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Introduction

La rue est « la matrice de la sociabilité et de la culture urbaine » (Charmes, 2006 : 27) ; l’étude de sa genèse constitue une étape primordiale dans une réflexion sur l’art de bâtir les villes et sur les modalités de la transformation du paysage urbain. La rue est irréductible à une « voie bordée, au moins en partie, de maisons dans une ville ou un village » (Merlin et Choay, 2000 : 738) ; elle est plutôt un système ouvert, un organisme vivant ménagé par les corps qui y circulent et s’y croisent, pratiqué par les individus et nourri par leurs interactions, leurs confrontations et leurs rencontres collectives. La rue est un espace construit ou produit orchestrant « une pluralité mouvante d’expressions » (Gardella et al., 2004 : 10). Elle constitue un espace d’agencement de territoires, de fonctions et de groupes sociaux, d’où la superposition et le chevauchement de plusieurs fonctions, dont l’habitat, les activités, les services, la circulation, l’accès et le stationnement. Cette forme urbaine est l’essence de la ville, et peut être même la ville, pour au moins trois raisons : premièrement, le tracé linéaire de la rue se situe toujours à l’origine de la ville ; deuxièmement, les voies sont réalisées grâce à de nouvelles techniques (bâtiments, réseaux d’adduction et d’assainissement) ; et troisièmement, la rue est la scène, le spectacle et l’expression de la ville (Di Méo, 2009).

À travers l’histoire, l’image de la rue s’incarne toujours dans la continuité des façades et la multiplicité des fonctions (Leménorel, 1997 : 427). Néanmoins, « pour des raisons économiques, techniques, juridiques et idéologiques, l’urbanisme moderne a condamné la rue en la privant de sa forme historique, de son pouvoir structurant et unifiant, de sa capacité à créer, par sa multifonctionnalité, des pratiques sociales et une sociabilité spécifiques » (Idem : 430). L’obsession de cet urbanisme basé sur la production en série et la séparation des fonctions (zonage) était de créer une ville idéale où les espaces extérieurs doivent être libres, ouverts à l’air et à la lumière et entourés de verdure. Dans ladite ville, le logement est pensé comme une « machine à habiter » et conçu avec une « esthétique de l’ingénieur » (Idem : 429) et les rues sont remplacées par des routes abstraites dictées par le chemin de grue (Mangin et Panerai, 1999 : 53), soigneusement séparées et hiérarchisées : route principale, secondaire et tertiaire. Chacune constitue un espace radicalement différent de la rue, un espace discontinu, décroisé, dont la loi d’intercommunication est le branchement de loin en loin, au lieu de vis-à-vis (Gourdon, 2001 : 212).

Dans une grande majorité de villes algériennes, dont Annaba, l’urbanisme moderne s’est matérialisé, au lendemain de l’indépendance, par la réalisation de zones d’habitat urbain nouvelles (ZHUN) pour répondre à la crise de logement (Semmoud et Aït-Amirat, 1998 ; Benlakhlef et al., 2005 ; Benlakhlef, 2007), et ceci en application de la circulaire ministérielle no 355 du 19 février 1975. La conception de ces ZHUN tranche avec celle des tissus anciens (médina et quartiers coloniaux). La fonction résidentielle est prééminente par rapport aux autres activités urbaines. La rue s’en détache, se réduit à la seule fonction de circulation et devient bien souvent boulevard, pénétrante, bretelle ou ceinture. Dans son dessin, la rue contribue ainsi « à morceler le tissu urbain, à dissocier les espaces au lieu de les relier, et finalement à créer plus d’évitement que de rencontre » (Leménorel, 1997 : 429). Par conséquent, la disparition de la rue aurait dû largement participer à l’affaiblissement des formes de sociabilité entre les différentes composantes de la société. Mais en réalité, face au flou dans la fonction des espaces publics résiduels au sein des ZHUN, différentes catégories d’acteurs, notamment les commerçants informels, ont développé des stratégies d’appropriation, d’adaptation et de coexistence sur certains espaces publics, pour fabriquer les rues et assurer une animation sociale. Finalement, il apparaît que la forme urbaine n’est pas aussi importante dans la production de la rue et que les appropriations et les pratiques de l’espace liées au commerce peuvent à leur tour organiser « une autre spatialité… poétique et mythique » (Certeau, 1990 : 142).

Ces dernières années, nombreuses sont les études qui ont mis en relation le commerce informel avec l’espace public. L’étude de Steck (2007) comme celle de Zinsou-Klassou (2010) « montrent comment le commerce informel, loin d’être seulement un phénomène ancré localement, répond également à des dynamiques globales » (Stamm et al., 2016 : 68) finissant par en faire un lieu attractif en soi (Steck, 2006 : 79), capable de garantir la transformation des villes.

Notre article s’intéresse dans sa globalité à une problématique liée au processus de transformation d’un espace, conçu dans une optique de séparation fonctionnelle, par l’émergence d’usages autres que ceux pour lesquels cet espace a d’abord été conçu. Nous inscrivant dans le sillage de cette problématique, nous visons à décrypter le rôle de l’agencement des commerces informels à une échelle microlocale et les pratiques développées progressivement par les usagers pour produire la rue au sein des ZHUN. La rue n’est pas abordée ici en tant que forme urbaine conçue, dessinée et projetée, mais plutôt en ce que les appropriations et les usages nous apprennent des principes essentiels de la rue.

Dans la perspective de porter un éclairage sur le processus de transformation d’un espace destiné à la seule fonction de circulation en une rue, un travail empirique a été effectué au sein de la ZHUN Plaine Ouest de la ville d’Annaba (figure 1) créée en 1978 et achevée en 1987, recouvrant une superficie de 300 ha et regroupant en 2004 un volume de population estimé à 70 134. La ZHUN a été réalisée par l’entreprise allemande Béton und Monierbau (BUM). Notre choix porté sur cette ZHUN première génération est motivé par l’idée selon laquelle la production d’un espace social comme la rue nécessite une lente adaptation réciproque à travers le temps entre l’espace et les individus. Une attention particulière est portée au processus de transformation de l’axe traversant la Cité des 1028 logements, un espace de transit improprement appelé boulevard Amirat El Bahi, sur les plans. En effet, si l’on se réfère à la définition de boulevard, dans son champ lexical (Benevolo, 1987), ni la morphologie, ni le contenu social de cette artère ne correspondent en réalité à un boulevard.

Figure 1

Les ZHUN

Les ZHUN
Source : PDAU, 1996

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Choix méthodologiques

Le « boulevard » Amirat El Bahi constitue un axe central traversant la ZHUN Plaine Ouest dans le sens est-ouest. Ce « boulevard » qui aurait dû être par essence un espace de mise en relation des lieux, de fonctions et de groupes sociaux (Fleury, 2004 : 33) a été réduit, dans un premier temps, à un espace résiduel et de transit. Cette situation a offert des occasions aux acteurs publics, aux commerçants informels et aux usagers de lui attribuer des usages selon leurs besoins, et donc de le reconfigurer à travers des stratégies d’appropriation, passant par une sorte « de mise en conformité, d’adaptation et d’ajustement » (Semmoud, 2008 : 5). Dans ce cas, « s’approprier un espace c’est établir une relation entre cet espace et le soi, il s’agit alors d’attribuer de la signification à un lieu, et ceci, par l’intermédiaire d’un ensemble de pratiques » (Di Méo et Buléon, 2005 : 303). Même si l’engagement de ces acteurs est certes collectif, il n’est pas synchronique, au départ, comme au point d’aboutissement (Alter, 2001 : 65).

Pour dévoiler les mécanismes qui s’établissent, qui s’adaptent et qui se recomposent pour produire la rue, nous avons adopté une méthodologie alliant analyse morphologique de la ZHUN, application de la méthode de l’installation urbaine et enquête par questionnaire. Le souci de rendre l’approche proposée reproductible dans les ZHUN limite le choix du cas d’étude à des variables qualitatives élémentaires, notamment, les motifs et les lieux des fréquentations, le rôle de l’activité commerciale informelle et la valeur symbolique accordée au lieu.

Analyse morphologique

L’analyse de la morphologie de la ZHUN Plaine Ouest et des sites d’implantation de l’activité commerciale formelle permet d’apprécier l’influence des pouvoirs publics dans le dessin de la rue. Cette analyse, qui suit l’approche d’Alain Borie et François Denieul (1984 : 4), est basée sur les plans cadastraux de la ZHUN Plaine Ouest pour étudier les caractéristiques des trois systèmes composant le tissu urbain : le système viaire, le système bâti et le système des espaces libres. Après avoir analysé l’ensemble de ces documents séparément (Panerai et al., 2009 : 76), nous avons effectué des opérations de couplage et de superposition entre ces systèmes et les sites d’implantation du commerce. Le résultat obtenu permet de mieux comprendre les principes d’organisation de la ZHUN.

La méthode de l’installation urbaine

Afin de comprendre comment les commerçants informels procèdent pour s’approprier et reconfigurer le tronçon choisi pour leurs pratiques et leurs usages, nous avons emprunté et mis en application la méthode de l’installation urbaine élaborée par Jean-Noël Blanc, un sociologue écrivain, et Francis Nordemann, un architecte. Cette méthode de l’installation urbaine est définie comme une appropriation, un geste culturel sur une situation donnée. Elle est alliée aux formes pratico-spatiales et identifiée « dans des gestes quotidiens à première vue anodins mais en vérité riches de sens » (Blanc et Nordemann, 2004 : 45). C’est une méthode descriptive et analytique pour expliquer et qualifier les règles de production de l’espace (Blanc, 2007 : 96) en renvoyant aux principes fondamentaux de toute installation humaine, depuis la petite jusqu’à la grande échelle, par ce que ces auteurs appellent la grammaire et le vocabulaire de l’installation. Du croisement de la grammaire et du vocabulaire se profile la diversité des espaces de vie exprimée dans les formes spatiales expressives des logiques et des actes d’installation répertoriées en postures d’espace (tableau 1). Même si cette méthode peut être pédagogiquement incorrecte, car elle sert à « faire parler l’espace » (Idem : 7) en provoquant parfois des poètes pour mieux penser et décrire les postures d’espace, elle présente un intérêt certain.

En effet, elle permet de renforcer les capacités d’analyser et de comprendre la complexité de la réalité en se réappropriant les concepts, les méthodes et les techniques de disciplines considérées souvent éloignées les unes des autres (littérature, architecture, sociologie, géographie, etc.). Dans ce sens, elle permet un élargissement du champ d’observation, d’analyse et de compréhension, voire un renouvellement des champs de réflexion et d’applications méthodologiques. Aussi, cette méthode est appliquée, ici, pour relater les stratégies de production de l’espace-rue par les commerçants informels à travers un repérage par l’observation sur le terrain. Ces stratégies seront retranscrites spatialement par les outils photographiques et cartographiques.

Tableau 1

Le vocabulaire et la grammaire de l’installation urbaine

Le vocabulaire et la grammaire de l’installation urbaine
Source : Blanc et Nordemann, 2004

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L’enquête par questionnaire

Pour apprécier le rôle et la capacité des usagers à s’approprier, à transformer un tronçon d’une route destinée à la seule fonction de circulation en une rue animée par des pratiques sociospatiales, nous avons effectué une enquête par questionnaire, entre décembre 2011 et janvier 2012, auprès d’un échantillon de 100 personnes choisies par la méthode aléatoire (Rouaibia, 2012 : 10). Les questions ont été structurées autour des motifs de fréquentation du lieu et de la valeur symbolique accordée au lieu selon les catégories d’âge (tableau 2).

Tableau 2

La répartition de l’échantillon selon les tranches d’âge

La répartition de l’échantillon selon les tranches d’âge
Source : Rouaibia, 2012

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Cette enquête qualitative a pour finalité de mettre en lumière la nature des relations qui se tissent entre les usagers et cet espace, ainsi qu’entre les usagers.

Résultats de l’analyse

L’esquisse de la rue dans la ZHUN Plaine Ouest – Annaba par les pouvoirs publics

L’analyse morphologique a montré que la ZHUN Plaine Ouest I est structurée selon une organisation centralisée où les unités sont articulées autour d’un centre fonctionnel abritant des équipements et services. D’autre part, la situation géographique et la forme allongée de la ZHUN Plaine Ouest II (3000 m en direction est ouest, 400 m en direction nord sud) ont favorisé une organisation linéaire où l’activité commerciale formelle s’est implantée au rez-de-chaussée des immeubles qui bordent le boulevard Amirat El Bahi (figure 2).

Le tracé de cet axe renvoie à une route secondaire, bordée de part et d’autre par des immeubles en R+4 [1] dont les rez-de-chaussée sont à usage commercial. Selon la déclaration des anciens résidents, la majorité des magasins étaient fermés et la cité résidentielle dégageait un sentiment d’isolement au début des années 1980. À travers le temps et grâce au développement de l’activité commerciale, cet espace s’est transformé progressivement en un lieu animé. Cela démontre que le commerce possède la capacité d’être un facteur de vitalité urbaine (Rochefort, 2008 : 13).

Ainsi donc, la mode des grands marchés ouverts ou couverts et des centres commerciaux préconisés par l’urbanisme moderne est remplacée par un choix beaucoup plus traditionnel où les commerces s’établissent au rez-de-chaussée des immeubles (Tomas et al., 2003 : 161) qui bordent l’axe structurant de la ZHUN Plaine Ouest II. De ce type d’implantation proposée par les pouvoirs publics se profile l’esquisse de la rue.

Le façonnement de la rue : des logiques d’appropriation de l’espace par les commerçants informels

En plus de l’activité commerciale formelle au niveau des rez-de-chaussée, le trottoir et la chaussée, conçus respectivement pour la circulation pédestre et carrossable, se transforment en marché à ciel ouvert où l’activité commerciale informelle est de plus en plus présente suivant l’expansion de l’activité commerciale formelle. Cela génère une forte fréquentation. Les commerçants informels vendent des produits de tous genres (fruits, légumes, bonbons, cigarettes, repas-minute, etc.) sur des nasba (étals, tables servant aux commerçants à exposer leurs marchandises).

Face à la passivité des autorités locales, cette activité informelle occupe l’espace d’une manière permanente. Le choix de l’implantation de l’activité commerciale informelle participe grandement au façonnement de la rue en dessinant une topographie à l’espace (Semmoud, 2008) par les divers usages tels que l’installation, la fréquentation, le déplacement et l’évitement. Cette configuration se formaliserait selon les tracés ou les points de station plus ou moins accentués, dont le processus est mis en valeur grâce à l’application de la méthode de l’installation urbaine. Il s’en dégage le développement d’une installation linéaire d’activité commerciale informelle suivant une logique de suivre et de poursuivre l’existant : l’installation d’un commerçant est à la fois cause et prétexte, pour que d’autres commerçants s’implantent en continuité. Ces commerçants informels se greffent le long de la voirie (figure 3), s’appuyant à un arbre ou autour d’un poteau électrique. Une fois le lieu choisi, ils s’installent, prennent possession de l’espace et renforcent l’alignement sur lequel ils ont pris appui pour s’installer.

Figure 2

Types d’organisation de la ZHUN

Types d’organisation de la ZHUN
Conception : Rouaibia et Zeghiche, 2012. Source : POS, 2004

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Figure 3

Le commerce informel suit le tracé de la voie des véhicules

Le commerce informel suit le tracé de la voie des véhicules
Source : Rouaibia, 2012

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D’autres commerçants informels privilégient soit l’installation en tête, c’est-à-dire l’installation tout au bout de la voie, là où commence un autre espace, soit l’installation d’angle où se sont implantés les cafés (figure 4). Les commerçants informels savent bien le parti qu’ils peuvent tirer de ces situations (Blanc et Nordemann, 2004). Lorsque la rive droite du tronçon étudié est devenue saturée, d’autres commerçants informels, profitant de la distance de retrait du trottoir par rapport aux immeubles, s’appuient littéralement contre les commerçants qui bordent la chaussée et les utilisent comme une sorte de dossier (un appui pour eux). Un autre groupe de commerçants informels s’ordonne successivement suivant des parallèles ou des strates, créant sur le trottoir un espace de circulation piétonne bordée de part et d’autre par les étalages déjà établis (figure 5). Cette poursuite sous forme de ligne façonne une rue commerçante en la matérialisant par un ensemble continu d’éventaires (Blanc et Nordemann, 2004 : 227) (figure 6).

Les logiques d’installation urbaine révélées dans ce cas d’étude affirment que la fabrique d’une rue passe par les principes fondamentaux d’installation urbaine, qui sont : fonder, situer, limiter, passer, dessiner et greffer. Ainsi, les commerçants informels fondent l’espace à partir d’une possession suivie d’un marquage de l’espace. C’est de cette façon que commence toute fabrique d’un lieu. Puis les commerçants, tout en suivant l’orientation indiquée par la voie, se mettent face à face, dos à dos, côté à côté pour produire l’espace et par la suite le situer. De cette façon, les commerçants s’inscrivent dans un ordre compréhensible.

Figure 4

Les figures d’installation urbaine dans le cas d’étude

Les figures d’installation urbaine dans le cas d’étude
Source : Rouaibia, 2012

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Figure 5

L’installation des commerçants informels suivant des strates

L’installation des commerçants informels suivant des strates
Source : Rouaibia, 2012

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Figure 6

La production d’une rue piétonne sur le trottoir, parallèle à la voie des véhicules

La production d’une rue piétonne sur le trottoir, parallèle à la voie des véhicules
Source : Rouaibia, 2012

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Ensuite, une fois l’installation décidée, les commerçants édifient des limites et se démarquent par rapport au reste du boulevard : ils bornent leurs nasba pour distinguer un dedans et un dehors. L’ordre de disposition des commerçants est inscrit dans une organisation signifiante pour être dessiné, car toute installation est réglée par un dessin. Finalement, les commerçants greffent l’espace qu’ils squattent. Quatre barres de fer en guise de piliers et des morceaux de toiles en plastique pour cloisons et toitures forment une sorte d’échoppe, qui devient à son tour un point fixe de départ pour l’implantation d’autres échoppes.

L’appropriation par le commerce informel capture un espace voué autrefois à la circulation, pour le transformer en un espace d’échanges capable de répondre aux besoins d’une clientèle sans cesse élargie. Ainsi, d’un axe initialement surdimensionné et dépourvu de sens, cet espace devient un nouvel espace doté d’une autre conception de l’ordre (Alter, 2001 : 65) créée par l’association symbolique entre l’espace et les commerçants informels qui l’ont défendu, promu et investi par leur intervention matérielle. La métamorphose de l’espace produit réside dans le changement des dimensions, le pouvoir multiplicateur d’échanges et la capacité de développement des rapports sociaux.

Lorsque la rencontre des usagers fabrique l’espace de rencontre

La production sociale d’un espace comme la rue passe par une lente adaptation réciproque, à travers le temps, entre l’espace et les hommes. Cet espace davantage construit par la population que par les pouvoirs publics exprime, par des pratiques d’appropriation et d’usage de l’espace, l’organisation sociale des usagers, leurs rapports à l’espace et leurs représentations, surtout leurs manières de faire et d’être ensemble. En effet, le boulevard Amirat El Bahi, conçu initialement pour la fonction de circulation, est érigé en un espace multifonctionnel où le commerce, notamment le commerce informel, a drainé à son profit le flux des usagers. C’est dire que la pratique de l’activité commerciale a donné un sens à la rue et en a ainsi édifié la raison d’usage (Choay, 1997). L’enquête a permis de dévoiler quelques-uns des aspects du processus de production sociale de la rue selon les profils sociodémographiques des usagers.

Le commerce, prémices et point d’ancrage d’un espace de rencontre et de sociabilité

Les résultats de l’enquête ont montré que la circulation n’est pas l’unique raison pour laquelle les usagers fréquentent l’espace. Le commerce et la détente sont aussi des motifs majeurs. Une part non négligeable des participants à l’enquête, estimée à 85 %, y viennent pour faire leurs achats. Les résidents de la Plaine Ouest expliquent leur choix par des raisons de proximité, d’habitude et de qualité d’accueil. Le magasin d’Ami Sassi, ouvert depuis les années 1980, est cité en exemple. Les clients admettent que ce magasin est devenu en quelque sorte un lieu de rencontre où se réunissent volontiers les pères, les mères, les enfants, les jeunes et les personnes âgées, car accueillis à chaque entrée par les sourires et les paroles chaleureuses d’Ami Sassi. Quant aux non-résidents de la Plaine Ouest, ils ont motivé leurs déplacements par la variété de l’offre et la qualité des produits.

L’enquête a mis en évidence que 40 % des personnes interrogées passent leurs temps libres entre voisins proches et lointains sur le boulevard, créant ainsi une ambiance et une atmosphère qui avantagent la vie en groupe. Les résultats de l’enquête confirment qu’avec le développement de sa fonction commerciale, le boulevard, un espace d’anonymat et de solitude les premières années de la ZHUN, s’est progressivement transformé en un espace de rencontre où la sociabilité d’amitié supplante celle de voisinage. La force des liens tissés s’est révélée dans les déclarations des personnes interviewées, qui n’ont pas hésité à dire : « Je constitue avec mon voisin une seule famille, mon voisin est un ami, un frère ». De tels résultats suggèrent donc que les relations de voisinage développées en relations d’amitié sont des formes d’ajustement à la situation d’isolement social dans laquelle se retrouvaient les habitants en arrivant dans la ZHUN Plaine Ouest. Ces relations sont nées et se sont intensifiées au fil du temps. Elles représentent du temps partagé entre des habitants venus de différents lieux du territoire national et installés depuis déjà quatre décennies (Benachenhou, 1980 ; Fenet-Rieutord, 1988 ; Salhi, 1990), une durée de vie collective ayant favorisé le développement de rapports de confiance, de partage, d’intimité, d’affinité ou d’aisance, ainsi que le renforcement des liens sociaux entre les habitants.

En Algérie, la sociabilité masculine s’exerce essentiellement dans le café, un lieu public où se côtoient et se rassemblent des usagers de plus de 18 ans. Le café est le lieu privilégié des habitués pour se rencontrer, échanger et discuter. Les jeunes adultes (18-30 ans) avouent préférer se rencontrer dans les salles de jeux communément appelées play station ou dans les cybercafés. Ces lieux publics de sociabilité masculine par excellence s’apparenteraient à des men’s land. L’exclusion des femmes est liée au caractère « normatif », « normal » des rapports sociaux traditionnels de la société algérienne (Dris, 2004). Par contre, la fréquentation des espaces publics ouverts est largement moins discriminante. Ces espaces ouverts sont fréquentés et investis indifféremment par toutes les catégories d’âge et de sexe, pour des motifs nombreux et variés. Ils représentent des espaces de détente gratuite, de rencontre, de stationnement et parfois des lieux d’observation du spectacle quotidien qui s’y déroule.

Marquage physique et symbolique de l’espace

Les résultats de l’enquête ont révélé que, au début de l’installation des familles dans la ZHUN Plaine Ouest, membres et amis avaient de la difficulté à trouver les adresses de chacun en l’absence de rues et en vertu d’une toponymie administrative impersonnelle (un seul nom pour Cité des 1028 logements, par exemple). Ce n’est qu’avec l’ancienneté d’occupation des logements, d’une part, et de l’implantation de commerces et de services, d’autre part, que des points de repère se sont construits, passant par la création d’une toponymie par les usagers. Les différents critères d’appropriation d’un espace se fixent dans quelques symboles, parmi lesquels prédominent les noms des lieux. L’acte de dénomination de l’espace n’est pas neutre en soi, « c’est déjà le transformer en un lieu qu’on s’approprie par la langue » (Mondada, 2000 : 172).

Les résultats montrent que le nom boulevard Amirat El Bahi est méconnu pour une majorité des habitants et des personnes interviewées. Cette situation a conduit les usagers à créer leurs propres toponymes : 83 % des participants à l’enquêtes ont choisi des appellations à caractère commercial, dont 52 % ont opté pour rue ou parfois arrêt de bus Baby, 21 % pour Délice, du nom d’une pâtisserie, et 10 % pour Khadara ou Krares. Ces deux dernières appellations sont en relation avec la vente informelle de fruits et légumes et avec les étals de marchandises. Les 17 % restants se référent à d’autres appellations : 14 % utilisent le nom du programme de logements, Cité des 1028 logements, ou l’origine géographique de l’entreprise réalisatrice du programme de logements, Cité des Allemands, alors que 3 % emploient des noms d’éléments naturels tels que Oued (cours d’eau) et Saf Saf (le peuplier).

Les appellations rue ou arrêt Baby et Ami Sassi ont été données en référence au surnom et au nom de personnes ayant travaillé dans les premiers magasins d’alimentation générale faisant également office de crémerie en été. Ces expressions et pratiques sont indicatrices du fort attachement à ce premier magasin, dont la puissance d’attraction et de fidélisation des usagers s’est renforcée au fil du temps. Cela confirme, d’une part, que le lieu est connu et reconnu grâce à l’arrêt de bus Baby et, d’autre part, que le degré d’attachement entre les individus est bien réel et que le « boulevard » est considéré comme une rue pour ses usagers. Quant à l’appellation en référence à la pâtisserie Délice, elle s’explique par l’attrait d’une importante clientèle au vu de la qualité des produits qu’offre le commerce depuis son ouverture. La mosquée et l’école Zighoud Youcef figurent parmi les autres points de repère parfois utilisés par les usagers. Ainsi constituées selon le vécu des usagers, ces appellations servent de points de repère pour s’orienter.

Donc, autrefois un banal alignement de circulation, anonyme et sans adresse, le boulevard est devenu aujourd’hui un espace multifonctionnel, doté de points de repère et même nommé. Il a pris du sens, de l’intérêt et de la vie à travers l’attraction induite par le commerce et grâce à l’appropriation et aux pratiques des usagers. Ces appropriations renvoient à des représentations fédératrices « qui sont à l’origine d’un être ensemble et d’une cohabitation » (Semmoud, 2008 : 7) entre les différents usagers. Au bout du compte, ce « boulevard » a fini par être investi socialement (Idem : 5).

La transformation du « boulevard » en espace multifonctionnel. Quelles perceptions ?

L’existence d’un grand nombre de magasins et de nasba est fortement appréciée par 87 % des usagers ayant répondu au questionnaire. Pour les enfants, ces commerces sont des lieux de service incontournables pour faire des achats et surtout acheter des bonbons, des gâteaux et des glaces. Pour les adolescents et les jeunes adultes, la coexistence de magasins et de nasba participe à l’animation de la cité, car drainant une variété de flux. Quant aux personnes du troisième âge, elles apprécient cette existence sous le motif qu’elle garantit une économie de déplacement.

L’animation du boulevard est également assurée par l’ouverture très tardive (minuit en hiver et trois heures du matin en été) des magasins et des nasba. De tels horaires influent sur le rythme de vie de la ZHUN. Ils sont, pour 82 % des personnes interviewées, fortement appréciés, car il est possible à tout moment, selon ses besoins spécifiques, de s’approvisionner en une variété de produits. Un nombre limité de personnes âgées trouvent que l’ouverture tardive des magasins et nasba encourage les regroupements de jeunes perturbant la tranquillité du voisinage.

Cependant, les pratiques et les comportements des commerçants informels et les flux générés sont source d’encombrement, de gêne, de pollution visuelle et de risques sanitaires et sécuritaires. On reproche aux commerçants informels de s’approprier les trottoirs, les bas-côtés, voire la chaussée elle-même pour leurs étals. Cette pratique force les piétons à marcher sur la chaussée et, par voie de conséquence, entrave la circulation des véhicules et augmente les risques d’accident. « La question de la salubrité est souvent avancée, soulignant l’importante contribution de l’informel à la dégradation de la rue, notamment du fait de l’importance des déchets qui sont produits et que les services du nettoiement peinent à dégager faute de moyens » (Steck, 2006 : 82), amplifiant les problèmes d’assainissement et d’inondation. Il s’ensuit une dégradation plurielle de la rue : paysagère vu que les greffes spontanées tendent à bidonvilliser le paysage bâti, olfactive et sanitaire (Ibid.). À ces égards, les personnes interviewées pensent que l’amélioration de la qualité de vie dans la ZHUN passe par des interventions relevant de différents registres, notamment des interventions d’ordre environnemental.

Conclusion

Si, depuis longtemps, c’est le lien spatial qui offre au lien social des ressources et lui impose des contraintes, dans les ZHUN où la rue n’est pas conçue, projetée ou construite et remplacée par la route, c’est le lien social qui peut révéler des logiques pouvant être discrètes et latentes, mais fondamentales dans la production de l’espace public. Cependant, dans ce cas, la production de l’espace est conditionnée, d’une part, par les caractéristiques matérielles et physiques de l’espace et, d’autre part, par une lente adaptation réciproque à travers le temps entre l’espace et les individus. Aujourd’hui, grâce au spectacle quotidien qu’ils nous offrent, les espaces produits sont considérés comme le résultat d’une suite d’appropriations et de pratiques qui ont la capacité de se superposer ou de se confronter, reflétant ainsi un sens affecté d’en haut par les décisions des pouvoirs publics et un sens affecté d’en bas par ceux qui les pratiquent quotidiennement, les organisent et y vivent. Ces appropriations passent par une sorte de stratégie de mise en conformité, d’adaptation et d’ajustement entre l’espace et les différents acteurs, considérés comme membres actifs dans la construction d’un espace conçu comme un construit social. Même si ces dispositifs altèrent le paysage urbain et peuvent avoir des chevauchements de rythme dont l’aspect négatif est le dysfonctionnement et le conflit d’usage, ces appropriations peuvent apporter des solutions ingénieuses de production d’un espace social, d’alliances et de compromis.

Par conséquent, un nouvel espace prenant forme dans la rue se produit et se matérialise à travers le temps sur « des espaces disputés, des espaces en sursis et des espaces en conflit » (Ntungila Nkama, 2010 : 87) et par des modalités d’appropriation et de pratique mises en oeuvre par divers acteurs formels et informels. Les conditions du site offrent une capacité d’accueil privilégiée : elles sont porteuses d’un certain ordre déjà là, mais ouvert à interprétations et transformations. La transformation des espaces se constitue d’une suite d’appropriations, chacune modifiant le lieu et sur une sorte de fil d’interprétation continu, l’offre pour une prochaine transformation. Ce fil enchaîne les modifications de l’espace. À ce propos, C. Rowe affirme que le mode de production des espaces humains est le bricolage (Blanc et Nordemann, 2004 : 46). Ce mode de production consiste simultanément à donner aux espaces des configurations spatiales reflétant des valeurs, des normes et des identités. Dans ces espaces, les individus projettent, matérialisent, construisent et reproduisent des liens sociaux. Ces espaces, produits de conception fonctionnelle, témoignent de l’apparition d’un « savoir en usage qui est aussi important que celui de l’urbaniste » (Fouil, 2011) et s’avèrent finalement appropriables. C’est de cette manière que le commerce informel et les usages contribuent à la fabrique d’un lieu investi, qualifié, produit, vécu, doté de points de repère et même nommé, méritant ainsi d’être une rue au sens le plus large.

Quels enseignements à tirer de la présente étude portant sur un infime segment de la complexité des interactions entre le social et le spatial ? En rapport avec la stricte question de production de l’espace public, plus spécifiquement la rue dans les zones fonctionnalistes, les résultats montrent que le rôle de la forme urbaine n’est pas si important et que le commerce informel s’impose comme un puissant générateur de nouvelles formes de structuration et d’animation sociospatiale. Par extension, de tels résultats témoignent de la nécessité de revisiter les questions liées à l’urbanisme fonctionnaliste et à l’informalité urbaine. Dans ce sens, ne faudrait-il pas relativiser ledit échec de l’urbanisme fonctionnaliste ? Celui-ci ne serait-il pas, paradoxalement, un créateur d’espace de liberté en offrant des occasions de choix et d’actions dans la (re)conquête des espaces publics ? Et l’informalité urbaine serait-elle à bannir alors qu’elle représente un art d’invention de vie quotidienne ? Plus globalement, c’est l’exigence d’approfondir et d’élargir la réflexion sur les artisans de la ville du quotidien, sur leurs outils et sur leurs stratégies innovantes qui s’impose.