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Introduction 

Les habitudes locales résistent aux forces qui tendent à les transformer, et cette résistance permet le mieux d’apercevoir à quel point, en de tels groupes, la mémoire collective prend son point d’appui sur les images spatiales

Halbwachs, 1997/1950 : 199-200

Intervenir sur l’existant constitue un grand défi pour le projet urbain contemporain. Plus précisément, les questions d’adaptation, de transformation, voire de démolition et de reconstruction, se posent quand il s’agit de mettre en oeuvre de grandes opérations de renouvellement urbain, de requalification des quartiers en déclin ou encore de réaménagement des espaces publics. L’ensemble de ces projets constitue une modalité qui est censée tenir compte des matérialités existantes, avec une phase de conception qui concerne les professionnels de l’espace (architectes, urbanistes, paysagistes, etc.). Ceux-ci sont appelés, tout en respectant un cadre réglementaire élaboré par des experts, à apporter des solutions dont la dimension formelle tient compte des valeurs d’ancienneté, d’histoire et de remémoration, traditionnellement rattachées aux processus de patrimonialisation (Riegl, 1984/1903), des valeurs esthétiques et artistiques (Nicolas et Zanetti, 2013 : 181) ou encore des valeurs écologiques liées à l’intégration de la nature au cours du XXe siècle (Merlin et Choay, 2015 : 544). Or, ces éléments préexistants peuvent être liés également à une économie de proximité ou à des événements populaires ancrés dans la vie quotidienne des habitants, par exemple. L’espace vécu, dans le sens de Frémont (1976), se trouve ainsi associé à une maîtrise d’usage [1] et, donc, à un rapport à l’espace différent de celui de l’expert. Les valeurs derrière les critères des usagers sur les éléments préexistants à préserver et conserver peuvent non seulement être différentes de celles des experts, mais également entrer en conflit avec elles.

Il existe un grand nombre de travaux scientifiques sur la place de l’existant dans les grandes opérations de renouvellement et de requalification urbaine (Tomas, 1995 ; Tridon, 2005 ; Auclair et Hertzog, 2015 ; Rautenberg, 2015, parmi les plus emblématiques). Cependant, plus rares sont ceux qui portent sur la place de l’existant dans les projets de réaménagement des espaces publics. Pourtant, les espaces publics, en tant qu’espaces vécus, participent de manière essentielle à l’image de la ville et constituent, par conséquent, un creuset de valeurs partagées et de mémoire des lieux. Depuis les années 1960, ces valeurs partagées font l’objet de travaux de recherche en sociologie urbaine sous le prisme des concepts de sociabilité et de lien social (Goldstein, 1951 ; Whyte, 1956 ; Goffman, 1963 ; Rappoport, 1976), mais rarement sous celui de la mémoire collective. À partir des années 1990, l’accélération des rythmes urbains et la diversification des styles de vie ont soulevé de nouvelles questions sur la contradiction entre l’appropriation [2] de l’espace par un groupe d’usagers, d’une part, et la coexistence avec d’autres acteurs, d’autre part (Beck, 1995). Plus récemment, la notion d’appropriation de l’espace urbain à travers des processus de patrimonialisation est justement apparue centrale pour comprendre les démarches d’intervention spatiale sur l’existant (Ripoll et Veschambre, 2005 ; Veschambre, 2005, 2008 et 2009). Dans ces travaux, le patrimoine est entendu au sens d’un « processus social d’appropriation de l’espace au profit de groupes déterminés, fondé sur la conservation de traces et/ou l’apposition d’éléments de remémoration » (Gauthiez, 2010).

L’ensemble de ces problématiques renvoie, selon nous, à deux controverses qui entourent aujourd’hui les projets de réaménagement des espaces publics, dans un cadre urbanistique qui inclut des processus de patrimonialisation d’objets spatiaux existants et, par extension, leurs méthodes d’appréhension.

La première controverse se manifeste par une différence de perception du patrimoine par les experts et par les habitants (Bossuet, 2005 ; Jacquot, 2005). En effet, en matière de patrimoine, la question de la protection des biens, qui intéresse directement l’urbanisme, se pose en termes de valeurs culturelles et naturelles, pour les experts (Merlin et Choay, 2015 : 543). Force est de constater que ces considérations ne constituent plus un référentiel circonscrit. Ce qui relève de la mémoire collective du lieu – dans notre cas, un espace public – serait plutôt l’ensemble des représentations diachroniques, futiles et parfois antagonistes, produit par « des alliances, des complémentarités, des bricolages de l’action patrimoniale dont la compréhension tient à la prise en compte du contexte local » (Rautenberg, 2015 : 99). En effet, c’est le ressenti (sentiments, émotions et souvenirs) qui domine chez les usagers de l’espace, des non-experts pour la plupart.

La deuxième controverse consiste en une remise en cause des processus actuels de production de l’espace urbain (Nicolas et Zanetti, 2013), y compris chez les professionnels de la conception spatiale (notamment, les architectes et les urbanistes). Elle fait émerger la nécessité d’une pensée aménagiste plus respectueuse de l’existant et des rapports symboliques ou émotionnels entre l’espace et ses pratiquants/usagers. En tant que construction de sens a posteriori autour de ces éléments, cette composante symbolique renvoie, à notre avis, à une signification importante pour l’ensemble des usagers, souvent liée à l’intériorisation collective d’un récit partagé du passé, plus ou moins lointain. Sans cette prise en compte, les processus de réaménagement risquent fortement de devenir source de conflits et de provoquer des réactions d’opposition de la part des destinataires du projet (les habitants, les usagers, bref, les citadins) envers les solutions spatiales proposées (Linossier et al., 2004).

Cela invite à reconsidérer les critères à intégrer dans les mesures administratives de protection de l’existant, et à nous interroger sur les valeurs que les différents acteurs du territoire associent au concept de patrimoine au sens large, c’est-à-dire, ce qui relève de l’héritage ou qui pourrait devenir héritage. Une série de questions se pose alors pour mettre en évidence, inventorier et catégoriser ces représentations des différents groupes d’acteurs : comment établir un système de variables permettant d’élaborer une grille d’interprétation du phénomène étudié ? Quels sont les groupes d’acteurs capables de recenser l’ensemble des valeurs ? Quels sont les éléments existants susceptibles d’influencer, voire d’orienter, un processus d’intervention spatiale ? Comment modifier et, dans certains cas, fabriquer et intégrer dans le processus de projet de nouveaux outils permettant de départager l’importance des différentes valeurs ?

Pour répondre à ces questions, nous présentons, dans un premier temps, notre méthodologie et un terrain d’étude particulièrement adapté à l’analyse de l’écart entre les valeurs patrimoniales « reconnues » par les experts, et « perçues » par les usagers de l’espace : le projet d’urbanisme blueFACTORY, à Fribourg (Suisse). Dans un deuxième temps, nous décrivons la méthode choisie et son application au terrain d’étude. À partir des matériaux recueillis au cours de notre enquête, nous restituons, dans un troisième temps, nos trois types d’analyse : 1) une analyse cartographique illustrant le décalage entre le « patrimoine reconnu » et le « patrimoine perçu » ; 2) une matrice des objets spatiaux repérés dans les analyses précédentes, nous permettant de qualifier concrètement les rapports paradoxaux entre, d’une part, les cadres réglementaires associés à la conservation et à la mise en valeur de l’existant et, d’autre part, les représentations de valeur des habitants ; 3) une proposition méthodologique autour d’un outil d’aide à la décision, établi à travers quatre types d’« espace de négociation », à intégrer dans des démarches de projets susceptibles d’articuler les valeurs patrimoniales « reconnues » et « perçues ».

In fine, nous posons la question d’une mémoire collective qui se renouvelle en permanence, comme véritable levier permettant d'élaborer une méthode de détermination des valeurs symboliques pour les habitants, afin de permettre au projet de s’affirmer comme un processus de révélation de ces valeurs et de favoriser la planification urbaine au sens large, en ce qu’elle doit être adaptée aux logiques locales porteuses des valeurs complémentaires au patrimoine reconnu.

Notre terrain : le projet de la blueFACTORY à Fribourg (Suisse)

Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche intitulé « Qualité des espaces publics pour un quartier durable et évolutif (QUALITEP [3]) », dont le but est d’apporter des réponses scientifiques aux questions de programmation et de conduite du projet urbain blueFACTORY, localisé dans le site de l’ancienne brasserie Cardinal, de Fribourg (Suisse). L’intérêt heuristique de ce projet repose notamment sur les points suivants : 1) l’historique caractère industriel du secteur du projet ; 2) les revendications locales pour éviter l’effacement de cette mémoire industrielle ; et 3) l’ambition des décideurs du projet (les autorités locales et la maîtrise d’ouvrage [4]) pour combiner protection et revalorisation d’une partie de l’existant avec innovation des constructions, nouvelles ou à transformer.

Très précisément, à travers le cas de blueFACTORY, il s’agit d’analyser et d’évaluer un nouvel outil d’aide à la décision politique et opérationnel, dans le cadre d’un dispositif de planification participative, émergeant à la suite des résistances locales face à la transformation des espaces et des activités du site Cardinal. Ce dispositif s’insère ainsi entre un processus d’identification du patrimoine dans la friche industrielle (à travers un plan d’affectation cantonal [PAC] approuvé en 2017) et un processus d’appropriation progressive, par les usagers du quartier, des espaces publics (nouveaux, conservés ou à transformer) en cours de réalisation.

Notre hypothèse est que les classifications patrimoniales ne résistent pas à une analyse fine des éléments spatiaux tenant compte de l’espace pratiqué. Autrement dit, en négligeant l’espace vécu (Frémont, 1976), les dispositifs réglementaires de protection de l’existant ne tiennent pas compte des valeurs symboliques attribuées aux objets dans l’espace par les usagers. Afin d’analyser les contradictions patrimoniales et les possibles conflits qu’elles peuvent engendrer, nous faisons référence au concept de mémoire collective comme matière de projet dans la conception et la production des espaces urbains contemporains.

La blueFACTORY : entre protection et innovation

Le projet blueFACTORY trouve ses origines dans une initiative de planification lancée par les autorités cantonales et communales de Fribourg, après la fermeture de la brasserie Cardinal (figure 1), en 2011. Cette entreprise était présente dans le secteur depuis la deuxième moitié du XIXe siècle. Endroit stratégique de la ville de Fribourg en raison des enjeux liés au développement à proximité du site et à sa localisation privilégiée, proche du centre-ville et de la gare, la zone constitue une propriété partagée de l’État de Fribourg (6 500 m ²) et de la blueFACTORY SA (53 000 m ²).

FIGURE 1

Site de l’ancienne brasserie Cardinal, photo prise dans les années 1980

Site de l’ancienne brasserie Cardinal, photo prise dans les années 1980

Source : image traitée à partir d’une carte postale issue du site https://collection-jfm.fr

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Sous la forme d’un concours public, un « quartier d’innovation » a été programmé. Dans le périmètre de l’ancienne brasserie, des sociétés de développement, des incubateurs d’entreprises, des fonctions urbaines diverses (services, restaurants, projets culturels et artistiques), des espaces résidentiels liés à ces activités et des grandes surfaces devant servir d’espaces publics ont été prévus dans l’appel à concours. Parmi la vingtaine de dossiers reçus, c’est le projet Steamboat qui a été retenu. Il proposait d’implanter des bâtiments destinés aux activités mentionnées sur le plateau libéré par la brasserie (figure 2). Cependant, ce projet n’a jamais vu le jour. Perçue comme « trop rigide », cette première version a donné lieu à diverses mobilisations qui prenaient le relais des revendications citoyennes contre la fermeture de la brasserie datant de 2010. La maîtrise d’ouvrage a donc décidé, en 2015, de prendre de la distance vis-à-vis du projet lauréat du concours et d’en redéfinir les bases spatiales et fonctionnelles. On a donc entrepris l’élaboration de nouvelles démarches plus adaptatives et respectueuses de l’existant, à travers le PAC blueFACTORY, approuvé en 2017. En effet, la spatialisation du projet Steamboat ne semblait pas respecter le caractère historiquement industriel du site, en se limitant au maintien de certains bâtiments protégés, encastrés entre les nouvelles constructions. En revanche, un des buts principaux du PAC était de « rappeler les conditions de mise en valeur des bâtiments existants et en particulier ceux qui appartiennent au patrimoine et à l’histoire du lieu » (2017 : 4). Pour ce faire, le PAC blueFACTORY accorde une attention particulière à l’intégration des objets patrimoniaux dans les espaces publics, qui participent ainsi à leur mise en scène (figure 3).

Actuellement, un processus de conception architecturale est en cours, parallèlement à une préparation du terrain pour la construction des nouveaux espaces publics : démolition d’éléments existants et construction de prototypes architecturaux comme la Halle Bleue (fin 2015). D’après les entretiens avec les acteurs locaux, que nous présenterons par la suite, ces processus ne sont pas exempts de tensions, notamment entre les différentes institutions faisant partie de la maîtrise d’ouvrage et des représentants de la société civile (tableau 1). Certaines tensions sont liées à la conservation des bâtiments dits « emblématiques », comme la halle d’embouteillage, aussi appelée Halle Grise.

FIGURE 2

Plan directeur du projet Steamboat

Plan directeur du projet Steamboat
Source : image cédée par la maîtrise d’ouvrage du projet

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FIGURE 3

Schéma de principe d’organisation spatiale pour le quartier blueFACTORY

Schéma de principe d’organisation spatiale pour le quartier blueFACTORY
Source : PAC blueFACTORY, 2017 : 17

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Méthodologie : réunir la diversité des représentations de valeur pour dépasser les contradictions patrimoniales

Partant du constat d’une mémoire collective à réinventer sous forme de construit social, la détermination des différentes « représentations de valeur » (Zepf, 2004) devient essentielle pour instruire un projet d’intervention spatiale avec une prise en compte de l’existant. Pour définir le terme « représentation », nous faisons référence à Edgar Morin (1986) :

La représentation est une synthèse cognitive dotée des qualités de globalité, de cohérence, de constance et de stabilité. […] La représentation est le produit d’un processus morphogénétique et synthétique qui la construit sous forme d’une image globale, immédiatement ressentie à la fois comme vision objective des choses réelles et comme appropriation subjective de cette vision objective (toute perception comporte un implicite « je perçois »)

Morin, 1986 : 106-107

Nous entendons alors, par représentation de valeur, la restitution d’une construction sociale et culturelle autour de la notion de patrimoine, à partir des valeurs mobilisées par chaque groupe d’acteurs concerné par le projet blueFACTORY (experts et non-experts). Dans ce travail de recherche, nous distinguons deux catégories patrimoniales : le « patrimoine reconnu » et le « patrimoine perçu ».

TABLEAU 1

Données synthétiques du projet de réaménagement urbain blueFACTORY

Données synthétiques du projet de réaménagement urbain blueFACTORY
Conception : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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Notre méthodologie : saisir les valeurs derrière le « patrimoine reconnu » et le « patrimoine perçu » dans le secteur à projet

Le « patrimoine reconnu » ferait partie des démarches institutionnelles menées par les autorités locales depuis 2011, dont les instruments visent à déterminer collectivement, par un ensemble hétérogène d’acteurs, des objets, matériels ou immatériels, susceptibles d’être protégés (Lacroix, 2008) dans l’ancien site Cardinal. Ces documents prescriptifs, élaborés par des experts à l’aide des enquêtes réalisées auprès de la population et des habitants de Fribourg, tiennent compte des valeurs traditionnellement rattachées aux processus de patrimonialisation (esthétiques, historiques, de remémoration, etc.). Néanmoins, ces valeurs n’ont pas fait référence aux pratiques des usagers des espaces publics du secteur, en cours d’utilisation depuis le début des travaux de réaménagement du quartier.

C’est pour cette raison que nous proposons une deuxième catégorie, le « patrimoine perçu » par ceux qui fréquentent cet espace, tenant compte des « traces » en tant que quelque chose qui renvoie « à ce qui subsiste du passé » et « au champ de l’histoire et de la mémoire » (Veschambre, 2008 : 13), mais également aux « marques », entendues comme « une production (intentionnelle) dans un espace dont l’appropriation est affirmée et revendiquée » (Idem : 14). Or, pour que l’appropriation ait lieu, un processus de changement chez l’individu est nécessaire et, pour cela, il faut la présence d’une série de processus symboliques, cognitifs, affectifs et interactifs (autant évolutifs que structuraux). À travers ces processus, l’espace devient lieu en même temps que se produit une identification de l’individu ou du groupe social avec son environnement (Pol et Valera, 1999). Nous incluons ainsi, dans notre repérage du patrimoine perçu, une composante symbolique présente dans les processus d’appropriation des espaces (Ibid.).

FIGURE 4

Schéma des éléments protégés

Schéma des éléments protégés
Source : PAC blueFACTORY, 2017 : 21

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Les différentes sources de données

Deux sources principales ont apporté les données nécessaires pour bien mener nos analyses.

  1. Les représentations de valeur du « patrimoine reconnu », à savoir :

    • le plan d’aménagement local ;

    • le plan directeur du site (document cartographique qui spatialise les enjeux patrimoniaux de la commune) ;

    • le PAC blueFACTORY, approuvé en 2017, qui concerne plus concrètement le secteur du projet. Ce dernier précise les conditions de mise en valeur des éléments existants et leur degré de protection (figure 4), en mettant l’accent sur ceux qui rappellent l’histoire et le passé industriel du lieu.

  2. Les représentations de valeur du « patrimoine perçu » identifié dans le cadre de ce travail, notamment, à travers deux types de technique d’enquête :

    • l’outil de la  carte mentale , que nous avons utilisé à l’instar des travaux fondateurs de Kevin Lynch (2014/1960). Sous la consigne de se focaliser sur des objets urbains (à leur avis) remarquables, et en accord avec notre protocole, il a été demandé aux participants à cette expérience – tous usagers des espaces de travail situés à l’intérieur du périmètre du projet – de dessiner le trajet quotidien entre leur domicile et le lieu précis de travail, dans l’objectif de produire une carte-guide destinée à un hypothétique visiteur ne connaissant pas le secteur (figure 5) ;

    • des entretiens semi-dirigés (Gauthier, 2003). Après la réalisation des cartes, les participants ont été invités à fournir des informations personnelles telles que leur adresse, leur âge, leur sexe ou leur genre, leur profession, leur moyen de déplacement et leur rapport personnel au site Cardinal. Nous leur avons aussi demandé d’associer les images produites à des souvenirs, connaissances précédentes ou informations reçues sur les objets spatiaux représentés, dans le but d’esquisser les relations spatiales, émotionnelles et symboliques entre l’individu et l’élément montré.

FIGURE 5

Carte mentale no 11, réalisée par un usager de la blueFACTORY

Carte mentale no 11, réalisée par un usager de la blueFACTORY
Source : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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Les groupes interviewés : une approche spatialisée

La blueFACTORY, en cours de conception et en même temps de réalisation, manque pour l’instant d’une population résidant dans le périmètre d’action du PAC. Notre enquête s’adresse donc aux femmes et aux hommes qui travaillent et fréquentent les espaces à transformer. Le quartier accueille trois groupes d’usagers, en fonction de l’utilisation des bâtiments en fonctionnement en 2017. Nous avons collecté des informations à partir d’une trentaine de personnes, ce qui représente 20 % des usagers de ce quartier en construction :

  • Groupe 1 : « usagers de la Halle Bleue ». Il s’agit du nouveau bâtiment construit en 2015, emblématique du nouveau quartier de la blueFACTORY.

  • Groupe 2 : « bâtiments principaux ». Ce sont les anciens bâtiments industriels, situés dans l’entrée principale du secteur.

  • Groupe 3 : « usagers de l’Annexe A ». Il s’agit d’une construction temporaire accueillant des ateliers de bricolage associés à la Haute École d’ingénierie et d’architecture de Fribourg.

Une trentaine de cartes mentales ont été produites par les membres de ces groupes. Cependant, cette production a varié en fonction de leur disponibilité, et elle n’est donc pas équilibrée : 15 usagers de la Halle Bleue (groupe 1), 5 usagers des bâtiments principaux (groupe 2) et 10 usagers de l’Annexe A (groupe 3).

Les variables à étudier

À la suite de la collecte de ces données, nous avons analysé ces observations et ces cartes en nous focalisant sur deux informations : 1) le nombre de fois qu’un même élément a été désigné ou cité ; 2) l’importance accordée par la personne interrogée à des éléments dessinés ou décrits, avec une attention particulière par rapport au reste des éléments repérés, dans un souci soit de détail (descriptions profuses et précises), soit de taille (descriptions plus longues ou dessins plus grands). Afin de qualifier au mieux les rapports entre les éléments repérés et les personnes interrogées, nous avons proposé deux types de variable :

  • l’importance absolue correspond au nombre total d’allusions à un même élément localisé dans le périmètre d’action des projets analysés par l’ensemble des participants à l’enquête, sur une échelle de 0 à 30 (de « peu évoqué » à « très évoqué ») ;

  • l’importance relative définit l’importance moyenne d’un élément en fonction de sa représentativité octroyée par les personnes interviewées, sur une échelle de 0 à 3 (d’« insignifiant » à « très important »).

Une méthodologie de recherche déclinée en trois types d’analyse

Enfin, pour comprendre au mieux les différentes conceptions de la notion de patrimoine et leur intégration dans un projet de réaménagement de l’existant, nous proposons trois types d’analyse :

  • une reconstitution sélective, sous la forme d’une cartographie synthétique élaborée à partir de la matière collectée lors de nos enquêtes de terrain, des éléments faisant partie du « patrimoine reconnu » et du « patrimoine perçu » ;

  • une détermination des rapports paradoxaux entre les valeurs fondées sur les concepts de « patrimoine reconnu » et de « patrimoine perçu », restituée à travers une matrice réunissant deux composants que nous avons associés à la construction d’une mémoire collective : le « symbolisme » et l’« ancienneté » ;

  • une proposition d’outil d’aide à la décision pour les acteurs responsables des projets de réaménagement, à travers une analyse des « espaces de négociation » construits autour de l’importance accordée par les usagers aux objets repérés dans nos analyses patrimoniales, selon deux variables : l’« importance absolue » et l’« importance relative », présentées plus haut. Cet outil adopte la forme d’une matrice, à partir des catégories symboliques dans lesquelles s’inscrivent les éléments repérés dans nos analyses précédentes.

L’écart entre le « patrimoine reconnu » et le « patrimoine perçu » de la blueFACTORY : analyses, résultats et dispositifs d’aide à la décision

Le « patrimoine reconnu » et le « patrimoine perçu » du projet blueFACTORY

Le plan directeur du site pour la ville de Fribourg inclut une variété importante de formes de conservation ou maintenance de l’existant, ainsi qu’une classification qui comprend autant d’aspects urbains (quelques ensembles proches de la blueFACTORY, par exemple) que d’aspects sensibles, paysagers, de biodiversité, géologiques ou archéologiques, en passant par des architectures individuelles ou des espaces verts remarquables (jardins, forêts, espaces agricoles, etc.).

Concrètement, dans le périmètre du projet, quelques éléments spatiaux bénéficient de différents types de protection (figure 6). Le rapport d’aménagement, selon l’article 47 Ordonnance sur l’aménagement du territoire (OAT) créé pour le site Cardinal, signale trois niveaux : 1) protection impérative à tous les niveaux, impliquant la conservation intégrale et le maintien des constructions (la Halle Grise, le silo, la cheminée en briques, la maison du gardien et le bâtiment principal de la blueFACTORY) ; 2) protection impérative au niveau du sous-sol (une seule construction, extension du bâtiment principal, est classée dans cette catégorie) ; et 3) protection souhaitable, applicable à certaines façades ou certains pavillons.

Concernant l’analyse des cartes mentales et l’information qu’elles apportent, dont la figure 5 rend compte, quelques conclusions méritent d’être formulées. En premier lieu, à l’échelle du périmètre de la blueFACTORY, un nombre inégal d’allusions des groupes interrogés à leurs lieux de travail (Halle Bleue, bâtiments principaux et Annexe A) est à noter. En effet, les usagers de la Halle Bleue (groupe 1) ont systématiquement fait référence à leur propre lieu de travail. En revanche, les usagers de l’Annexe A l’ont généralement ignoré, ainsi que, dans une moindre mesure, ceux des bâtiments principaux. Par contre, les usagers des groupes 1 et 2 ont souvent nommé la Halle Bleue. Il semble donc pertinent d’accorder, dans le nouveau quartier, une représentativité plus importante à la Halle Bleue alors qu’il s’agit de la construction la plus récente (et d’ailleurs probablement éphémère) [5].

En deuxième lieu, à l’échelle du grand périmètre analysé, une relative corrélation apparaît entre les éléments remarqués par les usagers et ceux qui figurent dans les documents réglementaires. Ainsi, une proportion importante des personnes a désigné des éléments protégés, comme l’ancienne cheminée en briques, le silo, voire des éléments paysagers remarquables (espaces verts proches, par exemple). Cependant, nous avons également détecté toute une série d’infrastructures évoquant un passé industriel, comme le chemin de fer, ignorées par les dispositifs réglementaires.

FIGURE 6

Éléments spatiaux protégés du secteur blueFACTORY (élaboration propre)

Éléments spatiaux protégés du secteur blueFACTORY (élaboration propre)
Conception : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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FIGURE 7

Éléments spatiaux symboliques du secteur blueFACTORY (élaboration propre)

Éléments spatiaux symboliques du secteur blueFACTORY (élaboration propre)
Conception : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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En troisième lieu, une tendance paradoxale émerge autour des éléments spatiaux récents et éphémères, placés dans les espaces publics en construction. En effet, ces éléments ont été cités de manière systématique et récurrente, comme les potagers collectifs implantés au profit des usagers de la blueFACTORY ou les prototypes de mobilier urbain en bois conçus et construits dans les ateliers de l’Annexe A, ce qui leur confère un symbolisme inattendu au sein du nouveau quartier.

Synthèse des analyses cartographiques : des éléments paradoxaux qui révèlent les limites des instruments régulateurs du patrimoine

Une lecture croisée des cartes et des discours des usagers de la blueFACTORY permet de pointer un certain nombre de paradoxes issus de nos analyses. La figure 8, qui prend en considération la valeur symbolique (axe horizontal) et la valeur d’ancienneté (axe vertical), indique également si les éléments repérés bénéficient ou non d’une protection administrative.

FIGURE 8

Matrice des catégories symboliques des objets spatiaux

Matrice des catégories symboliques des objets spatiaux
Conception : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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Selon nos analyses, cette matrice présente trois catégories d’objets paradoxaux : des objets protégés, mais sans valeur symbolique ; des objets non protégés repérés systématiquement, mais sans valeur symbolique ; des objets non protégés à valeur symbolique.

L’existence des objets protégés sans valeur symbolique : un patrimoine « reconnu » à faire valoir ?

Les objets bénéficiant d’une protection réglementaire peuvent être classés en deux catégories : ceux qui sont également considérés symboliques par les usagers, comme le silo et la cheminée ; et ceux qui ne semblent représenter aucune valeur ni évoquer des souvenirs, comme la Halle Grise ou la maison du gardien (figure 9). Du fait de ce rapport paradoxal (objet protégé mais sans valeur symbolique), nous nous concentrons ici sur cette catégorie.

FIGURE 9

Objets faisant partie du «patrimoine reconnu»

Objets faisant partie du «patrimoine reconnu»
Source : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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Pour expliquer ce phénomène, prenons par exemple la Halle Grise, ancienne halle d’embouteillage de la brasserie Cardinal. Elle réunit des attributs remarquables qui justifient, selon le PAC, son degré de protection intégrale. Le chef du projet blueFACTORY, architecte de formation travaillant dans un des bâtiments principaux, ne partage pas, néanmoins, ces considérations  :

Eeeehhhh oui, la Halle Grise est protégée, oui, mais… il est vraiment embêtant, ce bâtiment! Je ne peux rien faire avec lui : je ne peux pas le démolir, et je ne peux pas augmenter sa surface utile. En plus, pour l’adapter aux exigences énergétiques… ça va coûter cher ! Si, au moins, il n’était pas aussi moche…

Group 2 – usager des bâtiments principaux

D’une part, ces propos laissent entrevoir la difficulté de concilier les valeurs architecturales et historiques attribuées à ce bâtiment et les propres objectifs programmatiques du projet d’urbanisme (en termes de fonction, de surface, etc.) D’autre part, et contrairement aux cas du silo et de la cheminée, ce bâtiment ne semble pas évoquer le passé industriel du secteur, facteur de légitimation invoqué dans le PAC. Enfin, son état d’abandon actuel et sa faible visibilité – liée à sa localisation excentrée par rapport au périmètre du projet – constituent, selon les discours recueillis, des facteurs qui semblent motiver une valeur symbolique négligeable pour une bonne partie des personnes interrogées.

L’existence d’objets anodins et sans protection, repérés systématiquement par les habitants : quels rapports objet-usager ?

Nous avons relevé un deuxième groupe d’éléments qui ne bénéficient pas d’une protection réglementaire. Ceux-ci apparaissent de façon récurrente dans les cartes mentales en tant qu’éléments de repère du quartier, mais, au regard des discours, ils ne constituent pas des objets spatiaux pour lesquels les usagers ont développé un attachement particulier. Nous avons retenu le chemin de fer et l’aire de stationnement comme éléments représentatifs de ce groupe (figure 10), dont les extraits suivants expriment bien l’intérêt qui doit leur être porté dans ce travail :

Je suis habitué à voir les voies du train... Je sais que j’arrive au boulot quand je commence à voir les câbles électriques

Groupe 3 – usager de l’Annexe A

Si on enlève le parking, on va se garer où ? Pour moi, franchement, si ce n’est pas trop loin, il n’y a pas de problème pour aller ailleurs!

Groupe 2 – usager des bâtiments principaux

FIGURE 10

Objets faisant partie des repères spatiaux

Objets faisant partie des repères spatiaux
Source : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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Ces propos, représentatifs de l’ensemble des entretiens réalisés, nous permettent de tirer deux conclusions principales. La première concerne l’existence, dans le secteur du projet, de certains objets qui, sans constituer la matérialité d’une construction de sens partagée, ni créer des formes d’attachement particulières, font néanmoins partie d’un ensemble d’« images-identités », tel que l’entend Lynch (2014/1960 : 18). Ce sont des objets permettant leur identification en termes morphologiques, c’est-à-dire, en termes de formes renvoyant à des entités reconnaissables, mises en relation dans un espace donné, dont la signification est attribuée a posteriori (comme le jalon urbain pour le chemin de fer). La seconde conclusion fait appel à ce que nous nommons « valeur d’usage », qui consiste à considérer comme remplaçable l’objet matériel, mais non pas sa fonction (à l’instar de l’aire de stationnement, supprimable à condition d’être remplacée par un espace fonctionnellement similaire).

L’existence des objets symboliques, récents et non protégés : la construction rapide d’une mémoire collective autour des valeurs partagées ?

Le troisième groupe a été constitué à partir d’un ensemble d’objets semblant porter une valeur symbolique importante, alors qu’ils ne bénéficient pas de mesures de protection particulières, notamment à cause de leur condition de construction récente. Nous avons retenu, comme éléments représentatifs, la Halle Bleue, un bâtiment expérimental à  basse consommation énergétique, et les potagers collectifs localisés à l’extérieur de cette construction (figure 11). Tous les deux, à vocation éphémère, ont été systématiquement représentés dans les cartes mentales et semblent porter, au regard des entretiens réalisés, une certaine valeur symbolique, construite collectivement autour de questions aussi actuelles que la « durabilité » (au sens environnemental), le « partage » ou encore les « biens communs » :

Qu’est-ce que je pense de la Halle Bleue ? Bon, au niveau thermique, il faut dire qu’elle n’est pas top… Il fait trop chaud en été et froid en hiver. Par contre, il faut reconnaître qu’elle est très originale ! Je n’ai jamais travaillé dans un bâtiment aussi chouette ! C’est vraiment cool de croiser les collègues n’importe où, comme ça, par hasard : dans la cour (espace collectif couvert), dans les passerelles…

Groupe 1 – usager de la Halle Bleue

Je trouve très intéressante cette initiative de la part de la direction : les potagers nous donnent l’opportunité de nous reposer un peu tout en participant collectivement à une activité qui vaut le coup… Figurez-vous qu’on s’occupe de nos propres légumes… cette année, j’ai ramassé mes propres courgettes !

Groupe 1 – usager de la Halle Bleue

FIGURE 11

Objets faisant partie du « patrimoine symbolique »

Objets faisant partie du « patrimoine symbolique »
Source : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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De nombreux usagers se sont exprimés en des termes similaires, ce qui nous permet de poser l’hypothèse d’une mémoire collective reconstituée autour des activités et des espaces partagés, qui ont remplacé très rapidement l’activité industrielle précédente et ses symboles (la brasserie, les espaces de stockage de la bière, les infrastructures de distribution). Construite à partir d’expériences très récentes, cette nouvelle mémoire semble pouvoir se substituer à l’ancienne, à condition de faire appel à des valeurs contemporaines, notamment associées à des impératifs environnementaux et écologiques. Ces valeurs symbolisent des préoccupations partagées par les usagers de la blueFACTORY ainsi que, potentiellement et par extension, par les futurs habitants du quartier.

La mémoire collective, levier de conception des espaces urbains ? Une proposition méthodologique au service du projet

Comme nous l’avons énoncé en introduction, l’un de nos objectifs dans ce travail de recherche appliquée concerne l’étude de la mémoire collective, en tant que levier de renouvellement pour une pensée aménagiste qui doit s’adapter aux logiques locales, porteuses de valeurs complémentaires à un patrimoine reconnu. À travers le cas de blueFACTORY, nous avons pu élaborer une analyse approfondie des représentations des valeurs liées aux éléments spatiaux localisés dans le périmètre du projet. Afin de proposer un outil à intégrer dans les démarches opérationnelles du projet d’urbanisme, par rapport au traitement de ces éléments, nous proposons de situer les différentes compréhensions de la notion de patrimoine au coeur des processus de décision marqués par une multiplicité d’acteurs. Notre hypothèse est qu’elles peuvent fournir des « espaces de négociation » (Pinson, 2006) susceptibles de guider des processus décisionnels autour d’intérêts différents, voire divergents. Cela favoriserait le dialogue et le débat sur un ensemble d’objets spatiaux, porteurs d’une mémoire identifiée et construite collectivement, à partir des valeurs mobilisées traditionnellement dans les processus de patrimonialisation, mais également à partir des représentations des valeurs portées par un ensemble d’acteurs qui pratiquent au quotidien les espaces du projet. Dans le but de créer des conditions permettant un attachement progressif à ces espaces tout en assurant la mise en valeur de l’histoire du lieu [6], il devient donc essentiel de déterminer ces espaces.

Pour répondre à cet impératif, nous reprenons les deux variables utilisées dans la partie méthodologique qui permettent, d’une certaine manière, de qualifier les rapports entre les éléments spatiaux et leur symbolisme, dans l’esprit des personnes interrogées. Il s’agit de l’importance absolue et de l’importance relative  accordées aux objets repérés à travers les cartes mentales. Le tableau 2 réunit l’ensemble de ces objets, leur type de protection selon le PAC blueFACTORY, et l’importance que les usagers de l’espace lui donnent selon la réalisation des cartes mentales.

TABLEAU 2

Résultats de l’analyse des cartes mentales réalisées par les usagers de la blueFACTORY

Résultats de l’analyse des cartes mentales réalisées par les usagers de la blueFACTORY

1. Nombre total d’allusions sur un ensemble de 30 personnes

2. Représentation moyenne sur un ensemble de 30 personnes de l’élément sur une échelle de 0 (anodine) à 3 (symbolique)

Conception : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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La retranscription de ces données sur une matrice réunissant les deux niveaux d’importance permet de proposer quatre catégories d’éléments, en fonction de l’importance absolue (axe vertical) et de l’importance relative (axe horizontal) (figure 12). Puisqu’ils constituent des entités différenciables aux yeux des participants à cette expérience, ces objets spatiaux ont la capacité d’incarner une certaine valeur symbolique et, donc, de faire partie du débat collectif sur la construction partagée de ce que représente le patrimoine.

FIGURE 12

Matrice de l’importance accordée aux éléments spatiaux repérés dans la blueFACTORY

Matrice de l’importance accordée aux éléments spatiaux repérés dans la blueFACTORY
Conception : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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Ces quatre catégories (figure 13) constituent des « espaces de négociation » censés guider des processus de conservation ou de destruction de l’existant, à partir non seulement des documents régulateurs d’un patrimoine reconnu, mais également des représentations des valeurs des usagers et, par extension, des futurs habitants du quartier.

  • Type I : éléments à fort symbolisme. Dans cette catégorie figurent des éléments patrimoniaux comme la cheminée de l’ancienne usine, mais également des nouvelles constructions, comme la Halle Bleue, à vocation expérimentale et temporaire.

  • Type II : éléments non conflictuels. Il s’agit des éléments souvent évoqués, sans réelle construction symbolique, comme les voies ou les passages sous les voies.

  • Type III : éléments symboliques, potentiellement conflictuels. Ce groupe constitue une catégorie susceptible d’entraîner des conflits pendant les négociations, ce qui implique, dans leur traitement, une quête de consensus entre les acteurs impliqués, y compris les usagers.

  • Type IV : éléments à faible symbolisme. Il s’agit d’éléments à la fois peu évoqués et peu valorisés, dont la substitution ne devrait pas impliquer a priori de situations conflictuelles dans la négociation.

FIGURE 13

Les quatre « espaces de négociation » proposés à partir des catégories symboliques

Les quatre « espaces de négociation » proposés à partir des catégories symboliques
Conception : Ramirez-Cobo et Zepf, 2019

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Cette matrice, complémentaire des processus réglementés de patrimonialisation, se veut un outil adaptable et applicable à toute analyse de l’espace urbain. À la différence des visions statiques portées par les outils réglementaires, comme le plan directeur de Fribourg, elle propose une approche de l’existant basée non seulement sur des valeurs architecturales, historiques ou autres, mais également sur les représentations des valeurs symboliques attribuées à certains objets urbains par un nombre non négligeable d’acteurs qui ont commencé à pratiquer et à vivre les espaces du quartier en cours de réalisation.

Conclusion

Il n’est pas rare de trouver, chez les usagers des espaces urbains existants, une résistance contre des projets de réaménagement, d’autant plus si ces projets entraînent une modification substantielle de leurs espaces de vie et de leurs pratiques quotidiennes, des facteurs souvent négligés par les processus de patrimonialisation.

C’est du moins le postulat que nous défendons, dans cet article. L’écart entre une approche par les représentations de valeurs  des usagers, et une approche « par les instruments régulateurs » de la mémoire collective, s’appuyant sur des éléments spatiaux, est considérable. Les résultats de cette recherche montrent que ces types de cadre régulateur ne semblent plus à la mesure des enjeux symboliques qui pèsent sur les territoires et leurs modes de conception. De ce fait, bon nombre d’experts invitent désormais les professionnels de la conception des nouveaux espaces urbains à ne plus se satisfaire uniquement des plans coercitifs élaborés par les spécialistes comme les directives patrimoniales des plans de la commune de Fribourg. La construction de la mémoire collective (qu’elle soit historique ou récente), ainsi que son intégration dans un outil d’aide à la décision permettent effectivement de mettre en évidence les différentes compréhensions de la notion de patrimoine et, ainsi, de réunir la diversité des représentations de valeur au sein d’un concept fédérateur. Pour autant, celui-ci n’efface pas les contradictions et les oppositions au sein du système dans lequel ces représentations de valeurs existent.

Ainsi que l’affirme Yves Chalas (2003), les débats théoriques et opérationnels autour d’une pensée urbanistique située dans des périodes de mutations rapides, comme aujourd’hui, permettent de faire émerger des méthodes de conception couplant de valeurs traditionnellement associées à un patrimoine reconnu avec d’autres, liées à des pratiques d’usage de l’espace existant, à des objets symboliques présents dans cet espace. Dans ce contexte, l’« urbanisme à pensée faible » d’Yves Chalas prend tout son sens. L’auteur en donne la définition suivante :

Une pensée qui est devenue plus incertaine, plus complexe, moins systématique et même moins polémique, moins constituée en doctrine […], qui caractériserait les périodes de mutation historiques, où la société se situerait dans un entre-deux, entre deux mondes, entre deux cultures, c’est-à-dire entre des transcendances ou des immanences du passé qui déclinent et des transcendances ou des immanences futures mais qui n’ont pas encore vu le jour ou qui ne sont pas suffisamment établies

Chalas, 2003 : 152

Il pose ainsi les piliers d’une forme de production de la ville plus prévoyante, moins agressive envers l’existant et plus soucieuse des attachements éventuels entre les habitants et leurs futurs espaces de vie.

Comme nous l’avons esquissé à travers notre proposition méthodologique d’intégration de la mémoire – en tant que construction collective, sociale et culturelle – par le projet, le cas de blueFACTORY illustre une transition nécessaire, selon nous, d’une pensée urbanistique focalisée sur des valeurs statiques vers un mode de conception articulant les valeurs portées par les experts, et les spécificités locales porteuses de valeurs symboliques pour ceux qui fréquentent les espaces. La mémoire collective se révèle ainsi comme un véritable levier de transformation du projet urbain. Elle permet non seulement de valoriser le passé historique d’un lieu, mais également de le coupler à des processus d’attachement spatiaux relativement rapides qui, à leur tour, reconfigurent progressivement la mémoire de ceux qui pratiquent les espaces concernés par le projet. Dans ce sens, la détermination de valeurs contemporaines partagées et la proposition des espaces de négociations ouverts à tout type d’acteur s’avèrent des conditions indispensables pour la réalisation des projets de réaménagement impliquant une transformation importante de l’existant.