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Introduction

Ancienne ville-usine devenue quartier résidentiel de Saint-Étienne, en France (figure 1), la localité de Terrenoire présente une situation territoriale singulière. L’espace porte les marques de la liquidation de la ville industrielle à la suite d’une pratique intense de démolitions combinées d’îlots d’habitat populaire et d’usines, à l’image de l’ensemble de la ville de Saint-Étienne (Bonneville, 2008 ; Béal et al., 2020). À Terrenoire, cette phase de renouvellement urbain, qui s’étend des années 1980 aux années 2000, accompagne la fermeture de différents sites industriels implantés dans le centre-bourg ou la relocalisation d’entreprises dans de nouvelles zones d’activités de la région stéphanoise. Malgré cette désindustrialisation partielle, la trame urbaine reste profondément façonnée par l’industrie, et les traces de la ville industrielle, discrètes mais multiples et parfois remarquables, sont prégnantes dans un contexte marqué par la pesanteur du nom : la terre noire.

FIGURE 1

Situation du quartier Terrenoire (Saint-Étienne, France)

Situation du quartier Terrenoire (Saint-Étienne, France)
Conception : Périnaud, QGIS, 2019 | Source : IGN, 2016. Adaptée par le Département de géographie de l’Université Laval, 2020

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Le renouvellement urbain du quartier Terrenoire s’accompagne de changements dans les caractéristiques sociales de son peuplement. Aujourd’hui, l’image du quartier est paradoxale : clairement dévalorisée lorsqu’il est fait référence aux espaces centraux, et plutôt gratifiante pour les secteurs périphériques. Pour autant, Terrenoire est un espace attractif : en effet, en rupture avec l’évolution de l’ensemble de la ville de Saint-Étienne, qui a perdu près de 25 % de ses habitants depuis 1968, sa population augmente depuis les années 1990 pour atteindre 7 373 habitants en 2013. Cette dynamique résidentielle positive témoigne d’une relative réussite de la reconversion résidentielle de la localité, qui pousse à s’interroger sur les facteurs d’attractivité et la façon dont des nouveaux habitants s’insèrent dans un territoire profondément marqué par l’industrie.

Contrairement à la reconversion économique adossée à de nombreux dispositifs publics (Béal et al., 2010), la reconversion résidentielle ne dit pas son nom même si elle est, bien sûr, pour partie le résultat d’actions plus ou moins convergentes des acteurs publics. Elle transforme les espaces frappés d’obsolescence par la désindustrialisation en s’insérant dans les présentations prégnantes de Terrenoire comme « campagne [autrefois] industrielle » (Brenas et Sanquer, 2010), sans pour autant perdre sa dévalorisation symbolique.

À travers une enquête menée auprès de 15 habitants de Terrenoire entre avril et juillet 2017, nous avons souhaité mesurer la place de la mémoire de la ville industrielle dans ce territoire en reconversion, mais qui reste populaire. L’enquête a nettement mis en évidence l’hétérogénéité des pratiques et des représentations de l’espace local, entre l’ignorance de la ville industrielle et, au sein de certains groupes minoritaires, le maintien d’un imaginaire de cette dernière. Dans ce cas, l’investissement de l’imaginaire de la ville industrielle renforce l’ancrage spatial de ces groupes ou permet une mobilisation autour de nouveaux horizons de développement.

Terrenoire, campagne industrielle et banlieue résidentielle

Le quartier Terrenoire constitue à l’origine une ville-usine, entièrement née de la création et du développement de la société anonyme des Fonderies et Forges de la Loire et de l’Ardèche, créée en 1821 pour devenir, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, l’un des plus gros producteurs d’acier français. L’usine de Terrenoire est établie dans un site vierge, et constitue d’emblée un espace spécialisé en rupture avec les espaces paléoindustriels préexistants dans la région stéphanoise (figure 2).

FIGURE 2

Ville-usine de Terrenoire dans les années 1870

Ville-usine de Terrenoire dans les années 1870
Source : données géohistoriques assemblées | Conception : Périnaud, QGIS, 2019 | Adaptée par le Département de géographie de l’Université Laval, 2020

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Renouvellement social et urbain dans un territoire d’industrialisation ancienne

La commune de Terrenoire est créée en 1866, à l’issue d’un processus d’autonomisation de la commune voisine de Saint-Jean-Bonnefonds, à la demande des industriels. Ces derniers poursuivent un objectif de contrôle social de leurs ouvriers et de maîtrise de l’espace matériel pour favoriser les projets d’agrandissement de l’usine. La ville-usine compte près de 5 000 habitants dont les trois quarts vivent de l’industrie, la moitié de la population active étant directement employée à l’usine. Le paysage urbain de Terrenoire tire sa spécificité de la qualité architecturale des grandes halles industrielles, mais également du réseau ferroviaire de l’usine (23 km de voies au total) et des bassins de trempe et de refroidissement dont le plus important, le bassin de Janon, a été conservé et constitue un repère paysager majeur du quartier.

La faillite de l’entreprise des Fonderies, en 1889, et l’hémorragie démographique qui suit la fermeture de l’usine représentent une rupture dans une histoire industrielle qui s’est cependant poursuivie sous une autre forme. Dans les années 1890-1910, infrastructures et bâtiments sont réinvestis par différentes activités mécaniques et métallurgiques dont la plupart perdurent jusqu’aux années 1980. Au cours du XXe siècle, la petite ville garde ainsi durablement une caractéristique industrielle et ouvrière, également alimentée par les activités textiles (les rubans Neyret, les Textiles de Janon, Gattel et Darnon, etc.), minières et chimiques (pharmacie et parfumerie avec l’entreprise Thomas et Guinamand, installée à Terrenoire en 1901). Malgré des fermetures d’usines dès les années 1950, la part des chefs de ménages ouvriers représente 45,5 % en 1975 contre 32,4 % pour l’ensemble de la commune de Saint-Étienne (Epures, 1980).

À partir du début des années 1980, la désindustrialisation s’accélère dans la région stéphanoise, traduisant un mouvement de forte recomposition des entreprises industrielles implantées (effondrement des réseaux de sous-traitance des grands industriels, comme les Houillères de la Loire ou la Compagnie des Forges et Aciéries de la Loire – devenue Creusot-Loire en 1971 –, internationalisation, automatisation, relocalisation). Ces phénomènes concourent à une rétractation rapide de l’emploi industriel. À Terrenoire, l’érosion massive de l’effectif ouvrier est tout autant liée à un effondrement de l’effectif salarié des industries qu’à une conjoncture économique défavorable aux différentes entreprises de mécanique implantées. Il faut ajouter à cela des mouvements de relocalisation d’industries génératrices de nuisances dans de nouvelles zones d’activités. C’est le cas des établissements Martouret, devenus Générale de forgeage et décolletage (GFD) en 1987, qui déménagent de Terrenoire en 1991 pour une nouvelle zone industrielle développée à l’est de Saint-Étienne. Le site n’employait plus qu’environ 50 salariés contre 380 dans les années 1960.

Pour réelle qu’elle soit, la désindustrialisation ne conduit pas à une disparition totale du fait industriel. L’espace terranéen reste productif : hors du secteur de l’administration publique, lequel représente près du quart des emplois, il existe un tissu dense d’entreprises de la construction, de bureaux de conseil et quelques industries principalement spécialisées dans la fabrication de pièces métallurgiques, occupant des emprises foncières importantes sur les plateaux situés au coeur de Terrenoire qui, jusqu’à la fin des années 1980, étaient entièrement colonisés par l’industrie. Ces entreprises fournissent environ 28 % des emplois du quartier. Avec le maintien de ces industries, la configuration spatiale de la « grande usine » reste évidente à Terrenoire, tout comme son empreinte paysagère (figures 3 et 4). Marcher dans le centre du quartier, c’est aussi contourner les grands tènements industriels pour rejoindre les places centrales où se concentrent les petits commerces et les espaces d’habitat dense, loin des maisons individuelles dispersées en périphérie, pour l’essentiel.

FIGURE 3

Permanence des emprises industrielles et prégnance paysagère des usines – en activité ou vides – dans le centre du quartier Terrenoire

Permanence des emprises industrielles et prégnance paysagère des usines – en activité ou vides – dans le centre du quartier Terrenoire
Source : Périnaud et Morel Journel, 2017

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FIGURE 4

Sous-quartiers de Terrenoire en 2016

Sous-quartiers de Terrenoire en 2016
Conception : Périnaud, QGIS, 2019 | Source : IGN, 2016 | Adaptée par le Département de géographie de l’Université Laval, 2019

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D’un point de vue fonctionnel, cependant, les espaces résidentiels l’emportent aujourd’hui nettement, et les paysages du quartier sont d’abord dominés par les maisons individuelles et les lotissements remontant les coteaux de la vallée du Janon, notamment au sud où cette dernière s’ouvre sur le parc naturel du Pilat (figure 4). Terrenoire a en effet connu un important accroissement de son parc immobilier à partir des années 1960 (construction de grands ensembles de logements sociaux) et surtout à partir des années 1970 (forte extension pavillonnaire qui se poursuit aujourd’hui, bien qu’à un rythme moindre). Le rattachement de Terrenoire à Saint-Étienne, en 1969, permet des investissements inédits dans les équipements (marché couvert, salle des fêtes, collège) qui renforcent la petite centralité terranéenne, tout en constituant le symbole d’une modernité inédite sur ce territoire.

De fait, la conversion résidentielle du quartier se traduit par une dynamique démographique plutôt favorable. Dans les années 1990, les données du recensement général de la population (RGP) montrent que Terrenoire subit un déclin (-5,2 % de sa population entre 1990 et 1999), mais de façon moindre que la commune de Saint-Étienne dans son ensemble (-10,6 %). Entre 1999 et 2012, l’ensemble de Saint-Étienne continue à perdre des habitants, pour l’essentiel au profit de ses périphéries, tandis que le quartier Terrenoire en gagne (+5,6 %) pour atteindre 7 373 habitants en 2013. L’arrivée de nouvelles populations dans les années 2000 ne s’effectue pas de façon homogène : les secteurs centraux et nord du quartier perdent des résidents tandis que les secteurs sud en gagnent près de 600 entre 1999 et 2012. Ce dynamisme démographique des secteurs sud s’accompagne d’une spécialisation sociale avec l’accroissement de la part des groupes sociaux « moyens » et favorisés et, donc, d’une rupture sociodémographique avec les autres secteurs de Terrenoire.

La proportion d’ouvriers dans la population active est ainsi bien plus faible (17 % environ [INSEE, 2013]) que dans les espaces centraux et nord du quartier (33 % environ [Idem]) qui accueillent également une part importante de bénéficiaires de minima sociaux (près de 30 % des ménages en 2014 [Epures, 2016 : 33]). Dans les espaces sud de Terrenoire, les lotissements qui ont ciblé les classes moyennes et supérieures, ainsi que les maisons, bourgeoises ou plus modestes, rénovées et agrandies, accueillent une population aux revenus relativement élevés : l’îlot regroupé pour l’information statistique (IRIS [1]) de référence se caractérise par un revenu annuel médian de 21 338 euros en 2012 contre 14 459 euros dans le centre de Terrenoire et 16 794 euros à l’échelle de Saint-Étienne (Ibid.).

Pour autant, il n’est pas question de gentrification à Terrenoire. Les couches populaires restent très majoritaires au sein de la population active du quartier dans son ensemble (29 % d’ouvriers et 32,5 % d’employés contre 20,5 % de cadres moyens, 9 % de cadres supérieurs et 9 % d’artisans, commerçants ou chefs d’entreprises [INSEE, 2013]). Parler de gentrification suppose que l’arrivée de populations favorisées s’accompagne de l’exclusion des populations anciennement installées et plus modestes. La situation de Terrenoire montre une réalité plus complexe, de cohabitation partielle des populations anciennes et nouvelles et, surtout, de spécialisation sociale des espaces. Les différences sociodémographiques marquées entre les différents secteurs de Terrenoire sont en effet corrélées avec la nature du parc de logements, opposant des espaces dominés par les maisons individuelles en accession à la propriété dans les secteurs sud, et les espaces centraux ou nord dominés par un habitat ancien dégradé et des immeubles collectifs de logements sociaux.

Un rejet de la ville industrielle dans l’action publique

L’effacement et l’ignorance de la ville industrielle sont aussi la conséquence d’une action publique qui se déploie de manière ponctuelle, sans stratégie d’ensemble, principalement guidée, dès les années 1980-1990, par la liquidation des traces de l’industrie. La victoire de la liste municipale de centre-droite menée par François Dubanchet, à Saint-Étienne en 1983, s’inscrit dans un contexte d’accentuation de la désindustrialisation de l’économie locale. En réponse à la crise, les élus de la nouvelle municipalité stéphanoise se lancent dans une politique de grande ampleur d’aménagement de zones d’activités et d’accompagnement des entreprises, notamment d’un point de vue immobilier (Béal et al., 2010). Quelque 600 opérations de rachat des friches industrielles et d’aménagement de zones d’activité sont lancées en un mandat (Thermeau et al., 2011).

À Terrenoire, les deux plateaux qui correspondent à l’emprise de la « grande usine » de Terrenoire, occupés par l’industrie de manière continue depuis le début du XIXe siècle, sont particulièrement concernés. En décembre 1993, la Ville de Saint-Étienne, propriétaire des terrains, confie au bailleur social municipal le réaménagement du plateau des Forges en une zone mixte pouvant accueillir des activités industrielles et artisanales et de nouveaux espaces résidentiels à vocation sociale (immeubles et maisons individuelles en bandes ou isolées, en location ou accession à la propriété). Le projet (visible sur la figure 4) s’insère dans la configuration existante, sans aucune recomposition des structures spatiales héritées de l’histoire industrielle qui font que ce secteur est aujourd’hui incorporé dans les plateaux industriels et difficilement accessible.

De manière symptomatique, aucun traitement spécifique des sols contaminés n’est effectué (Morel Journel, 2017). L’action publique accompagne la banalisation sociospatiale du quartier Terrenoire tout en liquidant les héritages industriels, qui ne font d’ailleurs l’objet d’aucune politique globale de la collectivité (Gay, 2012) : l’ancienne halle des fours Bessemer de l’usine de Terrenoire est détruite en 1994 par les services techniques de la Ville, tandis que le dossier d’une éventuelle protection patrimoniale est en cours d’instruction au sein de la direction de la Culture. Cette dernière a, en effet, été saisie par une association constituée en 1987 – le Centre d’études et de recherche du patrimoine industriel de la vallée du Gier (CERPI) – rassemblant d’anciens cadres et contremaîtres de Creusot-Loire associés à quelques chercheurs, et fortement engagée dans la sauvegarde de sites et d’objets industriels. La démarche de l’association ne s’appuie alors sur aucune mobilisation d’habitants ni n’en suscite. 

L’empressement à se débarrasser de ce qui apparaît comme des vestiges inutiles et compromettant la conversion économique constitue le symptôme de la volonté des élus, avec l’assentiment au moins tacite de la population, d’effacer la ville industrielle. C’est une des dimensions de la phase de « deuil » (Grossetti et al., 1998) que connaissent les sociétés locales industrielles fortement meurtries par la perte d’emplois, la fermeture des établissements industriels ou leur dépérissement. Cette phase se caractérise par des démolitions sans autre raison que l’exigence de faire table rase. Elle se caractérise aussi par des aménagements que détermine le besoin d’assurer une rapide reconversion économique. Dans ce contexte, l’existence même d’une intention patrimoniale, au sens de la construction d’une « filiation inversée » (Davallon, 2000) n’est pas courante. Terrenoire ne fait pas exception et notre analyse rejoint nombre de travaux sur « les insuffisances » et les difficultés de la mobilisation patrimoniale en région stéphanoise (Gay et Morel Journel, 2000) comme dans d’autres anciennes régions industrielles (Edelblutte, 2010).

À Terrenoire, depuis les années 1990, la municipalité stéphanoise, par-delà les alternances politiques – le passage d’une municipalité de centre-droite, dirigée par Michel Thiollière, à une municipalité de gauche, emmenée par Maurice Vincent, en 2008, suivi par un retour à un gouvernement municipal de droite conduit par Gaël Perdriau – a accompagné la banalisation des espaces dans un contexte où les priorités politiques et les contraintes budgétaires ont globalement réduit les capacités d’action. Ainsi, sur le site de l’ancienne halle des fours Martin (figure 4) détruite en 1994, une petite zone commerciale et artisanale est lancée en 1999. Les premiers aménagements, une moyenne surface et quelques commerces, ne sont inaugurés que sept ans plus tard. Aujourd’hui encore, l’aménagement de ce secteur reste inachevé, mettant en exergue la difficulté d’attirer des investissements privés à Terrenoire, du fait de son image dégradée – un quartier paupérisé parfois peu sécurisant – et aussi de la fragmentation des modes de vie et de la segmentation des consommations alimentaires, par exemple. Depuis la fin des années 1980, les études urbaines effectuées par les services d’urbanisme intercommunaux et communaux ont été relativement rares, ce qui a résulté en une connaissance limitée du site, maintenu à l’écart à la fois des dispositifs de la politique de la Ville et des ambitions métropolitaines plus récentes. Au fond, c’est bien l’ouverture de lotissements qui constitue la continuité de l’action municipale à Terrenoire.

Ainsi, loin de ce qui peut être observé dans d’autres quartiers et petites villes où les héritages industriels fondent des projets de territoire (Veschambre, 2008 et 2014) parfois de manière conflictuelle (Nicolas et Zanetti, 2013), le quartier Terrenoire est perçu comme un territoire obsolète, où les contraintes pour la conduite de projets sont importantes tant d’un point de vue matériel que symbolique. La « solution » imaginée pour Terrenoire est donc d’accompagner au mieux les secteurs pavillonnaires qui gagnent en population, à partir d’une valorisation des aménités rurales du quartier. C’est à dire faire Terrenoire malgré Terrenoire en quelque sorte, « parce que Terrenoire, malgré son nom […] est attractif par rapport aux jeunes ménages, où on a une qualité de vie très près du Pilat, très près de la nature » (entretien avec la conseillère municipale de la ville de Saint-Étienne en charge du quartier, juillet 2017).

De fait, le principal projet municipal pour Terrenoire valorise le lien du territoire avec la nature environnante par son insertion dans la « trame verte et bleue » élaborée par Saint-Étienne Métropole. Les politiques d’aménagement évoluent ainsi progressivement de la seule gestion de l’occupation des sols pour l’extension pavillonnaire à une réflexion nouvelle sur la valorisation du bassin de Janon et de l’« écrin vert » (Beysson, 1992) que constitue Terrenoire à travers l’affirmation des liaisons avec le parc naturel régional du Pilat. L’image à la fois industrielle et populaire de Terrenoire est ainsi présentée par les élus locaux comme un obstacle à l’accomplissement de la transformation sociale du quartier. En privilégiant la valorisation d’une identité d’espace périurbain aux portes du Pilat, le projet politique, encore faiblement affirmé, escamote l’histoire industrielle. Le bassin de Janon est ainsi vu comme une aménité environnementale plutôt qu’un élément de patrimoine industriel à valoriser comme tel. Dans ce contexte, la mise au jour de mémoires, voire d’imaginaires, de la ville industrielle peut-elle permettre de mettre en question l’action publique minimale qui se déploie aujourd’hui à Terrenoire ?

Des identités fragmentées, entre valorisation et dévalorisation

L’enquête menée auprès de 15 habitants de Terrenoire entre avril et juillet 2017 a permis de mesurer la place des mémoires de la ville industrielle dans ce territoire en reconversion. Elle s’est inscrite dans une fréquentation régulière du quartier et de ses espaces de sociabilité que sont les cafés. Sans que nous l’ayons obstinément recherché, notre échantillon reflète relativement bien la réalité sociogéographique du quartier, considérant la répartition par âge, le lieu de résidence, l’ancienneté d’installation et la situation socioprofessionnelle des habitants du quartier (tableaux 1 et 2). 

Si les retraités de notre échantillon sont tous d’anciens ouvriers, les ouvriers actifs ont échappé à notre dispositif d’enquête, qui n’a pas non plus touché les populations les plus paupérisées du quartier. Le dispositif d’enquête choisi supposant des entretiens d’une longue durée (entre deux et trois heures) et il n’a pas été compatible avec les rythmes du travail. Nous avons donc complété notre enquête par des échanges moins formalisés, toujours guidés par la question des héritages et des mémoires, à l’intérieur des quatre cafés de Terrenoire. Ces derniers s’inscrivent tant dans les espaces quotidiens de sociabilité populaire que dans les espaces de travail, particulièrement ceux des ouvriers du secteur du bâtiment et des travaux publics, qui les fréquentent très tôt le matin. Il est également nécessaire de préciser que Terrenoire se distingue par une proportion importante de populations immigrées (16 % selon les chiffres du recensement général de 2013), notamment algérienne et portugaise. Cette réalité migratoire est bien présente dans notre échantillon : deux personnes sont nées au Portugal, une autre est de parents portugais, une est née en Algérie, ainsi que la mère d’une personne interrogée. Cette diversité est aussi présente dans les échanges avec les différents gérants des cafés, qui ont des histoires migratoires avec le Portugal (deux d’entre eux) et l’Algérie (un).

TABLEAU 1

Répartition par catégorie socioprofessionnelle des participants à l’enquête

Répartition par catégorie socioprofessionnelle des participants à l’enquête
Conception : Périnaud et Morel Journel, 2019

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TABLEAU 2

Répartition par âge des participants à l’enquête

Répartition par âge des participants à l’enquête
Conception : Périnaud et Morel Journel, 2019

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Pour cette enquête, nous avons choisi une approche par photo-elicitation (utilisation de photos pour susciter des réactions), à partir d’un jeu de photographies d’éléments du quartier servant de médiation à un discours sur les lieux, toujours en lien avec une part de récit biographique. Ces photographies ont été prises en 2016 par les auteures dans l’objectif de représenter les différentes composantes spatiales du quartier par des vues assez larges (la place centrale, le viaduc qui la surplombe, le bassin de Janon, le plateau des Forges, la voie ferrée, des ensembles de lotissement et une vue générale peu usitée), ainsi que des éléments moins connus et à une échelle plus réduite (une ancienne usine en ruine, un petit espace central délaissé, un mur en mâchefer, un lotissement enserré par les usines).

Ces dernières images suscitent plus directement la mémoire de la ville industrielle. Les entretiens ont été amorcés par la présentation de 13 photographies représentant les principales composantes du quartier, dans un ordre systématique avec l’idée de déterminer les éléments les plus signifiants pour les participants. L’entretien a été ensuite alimenté par un lot de 17 autres photographies, à la fois pour conforter et « interroger » les discours des personnes.

La fonction médiatrice de la photographie pour entrer en contact, faciliter les échanges et, souvent, éviter les effets inhibiteurs d’un questionnaire trop directif sur des éléments biographiques, s’est avérée convaincante (Duteil-Ogata, 2007). Ces jeux de photographies nous ont permis de recueillir des représentations très divergentes entre valorisation et dévalorisation, de les approfondir en enchérissant par l’apport de photos analogues ou en invitant à décaler le propos par des images contrastées. Plutôt que d’influencer, la photographie favorise l’expression d’un discours sur la ville (Sherren et Verstraten, 2013), avec la spécificité de conduire les personnes interviewées à exprimer très vite ce qu’elles font ou ne font pas sur les espaces proposés à leur lecture, sans s’attarder à décrire la photographie. La photo-elicitation a ainsi constitué une méthode pertinente pour recueillir les représentations habitantes du quartier, y compris par le « malentendu productif » que génèrent parfois les images (Papinot, 2007) – nous faisant, par exemple, découvrir le caractère invisible du viaduc autoroutier pour la plupart des habitants.

L’enquête révèle une indéniable convergence entre le projet politique municipal et les représentations dominantes du quartier parmi les nouveaux habitants issus des classes moyennes et favorisées. Ceux-ci valorisent un espace de tranquillité et d’opportunité, proche de la ville et de la nature, tout en distinguant leur espace résidentiel et les territorialités associées du centre paupérisé de Terrenoire. L’enquête montre ainsi l’existence d’identités fragmentées qui s’ancrent dans la géographie de Terrenoire, faite de multiples territoires du proche : le centre, Janon, la Perrotière, la Gamotière ou, encore, Maugara. Ces habitants revendiquent leur appartenance à un petit territoire, à l’intérieur du quartier, fabriqué par leurs pratiques et par les représentations qu’ils ont des autres secteurs de Terrenoire, plus ou moins extérieurs à leur espace de vie quotidienne. De ces territorialités multiples et de l’âge des participants émerge un rapport gradué à la mémoire de la ville industrielle : de son ignorance, pour les plus récemment installés à Terrenoire, à son confinement, pour les plus anciens. Si une mémoire de la ville industrielle subsiste, c’est au sein de groupes restreints, anciens ouvriers ou jeunes habitants en recherche d’imaginaires urbains alternatifs, et non dans une dimension collective.

Une campagne périurbaine aux portes de Saint-Étienne

L’importance des contrastes sociospatiaux entre les secteurs centraux et nord et les secteurs sud du quartier mettent en question les ressorts de la vie quotidienne à Terrenoire. Comment les pratiques des nouveaux habitants et leurs territorialités participent-elles au fonctionnement du quartier ?

Les personnes appartenant aux classes moyennes et supérieures de notre enquête, arrivées dans les années 1990, ont en commun un projet résidentiel analogue, qui repose sur la facilité à organiser la vie familiale et les mobilités pendulaires à partir de Terrenoire, tout en profitant de la tranquillité d’un environnement de nature. Le choix d’installation dans ce quartier s’exprime à travers la figure de l’entre-deux, ni ville ni campagne (Vanier, 2000). Le projet résidentiel est fondé sur l’arbitrage pour le moins banal entre relative proximité du lieu de travail, accessibilité du centre de Saint-Étienne (10 minutes en voiture par l’autoroute) et aménités de campagne, valorisées par la proximité immédiate du parc naturel régional du Pilat (figure 5). Plus ponctuellement, le projet est aussi fondé sur l’existence d’un marché de producteurs. Les discours de ces participants à notre enquête illustrent ainsi la prégnance d’une représentation de la petite ville à la campagne, sans aucune référence à la ville industrielle, et fondée sur des mobilités qui escamotent souvent le centre de Terrenoire, tout de même fréquenté pour ses commerces, ses équipements publics et son caractère populaire. Pour les plus aisés de nos participants, la valorisation du cadre de vie s’appuie également sur la découverte des « recoins », des « lieux cachés », qu’un jeune homme résume dans le mot « signatures » : les signatures de Terrenoire, ce sont des friches industrielles, des interstices urbains à la destination incertaine ou d’anciens chemins piétons ouvriers (depuis les anciens écarts vers le centre-bourg) maintenus dans la durée par l’usage (figure 6). Ces habitants relèvent cette indécision des espaces – qui s’oppose peut-être à la réalité, plus fonctionnelle et maîtrisée, du lotissement ? – et des formes de ruralité incarnées par les nombreux jardins et la présence de basses-cours. Ils opposent aussi à ces espaces indéterminés la petite zone commerciale standardisée du centre de Terrenoire, qu’ils délaissent.

FIGURE 5

Au premier plan, le bassin de Janon à Terrenoire et, en arrière-plan, la vallée du Janon ouvrant sur le parc naturel du Pilat

Au premier plan, le bassin de Janon à Terrenoire et, en arrière-plan, la vallée du Janon ouvrant sur le parc naturel du Pilat
Source : Périnaud et Morel Journel, 2017

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FIGURE 6

Exemple de friche industrielle dans le centre du quartier Terrenoire

Exemple de friche industrielle dans le centre du quartier Terrenoire
Source : Périnaud et Morel Journel, 2017

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Dans ce processus d’attachement par la construction d’un discours de la singularité, la ville industrielle est largement ignorée. Ces résidents conviennent que la ville industrielle n’a pas de sens pour eux et que sa valorisation ne constitue pas un horizon de référence : 

Question : Cette vie industrielle de Terrenoire dont tu notes qu’elle existe encore, tu parlais par exemple des camions qui circulaient, est-ce que ça compte pour toi ? 

• Les gens avec lesquels on discute, ce ne sont pas des vieux Terranéens... ce sont des gens comme nous qui sont arrivés ici comme nous.

Question : Dire Terrenoire, ville industrielle, ça a un sens ?

• Non. Enfin, de moins en moins. Et l’industrie, pour moi, c’est plutôt le plateau des Forges et c’est vraiment circonscrit

entretien avec un habitant, enseignant-chercheur, 52 ans, secteur de la Perrotière, mai 2017

De la même façon, les ensembles architecturaux hérités de la ville industrielle de Terrenoire sont mal identifiés. Les lieux les plus représentatifs de cet héritage ne sont pas évoqués lors des entretiens et n’ont aucun rôle dans l’attachement réel au quartier. Le patrimoine bâti de la Compagnie de Terrenoire, qui marque une des trois places centrales avec une caserne de logements imposante et des maisons de bureau des années 1820, est presque invisible pour ces habitants, tandis que le bassin de Janon, infrastructure industrielle remarquable au sein du quartier (figure 5), reste un espace peu fréquenté. Un autre exemple nous est donné par l’Amicale laïque, lieu historique des sociabilités ouvrières, qui est principalement appréhendé comme un lieu de service, pourvoyeur d’activités sportives ou artistiques. Quant aux friches encore présentes dans les espaces centraux, ces résidents ne conçoivent, pour elles, qu’une fonction résidentielle à terme. L’identité terranéenne revendiquée par ces habitants s’appuie sur le nouveau rôle du quartier à l’échelle de la ville, celui d’un espace de desserrement résidentiel de qualité (du fait de l’offre en maisons individuelles) et abordable (avec un prix de l’immobilier dans la moyenne basse au sein du bassin de vie).

Ce premier groupe de personnes interrogées, installées depuis les années 1990 et représentantes des classes moyennes et supérieures, témoigne de pratiques et de formes de mobilité caractéristiques du fonctionnement des espaces périurbains et du resserrement sur l’espace résidentiel (Berroir et al., 2017). L’ancrage à Terrenoire s’appuie sur les opportunités du quartier habillées de singularité, avec l’actualisation de la représentation d’une « campagne à la ville », hors de la référence industrielle globalement ignorée.

Complexité des mixités sociospatiales dans un quartier stéphanois

Dans ces discours, le caractère populaire de Terrenoire est également fortement valorisé, sa mixité est reconnue et appréciée, mais les pratiques s’inscrivent dans les espaces sociaux différenciés du quartier et elles les (re)produisent. À ce titre, le secteur où l’on habite (figure 4), très affirmé dans les discours, constitue un marqueur social, fondé sur les différenciations apparentes dans l’habitat. Le rattachement des enfants à trois écoles primaires différentes (celles de Janon, du centre-bourg et de la Perrotière) structure les représentations et contribue à réifier les différentiations sociospatiales : « Alors l’école de Janon, attention, c’est particulier. C’est assez homogène comme population » (entretien avec une habitante, documentaliste, 46 ans, secteur de Janon, mai 2017). Pour autant, les nouveaux habitants de Terrenoire participent à la transformation sociale du quartier en investissant fortement les sociabilités de proximité. Leurs discours traduisent ainsi une situation complexe de mixité à l’échelle du quartier, qui prend la forme de ce que différents chercheurs ont décrit comme une « cohabitation pacifiée » (Vermeersch, 2011 ; Bacqué et al., 2016) dans des temporalités cependant limitées.

Les autres personnes interviewées témoignent d’un autre vécu du quartier où les figures de la dévalorisation territoriale l’emportent. Ces habitants recoupent deux profils. Ce sont, d’une part, des habitants aux trajectoires résidentielles variées, mais qui partagent la caractéristique d’être en situation de précarisation professionnelle et sociale et, d’autre part, des résidents dont les activités professionnelles ou militantes les conduisent à être directement en contact avec les populations les plus précarisées du quartier. Ils en viennent plus volontiers à énoncer les figures types de la dévalorisation : une dégradation visible du bâti liée au manque d’entretien, le caractère hétéroclite de ce bâti, des sociabilités marquées par la méfiance, le sentiment d’insécurité, c’est-à-dire les représentations types du « mauvais quartier » jusqu’à une évocation de la figure du Bronx. L’analyse des discours antagonistes sur le quartier, entre valorisation et dévalorisation, très corrélés avec le lieu de résidence, montre la profondeur des processus ségrégatifs qui structurent le quartier, et qui ne se résument pas à la position sociale, même si celle-ci reste déterminante. Ce contexte manifeste de ségrégation sociospatiale de Terrenoire conduit chaque individu à une gestion fine de l’espace, de la proximité et du côtoiement.

La mémoire de la ville industrielle, entre confinement et renouvellement

Chez les participants à notre enquête, la mémoire de la ville industrielle et du travail à l’usine n’est réellement portée que par les plus âgés, tous anciens ouvriers. De manière générale, l’industrie, lorsqu’elle est évoquée, est renvoyée à un passé révolu : « C’était une ville d’usines avec les fumées, les bruits et les rythmes associés » (entretien avec un habitant, retraité maçon, 91 ans, secteur de Janon, mai 2017). Ces anciens ouvriers portent une mémoire de la ville industrielle désormais confinée à leurs groupes d’appartenance, voire complètement individualisée, qui se donne à voir par la mobilisation de différents lieux « bastions » de la ville ouvrière, l’Amicale laïque et l’Amicale des cheminots. Ces lieux sont également fréquentés par des ouvriers retraités d’autres quartiers de l’agglomération de Saint-Étienne qui y poursuivent et y actualisent les sociabilités amorcées dans leur vie active.

À Terrenoire, la capacité des habitants les plus âgés à maintenir les formes de sociabilité dans les lieux hérités de la période industrielle fait écho aux observations de Talja Blokland (2001) dans un quartier de Rotterdam voué à la construction navale. Ces habitants sont très conscients des transformations de Terrenoire et de la reconstruction d’une identité de quartier hors des repères de la ville industrielle. En s’inscrivant dans des rythmes réguliers reproduisant ceux de leur vie professionnelle passée, leurs pratiques témoignent d’une résistance de fait à l’éclatement des temporalités du travail. Au fond, la rupture fondamentale qui est énoncée est celle de la disparition du travail et des activités économiques dans l’espace de la vie quotidienne, dont le sens social s’est par là même épuisé pour une partie de la population.

Le fait que le changement urbain soit d’abord perçu par les plus anciens comme l’effacement de l’inscription du monde du travail et des sociabilités associées explique que certains participants proposent une lecture du changement dans le sens d’une dévalorisation, sans pour autant l’associer à une urbanité spécifique et ouvrière. Cette perception du changement est, dans notre enquête, portée par des femmes qui ont grandi à Terrenoire dans les années 1970-1980, issues de parents exerçant des professions commerciales ou intermédiaires, sans attache particulière au monde de l’usine. Le modèle de la vie communale intense est très présent dans l’évocation des souvenirs d’enfance et repose sur l’intensité de l’animation commerciale et associative dans les années 1980. Les différences des discours entre générations traduisent finalement un basculement des identités sociales structurées par les lieux du travail vers des identités sociales caractérisées par des territorialités plus complexes, dans lesquelles Terrenoire ne représente que le pôle de la résidence choisie.

Un rapport devenu confidentiel aux lieux de la ville industrielle

La fin de la ville de l’industrie s’impose comme la principale grille de lecture des transformations du quartier et de sa conversion résidentielle. Elle permet d’appréhender la territorialité d’évolutions sociales plus globales induites par les mutations économiques et la transformation du travail. La banalisation résidentielle de la ville-usine se lit alors aussi dans la difficulté d’inventer de nouveaux lieux de sociabilité dans un quartier devenu ordinaire. Différents groupes actualisent, voire construisent, des imaginaires de la ville industrielle terranéenne.

C’est le cas de la communauté portugaise, très présente à Terrenoire, qui y a construit un certain nombre de hauts-lieux « communautaires », notamment un restaurant portugais connu à l’échelle de l’agglomération, singularisant ainsi le quartier et le distinguant de Saint-Étienne. La notion de haut-lieu (Micoud, 1991) appliquée à un groupe communautaire peut sembler paradoxale dans le contexte universaliste français. Sans préjuger d’approfondissement futur, elle a le mérite de mettre l’accent sur des dynamiques socio-ethniques intenses et durables, à Terrenoire comme ailleurs à Saint-Étienne, bien que non exclusives. Au-delà, se maintiennent à Terrenoire des formes et des lieux de sociabilité liés presque exclusivement au rythme des journées de travail. Les ouvriers de chantier, notamment les bardeurs portugais, fréquentent ainsi les quatre cafés du quartier tôt le matin et tard le soir, parfois sans même habiter Terrenoire. Dans ces bistrots, se superposent différentes dimensions de la vie des entreprises, des relations « internes » entre patrons et ouvriers aux relations commerciales avec des clients ou des partenaires potentiels. Masculines pour l’essentiel, ces relations territorialisées constituent une forme de continuité de la ville industrielle. Le maintien de ces pratiques produit un décalage avec la vie quotidienne du quartier, relevée par nos interlocuteurs : « Je vous le disais tout à l’heure, c’est un peu les années 1970 dans beaucoup de domaines dans ce quartier-là. […] Parce qu’il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup d’ouvriers. C’est pour ça que j’ouvre à 5 h. C’est assez rare les bars qui ouvrent à 5 h maintenant » (entretien avec un gérant de café-restaurant à Terrenoire, 50 ans, secteur centre de Terrenoire, décembre 2017).

Nos observations à Terrenoire rejoignent les résultats de la thèse de Matthieu Giroud, Résister en habitant (2007), qui montre des « continuités populaires » dans d’anciens espaces ouvriers soumis à un important renouvellement urbain. Dans le quartier de Berriat (Grenoble, France), l’auteur révèle l’existence d’une centralité immigrée active, organisée par les pratiques résidentielles et sociales qui s’appuient sur la structure commerciale maghrébine du quartier, laquelle tient à distance les images du quartier produites par les acteurs des politiques urbaines. À Terrenoire également, mémoire de la ville ouvrière et mémoire de l’immigration se superposent, de manière visible pour la communauté portugaise, plus discrète voire minorée pour les personnes issues de l’immigration algérienne. À Terrenoire, le restaurant Le Porto contribue à inscrire une identité de groupe dans l’espace du quartier sans pour autant l’enfermer en ce lieu ni en incarner l’essence. Ces pratiques contemporaines restent néanmoins pour partie confidentielles, actives pour la communauté concernée, ouvertes à d’autres groupes, mais en décalage avec les rythmes sociaux contemporains.

Une mobilisation de l’imaginaire de la ville industrielle chez les plus jeunes

Dans notre enquête, nous avons également relevé une autre forme de réinvestissement de la ville industrielle. Les plus jeunes des personnes interrogées mobilisent davantage que leurs parents les référentiels de la ville industrielle terranéenne, ses lieux et récits, pour se projeter dans un imaginaire intense. Le témoignage d’une jeune femme est particulièrement saisissant en ce qu’il donne à voir un investissement émotionnel puissant dans sa « ville » de Terrenoire, qu’elle pense encore comme une commune à part entière. Âgée de 24 ans, habitante des Treyves de Janon et en formation en agriculture, elle a grandi à Terrenoire et développé un imaginaire propre, nourri des récits de la ville industrielle, « caché[e], enfoui[e], oublié[e] ». Les propos qu’elle tient à partir des photographies présentées lors de l’entretien enchantent les lieux : le bassin de Janon est pour elle « un truc féérique ! J’imaginais les gars de la grosse usine venir tremper de grosses pièces pour venir les refroidir (rires) ». De manière liée, c’est aussi un imaginaire de la nature s’appuyant sur la pratique des espaces interstitiels de Terrenoire qui fonde l’attachement aux lieux, à partir de l’exploration des bâtiments désaffectés ou le long des voies ferrées. Cet imaginaire de la ville ouvrière et rurale s’associe au refus de la normalisation doublée de banalisation de son espace affectif devenu une « ville périphérique », une « ville dortoir », conséquence de la  « mondialisation » et de « l’individualisme ».

Cette jeune femme, tout comme les deux autres personnes de moins de 30 ans que nous avons rencontrées, souhaite réinvestir les bâtiments d’une ancienne usine pour porter des projets d’économie sociale et solidaire, très concrets et actuellement en voie de réalisation. Loin d’un impossible retour au passé, cette volonté de réinvestissement des lieux de la ville de l’industrie pour y développer des activités productives nouvelles constitue un geste de résistance à la banalisation résidentielle et un mouvement de refus d’un certain mode de vie (péri)urbain :

Ça ne servait pas à rien ces usines, ça ne servait pas à rien. Il y a eu de la vie, une histoire et, aujourd’hui, ça tombe en ruine et ça prend la rouille, et ça se démantèle petit à petit... au profit de petits quartiers résidentiels, individualisés et copiés-collés

entretien avec un habitant, étudiant, 24 ans, secteur de Janon, mai 2017

La ville industrielle, ses friches et ses traces sont ainsi le support d’imaginaires qui constituent des vecteurs d’émancipation et de mobilisation. En témoigne l’univers artistique du groupe de musique électronique Terrenoire, un groupe bien identifié sur la scène musicale française et composé d’un duo de jeunes musiciens originaires du quartier. Jouant de l’image négative de leur quartier, ces deux jeunes construisent un imaginaire alternatif : le black paradiso. Une partie de la jeunesse de Terrenoire mobilise un imaginaire de la ville industrielle constitué de valeurs de solidarité, de la défense du caractère populaire des lieux ainsi que des cultures alternatives et écologiques (Trigano, 2015). Bien sûr, cette appropriation de l’imaginaire de la ville industrielle n’est pas propre à Terrenoire ni à la région stéphanoise. Elle s’est développée à Glasgow, Turin ou Montréal dans un contexte où le patrimoine industriel est devenu un vecteur de développement économique (Bailoni, 2008). Elle s’exprime dans la conversion culturelle des friches industrielles, permettant – si les projets sont bien insérés dans le quartier – aux habitants d’accéder aux pratiques culturelles dans un environnement qui reprend sens.

Conclusion

La banalisation de l’ancienne ville-usine se lit donc dans la relative moyennisation de sa composition sociale, dans le développement continu des lotissements de maisons individuelles aux destinations sociales spécifiques et dans la difficulté d’inventer des « lieux » d’attachement dans un espace désormais banalisé. L’enquête auprès des habitants a démontré l’absence d’une mémoire collective « formalisée » par la mise en récit du passé industriel, potentiel repère pour la formation d’une nouvelle identité locale. Ce constat s’inscrit dans une région d’industrialisation ancienne dont les acteurs institutionnels ont plutôt cherché à escamoter les mémoires industrielles (Gay, 1996) ou, plutôt, à n’en proposer qu’une version neutralisée par la technique, à l’image de la conception initiale du musée de la mine de Saint-Étienne (Morel Journel, 1999). La mise en patrimoine de l’industrie ou la valorisation de ses mémoires apparaissent ici plus contraintes que dans certains territoires miniers des États-Unis, où le « paysage culturel » reste prégnant (Robertson, 2006). Au sein de ces régions, l’évidence de l’héritage industriel dans le paysage encourage sans doute la conservation et l’actualisation de ces mémoires. À Terrenoire, l’industrie est désormais discrète ou disparue, et son legs, qu’il soit positif ou négatif (la pollution des sols, par exemple) reste invisible.

Les identités des nouveaux habitants de Terrenoire ne s’ancrent pas dans le passé industriel, mais se réfèrent à des normes « périurbaines » qui valorisent le cadre de vie de nature et les occasions d’agencements sociospatiaux liées à la localisation et au coût raisonnable de l’immobilier. Les représentations politiques produites dans le cadre du renouvellement urbain de Terrenoire depuis la fin des années 1980 accentuent ces tendances. Elles visent à changer l’image du quartier pour continuer à attirer des ménages, au capital social et économique souvent plus élevé que celui des populations anciennement installées. Dans ce cadre, les mémoires de la période industrielle, sans être totalement ignorées, ne font l’objet que de travaux partiels, à l’initiative du centre social par exemple, et à la diffusion souvent limitée aux acteurs impliqués. Le rapport à la ville industrielle tend ainsi à être marginalisé, notamment parce que cet héritage est perçu comme un frein au renouvellement de l’image du quartier.

Ce projet politique banal repose sur une certaine négation de la complexité sociospatiale de Terrenoire, une négation qu’il induit même, comme notre enquête l’a révélé en démontrant l’existence d’identités locales fragmentées. Une identité fondée sur la mémoire de la ville industrielle perdure chez les plus anciens habitants, mais la marginalisation de cette mémoire reflète la temporalité de l’évolution de la ville devenue quartier, où les dynamiques résidentielles sont partiellement déconnectées des dynamiques économiques. Surtout, de nouveaux imaginaires de la ville industrielle se constituent, soit du fait de l’actualisation de sociabilités ouvrières (à l’exemple de l’appropriation spatiale du quartier par la communauté portugaise) soit du fait de la recherche de cultures alternatives pour une partie de la jeune génération.

L’enquête soulève de fait un questionnement sur la possibilité de faire cohabiter ces aspirations plurielles dans le projet politique, pris entre la persistance d’une appréhension populaire du quartier et une recherche de normalisation périurbaine. Jusqu’ici, les mémoires industrielles des anciens résidents, qui s’actualisent dans des lieux et des temporalités discrètes, et les aspirations des nouveaux, en recherche de singularisation de leur quartier par rapport à l’agglomération voisine, restent à articuler. Cette ambivalence persistante vis-à-vis de l’héritage industriel et de la dimension mémorielle des territoires, fréquente dans nombre de régions anciennement industrialisées, constitue indéniablement un facteur de fragilisation sociale dans le sens où, ces espaces restant globalement perçus comme dévalorisés, les habitants témoignent d’un sentiment de relégation délétère pour participer à la réinvention de leur territoire de vie et pour renoncer au repli sociopolitique.