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Knowledge is therefore of no use if it does not serve relationships

p. 24

Dans cette seconde édition de son livre paru en 2000, Kim Anderson propose un voyage au coeur de la constitution des subjectivités féminines autochtones. Elle y reprend les témoignages recueillis dans les années 1990 auprès de 40 femmes des Premières Nations afin de revisiter ces récits avec les récentes avancées du féminisme autochtone. Ainsi, elle explore les effets néfastes de la colonisation sur les peuples autochtones, les déplacements territoriaux qu’ils ont soufferts et les dynamiques de résistance qu’ils ont développées. Plus qu’une quête de l’identité féminine autochtone, l’auteure vise à transformer, par la puissance des témoignages, l’identité politique négative qui s’est forgée sur les bases coloniales par une vision positive d’un processus collectif et individuel d’autoconstruction.

L’auteure entame son oeuvre en signifiant sa propre identification comme Crie / Métisse (p. 3), sa trajectoire interprétative des témoignages (p. 26), mais aussi sa position intersubjective avec les lectrices et lecteurs à travers la conceptualisation de la response-ability (p. 28-30). Son point de départ analytique est la colonisation européenne comme événement marquant la redéfinition des relations de genre dans les communautés autochtones. En s’appuyant sur la notion de complémentarité qui caractérise les relations genrées pour ces peuples, Anderson argumente que l’imposition du modèle eurocentré et patriarcal a eu pour conséquence première d’altérer la compréhension propre de la féminité chez les femmes autochtones en les dépossédant territorialement, économiquement, mais aussi des points de vue social et émotif. La colonisation aurait, à travers divers mécanismes comme la religion et la privatisation de la terre, réaménagé les relations hommes-femmes et la place des two-spirit people (troisième et quatrième genre) dans les communautés autochtones en Amérique. L’autorité des femmes, reconnue par leur rôle politique et économique (p. 41), s’est vue remplacée par les notions de domesticité et de soumission rattachées au patriarcat occidental (p. 55) et institutionnalisées grâce au mariage, aux écoles résidentielles et à l’Indian Act de 1876 (p. 45).

Pour Anderson, en disloquant les relations de pouvoir genrées, la base de la spiritualité, les rapports affectifs entre enfants, parents et aînés, la colonisation a négativement marqué le sujet autochtone et l’interprétation – voire l’auto-interprétation – historique des identités politiques. L’auteure affirme que les processus coloniaux ont contribué à ce que les femmes autochtones elles-mêmes « feel ashamed, confused, or embarrassed about identifying ourselves as Native » (p. 3). Cette perte de repères, couplée à l’imposition de la famille nucléaire hétéronormative, à la déterritorialisation et à la répression sexuelle, a généré une violence qui se fait toujours sentir chez les femmes autochtones. Ces formes relationnelles oppressives dérivent en grande partie des stéréotypes qui se sont construits à partir des imaginaires coloniaux et qui se sont perpétués dans la culture populaire, comme l’auteure le démontre en citant l’exemple de Pocahontas (p. 78-79). C’est ainsi qu’elle explore deux stéréotypes, la squaw et la princesse indienne hypersexualisée / trompeuse (p. 79). Ce sont par ces stéréotypes que se légitiment l’érotisation de la femme autochtone et la violence raciste à son encontre, phénomènes qui perdurent jusqu’à nos jours et qui témoignent de la construction d’une identité négative des femmes des Premières Nations.

En s’appuyant sur le triangle d’oppression qu’elle emprunte à Doris Marshall – idées dominantes, structures et comportements individuels –, Anderson s’intéresse au processus de récupération et de guérison qui naît de la conscience d’avoir été colonisée en tant que femme et Autochtone. Son chemin de reconstitution des identités passe par une curiosité personnelle qui la pousse à s’interroger sur les moyens de résistance développés par les femmes autochtones pour survivre face aux multiples oppressions (p. 93). Elle trace donc un parcours en quatre temps qui correspondent aux parties subséquentes de son oeuvre : résister, réclamer, construire et agir.

Résister au pouvoir et à l’héritage colonial nécessite le renforcement des identités positives qui se dessinent souvent dans l’enfance, dans les relations familiales ou au sein de la collectivité. L’auteure soutient notamment que le pouvoir des femmes aînées est central à la récupération de cette identité positive, ce qui contraste avec les préceptes de la société occidentale dominante. L’interdépendance communautaire, la centralité des enfants dans la collectivité, la langue, le rapport au territoire et la place politique et économique des femmes sont tous des facteurs permettant la réappropriation de la féminité. Le noyau de cette féminité est cependant la maternité, qui se présente comme une forme de résistance aux stéréotypes de squaw et de princesse, mais aussi comme une force pour réclamer l’identité autochtone. La maternité est comprise non pas de façon individuelle et biologique, mais plutôt collective et spirituelle (p. 149) : elle permet de réinventer l’identité et le pouvoir autochtone puisqu’elle reflète les traditions qui sont traduites dans le contexte contemporain (p. xxvi). Réclamer la maternité signifie interpeler les relations humaines, réexplorer l’articulation de pédagogies et connaissances (p. 137) mais, surtout, il s’agit de repositionner la femme comme porteuse de la vie et, ainsi, se réapproprier son rapport avec le territoire. C’est se réapproprier la menstruation comme forme d’introspection (p. 144) et le pouvoir de donner la vie comme féminin dans un sens spirituel plutôt qu’essentialiste.

La réclamation de cette féminité positive cherche donc à repenser les relations hommes / femmes / deux-esprits et à revisiter les notions d’équilibre, de fluidité et de complémentarité qui caractérisent les relations genrées autochtones (p. 151-152). C’est une résistance par le corps et pour le corps qui mène l’auteure à s’interroger sur la construction de ces subjectivités corporelles à l’époque contemporaine : elle y explore comment les femmes avec qui elle a dialogué envisagent de construire leur identité autochtone féminine à partir de cette réappropriation identitaire qui se concrétise à travers le retour à la sacralité du corps (p. 172). Cette construction identitaire est aussi communautaire ; elle implique de « rentrer chez soi » physiquement et spirituellement. Finalement, la dernière partie de son livre se réfère à l’agir, cette possibilité « d’auto-amour » (p. 207) et de guérison. C’est l’étape de l’action, souvent collective, face aux violences et aux oppressions vécues, c’est l’activisme face aux processus de colonisation qui se poursuivent.

Anderson ne vise pas un retour à l’époque précoloniale ou prépatriarcale : elle est, au contraire, bien consciente que les relations d’inégalité et de domination ne sont pas nées avec l’arrivée des Européens. Cependant, elle tente de montrer l’effet disruptif de la colonisation sur les pratiques autochtones, les savoirs des femmes, les relations entre les êtres humains et les rapports au territoire. La force de son ouvrage réside dans sa percutante pertinence pour la réalité sociopolitique actuelle : pour la construction de la mémoire collective, la réappropriation des identités politiques autochtones et la décolonisation des savoirs. Convaincante et laissant les lecteurs et lectrices plongés dans un désir de (re)visiter les théories et pratiques des féminismes autochtones, cette seconde édition mérite nettement une relecture.