce faisant, l’ambition est d’éviter de réaliser une analyse critique du fait intercommunal qui se fonderait principalement sur le constat d’un manquement de ces institutions vis-à-vis d’un certain nombre d’attendus normatifs (économies d’échelle, mixité sociale et fonctionnelle, redistribution des ressources) afin d’ouvrir une discussion sur les effets induits par cette dynamique (Le Saout et Madoré, 2004). Ceux examinés ici concernent en premier lieu le contenu des politiques fabriquées à cette échelle. Ils visent ensuite à caractériser la contribution de l’intercommunalité au processus de régulation territoriale à travers lequel les acteurs publics d’échelons différents confrontent des règles d’action sur un territoire donné, règles qui relèvent de rationalités différentes et aboutissent (ou non) à des ajustements ou compromis (Gallez, 2014).

Telle orientation trouve un sens dans la mesure où le secteur sportif n’a pas échappé à un mouvement de territorialisation. Conçu comme un mode de légitimation de l’action publique selon lequel les problèmes publics seront mieux pris en charge au plus près du terrain, ce changement d’échelle alimente, depuis une trentaine d’années en France comme dans d’autres pays, des interrogations sur les articulations à construire entre les différents niveaux de gouvernement impliqués dans la promotion de ce secteur (Honta, 2014). L’analyse des enjeux d’interterritorialité – autrement dit la recherche de l’efficacité de l’action publique territoriale par la coordination, l’articulation, l’assemblage des territoires (Vanier, 2008 ; Béhar et al., 2014) – que l’intercommunalité invite à mettre à l’épreuve de l’investigation empirique implique alors de considérer les déplacements de normes et d’intérêts ainsi que la recomposition des influences, dès lors que se produit un transfert explicite ou implicite de compétence d’une institution publique à une autre (Leresche et Nahrath, 2007). Dans le secteur sportif, les compétences légales ne distribuant pas les rôles entre les différents niveaux de gouvernement local dans le secteur sportif, les EPCI ont saisi l’occasion offerte par les « jeux ambigus du législateur » (Brouant, 2005) pour se mobiliser en la matière. Dès lors, si la responsabilité de la promotion des activités physiques et sportives (APS) relève encore du partenariat historiquement construit entre l’État et le mouvement sportif ainsi que de la mobilisation déterminante des collectivités territoriales, ces activités se prêtent également bien à l’étude des changements qui affectent, voire ébranlent, la conduite des politiques sportives alors que le territoire intercommunal est pensé comme l’instrument devant donner sens et cohérence aux actions et projets en ce domaine. [3]

Ainsi, et parce que les processus législatifs, opérationnels ou discursifs qui légitiment le renforcement de la coopération intercommunale reposent, eux aussi, sur des lieux communs affectés à plusieurs échelles spatiales dans les représentations collectives (Keating, 1994 ; Brenner, 1999 ; Harvey, 2000), il est question de déconstruire ces catégorisations scalaires pour examiner les modes d’organisation auxquels elles renvoient et la contribution respective des acteurs dans cette dynamique. En ce sens, si l’intercommunalité est régulièrement appréhendée ou présentée comme la « bonne » échelle spatiale pour « définir et appliquer une véritable [4] politique sportive territoriale » (Brinon et al., 2016 : 69), reste que la capacité à la formater et à l’imposer aux autres constitue encore un enjeu considérable.

Précisions méthodologiques

L’analyse prend appui sur les résultats d’études monographiques réalisées ou encadrées sur plusieurs sites en ex-région Aquitaine. Ces études s’inscrivent dans la réponse à des commandes formulées par différents niveaux de gouvernement local s’interrogeant sur les conditions à partir desquelles, à leur échelle, peut émerger « un champ de cohérence territoriale » (Gerbaux et Paillet, 2000) : des EPCI animés par la volonté que soit réalisé un diagnostic territorial avant de s’engager dans la définition d’une politique sportive intercommunale ; des conseils départementaux souhaitant conserver un pouvoir d’accompagnement des communautés de communes en milieu rural et d’orientation de leur action sportive ; la collectivité régionale intéressée par des indicateurs sur les caractéristiques des réalisations ou projets d’équipements et sites sportifs sur les agglomérations pour concevoir son plan de programmation des investissements. Élaborés en toute indépendance, les choix théoriques, méthodologiques et empiriques effectués pour ces études permettent de livrer et de capitaliser les résultats des recherches. Centrée sur les acteurs et sur l’usage que ceux-ci peuvent faire des changements d’échelle, la démarche a, là aussi, privilégié une entrée par l’examen des ressources et des contraintes que ces choix deviennent pour les protagonistes et des rapports de force qu’ils induisent (Lajarge, 2000). Si chaque site constitue une équation sociale et politique spécifique dont il convient de cerner les logiques de pouvoir et d’action collective, l’examen de la fabrique et de la mise à l’épreuve du gouvernement intercommunal du sport entrepris ici à l’aune de toutes ces études de cas permet de tendre à la généralisation.

Cette analyse prend appui sur des entretiens semi-directifs menés avec des élus locaux, des agents publics des EPCI, des collectivités territoriales, des services déconcentrés de l’État (Direction départementale de la cohésion sociale, Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale [DRJSCS]) et avec des représentants d’organisations relevant du secteur sportif associatif, parfois aussi de la jeunesse et de l’éducation populaire. L’observation participante des processus à l’oeuvre dans plusieurs sites a également été permise grâce à des études faites au titre d’une thèse de Conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) (Bonneau, 2014) et de plusieurs mémoires de master 2 (Gestion du sport et développement territorial, Université de Bordeaux). La participation, depuis 1999, à de nombreuses journées de formation portant sur l’intercommunalité sportive organisées par le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et l’Association nationale des directeurs et des intervenants d’installations et de services des sports (ANDIISS), à l’échelle nationale, complète le dispositif méthodologique.

Les figures de l’intercommunalité sportive

Oubliée des premiers « actes » de réformes de décentralisation en France, la question sportive n’a que très partiellement figuré dans les dispositifs législatifs et réglementaires relatifs à l’aménagement et au développement durable du territoire. Alors qu’est régulièrement condamnée la complexité du système d’organisation du sport où s’impliquent de multiples acteurs, tant publics que privés, sans que pour autant leurs interventions n’obéissent à des règles clairement définies (Honta, 2014), l’échelon intercommunal est présenté comme le plus apte à porter une politique sportive cohérente et efficace de développement territorial garantissant, par la mutualisation de l’offre, le maintien et le développement des équipements et des services à la population, en réalisant des économies d’échelle (Bayeux, 2002 ; IRDS, 2011 ; Brinon et al., 2016). Parce qu’elles reposent sur les notions de projet, de partenariat, de transversalité, de rationalisation de l’action publique, les réformes renforçant ce niveau de gouvernement témoignent d’un mouvement plus large de transformation de la conduite de l’action publique fondée, notamment, sur la coordination interinstitutionnelle.

Le sport saisi par la dynamique intercommunale

Dans le sillage des réformes adoptées, seules certaines catégories d’EPCI à fiscalité propre – les communautés urbaines (CU) désormais remplacées par les métropoles – ont reçu compétence obligatoire en matière sportive, les communautés d’agglomération et de communes (CA et CC) pouvant choisir de retenir le sport dans une liste de compétences optionnelles. Cette incitation, considérée comme « minimale » (CNOSF, 2002), est par ailleurs circonscrite à la construction, l’aménagement, l’entretien et la gestion d’équipements culturels et sportifs qui doivent être catégorisés comme étant « d’intérêt communautaire » ou « métropolitain ». [5] La compétence comprend donc les aspects les plus matériels des politiques sportives et non les registres dynamiques et, par là même, plus sensibles (attributions de subventions, organisation de manifestations et d’animations sportives, etc.).

Ceci n’a en rien empêché les structures intercommunales d’enrichir cette compétence de façon facultative. Ainsi, malgré la faible contrainte d’agir contenue dans la loi et alors que les négociations autour des transferts effectifs de compétences ont d’abord, et logiquement, porté sur les secteurs à gérer dans l’urgence ou sur les prérogatives obligatoires et difficiles à reporter dans le temps (ramassage des ordures ménagères, voirie, logement social, plan de déplacements urbains…), les études les plus récentes soulignent l’implication croissante des structures intercommunales dans le domaine sportif et l’augmentation marquée des projets qu’elles portent (ANDES, 2005 ; AdCF, 2006 ; Brinon et al., 2016).

Les principales prérogatives faisant l’objet d’un transfert des communes membres à l’EPCI concernent en premier lieu, et logiquement, la construction et la gestion des équipements ou des sites sportifs (piscines, gymnases, stades, bases nautiques, bases de loisirs, etc.). Elles portent également sur l’animation sportive, le soutien aux clubs, aux manifestations et aux activités.

Par-delà ces éléments très généraux que les études nationales et les analyses d’indicateurs macroéconomiques donnent à voir, des études à visée monographique examinent le contenu et le sens donnés aux politiques sportives communautaires. Elles révèlent toute l’hétérogénéité d’implication des EPCI en la matière, hétérogénéité qu’on trouve aussi dans les secteurs ne faisant pas l’objet d’une forte production législative assortie d’une définition de normes ou de plans nationaux pluriannuels. Aussi, intégrer le sport dans une démarche intercommunale relève, comme pour tous les niveaux de collectivités publiques en France, d’un volontarisme politique. Reste que le processus de création de ces « nouveaux territoires » que la loi Chevènement a accéléré ne peut faire abstraction des contingences locales antérieures (Lajarge, 2000 : 50). Aussi, les caractéristiques du territoire, les représentations du sport par les élus, l’influence des professionnels du secteur et des représentants du mouvement associatif pèsent-elles fortement sur la construction et le sens des politiques intercommunales (Mounet et Chifflet, 1993 ; Bouchet et Raspaud, 1995 ; Chaboche, 2002 ; Jourdan et Charrier, 2002 ; Haschar-Noé, 2009 ; Honta, 2010).

En outre, et comme le montrent clairement les conclusions de l’enquête menée en Aquitaine sur l’action sportive des agglomérations (CU et CA) constituées dans cette région (Honta et al., 2007 ; Bonneau, 2014), certains EPCI n’ont parfois que faiblement défini les opérations sportives revêtant un « intérêt communautaire ». Les formulations variées, et pour le moins vagues parfois, de définitions étaient alors relevées : « piscines » ; « équipements sportifs construits par la CA » ; « au cas par cas en fonction des choix et des opportunités » ; « entretien et gestion des gymnases » ; « construction d’équipements sportifs de grande envergure, soit en direction de plusieurs communes ».

De plus, l’affichage de prérogatives sportives dans les statuts des communautés ne constitue pas une garantie de leur implication. [6] À l’inverse, l’absence de transfert de la « compétence sportive » n’exclut pas une intervention de l’EPCI au titre de ses autres prérogatives. Aussi, analyser les politiques sportives intercommunales à l’aune de la seule lecture des compétences affichées, et non à partir de l’action effective des groupements, peut ne pas être pertinent de par les incertitudes terminologiques (une même dénomination peut recouvrir des réalités très différentes) et l’extrême variabilité d’exercice réel de ces compétences. Cela implique que ces dernières peuvent rester vides de sens sur certains territoires et cela met en question directement la capacité des EPCI à représenter des « territoires de projet », en matière sportive comme plus généralement.

Le progressif passage d’une intercommunalité de gestion à une intercommunalité de projet

Relevant quatre principaux « niveaux » d’engagement des groupements de communes dans le domaine sportif, le constat dressé par José Chaboche (2002), à la fin des années 1990, revêt toujours autant d’acuité. L’auteur distinguait :

  • l’absence d’intervention même si, pourtant, certains groupements disposent de la compétence sportive statuaire ;

  • les interventions sans stratégie ni politique spécifique : ici, les actions menées se feraient « au coup par coup », en fonction des attentes et demandes exprimées. Dès lors, les risques d’atomisation des opérations, voire un certain clientélisme, peuvent apparaître ;

  • le développement de politiques sportives à moyen ou long terme : les regroupements agissent dans ce cas en liaison étroite, non seulement avec le mouvement sportif, mais aussi avec les autres niveaux de gouvernement afin de bien cerner les besoins et de tenter d’y répondre. Ils disposent en général d’un patrimoine sportif conséquent ;

  • l’établissement d’un lien dialectique entre politique sportive et politique générale. Sont concernés ici les groupements qui attribuent des moyens substantiels au développement de la pratique sportive.

Ainsi, la mobilisation de ces groupements se caractérise encore par une juxtaposition de projets ou programmes d’actions variés construits autour d’enjeux eux-mêmes hétérogènes et intégrés, parfois seulement, dans des politiques publiques plus globales. Si la figure du projet caractérise dorénavant le champ du territorial (Lajarge, 2000 : 58), cette disparité d’engagement, régulièrement démontrée voire dénoncée (Bayeux, 2002 ; IRDS, 2011), atteste qu’elle ne s’est pas partout imposée. Les espoirs projetés, en France comme dans d’autres pays (Harvey, 2000), dans cette échelle de gouvernement révèlent que le fondement de ces constructions territoriales de grande taille alimente bien la permanence de l’utopie selon laquelle existerait un « optimum dimensionnel » permettant d’annihiler les effets délétères de la fragmentation communale et, partant, de penser un projet intégré et solidaire de développement local. Or, ces arguments sont généralement peu vérifiés empiriquement (Keating, 1994 ; Offner, 2006), les rapports publics établis en ce sens en France soulignant plutôt « la fuite en avant » des dépenses du « bloc communal » (constitué des communes et des EPCI). Dans ce pays, le pluralisme institutionnel et organisationnel à l’oeuvre dans le domaine sportif posant de notables enjeux de coordination, les récentes propositions formulées au titre de la revue des dépenses publiques du sport soulignent que cette « aspiration ancienne à la modernisation de l’action publique » (Béhar et al., 2014) est tenace. Les politiques sportives intercommunales seraient efficaces et efficientes pour peu qu’elles existent et, pour cela, leur développement doit être « décrété » (extrait suivant).

Si la seconde partie de cet article montre que cette vision enchantée de la rationalisation de l’action publique sportive permise par la coopération intercommunale demeure un processus largement mis à l’épreuve, plusieurs de nos relevés empiriques, présents dans d’autres études également, soulignent néanmoins que des EPCI adossent leur action sportive à d’autres politiques publiques. Cette rationalisation s’inscrit ainsi dans l’amélioration du « cadre de vie » par le développement de l’attractivité et du dynamisme du territoire sur la base de projets et d’activités de sport et de loisirs, l’aménagement de sentiers de promenade et de randonnée, le déploiement des politiques éducatives et « enfance – jeunesse » à travers la gestion de centres de loisirs associés à l’école ou de centres de loisirs sans hébergement (CLSH), l’organisation d’animations et de sorties sportives, la création et l’entretien de voirie ou la structuration du plan de déplacements urbains avec l’extension du réseau des pistes cyclables, etc., (Honta et al., 2007 ; 2008 ; Haschar-Noé, 2009 ; Bonneau, 2014). À cette aune, l’indexation du sport aux autres champs de compétence des communautés peut attester d’une certaine maturité dans la conduite de l’action sportive locale. Il n’est pas exclu par ailleurs qu’elle constitue la garantie, dans un contexte de compression des dépenses publiques, de minimiser le caractère versatile des politiques sportives territoriales. Dans cette perspective, l’enchevêtrement des compétences et la multisectorialité n’ont pas nécessairement un caractère négatif, mais doivent plutôt être perçus comme « le reflet de la complexité des problèmes sociaux » (Faure, 2005).

Les modalités contemporaines de financement des politiques publiques peuvent également expliquer cette tendance. Le processus quasi généralisé de coproduction de l’action publique contribue effectivement à façonner les initiatives sportives intercommunales selon des référentiels articulés aux axes stratégiques des politiques contractuelles et des appels à projet (développement et attractivité des territoires, cohésion sociale et développement de projets sociaux dans les quartiers urbains dits sensibles) portés par les autres niveaux de gouvernement (Europe, État, région, département). L’intercommunalité est ainsi progressivement devenue l’échelle légitime de la contractualisation pour ces institutions publiques « à défaut » de constituer, partout, un « territoire de projet ».

La capacité politique de l’intercommunalité au défi

Le renforcement de la dynamique de coopération intercommunale engagée en France depuis deux décennies engendre la redistribution de la carte des ressources, des compétences et, par là même, la valorisation de certains niveaux territoriaux pour en affaiblir d’autres (Olive, 2015). La capacité politique des EPCI en matière sportive, autrement, leur faculté à définir des projets et à agir collectivement dans des environnements fragmentés, pluralistes et marqués par la dispersion des ressources (Stone, 1993), est subordonnée aux nécessaires coopérations entre échelles locales de gouvernement. L’attention portée à la manière dont les représentants de plusieurs EPCI, de leurs communes membres, des autres niveaux de gouvernement local et du mouvement sportif participent et réagissent à ces changements montre qu’ils sont régulièrement en lutte pour définir et légitimer les échelles d’action pertinentes, les acteurs que ces échelles consacrent et qui leur donnent sens. Aussi, la tension entre un impératif de fonctionnalité et la préservation de la souveraineté communale qui accompagne le développement de l’intercommunalité demeure-t-elle, parfois, difficile à dépasser (Le Saout, 2015).

Le défi de l’interterritorialité

Parce qu’il s’agit moins d’inventer une nouvelle architecture institutionnelle que de formaliser les règles d’une coordination entre institutions existantes (Béhar et al., 2014), la définition puis l’institutionnalisation des compétences sportives des EPCI ne sont pas acquises d’emblée. Les changements d’échelles affectant le contenu de l’action publique, des recettes organisationnelles doivent régulièrement être déployées afin d’atténuer, voire de dépasser, les antagonismes institutionnels que l’engagement des communautés est susceptible de faire émerger de la part des niveaux de pouvoir local « hérités du passé » et directement exposés à son renforcement. Tel est le cas du département, fréquemment désigné comme « l’échelon de trop » (Le Lidec, 2007 : 115), bien qu’il représente le traditionnel partenaire des communes rurales, assumant par là sa fonction de solidarité territoriale. L’accroissement des compétences des groupements de communes et la liberté qui est la leur en matière de définition de l’intérêt communautaire sont des éléments qui, initialement, ont pu être perçus comme susceptibles d’empiéter sur celles du département dans le domaine sportif (Honta, 2008). D’autant plus que ce processus de légitimation par l’État de l’échelle intercommunale s’est, de façon concomitante, accompagné du renforcement des prérogatives des régions. Face à cette « double menace » potentielle de perte d’influence, les départements ont été conduits à reformuler les aspects procéduraux et partenariaux de leur politique de soutien aux acteurs locaux. À ce titre, ils ont finalement su tourner à leur avantage l’institutionnalisation de la coopération intercommunale. L’accompagnement des communautés dans la construction de leur action sportive (par des aides financières, matérielles et l’expertise des agents départementaux) a constitué un levier permettant aux départements de légitimer leurs propres dispositifs et, par là même, de « contrôler » le développement de l’intercommunalité en général, de l’intercommunalité sportive en particulier (Honta, 2008 ; Thomas, 2015).

De plus, et au titre des répertoires de légitimation mobilisés par les EPCI pour assurer la fabrication de leur capacité politique en ce domaine, figure en bonne place la réduction des inquiétudes au moyen d’une démarche visant à susciter également l’adhésion des communes membres. En ce sens, l’affirmation d’une compétence sportive a pu générer et génère encore de fortes craintes chez les élus et agents de services municipaux chargés de ces questions relativement à l’érosion, voire au déclin, de leur mandat (Honta, 2007 ; Bonneau, 2014). L’un des principes fondamentaux organisant l’exercice des compétences des communautés est effectivement celui d’exclusivité qui prévoit que, lorsqu’une prérogative lui est transférée, les communes en sont automatiquement dessaisies. L’invitation au dialogue, déployée dans cette logique de subsidiarité à construire localement, vise ainsi à prévenir des risques de formation d’une « contre-coalition » d’acteurs qui s’opposerait à l’initiative du groupement. Deux principales craintes sont régulièrement évoquées : celle de subir une dynamique verticale et centralisée qui ne soit pas respectueuse de l’autonomie et des spécificités communales ; celle ensuite que s’accentue la lourdeur liée à la distribution du travail entre EPCI et communes membres alors que ces dernières ne disposent pas toutes d’un « référent sport » et que les élus communaux en charge de ces prérogatives ne sont pas tous représentés à l’échelle intercommunale.

Ainsi, parce que chaque perspective de redéploiement des moyens peut être vécue comme un risque de perdre ses acquis, parce que tout changement dans la redistribution des compétences entre communes et EPCI est susceptible de remettre en cause les partenariats anciennement élaborés, ce n’est qu’exceptionnellement qu’on assiste à un transfert intégral de l’exercice d’une compétence sportive aux communautés. Ceci renforce l’impression d’un développement désordonné des prérogatives sportives intercommunales dès lors que ce développement reste contraint par la satisfaction d’intérêts locaux particuliers. Pour les maires, l’enjeu consiste alors à capter les ressources communautaires pour leur commune et à contrôler la production de politiques publiques sportives qui pourraient être défavorables à leur territoire (Bonneau, 2014 ; Le Saout, 2015). Finalement, la valorisation de cette échelle « d’avenir » (Thomas, 2015) n’aboutit que rarement à un processus de délégitimation des communes, tant ces dernières continuent à neutraliser les compétences sportives statutairement retenues par les groupements (Honta, 2010).

À cette dimension du rôle des communautés ne requérant qu’une faible intégration des politiques communales est désormais arrimé le changement de nature du rapport que les élus entretiennent avec cette dynamique (Le Saout, 2012). Alors que, dans les années 1990 et 2000, le développement de cette échelle territoriale a permis à des communes de trouver des ressources pour développer de nouvelles offres de services sportifs, les contraintes budgétaires actuelles, dont les élus locaux se plaignent unanimement, les incitent à voir dans l’intercommunalité le moyen privilégié de maintenir l’offre existante.

Au bout du compte et bien que la loi assure le renforcement progressif des prérogatives des EPCI, ces établissements publics peinent à dépasser les fondations fonctionnelles de leur légitimité en vue d’accéder à une reconnaissance politique, mais aussi démocratique (Olive, 2015).

Le défi démocratique

Si la simplicité de l’offre de dispositifs institutionnels constitue l’une des conditions facilitant et renforçant la légitimité de l’intervention publique, la segmentation territoriale et la multiplication de ces « machins » (Béhar, 2015) que sont les structures de second niveau démocratique comme les EPCI contiennent, au contraire, les risques de son exclusion. Alors que les médias ne se font que rarement les relais des débats qui ont lieu à cette échelle (Le Saout, 2015), la dépolitisation des « dossiers » intercommunaux qui en découle, doublée de la clôture du cercle des acteurs participant à la définition du périmètre des compétences, mettent directement en question les formes de démocratisation du gouvernement intercommunal et la capacité des ressortissants du champ sportif à intervenir afin de peser sur le sens à donner aux politiques publiques. Aussi, et parce que ce qui se joue à cette échelle n’est pas toujours lisible et visible, les responsables sportifs associatifs locaux sont tentés de garder leurs distances à l’égard de ce niveau intercommunal.

Pourtant, les instances sportives nationales (Comité national olympique et sportif français [CNOSF], [8] Fédération nationale des offices municipaux des sports, etc.) se sont mobilisées et incitent fortement les divers groupements sportifs à s’organiser pour répondre aux nouveaux enjeux induits par ces recompositions territoriales (CNOSF, 2002). La convergence, à l’échelle intercommunale, des sphères publique et associative précipitant l’acculturation de la seconde, « sommée » d’intégrer la démarche de projet afin de valoriser autrement son offre pour accroître l’attractivité des territoires (Chaboche, 2010), ces organisations invitent, lorsque c’est possible, à la création de clubs ou d’associations à vocation intercommunale. Elles préconisent également que la prise de compétence « sport » par les communautés constitue l’occasion d’élaborer, localement, un diagnostic territorial approfondi afin de faire émerger un projet d’action sportive partagé.

Un tel processus impliquant confiance entre acteurs et capacités d’apprentissage organisationnel et cognitif, les dirigeants sportifs associatifs rencontrés en Aquitaine se sont très diversement projetés dans ces « nouveaux territoires » qui représentent encore, pour nombre d’entre eux, des institutions aux compétences floues et dont le sens de l’action leur échappe (Honta, 2007). Leur survie organisationnelle constituant leur priorité, ces incertitudes expliquent qu’ils se replient ici aussi sur les réseaux de politiques publiques existants et routiniers (Lowery, 2007 ; Keating, 2014), c’est-à-dire sur les relations anciennement construites avec leur partenaire traditionnel, la commune, qui en retire elle aussi des avantages. Leur résistance tient notamment au fait qu’ils imaginent que l’implication sportive des EPCI pourrait entraîner une spécialisation des pratiques et des installations sportives selon les communes qui menacerait la pérennité de leur activité. [9] Le maintien des relations avec les municipalités constitue, dans ce cas, une garantie de soutien.

Aussi, la représentation organisée et structurée du mouvement sportif au niveau communautaire reste encore largement à développer, même si des échanges sont ici et là institutionnalisés. Les dirigeants sportifs sont, par ailleurs, réticents à toute forme de regroupement ou de fusion de clubs. Très rares sont effectivement ceux qui ont réalisé des ententes, et lorsque cette forme « d’intercommunalité associative » existe, elle s’explique par le fait que ces associations, prises isolément, ne possèdent pas suffisamment d’effectifs pour engager leurs équipes en compétition (Bonneau, 2014). Au-delà de quelques initiatives, le mouvement sportif se caractérise par son atomisation sur les territoires, qu’une tradition de rivalité (sportive) permet aussi d’expliquer. Dans ce contexte, la mutualisation des moyens, notamment pour stabiliser l’emploi d’un salarié, est rarement une stratégie envisagée à l’exception des clubs où cette pratique est anciennement instituée. Ici, les contraintes d’organisation des emplois du temps, le peu d’échanges entre associations et parfois la spécificité des formations techniques empêchant la polyvalence, constituent des motifs évoqués pour légitimer cette absence de mutualisation.

Conclusion

À la fois instrument aux mains des maires qui défendent leur autonomie, porte-voix et renfort dans la négociation des communes avec les autres acteurs publics (Gallez, 2014), les travaux relatifs à l’action sportive intercommunale font état d’un développement en demi-teinte de ce processus. Les constats qui précèdent sont plus que jamais d’actualité tant la période contemporaine est marquée, dans le cas français, par un cycle de réformes qui mettent directement en question les modalités de définition et de financement du gouvernement du sport. Celles-ci concernent tout à la fois et simultanément la spécialisation des compétences des divers niveaux de gouvernement et la reconfiguration du périmètre géographique de leur intervention. Si nombre de travaux révélant les limites des réformes territoriales qui, loin de prendre la forme du big bang volontariste, s’apparentent davantage à des accommodements à la marge de l’ordre institutionnel existant (Le Lidec, 2012), l’enchaînement rapide de réformes qualifiées de mineures peut néanmoins, par effet d’accumulation, entraîner des changements radicaux. Parce qu’elles participent ainsi de la recomposition de toutes les échelles de la régulation rendant « la route » encore incertaine et changent les territoires eux-mêmes par divers mécanismes de création, suppression, fusion, intégration (Béhar et al., 2014 ; Honta, 2014 ; Béhar, 2015), les réformes invitent à garder ouvert ce chantier de la recherche. Effectivement, et alors que la carte de la coopération intercommunale vient d’être redessinée afin de réduire le nombre d’EPCI à fiscalité propre, le devenir, dans ces nouveaux périmètres, des politiques sportives construites parfois douloureusement, suscite des questions.

Ces réformes investissent également les nouvelles métropoles d’une gamme encore élargie de compétences retirées aux communes et pourraient ainsi être porteuses d’une inversion des rôles. Si cela se confirmait, la commune perdrait de ses capacités de décision et verrait affecté son avenir en tant qu’espace de pouvoir et de débat – notamment sur ce secteur participant de la qualité de vie qu’est le sport – excepté si les réformes s’accompagnent aussi d’une démocratisation tangible du fonctionnement de la coopération intercommunale afin qu’elle joue pleinement son rôle stratégique de « territoire de projet ».