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Introduction

Même si elle est souvent traitée comme une évidence, la question de savoir qui est ou n’est pas agriculteur est en réalité un enjeu dans la plupart des pays. Cela est vrai dans la mesure où l’accès au statut, [1] lorsqu’un tel statut existe, donne accès à divers droits, notamment celui de bénéficier des politiques publiques destinées aux agriculteurs. Le contrôle du titre d’agriculteur permet à certains groupes de protéger leur accès aux programmes d’aide et au droit de produire, de sélectionner les catégories d’exploitation considérées potentiellement viables (Rémy, 1987) ou de rejeter celles qui ne correspondent pas au modèle souhaité, par exemple les exploitations capitalistes s’éloignant du modèle souhaité d’agriculture familiale (Meloche et Debailleul, 2013).

Au Québec, le début de l’année 2017 a été marqué par un débat très dur entre l’Union des producteurs agricoles (UPA) et le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) à propos du projet de modification du Programme de crédit de taxes foncières agricoles (PCTFA). Pour l’UPA, cette réforme allait se solder par « une hausse de 30 à 40 % des coûts nets pour plus de 80 % des entreprises agricoles » (UPA, 2016). De son côté, le MAPAQ contestait cette évaluation et affirmait que la hausse resterait marginale. Le Ministère insistait surtout sur le fait que cette réforme, en modifiant certains critères d’accès, permettrait à 2500 agriculteurs supplémentaires de bénéficier du programme. [2]

Même si ce projet de réforme a en fin de compte été abandonné, les débats qu’il a entraînés sont intéressants du point de vue de la définition de ce qu’est un agriculteur. Comment cette réforme aurait-elle pu entraîner une telle augmentation du nombre d’exploitations agricoles bénéficiaires ? L’actuel programme sous-estime-t-il le nombre réel de fermes ? Aurait-on, au contraire, ouvert le statut à de faux agriculteurs, comme le craignaient divers observateurs ? Ce débat a eu le mérite en tout cas de souligner l’importance des critères d’accès au statut d’agriculteur, puisque ce sont eux qui, in fine, déterminent le poids de l’agriculture dans la population active et l’évolution statistique du nombre d’exploitations.

Au Québec, c’est la Loi sur les producteurs agricoles (LPA) qui sert de référence pour définir ce qu’est un producteur agricole. Nous reviendrons plus loin sur cette définition, mais retenons pour le moment que la Loi retient un seuil, celui de réaliser au moins 5000 $ de recettes brutes avec les ventes de produits agricoles.

On le voit, comme dans de nombreux pays, la définition reste assez large, dans le sens où les seuils retenus sont bas. Plusieurs appareils statistiques nationaux conservent ainsi une définition ouverte de l’exploitation agricole. Aux États-Unis, les fermes qualifiées de « petites » représentent 89,7 % des exploitations agricoles du pays (Hoppe et MacDonald, 2016) et sont réparties en trois catégories : les fermes de retraite (16,8 % des fermes américaines), les fermes dont l’activité principale se situe hors ferme (42,2 %) et les fermes « occupationnelles » pour lesquelles l’agriculture est la principale occupation (30,7 %). En France, c’est par la taille du foncier qu’une exploitation agricole est statistiquement reconnue, le Recensement agricole utilisant le seuil de 1 ha (Rémy, 2007). Au Canada, le seuil de recensement utilisé par Statistique Canada est de 2500 $ de production brute annuelle, mais dans certains documents d’analyse, seules sont prises en compte les exploitations agricoles qui font un revenu brut d’au moins 10 000 $ (Statistique Canada, 2011b). Dans ce cadre, certaines fermes sont distinguées par leur taille ou leur fonction supposée. Ainsi, la catégorie « Non-business-focused farms » représente 60 % des fermes canadiennes produisant au moins 10 000 $ de revenu brut (51 % pour le Québec) et comprend 3 sous catégories : les fermes de retraite, soit 27,9 % des fermes canadiennes (19,6 % pour le Québec), les fermes de loisir, 21,6 % des fermes (15,6 % pour le Québec) et les fermes à bas revenu, lesquelles représentent 10,5 % des fermes (15,9 % pour le Québec). Pour les fermes à vocation commerciale, Statistique Canada distingue quatre catégories allant de « petite ferme » à « très grande ferme » (Statistique Canada, 2011b).

Ainsi, dans les divers cas brièvement présentés ci-dessus, la définition retenue amène à recenser un grand nombre d’exploitations (et donc d’agriculteurs) dont l’activité agricole n’est pas, selon toute probabilité, l’activité principale.

Toutes ces exploitations agricoles sont-elles pour autant connues dans leur fonctionnement ? Sont-elles prises en compte par les politiques agricoles ? Notre article vise à mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle la large définition retenue par la statistique est en partie compensée par des critères internes aux organisations. Dans cette recherche, nous nous intéressons aux définitions formelles retenues par les organisations québécoises en relation avec l’agriculture. [3] Au total, nous avons analysé les textes publiés par 33 organisations, textes de loi ou règlements (voir la liste en annexe). Ces définitions relèvent de différentes logiques qu’il nous faut ici présenter rapidement.

Selon Jean-François Blin (1997), les représentations professionnelles se fondent sur trois dimensions : une dimension fonctionnelle, faisant référence à la pratique ; une dimension contextuelle, qui prend en compte, par exemple, le cadre institutionnel des activités ; une dimension identitaire, qui porte sur des éléments pouvant être l’objet d’enjeux identitaires et qui fonde les valeurs du groupe (Michel-Guillou, 2010). C’est en nous appuyant sur ces trois dimensions que nous avons développé une grille d’analyse pour classifier les différentes définitions du statut d’agriculteur utilisées par les organisations oeuvrant dans le champ de l’agriculture québécoise.

Aux trois dimensions de Blin, nous avons associé trois des quatre catégories de critères utilisés de façon récurrente pour définir l’agriculteur : l’économique (associé à la dimension contextuelle), le travail (associé à la dimension fonctionnelle) et le social (associé à la dimension identitaire). Dans la dimension économique se trouvent les critères technicoéconomiques : seuils minimums d’activité, chiffre d’affaires minimum, vente d’unités animales ou de produits végétaux, surface, transmissibilité ou capacité d’assurer la reproduction à terme, etc. Dans la dimension travail, nous avons inclus les critères relatifs à la pratique de l’agriculture (temps plein / partiel). Comme nous le verrons, il est fréquemment mentionné que la personne doit consacrer la plus grande partie de ses activités à l’agriculture. La dimension sociale réfère en principe à des composantes de l’identité de l’agriculteur qui ne se trouvent pas dans les définitions formelles que nous avons analysées : la perception que les agriculteurs ont d’eux-mêmes et celle que les autres citoyens ont d’eux. En revanche, à cette dimension, peuvent être rattachés divers critères d’appartenance comme la formation reçue, l’expérience professionnelle et l’appartenance à une organisation (syndicale par exemple). Enfin, nous avons ajouté une quatrième dimension qui ne trouvait pas sa place dans la grille, celle du juridique, mobilisée dans certaines définitions comme l’âge, le statut de citoyenneté canadienne, le fait de devoir posséder en propriété certains actifs, etc.

Dans un premier temps, nous allons brièvement présenter certaines caractéristiques de l’agriculture québécoise. Nous reviendrons ensuite sur les définitions formelles des institutions, avant d’examiner leurs conséquences sur l’accès aux dispositifs de soutien. Dans une quatrième section, à travers l’analyse de quelques décisions prises par la Commission de la protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ), nous montrerons qu’au-delà des définitions, les organisations effectuent des arbitrages reposant sur diverses conceptions de la légitimité d’une demande d’établissement en agriculture, conceptions qui ne trouvent pas leur traduction dans les définitions formelles. Nous terminerons en évoquant les enjeux de ce sujet pour le développement rural québécois.

L’agriculture au Québec, entre fermes de loisir et firmes capitalistes

Comme ailleurs, l’agriculture québécoise se renouvelle et les modèles se recomposent sous l’influence des attentes sociales liées aux rôles de l’agriculture et de l’alimentation sur la santé, sur la préservation des ressources, sur le développement territorial, voire sur le retour de l’idée de souveraineté alimentaire. Le nombre de fermes recensées au Québec se situe aujourd’hui à un peu moins de 30 000 (28 465 selon les fiches d’enregistrement du MAPAQ ; 28 919 selon le recensement partiel de Statistique Canada [2016]). Comme dans la plupart des pays ayant connu une modernisation de l’agriculture au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le nombre de fermes a spectaculairement diminué, passant de 134 336 en 1951 à 29 437 en 2011 (Statistique Canada, 2011a). Ainsi que le montre la figure 1, l’évolution du nombre de fermes au cours des 30 dernières années témoigne à la fois d’un agrandissement des exploitations et d’une relative stabilisation du nombre des petites exploitations (moins de 50 000 $ de chiffre d’affaires), particulièrement entre les recensements de 2001 et 2011. [4] Les fermes qui disparaissent le plus ont un chiffre d’affaires se situant entre 100 000 et 250 000 $.

Figure 1

Évolution du nombre de fermes en fonction du chiffre d’affaires brut

Évolution du nombre de fermes en fonction du chiffre d’affaires brut
Conception : Mundler et Ouellet, 2016. Source : Statistique Canada, 1991, 2001, 2011a

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Ainsi, les fermes produisant pour moins de 50 000 $ par an représentent un peu plus de 39 % des exploitations agricoles québécoises. Cela monte à 50,2 % si on prend en compte les fermes de 50 à 100 000 $ (Statistique Canada, 2011a).

Outre cette proportion importante de petites fermes, l’agriculture québécoise est traversée depuis quelques années par un débat portant sur « l’accaparement des terres agricoles » (L’Italien, 2012 ; Meloche et Debailleul, 2013), soit l’acquisition de terres agricoles par des investisseurs, et à grande échelle. Si les avis divergent quant à l’ampleur du phénomène, les organisations agricoles se montrent très offensives sur cette question, affirmant que ces achats remettent en question le modèle agricole québécois fondé sur l’exploitation familiale.

Ce court rappel situe bien les questions devant lesquelles on se trouve lorsqu’il s’agit de définir ce que sont une exploitation agricole et un agriculteur. L’agriculture québécoise s’étend sur un continuum allant du gros jardin jusqu’à à la firme capitaliste, et la question de savoir qui est agriculteur se pose pour les deux bouts de ce continuum. L’accès au soutien public implique d’être reconnu comme agriculteur et le statut d’agriculteur est défini par un ensemble de critères, négociés au niveau provincial, mais donnant lieu à des interprétations et des représentations différentes selon les organisations.

Les définitions de l’agriculteur et de l’exploitation agricole

De nombreux travaux rappellent la grande diversité interne de l’agriculture et de la place que celle-ci peut prendre dans les systèmes d’activités des ménages ruraux ou périurbains (Laurent et al., 1998 ; van der Ploeg et al., 2009 ; Guillem et al., 2012 ; Mundler, 2014). Cette diversité a d’ailleurs entraîné la nécessité, pour l’Union européenne (UE), de demander que soit précisé dans chaque pays ce qu’est un « agriculteur actif », le socle commun étant que sont exclus les aéroports, les services ferroviaires, les sociétés de service des eaux, les services immobiliers ou les terrains de sport et de loisirs permanents. L’UE exclut également les personnes ou les groupements dont les propriétés agricoles sont principalement des surfaces naturellement conservées, et qui n’exercent pas sur ces surfaces l’activité minimale définie par les États membres. Elle renvoie donc aux États le soin de définir ce qu’est une activité minimale. Elle laisse également aux États la possibilité de définir des seuils d’activité agricole considérée comme négligeable et ne pouvant donner lieu à des paiements au titre de la politique agricole commune. [5]

Au Québec, la question ne s’est pas posée sous cette forme, même si certains observateurs réclament une professionnalisation du statut, arguant qu’il n’y a aucune profession dont l’accès comporte si peu de contraintes (Morisset, 2012). Le seuil de 5000 $ de chiffre d’affaires retenu dans la LPA [6] apparaît en effet très bas si l’on fait l’hypothèse que ce montant doit permettre de dégager un revenu pour l’agriculteur. [7]

En théorie, la définition officielle devrait s’appuyer sur le Thésaurus de l’activité gouvernementale, censé fournir les définitions officielles. Dans ce thésaurus, l’agriculteur est défini par le fait qu’est agriculteur « celui dont l’agriculture est la principale occupation » (Gouvernement du Québec, 2017a). Parallèlement, la LPA définit le producteur agricole par le fait que la personne est « engagée dans la production d’un produit agricole » (Gouvernement du Québec, 2017c). Sont toutefois exclus : les salariés au sens du Code du travail ; les personnes qui exploitent la forêt sauf quand elles exploitent la partie boisée de leur ferme ; les personnes engagées dans la production d’un produit agricole consommé entièrement par elles-mêmes et les membres de leur famille ; les personnes dont la production agricole destinée à la mise en marché est d’une valeur annuelle inférieure à 5000 $. [8] Ce seuil est repris par la plupart des organisations. Il ouvre droit à des avantages, notamment celui de pouvoir être bénéficiaire de certaines politiques agricoles, mais sous conditions, du PCTFA. Il entraîne également des obligations, par exemple celle de payer une cotisation annuelle à l’UPA ou de respecter les critères d’écoconditionnalité.

Si la plupart des organisations s’appuient sur la définition de la LPA, c’est dans les critères qui permettent à un agriculteur de bénéficier de tel ou tel programme ou politique que des nuances apparaissent. Dans le tableau 1, ci-dessous, nous reprenons les quatre catégories évoquées en introduction (l’économique, le travail, le social et le juridique) pour montrer le type de critères que l’on retrouve dans plusieurs des textes et programmes analysés.

Tableau 1

Divers critères utilisés dans les règlements et programmes

Divers critères utilisés dans les règlements et programmes
Conception : Mundler et Ouellet, 2016. Source : La liste de tous les textes analysés se trouve en annexe

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Alors que la définition de l’activité agricole porte sur la nature des biens produits ou du travail réalisé, ce balayage révèle que, pour plusieurs programmes d’appui, s’ajoutent des éléments de définition qui ciblent la professionnalisation des bénéficiaires : par l’évaluation du volume d’activité (seuil minimal, superficie, chiffre d’affaires) ; par la proportion de ce volume d’activité par rapport à l’ensemble des activités (temps plein / temps partiel, revenu principal / revenu secondaire) ; par l’autonomie de gestion et la qualification professionnelle ; par diverses mesures d’encadrement juridique. Ainsi, un premier écart apparaît entre la définition légale du producteur telle qu’elle existe dans la loi et son application dans divers contextes liés au financement de l’activité agricole, à l’appui à la relève, à l’accès aux programmes d’assurances récolte ou d’assurance revenu, ou encore au remboursement des taxes foncières.

L’accès aux principales politiques publiques

La politique agricole s’est construite au cours du temps en référence à divers objectifs (Doyon et al., 2001). Au début du XXe siècle, il s’agissait principalement de coloniser de nouveaux territoires, et les investissements gouvernementaux portaient essentiellement sur les infrastructures routières et ferroviaires. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le passage d’une agriculture tournée vers la satisfaction des besoins domestiques à une agriculture marchande diversifiée s’accélère (Morisset, 2015). La politique agricole contemporaine se construit alors progressivement avec, comme objectifs principaux, la parité avec les autres catégories sociales et la correction des imperfections des marchés. Cette politique repose sur quelques piliers :

  • La mise en marché collective avec des plans conjoints permettant à une filière de se structurer et de négocier, au nom de tous les producteurs, les conditions de mise en marché. Ce sont les fédérations spécialisées, gérées par les agriculteurs eux-mêmes, qui administrent les plans conjoints. Certaines filières ont choisi dans ce cadre d’adopter la gestion de l’offre, qui consiste à adapter strictement l’offre de produits à la demande intérieure en instaurant un système de quotas. C’est le cas pour la production laitière (bovine), les oeufs de consommation et d’incubation, les poulets et les dindons et, dans une moindre mesure, l’acériculture. Cette politique est fédérale, mais sa mise en oeuvre et sa gestion sont provinciales.

  • Des systèmes d’assurance visant à stabiliser les revenus agricoles. Ces systèmes sont à la fois provinciaux et fédéraux. Nous n’entrerons pas dans les détails ici, mais retenons que ces systèmes visent à protéger les exploitations agricoles contre les fluctuations des prix. Selon les programmes, l’agriculteur reçoit une compensation lorsque sa marge est inférieure de plus de X % (15 à 30 selon les programmes) à la moyenne des trois années précédentes. Divers programmes provinciaux existent donc, le plus connu étant l’Assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA). Ce programme compense les agriculteurs lorsque les prix moyens de vente sont inférieurs à un revenu dit stabilisé, calculé sur la base d’un coût de production moyen. Pour les productions non couvertes par la gestion de l’offre ou l’ASRA, existe un système d’aide à l’épargne appelé Agri-Québec. [9] Tous ces systèmes reposent sur une adhésion volontaire, des critères d’admissibilité et un cofinancement par les agriculteurs et l’État à travers la Financière agricole du Québec (FADQ) [10] (allant de 50 % à 75 %).

  • Un programme d’assurance récolte (ASREC) qui protège les exploitations agricoles contre la perte de leurs récoltes à la suite d’un aléa climatique (neige, grêle, excès de pluie, excès de vent, sécheresse) ou d’un dégât causé par des animaux sauvages, des épidémies ou encore des inondations. La prime est cofinancée par l’agriculteur (en général 40 %) et par les gouvernements du Canada et du Québec à travers la FADQ (en général 60 %). [11]

  • Des aides à l’investissement et à la « relève » (l’établissement de nouveaux agriculteurs).

  • Divers programmes de soutien liés à des enjeux spécifiques.

Tous les programmes sont soumis à des critères d’admissibilité. Dans la suite de cette section, nous présentons la façon dont ces critères sont établis dans trois cas : celui de l’accès aux quotas pour les productions sous gestion de l’offre, celui de l’ASREC, celui de l’ASRA. En partant des seuils, nous appliquons des rendements moyens, multipliés par des prix de référence. [12] La dernière colonne des tableaux 2, 3 et 4 montre à quel chiffre d’affaires théorique conduisent les seuils retenus.

Produire du lait, des oeufs ou du poulet

Pour produire du lait de vache, des oeufs ou du poulet, au Québec, il faut détenir un quota de production. Le tableau 2 présente les critères qui permettent d’avoir accès à ces actifs immatériels, qu’on soit agriculteur déjà installé ou jeune agriculteur en phase d’établissement (relève).

Tableau 2

L’acquisition de quotas en lait, oeufs et poulet

L’acquisition de quotas en lait, oeufs et poulet

* Depuis l’automne 2016, la Fédération des producteurs d’oeufs du Québec (FPOQ) a ouvert un nouveau programme permettant à 5 producteurs, choisis annuellement pendant 5 ans, de disposer d’un prêt de quota non transférable d’au plus 500 poules pondeuses. La vente de ces oeufs est exclusivement destinée à approvisionner des marchés en circuits courts : vente à la ferme, sur les marchés publics, etc.

** 0,24 $ la douzaine pour les oeufs de catégorie A très petits. 1,92 $ pour les oeufs de la catégorie A gros et très gros.

Conception : Mundler et Ouellet, 2016. Source : La liste de tous les textes analysés se trouve en annexe

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Les marchés de quotas fonctionnent de façon différente selon les types de production. En lait de vache, l’achat minimum est de 10 kg de matière grasse par jour, correspondant environ à un troupeau de 10 vaches laitières et à un chiffre d’affaires annuel d’environ 80 000 $, très au-dessus du seuil de 5000 $ permettant d’être considéré comme agriculteur. Devant l’augmentation continue du prix du quota, la Fédération des producteurs de lait du Québec (FPLQ) a choisi de le plafonner et de l’abaisser progressivement. Depuis février 2016, le prix est à 24 000 $ par kg de matière grasse, ce qui, pour un établissement, représente un investissement minimal de 240 000 $.

Pour le poulet, les éleveurs du Québec ont voté, en 2014, un plafonnement du prix du quota à 900 $ par m2 de surface d’élevage, ce qui n’a pas été accepté par la Régie des marchés agricoles. Un moratoire sur les transferts de quotas est actuellement en place. Les prix sont fixés de gré à gré et les observateurs s’entendent pour dire qu’il n’y a pratiquement aucun quota disponible sur le marché. La Fédération octroie chaque année quelques prêts de quota d’au plus 200 m2 (soit environ 15 500 poulets) à de jeunes agriculteurs, pour peu qu’ils détiennent au moins 50 m2 par ailleurs.

Pour les poules pondeuses, il n’y a pas de minimum officiel, mais le minimum demandé à un jeune agriculteur est fixé à 6000 poules, ce qui, là aussi, dépasse le chiffre d’affaires de 5000 $. Un système de prêt de quota existe pour favoriser l’établissement de quelques jeunes agriculteurs (un ou deux par an).

Les seuils retenus pour les trois productions montrent le souci des fédérations de privilégier des agriculteurs qui tireront la majeure partie de leurs revenus de la production et y consacreront l’essentiel de leur temps de travail. Cela est vrai aussi pour l’agriculteur qui souhaiterait diminuer sa production en vendant une partie de ses quotas. Il serait tenu d’en conserver un volume minimum (par exemple 300 m2 dans le poulet). Des plafonds existent également dans le poulet, afin d’éviter une trop grande concentration de la production.

S’assurer contre les pertes de récolte : l’ASREC

Pour s’assurer contre les risques climatiques, les agriculteurs peuvent choisir d’adhérer à l’ASREC. La FADQ délivre un certificat d’assurance à l’agriculteur qui confirme son adhésion au programme et précise quelles sont les cultures assurées ainsi que la garantie choisie. Pour chaque production, des seuils d’admissibilité sont fixés en surface cultivée, ce que résume le tableau 3 ci-dessous. Nous avons retenu pour exemple plusieurs productions, mais le système existe pour pratiquement toutes les cultures commerciales selon deux modalités : le système dit individuel (la protection est basée sur le profil de l’entreprise assurée) et le système dit collectif (la protection est basée sur le rendement de la zone où se trouvent les superficies déclarées).

Tableau 3

Les seuils d’admissibilité à l’ASREC

Les seuils d’admissibilité à l’ASREC
Conception : Mundler et Ouellet, 2016. Source : La liste de tous les textes analysés se trouve en annexe

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Dans l’ensemble, les seuils exigés permettent à un agriculteur cultivant une petite superficie d’assurer ses récoltes. En céréales et oléagineux, les seuils retenus, traduits en chiffre d’affaires, se situent en-dessous des 5000 $ / an. En cultures fourragères, il n’y a pas de seuil exigé. Pour certaines cultures spécialisées, en revanche, les seuils assurables vont au-delà des 5000 $ de chiffre d’affaires (maraîchage diversifié, fraises, pommes de terre, cornichons, choux-fleurs, etc.).

S’assurer pour stabiliser ses revenus : l’ASRA

Dans ce troisième exemple, nous nous intéressons aux seuils d’admissibilité des agriculteurs à l’ASRA. Rappelons que l’ASRA verse une compensation à l’agriculteur dès lors que le prix moyen de vente d’un produit est inférieur au revenu stabilisé calculé sur la base d’un coût de production moyen (Saint-Pierre, 2009). Comme pour l’ASREC, des seuils d’admissibilité sont fixés pour chaque production en surface pour les cultures et en produits commercialisés pour les viandes, ce que résume le tableau 4. Là encore, nous n’avons retenu que les principales productions. Le système n’existe pas pour les élevages protégés par la gestion de l’offre. [13]

Tableau 4

Les seuils d’admissibilité à l’ASRA

Les seuils d’admissibilité à l’ASRA
Conception : Mundler et Ouellet, 2016. Source : La liste de tous les textes analysés se trouve en annexe

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Les seuils d’admissibilité à l’ASRA vont, lorsque l’on convertit les quantités en prix de vente, de 5256 $ (vente d’agneaux) à plus de 85 000 $ (vente de porcs). En culture, le seuil de 15 ha retenu pour la majorité des grandes cultures a pour conséquence que les seuils d’admissibilité dépassent sensiblement la limite de 5000 $ bruts (sauf en avoine).

Les trois cas étudiés ci-dessus montrent tout d’abord des différences importantes entre les dispositifs, d’une part, et les productions, d’autre part. Pour les productions sous gestion de l’offre, les seuils minimaux imposés pour détenir des droits à produire vont au-delà de la définition du seuil de 5000 $ de revenu brut retenu dans la LPA, dans le lait de vache, première production agricole du Québec en nombre de fermes. C’est un point de débat, au Québec aujourd’hui, dans la mesure où certains acteurs critiquent la rigidité du système, dans le sens où il freinerait l’innovation et se montrerait peu capable de fournir des produits différenciés et en petits volumes sur des circuits de proximité (Cayo, 2012 ; Gerson, 2013 ; Amir, 2014 ; Lamontagne, 2015 ; Legendre, 2015). Pour l’accès aux systèmes d’assurance, les seuils retenus pour adhérer à l’ASREC sont dans l’ensemble assez bas pour permettre à tout agriculteur de s’assurer contre les risques climatiques, sauf dans certaines productions spécialisées. Pour bénéficier de l’ASRA, en revanche, les seuils retenus sont dans l’ensemble plus élevés que le minimum de 5000 $, mais ils témoignent surtout de très fortes différences entre productions, ce qui pose la question de l’inégalité d’accès à cette assurance, à taille d’exploitation égale, d’autant que, comme le notait le rapport de Saint-Pierre (2009), le mode de calcul a tendance à surcompenser les productions réalisées dans les très grandes entreprises.

À l’autre extrémité du spectre, certains programmes ne peuvent non plus, en théorie, bénéficier à des firmes capitalistes dont les propriétaires ne travailleraient pas dans l’agriculture. Dans les faits, certains investisseurs ont mis en place des partenariats avec des agriculteurs sous la forme de coentreprise. Les agriculteurs restent propriétaires et décideurs majoritaires (Lepage et Cheriet, 2014). [14] Concernant plus spécifiquement le programme ASRA, la production de veaux de lait en a été exclue en janvier 2016, dans la mesure où cette production se réalise pour l’essentiel en intégration. De fait, les compensations allaient aux intégrateurs (propriétaires des animaux), lesquels n’encouraient pas réellement les risques couverts par le programme. Cette situation a entraîné divers débats sur la vocation de ce programme de soutien. Le même débat a cours aujourd’hui pour la production porcine.

L’intégration révèle en effet de façon aigüe le problème de la définition de l’agriculteur puisqu’elle crée un statut « entre deux ». Sur le plan du travail, l’intégré pratique son métier dans un contexte qui présente toutes les caractéristiques du lien employeur-employé, tel que défini par le Code civil du Québec : lien de subordination, faible participation aux décisions, procédures strictes de production imposées au travailleur, outils de production fournis par l’employeur (dans le cas présent, animaux, alimentation, médicaments). Parallèlement, sur le plan juridique, l’intégré est considéré comme un entrepreneur qui signe un contrat de services avec une société ; il ne bénéficie donc pas de la couverture sociale d’un employé. Socialement, selon Nicourt et Cabaret (2014), il peut résulter de ce double statut une forme de disqualification par les pairs qui estiment que les agriculteurs en intégration perdent leur autonomie d’entrepreneurs.

Les décisions de la CPTAQ

Dans cette quatrième section, nous évoquons brièvement une dernière organisation confrontée, dans ses pratiques et ses décisions, au fait de devoir définir et parfois arbitrer la légitimité du statut d’agriculteur face à des demandes diverses : la Commission de protection du territoire agricole du Québec, chargée d’appliquer la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles et de préserver l’intégrité du territoire agricole ainsi que la pérennité des activités agricoles.

Depuis 1978, le territoire agricole québécois est en effet protégé de l’urbanisation par la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA). Cette loi prévoit, entre autres, que toute demande d’exclusion de la zone agricole, toute demande d’utilisation du territoire à des fins autres qu’agricoles ou toute demande de morcellement des lots, en zone agricole, (sauf les droits acquis et quelques autres exceptions) soient soumises à la CPTAQ, qui doit rendre une décision sur ces demandes. Pour ce faire, l’organisme s’appuie sur 10 critères définis dans la LPTAA (article 62). [15] Un point en particulier fait débat de façon récurrente : celui d’autoriser ou non le morcellement de terres agricoles. Puisque tout agriculteur reconnu [16] a le droit de construire sa résidence sur ses terres, la CPTAQ doit évaluer si les projets qui lui sont présentés sont de « vrais » projets agricoles ou s’ils ont juste pour objectif d’obtenir un droit de construction. Cet aspect de la Loi est parfois contesté par certains gestionnaires des espaces ruraux qui en pointent l’aspect contraignant pour l’installation ou le développement de projets agricoles sur de petites surfaces (Ouimet, 2009). Plus largement, cela met en question l’opportunité d’un modèle foncier unique sur l’ensemble du territoire québécois qui ne tient pas compte des particularités régionales agricoles.

Dans un travail récent (Arsenault et al., 2015), les auteurs ont analysé sept demandes de dérogation concernant des projets agricoles sur de petites surfaces et devant par conséquent obtenir un droit dérogatoire concernant le morcellement des terres agricoles. Sur ces sept demandes, deux ont été acceptées et cinq ont été refusées. Dans ses décisions, la CPTAQ fait preuve d’une grande indépendance puisqu’elle ne suit pas forcément les recommandations de l’UPA ou des autres organisations consultées. Elle s’appuie aussi sur ses décisions antérieures (jurisprudence) pour justifier telle ou telle décision.

Pour les deux projets acceptés, la CPTAQ invoque la viabilité économique et la valeur ajoutée permises par les projets. Dans l’un, elle invoque également « l’expérience » et le « sérieux » du porteur de projet.

Pour les cinq projets refusés, elle s’appuie sur les critères présents dans la Loi, en particulier celui d’homogénéité de la communauté (parfois appelé homogénéité du territoire). Dans quatre cas, elle qualifie aussi la viabilité économique du projet, notamment en portant un jugement sur l’adéquation entre la surface demandée et le projet : « Une superficie de 8,45 ha composée d’un élevage de 200 brebis n’est pas suffisante pour pratiquer l’agriculture. » Dans une autre décision, elle écrit : « Qui voudrait faire de l’agriculture sur un lot de 4 ha ? » Elle s’interroge aussi sur « l’autonomie », entendue ici à la fois comme la rentabilité, la capacité financière de l’entreprise et une surface d’épandage suffisante. Enfin, dans un cas, elle exprime des doutes sur le sérieux du projet et des candidats.

Ces quelques exemples montrent que, à côté des critères formels d’arbitrage présents dans la Loi, les commissaires sont confrontés à leur propre analyse de la situation reposant sur des critères plus informels comme le sérieux ou l’expérience. Par ailleurs, en s’interrogeant sur la taille suffisante de certains projets agricoles, ils témoignent que la norme de l’agriculture à temps plein et devant procurer des revenus principaux, voire uniques, reste prégnante. Soulignons qu’en appuyant ses arbitrages sur d’anciennes décisions rendues, dans un souci de cohérence, la CPTAQ a tendance à perpétuer le modèle d’agriculture préconisé par la LPTAA même si certains commissaires ne partagent pas cette représentation de l’agriculteur.

Enfin, le critère d’homogénéité systématiquement invoqué suscite d’importantes questions concernant la façon dont la diversité des modèles agricoles est envisagée. Nous y reviendrons dans la section suivante.

Les enjeux pour le développement rural

L’examen de quelques-uns des textes présentés dans les sections précédentes montre un écart plus ou moins important entre les critères d’admissibilité à divers programmes et la définition officielle de ce qu’est un agriculteur. L’ajout de conditions se référant à la part des revenus qui doivent être tirés de l’activité agricole ou à la part du temps qui doit lui être consacrée témoigne du fait que l’ambition de professionnaliser l’agriculture reste forte, cette ambition se manifestant par diverses mesures visant à structurer le groupe social afin de favoriser une identité partagée et le contrôle de l’accès à l’exercice du métier (Rémy, 1987 ; Wittorski, 2008). En termes de développement rural, cette question de la définition de ce qu’est un agriculteur peut se traduire par différents enjeux.

Enjeux de la professionnalisation de l’agriculture et légitimité des politiques agricoles

Les organisations de défense de la profession agricole se trouvent en tension entre deux logiques. D’un côté, un peu à l’image du paon qui déploie toutes ses plumes pour séduire, il y a la nécessité du nombre et, de ce point de vue, la LPA ouvre la porte à une variété de modèles. Dans cette perspective, toutes les organisations agricoles se réfèrent d’abord à la LPA. C’est ainsi qu’on peut défendre « les 30 000 fermes du Québec ». Certains organismes comme l’Union paysanne élargissent explicitement leur base d’adhésion en l’ouvrant « à tous ceux soucieux de la Terre comme de la Table et voulant retrouver leur autonomie » (Union paysanne, 2017). C’est le cas également de la Fédération de la relève agricole du Québec (FRAQ), qui vise à rassembler « les jeunes de 16 à 39 ans ayant comme intérêt commun l’agriculture » (FRAQ, 2017), ou encore de la Fédération des agricultrices du Québec, qui indique que « toute femme qui vit de l’agriculture ou qui participe à la vie agricole est une agricultrice, peu importe sa production ou son statut » et défend la volonté de « valoriser toutes les agricultrices comme professionnelles de l’agriculture » (Fédération des agricultrices du Québec, 2017).

De l’autre côté, l’ambition de professionnalisation, et même la concurrence pour l’accès aux soutiens publics, peuvent conduire ces mêmes organisations à accepter, et parfois mettre en place, des restrictions et des normes d’accès privant une partie des membres de leur admissibilité aux programmes. Ainsi, Marcel Groleau, actuel président de l’UPA, illustre-t-il cette tension dans un éditorial paru dans La Terre de chez nous à propos de la réforme du programme de crédit de taxes foncières agricoles : « On peut se réjouir qu’environ 500 entreprises écartées du programme au fil des ans recommenceront à en bénéficier. Mais on peut aussi se demander si les 2000 bénéficiaires additionnels sont vraiment des producteurs agricoles. (…) Viens vivre à la campagne, cultive un jardin et tes taxes foncières seront remboursées. » (Groleau, 2016).

Pour les défenseurs de la professionnalisation de l’agriculture, les enjeux sont étroitement liés au développement de l’agriculture et à la légitimité d’une politique agricole dont l’objet est d’abord sectoriel. Ainsi, Morisset (2012) estime-t-il qu’une redéfinition est nécessaire pour éviter que les moyens attribués aux politiques agricoles ne favorisent « le développement d’une classe d’entrepreneurs fiscaux » et afin que ces moyens soient en priorité destinés à renforcer une agriculture « dynamique ». À cet égard, la récente réforme du programme de crédit de taxes foncières agricoles (voir la note de bas de page 2) choisissait la voie exactement inverse et divers observateurs se sont demandés si les intentions du Ministère n’étaient pas de diluer les soutiens que reçoit le secteur agricole, au risque justement d’affaiblir le renforcement de la profession.

Il est vrai que le poids économique de nombre de petites exploitations apparaît marginal. Ainsi, nous avons vu, dans les pages précédentes, que 50 % des fermes du Québec affichent moins de 100 000 $ de revenu brut. La contribution de ces fermes au produit global de l’agriculture québécoise est d’environ 5 %. Pour les plus petites (moins de 25 000 $), comme nous l’avons vu, la marge bénéficiaire est en général négative (Agéco, 2010), ce qui atteste donc que, en moyenne, ces agriculteurs ne vivent pas de l’agriculture.

Cela dit, cette défense de la professionnalisation du statut des agriculteurs se heurte tout de même à deux écueils. Le premier est de continuer à se référer, au fond, à une norme informelle : celle de l’agriculteur pour qui l’agriculture constitue l’activité principale, alors que la réalité agricole québécoise est aujourd’hui infiniment plus diversifiée. En 2008, le rapport de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois (CAAAQ) tentait d’ailleurs de faire prendre en compte cette réalité en soulignant la nécessité de mieux accueillir les projets présentés par des agriculteurs souhaitant exercer l’agriculture à temps partiel (CAAAQ, 2008). L’exclusion des politiques agricoles dont certaines exploitations sont l’objet peut constituer un handicap à leur développement. Par ailleurs, la référence constante à la viabilité économique de l’agriculture de plus grande taille fait constamment l’impasse sur le fait que cette agriculture est justement soutenue par diverses politiques publiques.

Le second écueil est de considérer que la légitimité de la politique agricole, auprès de la société québécoise, est conditionnelle au fait que cette politique doit rester économique et sectorielle. Depuis le début des années 1990, diverses voix se font entendre pour que soit mieux prise en compte la multifonctionnalité de l’agriculture par la politique agricole, compte tenu des externalités négatives de la libéralisation des marchés et d’une politique sectorielle favorisant la concentration, la spécialisation des productions, ainsi que l’intensification des pratiques agricoles, et aboutissant paradoxalement à des fractures territoriales (Debailleul, 1991 ; Jean et Vachon, 1991 ; Bowler et Ilbery, 1999 ; Allaire, 2002 ; Ruiz et Domon 2005). Lors des audiences de la CAAAQ, en 2007, plus de 700 mémoires ont été déposés, témoignant d’une pluralité d’attentes et provenant tant des organisations agricoles que d’organisations communautaires, citoyennes, environnementales, etc. (Mundler et Ruiz, 2015). Ces faits montrent qu’une politique agricole justifiant son existence par la pluralité des fonctions que l’agriculture joue dans les régions du Québec pourrait apparaître tout à fait légitime aux yeux de la société québécoise, alors qu’elle l’est nettement moins quand elle semble réservée à une partie seulement des agriculteurs.

Enjeux de développement rural et d’occupation de l’espace

Un second groupe d’enjeux concerne le développement rural et l’occupation du territoire. Sur ce point, les observateurs s’opposent fermement. D’un côté, les défenseurs d’une professionnalisation de l’agriculture et d’un resserrement des critères d’accès au statut (voir, par exemple, Morisset, 2012) affirment que la plupart des très petites fermes sont détenues par des retraités ou des personnes pratiquant l’agriculture comme un loisir. À la fois trop peu productives et fortement dépendantes du projet de vie de leur détenteur, ces fermes ne constituent pas, selon eux, des entreprises pouvant être transmises. À l’inverse, les défenseurs de la diversité des modèles agricoles soulignent que le modèle dominant a pour conséquence un agrandissement continuel de la taille des exploitations qui déconnecte l’agriculture de ses territoires (Jean et Vachon, 1991). Les exploitations se concentrent sur certaines parties du territoire québécois et ne contribuent pas à une occupation dynamique des territoires ruraux.

Ainsi, Paquette et Domon (2001) ont montré une dissociation entre les dynamiques agricoles et les dynamiques sociodémographiques au cours des dernières décennies, avec une croissance démographique dans des territoires connaissant un déclin de l’agriculture. De son côté, lors des audiences de la CAAAQ, le maire de Saint-Marcel-de-Richelieu (2007) expliquait comment sa municipalité se dévitalisait en perdant population et services de base, alors même que l’agriculture de sa municipalité se caractérisait par son dynamisme économique et sa prospérité. On retrouve ici la thèse de l’anthropologue Walter Goldschmidt qui compara, dans les années 1940, deux villages californiens semblables en termes démographiques et en termes de poids économique de l’agriculture, mais dont les structures de production étaient très différentes : industrielles et concentrées dans l’un, beaucoup plus familiales et de petite taille dans l’autre. Son étude montrait des différences sensibles de vitalité entre les deux territoires, l’agriculture concentrée et industrielle se développant en parallèle d’une dévitalisation de la municipalité, un revenu moyen plus faible et un taux de pauvreté plus élevé (Green, 1985 ; Boutin, 1999).

Pour mieux comprendre la localisation des « petites fermes », nous avons regardé leur répartition spatiale à partir des données du recensement de l’agriculture (Statistique Canada, 2011b). La carte ci-dessous (figure 2) montre la proportion d’exploitations agricoles de moins de 100 000 $ de revenu brut annuel (soit environ la moitié des fermes québécoises) dans chaque municipalité du Québec. Elle montre très clairement que ces exploitations sont proportionnellement plus nombreuses dans les territoires de déprise agricole, alors qu’elles sont plus rares dans les basses terres du Saint-Laurent, là où l’agriculture est plus intensive et s’est spécialisée. Ce premier examen, qui demanderait à être affiné, confirme donc que ces fermes sont davantage susceptibles d’occuper des espaces interstitiels et contribuent à leur façon au maintien de l’agriculture dans les zones moins favorisées.

Figure 2

Proportion des exploitations agricoles de moins de 100 000 $ de revenu brut

Proportion des exploitations agricoles de moins de 100 000 $ de revenu brut
Conception : Conception: Julie Ruiz, 2016. Source : Statistique Canada, 2011b

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Enjeux de renouvellement de la population agricole

Directement en lien avec le développement des territoires, la question de la relève en agriculture constitue également un important enjeu au Québec. Même si le taux de renouvellement des exploitations agricoles apparaît plutôt élevé comparativement aux autres provinces (Ouellet et al., 2003 ; MAPAQ, 2014), divers observateurs soulignent qu’il manque entre 200 et 400 établissements par an pour assurer le maintien du nombre de fermes (FRAQ, 2011 ; Parent, 2011). Ce maintien est vu comme une condition nécessaire, tant pour le dynamisme de certaines filières que pour conserver une densité suffisante d’exploitations agricoles sur les différents territoires de la province (FRAQ, 2011 ; 2015) afin de contrecarrer l’isolement social et la dévitalisation des milieux ruraux (Parent, 2011). Une des principales barrières à la transmission des fermes réside dans l’augmentation constante de la valeur des actifs et des dettes (Tondreau et al., 2002 ; FRAQ, 2011), particulièrement pour les aspirants agriculteurs qui ne reprennent pas une ferme familiale (van der Veen et al., 2002 ; Mishra et El-Osta, 2007). Or, tous les rapports récents le montrent, on constate une augmentation sensible des établissements en agriculture réalisés par des candidats créant de nouvelles entreprises. Leur proportion est passée de 27 % à 33 % entre 2006 et 2011 (MAPAQ, 2014).

Paradoxalement, les seuils relevés dans les sections précédentes pour l’accès à certaines productions, ainsi que les règles de la LPTAA visant à empêcher le morcellement des terres agricoles et à favoriser l’homogénéité du territoire freinent la création d’unités de production de plus petite taille. Ces seuils et règles favorisent plutôt l’agrandissement continu des exploitations agricoles, mais aussi leur financiarisation dans la mesure où, comme nous l’avons vu, la valeur des actifs devient de plus en plus une barrière à l’entrée. Au fond, afin d’éviter que se constituent des îlots déstructurés dans la zone agricole, divers dispositifs visant à éviter l’hybridation des espaces sont en oeuvre. Or, de nombreux gestionnaires, tant dans les territoires semi-urbains que dans les territoires en déprise où l’agriculture fait place au reboisement, estiment qu’on perd ainsi du potentiel de développement agricole hors modèles conventionnels comme si, au fond, était actée la disparition de ces espaces pour l’agriculture.

Cela dit, il y a tout de même des efforts d’ouverture. Récemment, les programmes provinciaux d’assurance revenu se sont élargis afin de s’ouvrir davantage aux productions « émergentes » souvent choisies par les aspirants agriculteurs qui ne peuvent avoir accès à des droits à produire dans les productions sous gestion de l’offre. Sous l’appellation Agri Québec, ces programmes, qui viennent en complément ou en substitution à l’ASRA, sont ouverts à tout agriculteur sans limite de taille. Entre 2011 et 2015, le MAPAQ a proposé un programme pilote d’appui à la multifonctionnalité de l’agriculture réservé à des exploitations agricoles faisant moins de 150 000 $ de revenu brut annuel (Mundler et Ruiz, 2015). [17]

Mais malgré ces exceptions, la majorité des programmes peinent à intégrer la diversité des modèles agricoles au Québec. Les formes d’établissement hors modèle conventionnel sont souvent analysées sous l’angle d’une marginalité rurale plutôt que sous l’angle d’une « relève » agricole, ce qui empêche de valoriser les innovations constitutives de ces systèmes (Rialland, 1994). De plus, une partie de cette « relève » échappe même aux rapports officiels, qui la définissent par l’âge (agriculteur ou agricultrice âgé / e de 18 à 39 ans) et par le fait de conduire une activité agricole en ayant acquis au moins 20 % des parts d’une entreprise agricole (Parent et al., 2004). Cette définition écarte de fait les établissements en agriculture réalisés par des personnes plus âgées. Ce risque de confusion a été remarqué tant en Europe (Zagata et Sutherland, 2015) qu’aux États-Unis (Ahearn, 2011), ce qui a d’ailleurs conduit le United States Department of Agriculture (USDA) à proposer une catégorie agriculteur débutant, c’est-à-dire exploitant une ferme depuis 10 ans ou moins (Ahearn et Newton, 2009). Au Québec, nul ne connaît la proportion de cette « relève » plus mature, mais divers observateurs s’entendent pour souligner que le phénomène est sensible dans des productions comme la vigne ou l’acériculture.

Conclusion

Ce bref panorama a permis de mettre en évidence les questions soulevées par la reconnaissance à géométrie variable de la diversité des modèles agricoles au Québec. Alors que, comme dans la plupart des pays comparables, la LPA se veut particulièrement inclusive, nous avons mis en évidence diverses barrières à l’entrée qui se réfèrent à plusieurs des critères recensés dans le tableau 1 et organisés autour des dimensions de l’identité professionnelle que nous avons repérées : l’économique, le travail, le social et le juridique.

De façon transversale, notre analyse témoigne d’un double mouvement. D’un côté, divers programmes et dispositifs de soutien à l’agriculture se veulent très inclusifs et témoignent de la volonté de prendre en compte la diversité des modèles agricoles. De l’autre, la combinaison de divers critères relatifs au fait de tirer l’essentiel de ses revenus de l’agriculture (dimension économique), de pratiquer l’agriculture comme activité principale (dimension travail), d’être autonome dans ses décisions et d’être titulaire d’une formation reconnue (dimension sociale), et de respecter diverses normes sectorielles (dimension juridique) montre la prééminence d’une norme sociale plus ou moins explicite de l’agriculteur à temps plein vivant exclusivement de l’agriculture.

Si les enjeux en termes de volume de production alimentaire sont sans doute négligeables, ils le sont moins si on s’intéresse à la diversité des produits offerts aux consommateurs québécois (Mundler et Laughrea, 2016). Par ailleurs, les enjeux en termes d’occupation du territoire, de densité d’agriculteurs sur les rangs, d’emploi dans les municipalités rurales et de renouvellement de la population agricole sont bien réels. Au fond, les contradictions internes relevées dans les différents dispositifs examinés témoignent de cette tension entre une vision de l’agriculture reposant sur des entreprises ayant des tailles suffisantes pour offrir un travail et un revenu à ses propriétaires et celle plus récente reconnaissant la diversité des modèles et des fonctions attendues de l’agriculture dans les territoires.

Ce travail devrait être poursuivi dans deux directions. D’une part, il serait intéressant d’examiner de façon longitudinale les diverses évolutions qu’ont pu connaître les définitions du producteur et de l’exploitation agricole au cours du temps. Cette analyse permettrait de préciser l’origine de certains arbitrages et d’étudier plus en profondeur la façon dont les institutions ont progressivement fait évoluer leurs règles et leurs représentations. D’autre part, il serait nécessaire de poursuivre cette recherche en dépassant le cadre des règles formelles que nous avons examinées ici, pour analyser comment les agriculteurs du Québec, dans leur variété, se représentent eux-mêmes leur position dans ce champ professionnel. Il est probable que les normes informelles de la profession, influencées par les dimensions économique, sociale, de travail et juridique, aient un effet à la fois sur la façon dont ces agriculteurs se perçoivent eux-mêmes, ou non, comme de « vrais » agriculteurs et sur la façon dont ils sont définis par leur entourage, tant professionnel que local.