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Introduction

Jusqu’au XIXe siècle, les musiciens ont occupé une place importante dans les rues des villes européennes, notamment à Paris (Gétreau, 1997 ; Moyencourt, 2011), puis les évolutions conjointes des pratiques musicales et de l’espace public en ont progressivement réduit le nombre et la visibilité (Lian, 1981 ; Basile, 1999). Depuis trois décennies, semble néanmoins se dessiner un mouvement contraire (Prato, 1984 ; Gétreau, 2001). En France, la réglementation concernant différentes activités informelles [1] (mendicité, vente d’objets de récupération, vente à la sauvette…) a été durcie depuis les années 2000, tant à l’échelle nationale qu’au niveau local (Froment-Meurice, 2016). Cependant, ces nouvelles infractions ne sont pas nécessairement sanctionnées en ce qui concerne l’activité musicale. Les musiciens de rue, qui ont en commun la transaction économique comme finalité de leur activité, semblent bénéficier d’une certaine tolérance selon les lieux et les modalités de leur pratique. Cet écart entre les règles codifiées et les normes in situ peut s’expliquer par l’évolution conjointe de la figure du musicien de rue et des espaces publics, en ce début de XXIe siècle.

Peu de travaux ont appréhendé ce retour des musiciens de rue selon une entrée géographique. Les approches ethnographiques et sociologiques ont en effet permis de s’interroger sur ce qui différencie les musiciens de rue des autres musiciens, sur l’hétérogénéité et les phénomènes de hiérarchisation qui traversent cette catégorie ou encore sur le caractère professionnel ou amateur de leurs pratiques (Perrenoud, 2007 ; Vançon, 2011). Mais ces entrées tendent à reléguer l’espace au second plan. Les nombreuses recherches menées ces dernières années sur les rapports entre espace et musique (Connell et Gibson, 2002 ; Whiteley et al., 2004 ; Guiu, 2006 ; Canova, 2014) fournissent des pistes pour aller plus loin dans ce sens. D’une part, même s’ils s’intéressent finalement peu à celui qui fait le son, les travaux sur le sensible ont fait du sonore un prisme de lecture des villes et se sont saisis de l’activité musicale en lien avec les caractéristiques acoustiques et l’ambiance sonore des lieux (Augoyard et Leroux, 1999 ; Masson, 2009). D’autre part, les travaux ancrés dans le champ des études culturelles (cultural studies) ont montré que la musique produit des lieux (places) et des identités localisées. Dans ce cadre, le recours à la notion de « scène » permet d’insister sur l’importance des contextes spatiaux dans la production musicale (Connell et Gibson, 2002 ; Straw, 2004), même si cette notion privilégie des échelles spatiales plus larges que celle de la rue.

Pour notre part, nous proposons d’examiner la manière dont les musiciens de rue s’inscrivent à la fois matériellement et symboliquement dans l’espace, à l’échelle de la ville comme à celle du lieu, et ce faisant, de considérer les tactiques [2] qu’ils mettent en oeuvre et qui font d’eux des acteurs à part entière du changement urbain. Les musiciens prennent place dans les rues, mais aussi sur les places et dans les parcs, dans des lieux qui correspondent à la figure archétypale de l’espace public : ces lieux appartiennent au domaine public, sont aménagés pour des usages publics et sont en droit accessibles à tous. Mais c’est surtout à l’aune de la diversité des espaces publics du point de vue des formes et des « prises » qu’ils offrent (Joseph, 1997), à l’aune des usages et des types de sociabilités publiques (Korosec-Serfaty, 1990) aussi bien que des modes de production et de régulation (Dessouroux, 2003 ; Staeheli et Mitchell, 2008) que nous souhaitons nous interroger sur la place des musiciens dans la ville. En quoi l’espace public dans ses différentes dimensions est-il intégré par les musiciens de rue dans leurs choix de localisation et dans leur pratique musicale, à l’échelle de la ville comme à celle du lieu ? En retour, dans quelle mesure leurs pratiques contribuent-elles à produire l’espace public et à le transformer ? Notre hypothèse centrale est que le renouveau des pratiques musiciennes, non seulement, reflète un changement en cours dans les usages, dans les modes de régulation et dans les conceptions de l’espace public, mais contribue en retour à renforcer le caractère public des espaces où il se déploie, à court comme à plus long terme.

Après un rappel historique et une présentation de notre méthodologie, nous nous intéressons d’abord aux logiques spatiales de l’activité des musiciens de rue et à la manière dont ils tirent profit de l’hétérogénéité des espaces publics parisiens. Nous montrons ensuite comment les musiciens participent à la recomposition des espaces publics, de manière éphémère en activant des spots[3] mais aussi à plus long terme en contribuant à l’émergence de ce que nous appelons des microcentralités de divertissement.

Un retour des musiciens de rue à Paris

Le déclin progressif de l’activité depuis le XIXe siècle

Au cours du XIXe siècle, les lois se succèdent pour réguler la présence des musiciens de rue, dans le cadre plus large de restrictions légales draconiennes visant les métiers ambulants à Paris (Korosec-Serfaty, 1990). Les musiciens doivent demander à la préfecture de police une autorisation valable pour une durée déterminée. De plus, ils ne sont autorisés à jouer que dans un nombre limité de lieux [4] (Gétreau, 1997 ; Moyencourt, 2011). Par la suite, les réglementations sont rendues plus restrictives encore, en lien avec l’affirmation de la lutte contre la pollution sonore. Les politiques publiques de la première moitié du XXe siècle sont fondées sur l’idée qu’un « bruit nuisible venant perturber le silence doit être éradiqué ou isolé » (Torgue, 2012 : 141). L’ordonnance du 3 mai 1926 continue ainsi d’interdire la profession de chanteur ou de musicien sur la voie publique sans autorisation spéciale (fêtes publiques ou foraines, notamment). Bien qu’illégale, la pratique persiste néanmoins, l’entre-deux-guerres étant une période florissante pour l’édition musicale dont les « formats rue » servent à lancer de nouvelles chansons à succès (Daphy, 1997).

C’est après la Seconde Guerre mondiale que les musiciens de rue commencent à disparaître (Lian, 1981). Cela s’explique d’abord par l’arrivée du transistor, puis des disques 45 tours et de la télévision (Basile, 1999 ; Gétreau, 2001). En parallèle, la diffusion de l’automobile fait de la rue un espace moins favorable à la musique, en raison des contraintes acoustiques (Schafer, 1979), mais aussi parce qu’elle fait perdre à cet espace, réaménagé pour favoriser la circulation, une partie de ses fonctions sociales (Korosec-Serfaty, 1990). L’invention de technologies permettant de mesurer le volume sonore s’accompagne aussi d’une réglementation plus quantitative mettant toutes les sources sonores sur le même plan. À Paris, plusieurs arrêtés préfectoraux interdisent, dès 1931, « toute audition musicale ou vocale sur la voie publique, sans autorisation spéciale », au même titre que l’usage intempestif d’un klaxon ou de pétards (Gétreau, 2001). À partir des années 1970, les textes de loi sur le sujet se multiplient, harmonisés en 1992 dans la loi Bruit (Geisler, 2011). L’objectif est de mettre en place des moyens pour atténuer le bruit, perçu comme nuisible pour la santé, ce qui se traduit par une complexité croissante des règlements encadrant l’activité musicale dans la rue.

Des conditions plus favorables depuis les années 1980

Dans les années 1980, commence la « reconquête » des espaces publics au profit des piétons, d’une part avec le réaménagement de places emblématiques et le développement de plateaux piétonniers, d’autre part, avec la protection des trottoirs jusque-là envahis par le stationnement. Elle s’accélère au cours des années 2000 et 2010, avec de nombreuses opérations d’aménagement qui concernent une gamme étendue d’espaces publics, des grands axes aux quartiers résidentiels, en passant par les berges de la Seine (Fleury, 2007 ; Fleury, Wuest, 2016). Ces politiques aboutissent à la fois à une diminution importante de la circulation automobile et à un nouveau partage de l’espace au profit des piétons, rendant les espaces publics plus accueillants pour l’activité musicale.

Au cours de cette période, tendent également à se multiplier les activités festives qui contribuent à revaloriser la place de la musique dans les espaces publics parisiens. Amorcé par l’État, avec la création de la Fête de la musique au début des années 1980 (Chaudoir, 2003), [5] le mouvement s’accentue depuis la fin des années 1990, désormais sous l’impulsion de la Mairie de Paris, avec toute une série de « nouvelles ritualités urbaines » (Lallement, 2007) comme la Techno Parade, la Nuit Blanche ou Paris Plages (Gravari-Barbas, 2011), auxquelles s’ajoutent de nombreuses initiatives moins médiatisées dont, par exemple, la mise à disposition de pianos. [6] Enfin, les politiques d’espaces publics intègrent désormais une préoccupation forte pour l’animation avec, parfois, un volet de programmation culturelle, comme c’est le cas pour les berges de la Seine récemment piétonnisées.

Cette revalorisation de la place de la musique dans l’espace public parisien s’articule à un certain nombre d’évolutions réglementaires moins défavorables aux musiciens de rue. Soucieux de l’attrait touristique de Paris, l’arrêté préfectoral du 9 septembre 1982 autorise les spectacles de rue entre 10 h et 20 h « dans des endroits à forte fréquentation touristique ». C’est le cas du parvis du centre Pompidou, qui devient rapidement un haut lieu des saltimbanques (Reboul, 1993 ; Pasamonik et L’Automate, 2007). Le lobbying mené par certains musiciens [7] contribue à accentuer cette tendance au-delà des seuls hauts lieux touristiques. En 1997, un nouvel arrêté assouplit l’ordonnance de 1926. Sous réserve que la tranquillité publique et la circulation ne soient pas troublées, le système des autorisations est rétabli et celles-ci sont désormais valables un an, renouvelables, pour un périmètre donné entre 10 h et 20 h. Les dispositifs d’amplification et les percussions demeurent interdits et les prestations ne peuvent donner lieu à aucun acte de commerce, mais cette dernière restriction est levée quelques années plus tard (Gétreau, 2001).

Croiser deux enquêtes pour analyser la place des musiciens dans l’espace public

Notre article s’appuie sur deux enquêtes menées dans des cadres différents, mais intégrant un questionnement sur les mutations des espaces publics au prisme des musiciens de rue. La première a directement porté sur ces musiciens avec pour objectifs de mettre en évidence les localisations et les temporalités de la pratique musicienne informelle à Paris, les types de musique associés, et de comprendre les facteurs expliquant ces choix (Poddighe, 2014). Elle a consisté en des observations in situ réalisées selon deux modalités. En mars 2014, une quinzaine de parcours ont permis de préciser les quartiers où les musiciens sont présents. Au printemps suivant, de longues phases d’observation ont été menées dans plusieurs lieux très marqués par la présence des musiciens : île de la Cité, île Saint-Louis, Quartier latin et Beaubourg. Il s’agissait, en nous mêlant aux spectateurs au cours d’une prestation musicale, de définir les méthodes de travail des musiciens, de déterminer les caractéristiques du public et de constater les interactions qui se nouent entre les deux, mais aussi de prendre contact avec certains musiciens. Des entretiens semi-directifs approfondis ont ainsi été réalisés avec six d’entre eux pour comprendre leurs motivations, leurs choix de localisation et de temporalités, ainsi que leurs savoirs et représentations en lien avec leur activité.

Les résultats de cette première enquête ont été croisés avec ceux d’une autre enquête guidée par des objectifs plus larges et portant sur les activités informelles dans des espaces publics touristiques (Berroir et al., 2016). [8] Quatre sites ont été choisis : Notre-Dame, le Louvre et le jardin des Tuileries, le Champ de Mars et le Trocadéro, Montmartre. La méthodologie a tenu compte de la fréquentation des sites à différentes échelles de temps, journalières, hebdomadaires et saisonnières tout spécialement. Après une phase d’observation exploratoire, d’octobre à décembre 2014, l’enquête a croisé observations et entretiens entre avril et novembre 2015. Un premier matériau, relevant de l’observation directe, mobilise l’écriture d’un journal de terrain à plusieurs mains, ainsi que la réalisation de photographies et de vidéos. Un deuxième matériau rassemble une série d’entretiens semi-directifs avec des vendeurs et artistes de rue, dont quatre musiciens ou groupes de musiciens. Ces entretiens abordaient davantage les interactions avec le public (en particulier les touristes), avec les autres vendeurs ou artistes de rue, ainsi qu’avec les autres acteurs de l’espace public (commerçants, policiers…), ce qui rend les deux enquêtes très complémentaires. [9]

Logiques spatiales de l’activité musicale informelle à Paris

Les musiciens de rue n’investissent pas tous les espaces publics parisiens. Leurs choix de localisation sont fortement contraints par les réglementations qui varient selon le type d’espace public. Dans ceux où ils sont tolérés, les musiciens choisissent sans surprise les espaces marqués par une forte fréquentation, notamment touristique, ce qui rappelle l’importance de la dimension économique de leur activité.

Des choix sous contrainte : une application arbitraire de la règlementation

Les parcours d’observation ont montré que certains quartiers intensément fréquentés de Paris sont dépourvus de musiciens. C’est le cas pour les sites touristiques que constituent les Champs-Élysées, Notre-Dame ou la tour Eiffel, d’une part, et pour la majorité des parcs et jardins, d’autre part, ce qui s’explique par la permanence d’une réglementation dans ce domaine. Aujourd’hui, la pratique des musiciens de rue dépend, à l’échelle nationale, de lois s’inscrivant dans différents codes (de l’environnement et de la santé publique), qui peuvent être renforcées par des mesures municipales. Les dispositions juridiques ou réglementaires peuvent viser les modalités d’exercice de l’activité musicale (amplification, volume, type d’instruments), les lieux, jours et horaires, ou la transaction économique avec le public (quête, vente de disques compacts). À Paris, l’activité musicale est aujourd’hui encadrée par les textes réglementaires suivants :

  • l’ordonnance préfectorale du 3 mai 1926, qui prévoit qu’une autorisation doit être demandée chaque fois, uniquement pour des événements spécifiques ;

  • l’arrêté préfectoral du 9 septembre 1982, qui autorise entre 10 h et 20 h les spectacles de rue sur le parvis du centre Pompidou, la place des Verrières du Forum des Halles, la dalle supérieure du forum des Halles et la place Saint-Germain-des-Prés ;

  • l’arrêté du 18 février 1997, qui rétablit le système des autorisations, désormais valables un an (pour un périmètre donné entre 10 h et 20 h) et renouvelables ;

  • l’arrêté du 6 novembre 2001 réglementant les activités bruyantes.

Les parcs et jardins sont, quant à eux, régis par un règlement spécifique qui interdit « les bruits gênants par leur intensité, leur durée, leur fréquence ou leur caractère agressif, en particulier ceux produits par les instruments de musique et de percussion et par la diffusion de musique amplifiée, sauf dérogation » (DEVE, 2010). [10] Dans tous ces espaces publics, le public potentiel est important, souvent drainé par les hauts lieux touristiques, mais la présence de la police ou des gardiens (pour les espaces verts) y est dissuasive. Certains lieux sont scrupuleusement surveillés, comme en atteste le témoignage d’un saxophoniste rencontré sur le pont de l’Archevêché :

Les mecs avaient sorti leur piano, d’ailleurs juste après moi, et l’avaient mis devant Notre-Dame […]. Au bout d’une minute trente, les flics sont arrivés : « Vous pouvez par rester. » Par contre ils leur ont conseillé d’aller derrière le square où, apparemment, c’est plus le même arrondissement en plus, et puis c’est plus le devant de Notre-Dame. Du coup, ils se sont calés là, ils ont joué deux heures facile, ils vendaient leurs albums, y’avait plein de monde

Entretien, 31 / 03 / 2014

La réaction des policiers peut être très rapide du fait de la surveillance constante du centre de Paris. Comme sous la tour Eiffel, la musique de rue et les autres activités informelles ne sont pas tolérées devant Notre-Dame, un site emblématique où les enjeux de sécurité sont trop importants pour que la police y laisse se constituer des attroupements (Berroir et al., 2016). Ces espaces cristallisent les « contradictions inhérentes à l’hypercentralité » (Monnet et al., 2007) : c’est là que la pression des activités informelles est la plus forte étant donné leur potentiel de fréquentation, mais c’est aussi là que les pouvoirs publics doivent assurer la démonstration de l’ordre public. Ces contradictions expliquent que certains espaces, malgré la fréquence et la multiplicité des types de contrôle, soient tout de même investis par une diversité d’activités informelles (Froment-Meurice, 2016). Comme le montre l’extrait ci-dessus, même si l’espace public est officiellement prohibé aux musiciens sans autorisation, il peut en effet faire l’objet de négociations à l’échelle microlocale puisqu’il peut suffire de se déplacer de quelques dizaines de mètres pour modifier les conditions d’acceptation de la pratique.

La fréquentation des espaces publics comme principal critère de localisation

Les tactiques de localisation sont directement liées aux fortes différenciations de l’espace public parisien. À l’échelle de la ville, certains lieux se singularisent comme d’importantes centralités pour les musiciens de rue. Un percussionniste rencontré sur le boulevard Saint-Michel (Entretien, 09 / 04 / 2014) parle ainsi d’un « triangle d’or » défini par la tour Eiffel et le Trocadéro, le quartier de Châtelet et le quartier des Grands magasins. Outre ce secteur – qui comprend l’axe Champs-Élysées-rue de Rivoli et le jardin des Tuileries –, le musicien évoque aussi Montmartre comme un des « coins où ça cartonne ». Avec ses monuments et ses sites touristiques, la densité et la diversité de ses commerces et de ses équipements, ou encore ses noeuds de communication, ce secteur est marqué par des espaces publics présentant les qualités recherchées par les musiciens. Ces espaces cumulent des caractéristiques physiques appréciables (rues piétonnes, places et parvis de monuments, etc.) et la présence quasi certaine d’un public. Une joueuse de didgeridoo rencontrée sur le parvis du centre Pompidou rappelle l’impératif de la présence de public :

J’ai essayé à Montmartre, à Sacré-Coeur, et en fait on essaye à chaque fois qu’on sort dans la rue pour jouer, on essaye des endroits qui sont touristiques, où on sait qu’il y aura du passage et du monde... il y a peut-être d’autres endroits qui sont beaucoup plus sympas, ou qui ont une acoustique meilleure, mais où il y a personne ! Donc, quand même on a besoin du monde qui circule

Entretien, 30 / 04 / 2014

Les caractéristiques de l’espace public sont apprises par les musiciens au cours d’expérimentations et déterminent à terme leurs choix d’emplacement. Pour cette musicienne, l’acoustique du lieu et ses caractéristiques matérielles passent au second rang, derrière sa fréquentation, sa capacité à créer la rencontre et l’échange économique. Si la majorité des musiciens interviewés partagent cette position, d’autres insistent aussi sur le type de public, avec une nette distinction entre les comportements des Parisiens et des touristes, ces derniers apparaissant plus réceptifs à leur musique.

En définitive, dès l’instant où l’activité musicale est tolérée, la fréquentation apparaît comme le premier critère déterminant les tactiques spatiales des musiciens de rue. Elle peut s’apprécier en termes quantitatifs (nombre de passants) ou qualitatifs (type de passants), les touristes étant tout particulièrement valorisés. Bien sûr, cela ne veut pas dire que les caractéristiques physiques et sonores des lieux, à une échelle plus fine, n’ont pas leur importance.

Activation des spots et production de lieux scéniques éphémères

L’espace public est fait d’irrégularités, alternant entre les lieux propices aux flux de passants et ceux permettant de stationner. À une échelle encore plus fine, ce sont les agencements matériels ou les ambiances sonores qui permettent aux musiciens de s’approprier les espaces publics. Ces lieux de prédilection sont appelés spots par les musiciens. À partir de nos enquêtes, plusieurs types ont été définis, permettant tous la fabrique de lieux scéniques au moment du spectacle.

Choix des spots et jeux de registres

Le spot est un lieu présentant une qualité d’accueil relative au musicien et à son style de musique. « Les configurations spatiales d’une ville formalisent l’identité [du sonore] » rappelle Torgue (2012 : 134), influençant à la fois l’« espace de propagation » du son et les « modulations du perçu » des citadins. Masson (2009 : 4) souligne quant à lui que le musicien, plutôt que de jouer contre les sons ambiants afin de se faire entendre, doit plutôt faire avec et transformer la contrainte de l’espace sonore en une « ressource utile du jeu musical. » Il en va de même pour les autres contraintes liées à la forme du lieu, au profil dominant du public qui le fréquente et aux représentations collectives qui lui sont associées. Trois grands types de spots ont été identifiés, correspondant à des types d’instruments et de répertoires différenciés, mais aussi plus globalement à différentes tactiques pour attirer le public et recueillir ses dons.

Les spots pour musiques d’ambiance : des lieux-paysages

Dans ces spots, on trouve des solistes (accordéoniste comme sur la figure 1, guitariste ou encore chanteur) qui jouent, en général sur une longue période de temps, une musique pittoresque puisée dans un répertoire restreint de chansons populaires ou de musique classique. Les lieux sont choisis pour leurs caractéristiques paysagères (ponts, places, monuments historiques) ou leur ambiance particulière, en général dans les secteurs les plus touristiques, mais aussi parce qu’ils permettent un passage fluide des piétons. Ces musiciens ne provoquent en général pas d’attroupements, mais misent plutôt sur un flux continu de passants, ce qui multiplie le nombre de spectateurs et donc de donateurs potentiels. Si un groupe s’arrête pour prendre une photo devant le panorama, le musicien est présent en arrière-plan, ce qui peut favoriser un don. Le son produit, discret, vient compléter le paysage visuel auquel la mémoire collective associe des airs d’accordéon, une ambiance romantique et bohème. La tactique de ces musiciens réside dans l’adaptation de leur style musical au type de lieu qu’ils occupent, comme son d’ambiance. Ce faisant, ils participent de la mise en scène de l’espace public : ils en exploitent les potentialités et contribuent en retour à la production de son paysage sonore.

Figure 1

L’accordéoniste bande-son, pittoresque des paysages parisiens – Pont d'Arcole

L’accordéoniste bande-son, pittoresque des paysages parisiens – Pont d'Arcole

Ce musicien a été observé en janvier puis en mars 2014, chaque fois sur le pont d’Arcole qui relie l’Hôtel de Ville à l’Île de la Cité. C’est un pont fréquenté, où passent des voitures et un flux important de visiteurs. Il offre un panorama sur l’île Saint-Louis et comporte quelques bancs, mais personne ne s’y arrête très longtemps.

Source : Poddighe, 2014

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Les spots pour des spectacles populaires : des lieux-événements

On a moins affaire ici à des solistes qu’à des formations, dont les tailles sont variables mais peuvent atteindre une vingtaine de musiciens (figure 2). Leur point commun réside plus dans le type de spectacle et le type de lieu choisi pour le donner que dans le type de musique pratiquée (jazz, pop ou musique classique). Il s’agit, en effet, de spectacles qu’on peut qualifier de populaires, d’une durée limitée et préparés à l’avance, imitant les codes de la musique en salle. Les musiciens choisissent pour cela des lieux permettant le stationnement d’un grand nombre de personnes (places, parvis) et un volume sonore élevé. Le groupe lui-même occupe d’ailleurs un espace important et se fait remarquer tant par le nombre de musiciens, parfois revêtus d’uniformes de couleur, et par leurs instruments souvent encombrants que par sa forte présence sonore. L’attroupement renforce la dimension spectaculaire de l’événement et attire de nouveaux passants, produisant une scène et un public éphémères. Au final, ce type de spot correspond à l’exploitation par les musiciens des qualités de stationnement et de mise en visibilité de l’espace public, dont ils contribuent en retour à renforcer considérablement l’animation.

Figure 2

La Fanfrale ou comment produire un lieu-événement – Parvis de l'Opéra Garnier

La Fanfrale ou comment produire un lieu-événement – Parvis de l'Opéra Garnier

La Fanfrale est composée d’étudiants. Le samedi 4 janvier, ils jouent sur le parvis de l’Opéra Garnier entre 15 h 30 et 17 h. Le spectacle est précis et bien rodé. La période de l’année est propice, puisque c’est le premier week-end après les fêtes de fin d’année. Les marches du parvis de l’Opéra permettent à la troupe d’être vue de loin et le son puissant des cuivres achève d’installer la fanfare dans l’espace sensible. Les airs de musique pop s’enchaînent et les musiciens les agrémentent de chorégraphies sophistiquées.

Source : Poddighe, 2014

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Les spots pour musiques expérimentales ou exotiques : des lieux de tous les possibles

Les musiciens s’appropriant ces spots ont des profils variables, mais ont en commun de proposer un spectacle original, généralement avec des instruments ou un répertoire atypiques (batterie sur des casseroles, comme sur la figure 3, joueurs d’oud, de didgeridoo, de hang drum…). Leur activité se caractérise par un rapport complexe à l’environnement direct, à la fois tributaire d’un important flux de passants et du stationnement de quelques-uns. Les lieux doivent être dotés d’une bonne acoustique, afin de permettre l’appréciation de sonorités que les passants ne connaissent pas. La tactique, ici, est de proposer un spectacle original pour arrêter le passant et recueillir son don. Ces musiciens exploitent une caractéristique très particulière de l’espace public : celle d’être un lieu de possibles, un lieu de surprises. En effet, alors que les musiciens décrits précédemment jouent sur des registres (pittoresque, populaire) et des figures (l’accordéoniste, la fanfare) connus du public, ceux-là comptent plutôt sur l’inattendu.

Figure 3

Street Kitchen Orchestra ou comment susciter la curiosité des passants – Parvis de la gare de Montparnasse

Street Kitchen Orchestra ou comment susciter la curiosité des passants – Parvis de la gare de Montparnasse

Street Kitchen Orchestra joue le mercredi 26 mars, vers 16 h 30, sur l’esplanade de la gare Montparnasse, avec son kit de batterie (casseroles, poubelles et bidons). Son jeu rapide, varié et divertissant capte l’attention d’un public nombreux. Les percussions sont peintes, ce qui attire l’oeil, et il dispose de nombreux petits gadgets dont il se sert pour agrémenter ses rythmes d’effets comiques. Il alterne les types musicaux, passant du hip-hop à la techno.

Source : Poddighe, 2014

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La construction d’espaces scéniques éphémères

Quel que soit le type de spot qu’il active, le musicien de rue doit créer un lieu scénique s’il veut rentabiliser son activité. Il faut donc distinguer le spot, qui est un lieu-ressource pouvant demeurer à l’état de potentialité, du lieu scénique, qui correspond à la transformation du spot en scène par l’acte musical auquel assiste un public, processus qui s’appuie d’ailleurs sur la dimension scénographique des espaces urbains (Joseph, 1995).

La production d’un lieu scénique – qu’il soit minimaliste ou spectaculaire – suppose la présence physique et sonore du groupe, mais aussi un positionnement particulier du public. Pour cela, la propagation du son est importante, mais le placement du public se fait plutôt en rapport avec le fait de voir les musiciens, puisque la vue reste le sens privilégié de notre approche au monde (Cosgrove, 1984) et il semble important de regarder le spectacle, même s’il est musical. On observe donc le plus souvent une répartition du public en arc de cercle, qui permet d’exploiter tous les angles de vue possibles, mais aussi une tendance à suivre les lignes matérielles de l’espace : les plots, les marches, les arbres sont utilisés par les spectateurs qui les détournent de leur fonction initiale par de multiples « arts de faire » (de Certeau, 1990). Certains grimpent sur des barrières pour mieux voir, s’assoient sur des marches ou des plots, s’appuient sur des arbres pour assister au spectacle (figure 4). Ces éléments matériels de l’espace urbain constituent des « prises », c’est-à-dire « une disponibilité pratique dans un contexte et pour une activité donnés » (Joseph, 1997, p. 134), des prises grâce auxquelles se construit le lieu scénique. Les spectateurs reproduisent ainsi spontanément le quatrième mur du théâtre, celui qui sépare matériellement et symboliquement le public de la scène (figure 4).

Figure 4

Faire d’un coin de place un lieu scénique – Une fanfare et son public près du Centre Pompidou

Faire d’un coin de place un lieu scénique – Une fanfare et son public près du Centre Pompidou

Observée le 11 mars 2014, la prestation de cette fanfare a été très brève en raison d’une intervention policière. Pourtant, après seulement quelques minutes de jeu, un public d’une vingtaine de personnes s’est déjà formé. Les spectateurs se tiennent debout à proximité ou sont assis sur le muret, ménageant une distance de quelques mètres entre eux et les musiciens.

Source : Poddighe, 2014

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Au cours du spectacle, l’attroupement absorbe sans cesse de nouveaux passants. L’espace public rend ainsi les musiciens visibles et permet la coprésence avec un large public potentiel, les spectateurs devenant à leur tour acteurs de l’attrait du spectacle pour d’autres passants. Dans la rue, des attroupements de plus de 100 personnes peuvent se constituer en quelques minutes devant des musiciens, ce qui explique d’ailleurs les réglementations à ce sujet. En même temps, le lieu scénique peut être excluant : on ne peut pas faire abstraction de la musique, qui devient le point d’attention principal, à un moment donné. La transformation de l’espace public n’est donc pas seulement métaphorique : il est bien dépouillé de sa fonction de circulation. C’est une fixité éphémère qui modifie les flux alentour, qui occupe l’espace sonore et physique, qui pousse le passant à prendre parti, rejoindre ou contourner le spectacle.

Rémanence des spots et renouvellement des espaces publics

Si les lieux scéniques sont éphémères, les spots semblent persister, se transmettre, être abandonnés puis repris. À l’échelle d’une saison ou d’une année, on peut assister à des appropriations spatiales durables par certains musiciens. Les relations des musiciens de rue entre eux, avec ceux qui pratiquent d’autres métiers informels et avec le public, dans des lieux devenus musicaux tout au long de l’année, contribuent à renouveler les usages et l’imaginaire des espaces publics parisiens, à plus long terme.

Vers une pérennisation de microcentralités informelles de divertissement

Davantage encore que pour les autres métiers informels, la musique de rue ne permet pas la proximité de plusieurs musiciens. Ce n’est pas seulement l’espace physique qui est occupé, mais aussi un espace sonore qui devient inintelligible si plusieurs sons s’élèvent en même temps. Si certains font le choix de continuer leur recherche jusqu’à trouver un spot inutilisé, d’autres s’accordent sur une organisation improvisée, en général une alternance de jeu. Les meilleurs spots font l’objet de compétitions sonores, comme en témoigne le percussionniste :

Par contre je suis pas allé […] place du Tertre, parce que là le problème, c’est que les plus anciens en fait – parce que tu sais t’as la règle de la rue – quand ils arrivent, te laissent plus ou moins ta place, et quand t’as quelqu’un qui joue déjà, ben t’attends. Et du coup, c’est du temps que tu perds pour pouvoir jouer. Donc moi je me mettais à 50 mètres, en haut du funiculaire, et puis comme ça, j’avais moins de monde, mais au moins je suis sûr de pouvoir jouer tranquille

Entretien, 09 / 04 / 2014

La « règle de la rue » évoquée ci-dessus donne un droit de préséance aux anciens musiciens, dont l’appropriation spatiale de tel ou tel spot s’étale sur des mois, voire des années. Malgré sa dimension informelle, la musique de rue est officieusement réglementée par des usages et informée de savoirs vernaculaires ; des hiérarchisations s’expriment dans les pratiques spatiales. Laisser sa place à un ancien, attendre son tour pour un spot, c’est le signe que l’emplacement existe et conserve sa vocation même quand le spot n’est pas activé. Il est l’objet de négociations et d’accaparements, ce qui réorganise l’usage de l’espace public de façon tacite et invisible.

Ceux qui exercent d’autres métiers informels utilisent ces spots en interaction avec les musiciens et produisent ainsi des pôles d’attraction : masseurs, vendeurs de grigris, mimes et magiciens. Dans certains cas, la musique est entendue avant qu’on en voie la provenance, ce qui constitue un avantage par rapport aux métiers plus silencieux. Dans d’autres cas, la présence d’étals ou l’impression lointaine d’un spectacle peuvent attirer des foules, qui seront ensuite plus enclines à écouter le musicien. Une relation avantageuse peut donc se tisser entre métiers informels, ce qui explique les concentrations parfois élevées dans le centre de Paris à certaines heures, comme en témoigne l’entretien mené avec un groupe sur le pont Saint-Louis :

- Des fois, on a l’impression d’être à la Foire du Trône. T’es là, tu fais ta musique et t’as des gens qui voient le masseur là-bas et qui disent « ah bah tiens, je vais me faire masser en écoutant la musique ».
- Et les masseurs vous disent que c’est cool ?
- Ouais, ouais de toute façon, si la musique leur plaisait pas, ils iraient ailleurs, de toute façon ils ont plein de spots dans Paris, à la Sorbonne, rue Mouffetard, tour Eiffel

Entretien, 23 / 04 / 2014

Ainsi émerge ce que nous avons appelé une microcentralité de divertissement. Comme une centralité urbaine, mais à une échelle plus fine qui est celle d’une portion de rue ou de place, la microcentralité se caractérise par une capacité de polarisation, en lien avec une concentration d’acteurs et de fonctions (Lévy, 2003). En l’occurrence, les microcentralités observées concentrent des activités informelles – spectacles musicaux, mais aussi vente de services et d’articles divers – qui entretiennent entre elles des rapports de complémentarité ou de concurrence. Cette concentration produit des effets d’attraction auprès des touristes et, plus généralement, des flâneurs présents en grand nombre dans les quartiers environnants, qui s’y arrêtent pour regarder, écouter ou acheter. Elle permet aux acteurs informels d’augmenter leur capacité d’achalandage, tout en contribuant à renforcer localement l’animation des espaces publics.

Les observations menées à Paris ont montré qu’un certain nombre de ces microcentralités tendent à se pérenniser, en particulier dans les lieux où les activités informelles sont tolérées et dont l’intérêt commercial est le plus important : les rues du vieux Montmartre, les jardins du Trocadéro et le Carrousel du Louvre, ou encore la place Saint-Michel et le Pont Saint-Louis, par exemple. La pérennisation de ces microcentralités doit par ailleurs beaucoup aux bonnes relations que les musiciens finissent par entretenir avec les acteurs plus formels de l’espace public que sont les policiers et les commerçants. Les enquêtes confirment, par exemple, que musiciens et commerçants finissent par se connaître, que les premiers ont besoin de l’accord des seconds pour jouer ou chanter à côté du commerce, mais aussi que les seconds trouvent leur intérêt dans l’attraction que les premiers exercent sur des touristes qui apprécient souvent la musique.

Les musiciens comme « personnages publics »

Au même titre que ceux qui pratiquent les autres métiers informels, les musiciens tendent à devenir des figures familières de l’espace public parisien, des « personnages publics » au sens de Jacobs (1991). Tout au long de l’année, dans ces microcentralités du divertissement qui se pérennisent, les musiciens multiplient ainsi les interactions avec le public. Nombre d’entre eux insistent sur la dimension interactive de leur spectacle et sur les liens plus ou moins éphémères qu’ils tissent avec leur public. C’est le cas pendant le spectacle, comme en témoigne un jeune guitariste rencontré sur la place du Tertre :

Mais paradoxalement, le truc de jouer dehors dans la rue, c’est plus facile d’établir un contact avec les gens que de parler avec eux. Moi, j’ai fait beaucoup plus d’amitiés en jouant qu’en parlant avec les gens, ça c’est bizarre quand même

Entretien, 23 / 04 / 2014

C’est aussi le cas à la fin des prestations. Ainsi, les musiciens interviewés sur le pont Saint-Louis confirment qu’il leur arrive souvent de discuter avec des touristes. Il n’est en outre pas rare que ces échanges soient fixés par une photographie ou qu’ils se prolongent ailleurs, comme le confirme une chanteuse rencontrée à Montmartre :

Alors, pendant qu’on est dans notre show, parfois ils osent pas trop nous interrompre, mais s’ils voient qu’on fait une petite pause ou quoi, ils viennent nous parler. C’est chouette. Et c’est là qu’ils prennent leurs photos. […] Ça nous est arrivé pleins de fois. On a bu des verres, on a fait des boeufs

Entretien, 17 / 07 / 2015

Par ailleurs, comme les marchands de rue, il arrive que les musiciens investissent d’autres rôles sociaux ayant trait à la surveillance des espaces publics et à l’information du public (Berroir et al., 2016), ce qui renforce leur rôle de personnage public. Par exemple, nombre d’entre eux déclarent aider les touristes qui cherchent leur chemin, les mettre en garde contre les pickpockets et leur rappeler de ne pas laisser leurs affaires personnelles sans surveillance.

Enfin, les musiciens s’affirment aussi comme personnages publics d’un point de vue symbolique, s’imposant comme une figure établie de l’espace public parisien. Par leur répertoire, par leurs vêtements ou par les échanges qu’ils ont avec le public, ils s’ancrent dans des imaginaires collectifs, en particulier ceux des touristes pour qui Paris résonne avec de grandes époques, comme les Années folles, et dans des hauts lieux, comme Montmartre ou les ponts de la Seine. Plusieurs musiciens interviewés confirment intégrer un certain nombre de stéréotypes dans leurs spectacles, comme cette musicienne rencontrée à Montmartre (17 / 07 / 2015) : « On assume le cliché, tout en défendant des textes, tout en défendant un patrimoine. » Les différents exemples analysés ci-dessus montrent plus généralement que les musiciens s’appuient sur des stéréotypes, soit pour les compléter (comme l’accordéoniste), soit pour les renouveler (comme les fanfares ou les musiciens atypiques). Si cet ancrage de la pratique des musiciens dans les imaginaires collectifs contribue à légitimer leur présence dans certains quartiers, leur pratique vient en même temps renouveler l’imaginaire d’un espace public parisien dont les musiciens avaient disparu pendant plusieurs décennies.

Conclusion

Si la généralisation de l’amplification sonore portable a sans doute aidé les musiciens à faire entendre leurs sons dans les espaces publics, c’est avant tout le regard porté sur eux qui a changé, en même temps que le sens donné aux espaces publics. Du côté du public, l’imaginaire relatif aux grandes capitales a largement réinvesti le rôle du musicien, désormais considéré comme faisant partie du paysage (sonore) de ces villes. Les pouvoirs publics sont, quant à eux, plus attentifs à l’animation des espaces publics, à leur dimension affective et sensible. Or, les musiciens de rue créent une animation urbaine gratuite, voire sécurisent certaines rues. Ils créent des espaces festifs et augmentent la désirabilité de certains quartiers dévolus à la fête, ou au simulacre de fête. Ils contribuent en définitive au « réenchantement » de l’espace public dont parle Green (1998) et auquel les pouvoirs publics sont particulièrement sensibles aujourd’hui. C’est sans doute ce qui explique la relative tolérance vis-à-vis de cette activité, dans les espaces publics à caractère touristique ou festif tout du moins.

Pour toutes ces raisons, les musiciens ne sont désormais plus indésirables et tendent même à devenir désirables, un mouvement qu’on observe dans la rue mais aussi dans le métro (Froment-Meurice, 2016). Ils contribuent à faire évoluer l’espace public, à leur façon, profitant d’innovations techniques ou d’effets de mode. Au moment de leur prestation, ils en font un espace d’émotion, de divertissement, de découverte. Mais dans la mesure où leurs spots semblent persister et se transmettre, les musiciens contribuent aussi à un changement à plus long terme des espaces publics, notamment sous forme de microcentralités informelles de divertissement. Ce faisant, ils apparaissent bien aujourd’hui comme des acteurs à part entière d’un espace public qu’ils coproduisent avec les usagers et, plus généralement, avec toute une gamme d’acteurs, formels et informels, impliqués dans sa gestion, sa régulation ou son animation.

Mais ces changements ne concernent finalement aujourd’hui qu’une minorité d’espaces publics, localisés principalement dans des secteurs touristiques, et une partie du public, le plus souvent des touristes. À la fin de nos enquêtes, on pouvait facilement s’imaginer que les conditions étaient réunies pour que ce mouvement s’amplifie et se diffuse. Mais les attentats de 2015 et l’état d’urgence décrété dans la foulée – qui a été plusieurs fois prolongé depuis – ont changé la donne. Dans les lieux les plus stratégiques, dont certains sont des lieux touristiques, la présence policière a été considérablement renforcée, des aménagements dissuasifs installés, et la tolérance envers les musiciens, déjà faible, ne semble plus de mise. Ailleurs, les musiciens sont loin d’avoir disparu, mais les attroupements importants ne sont plus aussi tolérés qu’auparavant. Face à ces nouvelles évolutions, force est de constater que, même si leur image a changé, la place des musiciens dans la ville demeure fragile, fortement dépendante de la manière dont la société conçoit ses espaces publics.