Corps de l’article

-> Voir la liste des figures

Pour les 40 ans du Centre tricontinental (CETRI), la publication trimestrielle de cette organisation non gouvernementale (ONG), Alternatives Sud, se propose de réhabiliter avec certaines nuances la notion de clivage Nord-Sud, au vu des changements récents sur le plan géopolitique. Alternatives Sud accueille des points de vue et travaux critiques de chercheurs et acteurs du Sud sur « des dimensions cruciales de la mondialisation, du développement et des rapports Nord-Sud ». Comme l’écrit François Polet dans son éditorial, « il ne faut pas confondre les manifestations d’un rééquilibrage partiel des relations internationales avec la disparition des asymétries historiques », et l’urgence de mesures socioécologiques à prendre en commun ne doit pas faire oublier la réalité des relations de pouvoir. L’ouvrage se compose de trois sections donnant la parole aux points de vue latino-américains, asiatiques et africains qui appuient ou nuancent cette vision depuis leurs perspectives propres.

Maristella Stampa (Argentine) montre comment se reconfigure le clivage à travers la géographie de l’extraction dans ses évolutions récentes en Amérique latine. Un décentrement a lieu au niveau économique, faisant succéder la Chine aux États-Unis dans leur position hégémonique, mais sans remettre en question le consensus des commodities. De nombreux gouvernements latino-américains progressistes et conservateurs ont établi des accords avec la Chine sur l’exportation de matières premières favorisant une reprimarisation de leurs économies et engendrant de lourds conflits sociaux et écologiques. L’établissement de cette relation asymétrique représente, pour l’auteur, le déclin d’un « régionalisme rebelle ». Pour Samir Ader (Brésil), qui propose une analyse des changements politiques en Amérique latine, il y a bien cependant une résistance au néolibéralisme à l’oeuvre au Sud avec une gauche renouvelée qui prend le relais d’une gauche européenne affaiblie, s’articulant autour d’accords d’intégration régionale et d’un projet de société égalitaire.

Sit Tsui, Erebus Wong, Wen Tiejun et Lau Kin Chi (Chine) présentent les résultats d’une étude et d’une réflexion commune autour de pays émergents (Afrique du Sud, Brésil, Chine, Inde, Indonésie, Turquie, Vénézuéla) choisis pour leur rôle de protagonistes dans l’évolution du système capitaliste mondial, qui fait apparaître le phénomène de « piège du développement » : dans leur recherche du développement à tout prix, ces pays se voient obligés d’accepter un transfert industriel externe et de prendre des risques socio-économico-écologiques inhérents à la formation de capital, tout en absorbant les crises de la mondialisation. Ces chercheurs considèrent qu’il faut reconnaître une asymétrie historique qui rend impossible de « transposer aux pays en développement les enseignements tirés des expériences des pays développés », notamment en ce qui concerne le transfert à l’étranger du coût des institutions sociales, les pays qui se sont industrialisés plus tard ne pouvant pas, eux, externaliser leurs crises. La conclusion de l’enquête, qui prend pour exemples le Vénézuéla de la nationalisation pétrolière de Chávez et la réaction de la Chine au krach boursier de 2015, mène à constater que « les expériences positives de croissance inclusive résultent de la formation d’un capital social basé sur la souveraineté économique localisée ». Il est temps d’évaluer les institutions créées par l’Occident avec un regard critique afin de connaître les limites des modèles qui en résultent.

L’intellectuelle indienne Shalmali Guttal indique que la fracture Nord-Sud est une construction qui permet de dénoncer un système de domination dont le fonctionnement reste inchangé malgré les évolutions géopolitiques actuelles. Cette fracture résulte d’une organisation des rapports de pouvoir qui produit des inégalités aussi bien à l’intérieur des sociétés qu’entre pays riches et pauvres. La crise climatique et le nombre de réfugiés climatiques qui s’annoncent sont une manifestation extrême de l’injustice globalisée : ceux qui en seront les victimes sont ceux qui en sont le moins responsables. Guttal pointe du doigt les institutions financières internationales devenues piliers de l’hégémonie du Nord, Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI), Organisation mondiale du commerce (OMC), Banque des règlements internationaux.

Issa Shivji (Tanzanie) souligne le rôle politique de ces mêmes institutions dans la limitation de l’émancipation des pays africains et de leur accès à la démocratie. Au nom de la « bonne gouvernance », les institutions internationales négocient leur aide aux pays en développement et exercent un contrôle, portant ainsi « atteinte au droit des peuples eux-mêmes à lutter pour [sic] et à concevoir leurs propres réformes institutionnelles et établir leurs propres priorités ». Le défi à relever pour les intellectuels africains est de participer à une réelle autodétermination du peuple afin d’articuler des idéologies de résistance contre le nouvel impérialisme de la mondialisation. Un deuxième article décrit plus précisément la subversion de l’esprit panafricaniste depuis Bandung par les bourgeoisies compradores et en appelle à de nouvelles luttes populaires.

Pour l’économiste Samir Amin, le capitalisme est entré dans une nouvelle phase de développement, celle des monopoles financiarisés, qui a eu pour conséquence la destruction des sociétés paysannes et qui se manifeste par une « géostratégie agressive » ou un nouvel impérialisme interventionniste de la triade Europe-États-Unis-Japon cherchant à entraver toute forme d’indépendance. Opposé à l’idée d’une mondialisation supranationale (« il n’y a pas de capitalisme sans État »), Amin pense que la seule solution de rechange des pays du Sud est de sortir du néolibéralisme, qui ne peut que les réduire en nations subalternes.

François Houtard (Belgique) propose finalement de revenir au concept de centre / périphérie afin de refléter au mieux un mécanisme qui transpose à tous les niveaux une inégalité structurelle. Cette recherche de concept, qui est la seule tentative théorique du livre pour remettre en question les catégories d’analyse Nord-Sud, n’amène cependant aucune nouveauté.

Dans l’ensemble, ces articles contiennent tous une forte charge idéologique et assument une position qui va de l’altermondialisme au neomarxisme. De fait, comme le dit le groupe de chercheurs chinois, « une liberté totale vis-à-vis des valeurs n’est pas possible dans la recherche en sciences humaines et sociales ». Au-delà d’une critique et d’une dénonciation du fonctionnement du système néolibéral, les articles ont tous le mérite d’être orientés vers la recherche de postures, concepts, méthodes pour sortir d’une impasse devenue évidente et qui se fonde bien sur un clivage, relation asymétrique et de domination qui doit être prise en compte pour qu’il soit possible de la dépasser. Les auteurs s’accordent aussi sur l’idée d’un développement endogène, sur l’autodétermination et sur la souveraineté des ressources et des décisions, qui permettraient aux pays du Sud de proposer leurs propres solutions.