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Il est dans l’homme toute une nappe d’ombre qui étend son empire nocturne sur la plupart des réactions de son affectivité comme des démarches de son imagination et avec qui son être ne peut cesser un instant de compter et de débattre.

Roger Caillois

Perdre sa voie. Circuler la nuit sur un chemin, avec pour toute lumière le faisceau des phares qui assure une aire de visibilité réduite. Une partie de la route seulement est éclairée. Le bitume, la bande blanche centrale que la voiture enjambe sans précaution. La nuit, il n’y a rien, rien d’autre que cette vitesse hypnotisante et la route qui défile sans discontinuer. Il est facile, dans ces conditions, de perdre la notion du temps, d’oublier où se trouvent l’avant et l’après, puis de s’égarer dans ses pensées. On devient distrait, son attention se déporte, quittant la route et ses exigences, pour se porter vers l’en-soi, ce monde de pensées qui s’ouvre dès que l’oubli commence à faire son oeuvre. Le temps se défait pour se transformer en une suite émiettée d’instants, sans queue ni tête. Les événements se mêlent, les souvenirs, les désirs, les pulsions et les rages. Dans ce jeu sans fin, on perd ses repères, son sens de l’orientation, et la route, tel un labyrinthe, devient un univers inextricable, replié sur lui-même. Un monde de projection. Un monde où les tabous se mêlent aux crises, où les passions justifient les gestes les plus violents.

Ce labyrinthe enchâsse le film Lost Highway, de David Lynch (1997). C’est un labyrinthe à ligne continue qui prend la forme d’un ruban de Möbius [1]. La route est son point de départ et son point d’arrivée, boucle improbable qui altère le temps, qui le force à se rejoindre dans une étonnante distorsion. Cette boucle permet à un imaginaire de la fin de se déployer, un imaginaire où la mort, l’irrationnel et l’inouï se conjuguent, où la figure d’une altérité fondamentale vient à surgir, dans une rupture du cadre spatio-temporel.

Je tenterai de montrer, dans les pages qui suivent, que Lost Highway déploie un imaginaire de la fin littéralement mis en déroute, où toute possibilité de transcendance a été éliminée, remplacée en fait par un délire hallucinatoire et labyrinthique [2]. J’entends par imaginaire de la fin toute représentation, et toute pensée qui en est l’arrière-plan nécessaire, d’un monde sur le point de finir, que ce soit le Monde, un monde, voire simplement son monde à soi. Il est, à n’en pas douter, une projection compensatoire : la fin [3] est la reprise sur le mode imaginaire d’un réel qui est fait pour échapper, l’expérience de sa propre fin, de sa mort. L’imaginaire de la fin est la réponse au scandale d’une mort, d’un arrêt des fonctions vitales tout aussi radical qu’inéluctable (Jankélévitch 1966, p. 205-230). La crise, on le comprend, est au coeur de cet imaginaire. Qu’un monde vienne à se terminer, qu’un ordre ou une logique soient menacés, même s’ils doivent être remplacés par un nouvel équilibre, et ce sont les bases mêmes de la subjectivité qui sont atteintes. Une telle crise ne peut connaître qu’une résolution violente. Or, cette violence sert de catharsis qui permet de passer à un nouvel état, de retrouver un certain équilibre. C’est l’hypothèse, développée par René Girard (1972), d’une violence sacrificielle, qui permet résolution et transcendance, c’est-à-dire passage à un autre niveau.

La violence mise en scène dans le film de Lynch, malgré ses allures sacrificielles, ne permet pourtant aucune libération, aucune résolution. La crise ne se résorbe jamais, elle est reconduite dans un mouvement perpétuel. Et c’est le sacré qui est miné dans son essence même. Lost Highway propose une crise permanente, enferrée dans des cycles autogénérés. Une crise où, au fur et à mesure qu’elle s’intensifie, les différences s’effacent et les confusions s’accumulent, sous la forme de jeux identitaires multiples, de scènes fantasmées et d’innombrables doubles aux allures de monstres. Les événements ne débouchent que sur leur propre répétition qui est, on le devine, l’ultime violence.

Si l’imaginaire de la fin colmate une brèche, celle-ci ne peut apparaître que sous des formes dérivées, des projections qui engagent le sujet, ses temps et ses lieux. Le temps apparaît, en fait, comme une des composantes fondamentales de tout imaginaire de la fin. La fin n’est jamais qu’une menace conjuguée au futur. Son appréhension repose sur un jeu entre attente d’un événement à venir, attention aux signes du présent et rappel du passé, entre des temps qui à la fois accréditent cette menace et l’inscrivent comme horizon nécessaire.

Cette prépondérance du temps s’exprime par des situations où règnent les désordres temporels. Les Endtimes ou Temps de la fin, pour reprendre l’expression de Frank Kermode [4], sont caractérisés par une grande confusion événementielle. Les lois de la consécution n’y sont plus respectées, les indéterminations se multiplient et les temps subissent de multiples torsions et répétitions. En fait, ces désordres temporels, symptomatiques d’un imaginaire de la fin, se présentent aussi sous les traits d’une autre figure, celle du labyrinthe. Signe de l’oubli et de la perte de soi, de l’errance dans un lieu où, à défaut de trouver la sortie, on s’exténue à répéter les mêmes gestes, le labyrinthe s’impose comme métaphore spatiale du désordre du temps. Il y apparaît moins comme un artéfact que comme une expérience : celle d’un sujet égaré dans un dédale inextricable. On remarque d’ailleurs que, de plus en plus, le labyrinthe apparaît comme une figure prépondérante des imaginaires de la fin contemporains. Lost Highway, vais-je tenter de montrer, en est l’exemple par excellence. David Lynch y croise, selon des modalités singulières et innovatrices, les deux imaginaires : il exploite les ressources narratives du labyrinthe afin d’exacerber une situation de crise constitutive de tout imaginaire de la fin.

Un labyrinthe de nuit

« Funny how secrets travel. » Les mots, chantés par David Bowie, résonnent dès les premières images de Lost Highway [5]. Ces paroles sont annonciatrices, identifiant ce qui est au coeur même du film : la transmission d’un indicible. Comment se transmettent les secrets, quand ils restent tabous ? Quel canal la communication emprunte-t-elle ? Comment confier ce qu’on n’ose s’avouer ? La chanson pose une autre borne du mystère central au film. « I’m deranged », chante Bowie, « Deranged my love ». Quelles sont les limites de ce dérangement ? On apprendra vite que, dans cet univers, il n’y a plus de retour possible. C’est que tout ne cesse de se répéter : les événements s’enchaînent selon une logique à la Escher ou à la Borges, où la main dessine la main qui la dessine, comme le rêveur rêve le rêveur qui le rêve. Ils s’enchaînent en fait selon le tracé d’un ruban de Möbius.

La transmission : la toute première, dont on ne comprendra le caractère paradoxal qu’à sa reprise, en toute fin de récit, procède de la façon la plus simple. Un homme, Fred Madison, fume une cigarette. Il est chez lui, dans le noir. La sonnette se fait entendre. Il se lève et se rend à l’interphone. Une voix lui annonce, sans préambule, que « Dick Laurent is dead ». C’est tout. L’homme vérifie par la fenêtre qui est à la porte. La rue est déserte. Quel est ce message ? Pourquoi cette information est-elle confiée à Fred Madison ? Et surtout, qui a parlé ? Nous l’apprendrons à la fin du film, juste avant la reprise de la scène de route. On voit alors une voiture s’arrêter à la porte de la maison des Madison. Un homme en sort, qui se rend à l’interphone et énonce ces quelques mots qu’on connaît déjà : « Dick Laurent is dead ». Cette phrase toute simple, on en comprend enfin la signification (Dick Laurent est l’amant de Renée Madison), mais c’est sa portée cette fois qui nous renverse, car son énonciation est tout bonnement paradoxale. L’homme qui descend de voiture, c’est Fred Madison…

Le temps est entré dans une bande de Möbius et la suture est faite par ce relais impossible d’un homme pour lui-même. Un relais qui défie le temps. Un tel relais n’est pas inédit. La Jetée, de Chris Marker, et 12 Monkeys, la reprise que Terry Gilliam a faite du film de Marker, jouent sur une même boucle temporelle, de même que Slaughterhouse-Five, de George Roy Hill, tiré du roman éponyme de Kurt Vonnegut, ou même, sur un mode mineur, la série des Terminator, les deux premiers de James Cameron et le dernier de Jonathan Mostow. Mais Lost Highway n’a rien d’un film de science-fiction, où le voyage dans le temps est une donnée de la mise en récit. La distorsion temporelle dépend plutôt d’un imaginaire de la fin, de cette mise en scène d’un Temps de la fin ou Endtimes (Kermode 1966), qui rejoue sans cesse les mêmes événements, sous la forme d’un tracé à ligne continue, éternellement continue. Nous progressons, sans le savoir, d’une parole entendue à une parole dite, réactualisant ainsi une même situation d’énonciation et de réception, un même espace-temps. L’énonciateur est le récepteur, non pas au sens d’une nécessaire écoute de soi, mais d’une altérité étrangement révélée, soi-même étant dans ce cas-ci véritablement un autre. Mais de quel autre au juste parlons-nous ? Y a-t-il deux Fred Madison, ontologiquement équivalents dans cet univers fictionnel ? Un seul être dédoublé à la suite d’une série de métamorphoses ? Un être hybride ? Un étrange cas de métempsycose ? Tout cela peut-être. Mais surtout un même être, situé de chaque côté d’une répétition, d’un seuil, représenté littéralement par la porte d’entrée et l’interphone. L’un est dans la maison, l’autre en a été irrémédiablement chassé, réduit au silence, à la fuite, à la ligne continue d’une route obscurcie.

La fin du film montre que les événements auxquels nous assistons, dans un premier temps, sont peut-être déjà de l’ordre de la répétition. Fred Madison et Renée, sa femme, sont déjà dans un autre temps, second, répété, mis sens dessus dessous. Ce qui précède, dans la diégèse du film, pourrait être ce qui suit, ce qui arrive en premier pourrait être préparé par la suite des événements [6].

L’esthétique noire de la première partie du film vient accentuer ce statut second de monde représenté, de monde en voie de ritualisation. Elle met aux prises le couple dans des scènes où tout est déjà joué, même s’ils l’ignorent, où la mort s’est immiscée dans leur vie, sous la forme d’enregistrements vidéo. Ils sont, et nous le sommes aussi, sans le savoir, dans la suite. Cette esthétique repose sur des éclairages tamisés, de multiples fondus au noir, un jeu d’acteurs lourd et empesé. Les pièces de la maison des Madison sont sombres et faiblement éclairées. Les couloirs baignent dans le noir et l’on parvient à peine à comprendre la disposition des quelques pièces occupées : la salle de bain, la chambre à coucher, le salon. Il y a peu de meubles aussi, comme s’il s’agissait non pas tant d’un lieu habité que d’un espace de transition, la scène d’un théâtre de l’absurde et de la mort. Les acteurs sont amorphes et malhabiles. Ils parlent lentement, disent des platitudes, énoncées sans aucune émotion. Ils semblent déjà morts, en sursis dans une vie qui ne leur appartient plus, sauf qu’ils sont à compléter un cycle d’actions implacablement mis en marche.

Fred est saxophoniste. Il doit se rendre à son club de jazz. Renée l’informe qu’elle ne viendra pas le rejoindre. Elle préfère rester à la maison. Y a-t-il un sous-entendu dans cette information ? Fred téléphone à la maison et Renée ne répond pas. Pourtant, quand il revient, elle dort dans leur lit. La scène est banale. La jalousie du mari, à peine perceptible. Et on n’est convaincu de rien. Ni du jeu des acteurs, ni des enjeux de la scène.

Quand, le lendemain matin, Renée ouvre la porte d’entrée pour prendre le journal, elle trouve une enveloppe contenant une vidéocassette. Ils la regardent. La vidéo débute sur un plan en noir et blanc de leur maison, vue de l’extérieur, pris avec une caméra à faible résolution. Puis plus rien, il n’y a que de la neige. Le plan a duré à peine quelques instants. Plus tard, ils feront l’amour, de façon étrangement silencieuse, comme s’il y avait un conflit larvé entre eux. Leur rapport amoureux est un échec. L’homme paraît torturé. Il a rêvé. Renée était dans leur lit, mais ce n’était pas elle. Le temps d’une hallucination, Renée était devenue vieille et laide, elle était devenue une autre. C’est la première étape d’un jeu identitaire qui traverse le film, accumulant les variations, jusqu’à atteindre des degrés de confusion importants. L’apparition de ce jeu indique que la crise, bien que dérobée, est déjà présente.

La scène suivante le confirme. Une nouvelle cassette attend le couple à la porte d’entrée. La vidéo commence de la même façon, avec un plan extérieur de la maison. Mais la suite est plus inquiétante, car la caméra pénètre dans l’appartement. C’est la preuve qu’une force extérieure agit dans la vie du couple. Un oeil anonyme et tout-puissant les épie. Fred se rend dans le salon, puis dans la chambre, où l’on discerne le dos nu de Renée endormie. Qui peut bien pénétrer dans leur demeure et les capter, à leur insu, sur vidéo ? Quelle signification accorder à ces images ? Rien n’a été volé. Rien n’a été déplacé. Le seul effet de la bande vidéo est de semer la terreur dans l’esprit des occupants. Quelqu’un est là, présent, qui surveille leurs faits et gestes. Renversons la perspective et imaginons plutôt qu’ils sont en scène et se donnent en spectacle. Et le rite qu’ils s’apprêtent à accomplir, même s’il doit demeurer un mystère, s’adresse à quiconque les observe. Sa fonction symbolique est assurée par cet oeil omniscient et peut-être courroucé qu’il servira à apaiser. Nous ne connaissons rien de la crise qui se déploie sous nos yeux, mais sa logique semble déterminer de façon précise le cours des événements.

Le couple se rend ensuite à une soirée. Fred y rencontre un homme étrange, mystérieux (il est d’ailleurs désigné par ce syntagme dans le scénario : « The Mysterious Man »). Son visage, d’un blanc cadavérique, détonne dans cette atmosphère de fête. Il est habillé de noir. Ses cheveux et même le tour de ses yeux sont noirs. Ses lèvres sont bourgogne. Il interpelle Fred : « We’ve met before, haven’t we ? » Fred est interloqué : « I don’t think so. Where was it you think we met ? » Et l’homme de répondre : « At you’re house, don’t you remember ? » « No, no, I don’t. Are you sure ? » ajoute Fred [7]. Plus qu’une question d’identité, c’est le statut même de la rencontre, sous-jacent à cet échange, qui se révélera vite problématique. Sur quel plan a-t-elle eu lieu ? Dans la suite du dialogue, l’homme mystérieux manifestera un étonnant don d’ubiquité. La conversation exploitera une nouvelle transmission paradoxale, un échange où le tiers exclu n’a plus cours. L’homme mystérieux regarde Fred avec son sourire ironique : « Of course. As a matter of fact, I’m there right now. » Fred le regarde incrédule. Pour prouver ses dires, l’homme prend son téléphone cellulaire et l’offre à Fred, pour qu’il compose son propre numéro. Ce dernier le fait. Et c’est l’homme qui est à ce moment même en face de lui qui répond : « I told you I was here. » Fred lui demande comment il a pu entrer dans sa maison. La réponse tient de l’énigme du Sphinx : « You invited me. It isn’t my custom to go where I’m not wanted. » Il est aux deux endroits en même temps, un double interlocuteur, à la fois présent et absent, c’est-à-dire aux côtés de Fred et au bout du fil. Une même conscience engagée dans un même échange avec une seule personne, mais depuis deux endroits séparés. Qui est cet homme ? Une pure négativité ? Une incarnation de la folie, qui assaille Fred et qui s’apprête à le déconstruire, une manifestation de la mort qui, déjà, a été invitée dans la demeure des Madison, un dieu quelconque qui attend son tribut ? Les cassettes sont-elles une conséquence de la dislocation complète de Fred, sur le point de décompenser ? Sont-elles plutôt un présage ? L’affirmation d’une fin inéluctable et imminente, ponctuée par une violence sacrificielle ?

Le couple retourne à la maison. Lui se déshabille, tandis qu’elle se démaquille. Il est inquiet et erre dans la maison, dans la quasi-obscurité. On le voit hésiter. Puis regarder au loin, au fond du couloir. Il s’avance et il disparaît dans l’obscurité, image par excellence de la folie qui l’engouffre. Les fondus au noir se succèdent. Les zones d’ombres deviennent de plus en plus importantes, au point d’occuper tout l’écran. Nous sommes au coeur de cette esthétique de l’obscurité [8]. On repasse au plan de la femme qui se lave dans la salle de bain. Puis, on discerne la tête de Fred qui surgit du noir. Il se regarde dans un miroir. On le voit errer ; il n’y a que sa tête et son torse qui dépassent de la zone sombre. Fondu au noir.

Puis vient le lendemain matin. La rupture semble complète. Que s’est-il passé pendant les instants qui ont suivi ce dernier fondu au noir ? On ne le saura jamais de façon précise. Le temps a été déchiré et jeté dans l’oubli. Les fondus au noir se sont ajoutés aux couloirs obscurcis pour générer un mystère (à savoir, au sens strict, ce qu’on dit inaccessible à la raison humain et, dans son sens religieux antique, ce qui relève d’un culte, d’un savoir réservé aux initiés). En fait, ce qui se passe cette nuit-là reste secret, comme l’est, dans les diverses versions du mythe du labyrinthe, la scène fondamentale de la mise à mort du Minotaure par Thésée. Cet événement n’est jamais explicitement présenté, mais évoqué, comme si le poids du mystère du labyrinthe ne laissait jaillir que la plus faible des lumières [9]. Dans la maison des Madison aussi, la lumière s’éteint sur une crise marquée par le numineux ou le sacré. Un drame a eu lieu. Un meurtre, qui a tout du sacrifice.

Une nouvelle cassette attend Fred. Elle débute de la même façon que les autres. Nous sommes dans la répétition, dans un rituel de plus en plus inquiétant. On reconnaît le même plan extérieur de la maison, la lente progression vers l’intérieur, le salon et enfin le couloir obscurci. On passe de nouveau à la chambre à coucher, mais au lieu de trouver le couple endormi, on discerne le corps de Renée, inerte au pied du lit, et Fred à ses côtés. Il est à genoux, ses mains sont couvertes de sang. Il paraît en plein délire ou dans un accès de rage. L’image en noir et blanc passe subitement à la couleur. Sur le lit couvert de sang, on devine peut-être une main qui a été sectionnée de l’avant-bras. Et le corps de Renée… A-t-il été coupé en deux à la hauteur de l’abdomen ? Le bassin séparé du reste du corps ? Est-ce cela que nous voyons en une fraction de seconde, comme une image subliminale, une échappée de l’inconscient ? Qui a pu commettre un carnage d’une telle violence démesurée ? Est-ce Fred, devenu fou dans son couloir obscurci, ce dédale qui ne pouvait mener qu’à la démence (mad/I/son, nous rappelle son nom) ? Est-il devenu ce monstre, ce Minotaure dont il redoutait la présence ? Nous n’en saurons pas plus. L’image se défile aussitôt, et nous restons avec Fred, toujours devant l’écran de son téléviseur. Il crie et appelle sa femme, incapable d’accepter cette révélation, cette apocalypse intime. Comment pourrait-il être coupable ? Il ne se souvient de rien.

Mais comment expliquer cette violence ? Par quelle crise de jalousie justifier un geste d’une telle sauvagerie ? La scène entraperçue apparaît comme un pur moment de chaos. Rien, du moins rien dans ce que nous avons vu de la vie des Madison, ne vient justifier une telle violence. C’est dire que sa source est ailleurs. Non pas dans le quotidien et l’usuel, mais plutôt dans l’indicible et le sacré. Le labyrinthe de nuit, qui s’est clos sur la mise à mort de la victime, démembrée, éviscérée, coupée en deux, donnait lieu en fait à un acte déjà ritualisé.

Il y a là, nous dit Lost Highway, une crise hors de toute proportion. Une crise qui ne pouvait se résorber que dans une violence sacrificielle. Mais cette violence ne permettra aucune catharsis, aucune résolution de la crise. Celle-ci est amenée au contraire à se répéter inlassablement, dans un processus devenu fou.

Le Minotaure intérieur

Dès les scènes suivantes, où Fred est interrogé par des policiers, puis mis dans une cellule, il se produit un événement inouï, un dédoublement, qui confirme que nous sommes bel et bien dans un ruban de Möbius. Fred se trouve dans sa cellule. Il a mal à la tête et ne parvient pas à dormir. Il souffre, il regarde la porte obscurcie et un plan enchaîné fait apparaître une cabane en feu. Une maison sur pilotis en train de s’embraser. Ou plutôt non, le défilement des images est inversé, le temps se met à reculer, la maison brûle mais le nuage de fumée retourne à sa source, et la maison « désexplose », en quelque sorte [10]. De la porte de la maison redevenue intacte, sort l’homme mystérieux. Il s’arrête sur le perron, regarde Fred avec son sourire machiavélique, puis il rentre. La caméra revient sur Fred, toujours dans sa cellule. Une lumière bleue l’illumine. Puis, l’ampoule s’éteint. C’est un fondu au noir, et apparaît un plan qui est la reprise du tout premier. C’est la route, en pleine nuit. Nous sommes en pleine courbe, les pointillés au milieu de la chaussée ont fait place à deux lignes continues, signe qu’on ne peut dépasser. Signe surtout que nous sommes dans une logique du double. L’automobile s’immobilise et on discerne, dans la nuit, un jeune homme. L’image est hybride : le voilà à la fois seul, sur le bord de la route, et devant sa maison. Une amie est derrière lui, hystérique. Elle se met à courir dans sa direction, suivie par un couple. Ce sont les parents du jeune homme. Un danger imminent le menace. On passe de gros plans des yeux et du haut du visage du jeune homme, à des plans du plafond de la cellule de Fred, fait d’une grille à travers laquelle on aperçoit une lumière. L’image retourne ensuite se fixer sur Fred, maintenant en pleine crise. Il n’est plus assis, il est sur le sol, il se tient la tête à deux mains et des spasmes violents le secouent. On ne parvient pas à discerner son visage, ses mouvements sont trop rapides, la douleur est intense. En fait, l’image paraît intentionnellement confuse, son visage est devenu monstrueux, brouillé par la violence de la crise. Des éclairs bleus illuminent la cellule, accompagnés de coups de tonnerre ou de leur équivalent. L’image perd toute profondeur, il n’y a plus que des couleurs, l’écran passe de teintes de bleu à du noir. Images polarisées, qui ne disent plus rien, sinon l’indétermination fondamentale de la séquence. Que représentent ces plans irradiés : des moments de pure démence, un procédé alchimique ou un événement magique, divin ? Une forme apparaît, une pure ombre qui emplit l’écran et le noircit totalement. Puis, après un long moment de noirceur complète, une nouvelle forme surgit, celle-ci faite de lumière. Elle bouge quelques instants. Et c’est un nouveau fondu au noir qui dure près de vingt secondes. Une éternité à peine agrémentée d’une musique délicate. Nous retrouvons ensuite le gardien de la prison qui fait sa ronde. Il regarde par la lucarne et court chercher le directeur. Dans la cellule ne se trouve plus Fred Madison, mais Peter Dayton. Un homme de 24 ans, déjà connu pour vol d’auto. Comment a-t-il fait pour prendre la place de Fred ? Comment expliquer cette substitution ?

Lynch parle d’une fugue psychogénique, qui fait de Peter Dayton une projection dans un univers compensatoire, un univers qui ne peut que ramener Fred à la réalité de son propre monde et des gestes qu’il y a faits [11]. Mais l’hypothèse de la fugue, pour intéressante qu’elle soit, ne permet pas d’expliquer le ruban de Möbius, ni même de justifier ce paradoxe temporel et identitaire qui veut que ce soit Fred, et non pas Peter, qui vient avertir… Fred Madison de la mort de Dick Laurent. Pour ce faire, il faut adopter une posture plus radicale et voir dans la substitution la création d’un Minotaure, d’un Minotaure intérieur. Dans un même lieu, un même espace-temps, apparaît un être hybride, fait de Fred et de Peter [12]. La situation est étrange et inquiétante (« spooky », dira le gardien). Mais, on le voit d’emblée, une nouvelle étape du jeu identitaire a été franchie, une étape cruciale à partir de laquelle les autres variations se déploieront. Dans un même espace-temps, deux personnages, joués par des acteurs différents (Bill Pullman et Balthazar Getty). Les parents de Peter viendront même chercher leur fils et le ramener à la maison. C’est que Peter Dayton n’est pas le meurtrier de Renée Madison. Même si personne ne sait comment la substitution a pu être opérée, il n’y a aucune raison de retenir le jeune homme, et il est libéré. D’ailleurs, à partir de ce moment, nous quittons le monde noir et amorphe de Fred pour pénétrer dans celui de Peter, peuplé d’adolescents. Comme si deux espaces-temps s’étaient croisés, deux univers qui avaient communiqué par le biais d’une cellule. Mais où est passé Fred Madison ?

L’être composite créé par la substitution est un Minotaure. Comme ce dernier, Fred/Peter est un être hybride, une exception qui défie les lois de la nature (et de la vraisemblance !). Un meurtrier qui tue dans un excès de rage et qui a été emprisonné. André Siganos (1993, p. XII) présente le Minotaure comme une figure fantasmée, l’expression d’une altérité nécessaire. Il en parle en termes d’une animalité-transit. Cette expression, dit-il, « veut signifier en même temps l’animalité par laquelle l’homme transite imaginairement, lieu improbable et problématique d’identification, mais aussi l’état que l’homme ne peut atteindre, toujours sur le mode imaginaire, que de façon transitoire ». Dans Lost Highway, l’animalité est figurée métaphoriquement. Le Minotaure est intérieur, comme le labyrinthe est présent de façon diffractée, signifié par la route, les couloirs obscurcis, la cellule de prison, etc. Le Minotaure est intérieur, mais il n’en détient pas moins un pouvoir de transgression qui s’impose comme marque d’une altérité fondamentale. Dans cette logique, Peter apparaît comme une altérité-transit [13], une identité usurpée par substitution des places. Une identité transitoire, puisque Fred reprendra sa « place » à la fin du film, et un transit car c’est par Peter que Fred parviendra à atteindre Dick Laurent. Peter devient l’instrument de Fred, un instrument d’autant plus efficace qu’il n’a aucune idée de ce qui se trame en lui, et par lui. En fait, il devient l’instrument non pas tant de Fred, dont l’intentionnalité n’est jamais que latente, que de sa jalousie et de ses pulsions, il est l’expression « littéralisée » de sa folie [14], le participant à un rituel dément.

Au coeur de la crise, dit René Girard (1972, p. 237), le double et le monstre ne font qu’un. « Il n’y a pas de monstre », explique-t-il, « qui ne tende à se dédoubler, il n’y a pas de double qui ne recèle une monstruosité secrète ». Dans ce jeu du dédoublement et de l’élimination des différences, « [la] réalité entière est prise dans le jeu, produisant une entité hallucinatoire qui n’est pas synthèse mais mélange informe, difforme, monstrueux, d’êtres normalement séparés » (1972, p. 236). Et l’expérience tout entière est commandée, dit-il un peu plus loin, « par l’altérité radicale du monstre » (1972, p. 243). Le Minotaure intérieur est le symptôme par excellence de la crise et de sa violence fondatrice ; il devient l’expression d’un imaginaire de la fin, qui fait de la crise son combustible premier. Ce qui s’empare de Fred n’est pas un simple excès de rage ou un moment de folie passager, mais une force toujours présente et essentielle qui ne s’est pas encore consumée.

En tant que création d’un double monstrueux, l’altérité-transit de Peter implique un rapport d’étrangeté fondamental. C’est une altérité exacerbée, qui ne peut surgir que parce que nous sommes aux pourtours de la mort, dans un imaginaire de la fin qui permet métempsycoses et métamorphoses, transgression temporelles et jeux identitaires. Elle répond, d’une certaine façon, à ce que décrivait Maurice Blanchot (1969, p. 109) dans L’Entretien infini :

Maintenant, ce qui est en jeu, c’est l’étrangeté entre nous, et non pas seulement cette part obscure qui échappe à notre mutuelle connaissance et n’est rien de plus que l’obscurité de la position dans le moi — la singularité du moi singulier —, étrangeté qui est encore très relative (un moi est toujours proche d’un moi, même dans la différence, la compétition, le désir et le besoin). Maintenant, ce qui est en jeu et demande rapport, c’est tout ce qui me sépare de l’autre, c’est-à-dire l’autre dans la mesure où je suis infiniment séparé de lui, séparation, fissure, intervalle qui le laisse infiniment en dehors de moi, mais aussi prétend fonder mon rapport avec lui sur cette interruption même, qui est une interruption d’être — altérité par laquelle il n’est pour moi, faut-il le répéter, ni un autre moi, ni une autre existence, ni une modalité ou un moment de l’existence universelle, ni une surexistence, dieu ou non dieu, mais l’inconnu dans son infinie distance.

Cet inconnu, dans Lost Highway, est figuré par tous les fondus au noir, par les zones d’ombres et d’obscurité qui s’agglutinent pour constituer un espace-temps d’une pure négativité. Celle de la mort et du non-être. Où se rend Fred quand Peter prend sa place ? Où repart Peter quand Fred reprend la sienne ? Ils sont l’un et l’autre dans une interruption d’être, dans un non-lieu. L’altérité-transit du Minotaure, en tant qu’animalité et pouvoir de transgression enfin libérés, exprime à la fois cette fissure de l’autre, cette distance que rien ne peut venir résorber, et ce lien nécessaire, ce relais par l’autre qui permet à l’un de compléter sa trajectoire. La figure, dans Lost Highway, reste un indéfinissable. Elle échappe à toute tentative d’interprétation cohérente et complète. Il y a une fuite, par où s’échappe le sens, un hors-lieu, hors-texte, qui empêche la totalité de se reconstituer. Il y a boucle, retour sur soi, qui amène le destin à se répéter, mais sans pour autant que les parties adhèrent les unes aux autres. Ça tient et se disloque tout en même temps. Il n’y a pas de transcendance possible ; il n’y a qu’un lent et inexorable pourrissement.

Les voies du secret

Fixé à un ruban de Möbius, le monde de Peter Dayton est à la fois la projection psychogénique de l’expérience de Fred, et son fondement même, son origine et sa fin, ce qui l’enchâsse et lui assure son statut d’après coup et de scène ritualisée. Comme s’il n’y avait que des mondes seconds, des mondes dérivés. « I like to remember things my own way », explique Fred, propos qui justifient tout à la fois sa fugue en Peter et la version épurée des événements menant au meurtre de Renée qui nous est initialement présentée. Tout n’est que mémoire, ou oubli : le songe d’un esprit égaré sur une route, en pleine nuit, ressassant ses souvenirs et les enchaînant à répétition.

Les mondes se répondent et se redoublent. Peter Dayton ne peut ainsi que ré-initier la boucle. Au garage, où il travaille comme mécanicien, il s’occupe de la Mercedes de Mr Eddy. Or, ce gangster est nul autre que Dick Laurent. Celui-là même dont on annonce la mort dès les premiers instants du film. La zone de perturbation traversée lors de l’événement identitaire à la source de l’altérité-transit de Peter Dayton a entraîné un voyage dans le temps, un voyage à rebours. Nous ne sommes plus après, mais avant le meurtre de Renée par son mari devenu fou. De fait, les événements auxquels sera mêlé Peter mèneront au meurtre de Dick Laurent, borne inéluctable du film.

Mr Eddy et Dick Laurent : deux noms pour un même personnage. Voici une nouvelle variation du jeu identitaire… Les doubles se superposent et s’enchaînent pour assurer au film une structure en miroir. Les deux univers se complètent comme un diptyque. Mais cette variation n’est rien comparativement à celle qui s’accomplira quand l’amie de Mr Eddy, Alice Wakefield, fera son apparition. Cette femme blonde et pulpeuse, extraordinairement sexy, est incarnée par Patricia Arquette, la même actrice qui joue le rôle de Renée Madison, cette dernière plutôt sombre et effacée. Le jeu, cette fois, prend le contre-pied de la métamorphose de Fred : à un même être incarné en deux corps, selon un mécanisme alternatif d’altérité, répond un même corps, source de deux identités. Nous sommes, et c’est ce que nous répète le film avec tous ses dédoublements et jeux dont les oscillations sont de plus en plus fortes, dans l’indifférenciation. Tout se mêle et se confond : les identités, les rôles, les perceptions elles-mêmes. Nous sommes, pour Girard, au plus fort de la crise. Et tout viendra bientôt exploser dans la confusion la plus complète. Habituellement, une telle explosion vient remettre de l’ordre dans le monde ; dans Lost Highway, l’excès de violence ne sert qu’à donner l’ordre de tout recommencer.

Évidemment, dans cet univers mimétique où les différences sont brouillées, Peter ne peut rester insensible aux charmes d’Alice. Ne sont-ils pas faits pour se rencontrer et s’aimer, même si tout les sépare ? Elle, l’amie d’un gangster, surveillée par ses gorilles ; lui, un simple ouvrier, vivant chez ses parents. Mais les dés sont depuis longtemps pipés ; et leur amour, une répétition. Comment les versions subséquentes des mêmes personnes déjà unies dans la vie et la mort pourraient-elles résister l’une à l’autre ? Comment peuvent-elles ne pas remettre en marche les roues du destin ? Peter et Alice, Fred et Renée. Un couple se noue là où l’autre se défait. Liens de sang et de chair. Liens qui défient les limites de leur monde.

Pour filer la métaphore, on peut dire que la relation amoureuse de la pin up et du mécanicien mène tout droit à l’entrée du labyrinthe. Peter y joue le rôle de Thésée, d’un Thésée sans mémoire ni intention, qui ne parvient pas à se souvenir de ce qui s’est passé lors du transport dans la cellule et qui est pris de court par les événements. Et Alice incarne Ariane. C’est elle qui le guide à travers les dédales de l’intrigue, elle qui le mène au lieu de la confrontation, où elle le laissera d’ailleurs poursuivre seul sa quête. Thésée doit vaincre le monstre. Mais il ne parvient, dans Lost Highway, qu’à s’y identifier. Le monstre se révèle être nul autre que lui-même (le monstre n’est jamais qu’une version du double, dit Girard) ; et les deux univers de Fred et de Peter s’écrasent l’un sur l’autre, créant le ruban de Möbius.

À partir du moment où Alice décide de fuir avec Peter, certaine que leur relation n’a pas échappé à Mr Eddy, la confusion contamine tout. Les événements se précipitent, les différences se mélangent. L’altérité-transit de Peter devient de plus en plus instable et la crise gagne de l’ampleur. Les hallucinations se multiplient, de même que les jeux de répétitions et de diffractions, comme si le temps s’adonnait au jeu de bascule et qu’il n’était plus qu’une variable, comblée au gré des équations. Ce monde court à sa fin, accumulant les dérives et les revirements : meurtres et hallucinations, images obscènes, invraisemblances ; et il le fait dans la divergence.

Le couple se rend ainsi chez un dénommé Andy, afin de le dévaliser. Sur un meuble, Peter fait une découverte déconcertante. Une photographie en noir et blanc. Les mises en abyme, dans Lost Highway, servent systématiquement de révélateurs. Il n’y a qu’à penser à la caméra de surveillance et aux vidéocassettes. Sur la photo, deux couples ont été surpris sur le vif. L’un est Andy et Alice, l’autre est Mr Eddy et Renée, la femme de Fred. Les deux femmes, jouées par la même actrice, sont sur une seule et même photo. Peter est éberlué : « Is that you ? Are both of them you ? » Elle s’avance, met son doigt sur la figure d’Alice et répond : « That’s me. » Les deux mondes ont été réunis sur un même plan, celui arrêté d’un cliché. C’est la logique même des identités alternatives qui est battue en brèche par ce cliché, à moins que les deux mondes n’aient commencé à s’écraser l’un sur l’autre, ouvrant des passerelles où les doubles peuvent co-habiter, ne serait-ce qu’un instant.

Cette réunion forcée ne durera pas. Quand les policiers, qui enquêtent sur le meurtre d’Andy (et sur celui de Renée), découvrent à leur tour la photographie, il ne reste plus sur le cliché que trois personnes [15]. Alice a disparu. Il n’y a pas un espace vide là où elle se trouvait ; non, les trois figures sont serrées les unes contre les autres, comme s’il n’y avait jamais eu de quatrième personne. Signe d’une modalité particulière de sa présence, ou plutôt de son absence. Elle n’a jamais été là, n’étant qu’une surnuméraire ; et sa présence, l’expression d’un dessein. Était-elle complice de l’homme mystérieux ? Plus tard, l’homme mystérieux à qui on demande où est Alice répondra, mais cela ne doit pas surprendre : « Alice who ? Her name is Renée. If she told you her name is Alice, she’s lying. And your name. What the fuck is your name ? » Alice est Renée, double monstrueux au même titre que Peter et Fred. Elle n’est pas une Renée réincarnée ; elle est littéralement Renée. C’est le monde simplement qui n’est pas le même.

Le jeu des symétries a commencé à s’emballer, dans une crise maintenant généralisée. À partir de ce moment, d’ailleurs, les scènes perdent de leur réalité. Les hallucinations se multiplient, de même que les plans subjectifs, les sauts brusques et les ellipses. Quel est ton nom ? demande l’homme mystérieux. Il ne peut, évidemment, y avoir de réponse à cette question. Nous avons dépassé le seuil des noms et des identités, le seuil des différences. L’homme mystérieux est à la porte d’une cabane sur pilotis, en plein désert. Alice et Peter s’y sont rendus en voiture. L’image nous a montré la route, la même qui ouvrait le film, le même plan halluciné d’une route en pleine nuit. On a vu ensuite un plan de la cabane en feu, la pellicule cette fois-ci encore montée à l’envers, le temps revenant à nouveau sur ses pas. Nous approchions d’un nouveau point de contact. Car ce plan est le même qui était apparu quand Fred se débattait dans sa cellule, juste avant le transit. C’est la même maison, isolée. Le même lieu de passage, dans le désert de la Vallée de la mort.

La cabane, à leur arrivée, est vide. Peter et Alice font l’amour sur le sable. Il lui dit à répétition qu’il la désire et, pour toute réponse, elle déclare : « You’ll never have me. » Elle se lève et se rend à la cabane, nue, le laissant sur le sable. Il se relève lentement, et quand il se retourne, Peter Dayton a fait place à Fred Madison. La substitution s’est reproduite, le courant alternatif de l’altérité-transit a opéré à nouveau. Fred réapparaît et Peter repart dans les limbes. Son rôle terminé, sa présence et son identité ne sont plus nécessaires.

C’est Fred qui demande à l’homme mystérieux où est Alice. C’est lui, et non l’autre, qui se présente devant la mort, incarnée dans cet homme au teint cadavérique. Fred n’a plus de nom ; il n’est plus rien, plus rien que cette folie qui lui sert de principe identitaire. Cette nouvelle substitution confirme que les deux mondes de Fred et de Peter communiquent, telles les faces d’un ruban de Möbius, et que l’épisode initial d’altérité-transit n’était pas une exception, mais une modalité d’être, un mode d’existence dans ce monde perturbé de la crise, où le temps qui va et vient, les identités qui permutent, les hallucinations et les révélations sont parvenus à tout disjoindre.

Situé de chaque côté de la répétition, Fred a rejoint l’extrême limite d’une violence fondatrice. Il lui reste un dernier geste à faire pour à la fois clore et initier la crise : tuer l’amant de sa femme. Ce qui n’était d’abord et avant tout qu’un fantasme, un soupçon jamais confirmé, est devenu paradoxalement un fait avéré depuis la mort de Renée. Il est temps de poser la première pierre de cet édifice. Fred se rend donc au Lost Highway Hotel, celui-là même qu’avait visité Peter dans une première hallucination. Peter y avait découvert Alice en plein acte sexuel. Mais ce n’est plus Alice qui fait l’amour, quand Fred s’approche de la chambre, c’est Renée, hallucinée en flagrant délit d’adultère avec Mr Eddy. Scène fondatrice, où les corps se confondent jusqu’à créer un monstre à deux têtes. Il n’en faut pas plus pour que la violence éclate. Fred laisse partir sa femme, qu’il retrouvera bien assez tôt, puis il s’empare de Mr Eddy. Il le tabasse et l’emmène de force en plein désert. Ils se battent. Et Fred tranche la gorge de Mr Eddy avec un couteau. Cette arme miraculeusement apparue dans sa main, c’est un don de l’homme mystérieux qui est maintenant à leurs côtés. Lui-même sort de sa poche un revolver et termine le travail. Mr Eddy, Dick Laurent, est mort.

Fred prend la fuite, poursuivi par la police. Mais il parvient tout de même à se rendre à son propre domicile pour transmettre l’information à l’occupant des lieux, avant de reprendre la fuite. Le tracé du labyrinthe est complet. Il peut se refermer sur lui-même.

La Vallée de la mort

Lost Highway emprunte quelques-uns de ses procédés au film noir et au fantastique, où se mêlent des traces de sublime (Zizek 2000). C’est une allégorie nocturne, gothique par moments, sur l’impossibilité d’accéder au sacré. Le film se présente en fait, par le biais de son dispositif labyrinthique, comme l’expression d’un imaginaire de la fin, d’une apocalypse intime, où la folie et la mort se conjuguent pour offrir un tableau sombre et menaçant, à la manière des toiles de Francis Bacon (Astic 2000, p. 43 et suivantes). Les rapports identitaires, les affaissements temporels, les hallucinations et cette altérité-transit qui en est l’expression construisent un enfer, un monde de la fin inextricable, puisque fondé sur un principe de répétition. Éros et Thanatos s’y trouvent comme toujours emmêlés, leur union aboutissant à une violence qui se donne comme sacrificielle.

C’est un enfer terrestre que met en scène le film, et cela presque littéralement. La route qu’empruntent Fred et Peter traverse le désert. C’est donc aussi un enfer de pierre et de sable, un lieu de désolation où presque rien ne survit. Les déserts sont souvent des lieux de transcendance, d’un ascétisme qui favorise l’expérience mystique. Dans Lost Highway, le désert ne s’ouvre sur rien. Son héros reste enfermé dans un labyrinthe de sa propre confection, les yeux rivés sur une route qui ne mène nulle part, ses pensées perdues dans un ressassement permanent qui ne pénètre aucunement les voies du secret, mais qui vient au contraire simplement l’y reconduire. Il n’y a pas de transcendance possible. Pas de gain. Nous sommes, comme le dit Anne Élaine Cliche (1992, p. 78), dans « une incarnation de la mémoire comme transitivité absolue de l’oubli ». Sur une route qui défile sans fin, nullement interrompue par une révélation qui viendrait en briser la ligne.

Le labyrinthe, a-t-on dit, s’incarne dans un ruban de Möbius. Or un tel ruban, du fait de son infinitude, empêche toute transcendance. Il en est même le plus parfait opposé. Il la rabat au sol, en maintenant la répétition comme seule solution, seule vérité. Le religieux est une façon d’échapper à la crise. Les rituels parviennent, par la voie d’une violence symbolique, à dépasser les antagonismes afin d’ouvrir la voie à un monde nouveau, nettoyé de ses impuretés. Ils servent à échapper à la répétition. Lost Highway, dans son interminable ruban, fait de l’impureté sa seule réalité. La violence, même si elle paraît déjà ritualisée — le massacre sacrificiel de Renée, la mise à mort de Dick Laurent —, ne débouche pas sur du sacré et une forme de rédemption, mais reste cantonnée dans une folie meurtrière, consumant tout sur son passage. Elle ne permet aucune catharsis, elle ne fait que mener à la réapparition de la crise. Les têtes de l’Hydre repoussent indéfiniment. Le sacrifice ne permet plus de dénouer la crise, mais l’entretient. Si le sacré implique la possibilité d’un sens qui saura perdurer et s’imposer, quand tout sera dit et fait, l’imaginaire de la fin de Lost Highway en est aux antipodes. Le sacré y est anéanti. Et le sens, indéfiniment repoussé.