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Les hommes vivent leur histoire à travers l’idée qu’ils s’en font. Des systèmes de représentations mentales déterminent leur perception des événements. […] Ces représentations tissent tout un réseau de relations dialectiques entre la réalité vécue et les références puisées dans un imaginaire qu’elles contribuent à leur tour à alimenter.

Laborie 2003, p. 245

Le film palimpseste

Mes premières réflexions sur les rapports entre cinéma et histoire se sont assez classiquement centrées sur les enjeux de re-figuration et de réécriture du passé. Les Écrans de l’ombre s’attachaient ainsi à la question des usages cinématographiques de la Seconde Guerre mondiale en s’intéressant à la dimension téléologique des films historiques. Il s’agissait essentiellement pour moi d’étudier comment la période des « années noires » avait été constamment re-figurée par le cinéma en fonction des logiques du temps présent.

Cette problématique m’a conduite à élaborer une méthode d’analyse intitulée le « cinéma en action [1]  », qui consiste à pénétrer à l’intérieur de la « boîte noire » du cinéma afin de remonter en amont du processus de fabrication des oeuvres. Assemblant les différentes couches d’écriture de ce que j’ai désigné sous le nom de « film palimpseste », j’ai pu démontrer que les versions successives des scénarios, les contrats et les budgets, les dossiers de censure, les rushes non utilisés, les correspondances croisées entre les réalisateurs, les producteurs et les commanditaires… constituaient autant de traces révélatrices des discussions et des éventuelles controverses cristallisées autour de la représentation cinématographique de la Seconde Guerre mondiale.

Cette approche a été d’autant plus féconde qu’elle pouvait s’appuyer sur quelques traces indicielles : ce fut le cas notamment pour Au coeur de l’orage, documentaire du cinéaste communiste Jean-Paul Le Chanois, constitué pour partie de documents tournés dans le maquis du Vercors. Je m’étais étonnée d’emblée de la lente gestation du projet mis en route par la Coopérative générale du cinéma français au cours de l’été 1944, dans un climat très propice aux films sur la Résistance, et qui ne fut présenté au public qu’en août 1948, dans un contexte cinématographique et politique singulièrement dégradé. En visionnant le documentaire, je remarquai la logique chaotique du montage, qui semblait travailler en épaisseur, par ajouts et aplats successifs ; je repérai également la très faible proportion de séquences tournées dans le maquis, qui contredisait toute la campagne de promotion du film. Centré sur l’authenticité des prises de vues, ce discours indexait la valeur des documents sur la précocité du tournage, dont on affirmait qu’il avait commencé en 1943.

L’exploration du fonds Le Chanois — alors en cours d’inventaire à la Cinémathèque française [2] — me permit de comprendre les logiques de la complexe genèse du film. Le croisement des étapes scénaristiques, des commandes de documents filmés, des plans de tournage effectués en 1945 dans le Vercors et de la volumineuse correspondance du cinéaste éclairaient les stratégies des différents protagonistes. Pendant quatre ans en effet, au gré des fluctuations de la conjoncture politique et sous les pressions contraires des groupements de résistance communistes et gaullistes, Le Chanois avait dû remettre son ouvrage sur le métier. De la Libération aux prémices de la guerre froide, chaque strate d’écriture et chaque nouvelle étape du montage proposaient un cliché du paysage politique et des rapports de forces entre les anciens acteurs de la Résistance. À ces enjeux politiques étaient venues s’ajouter les spéculations commerciales du distributeur Pathé qui, avant d’abandonner le projet en 1947, était également intervenu au stade du montage (pour demander notamment la suppression d’une séquence montrant de jeunes maquisards s’entraînant au tir sur une photo du maréchal Pétain).

Le fonds Le Chanois révélait enfin les enjeux professionnels et personnels du cinéaste qui envisageait son film comme un moyen de gérer l’ambivalence de sa trajectoire sous l’Occupation : fondateur précoce du Réseau des syndicats, il avait dans le même temps travaillé comme scénariste à la Continental allemande [3]. En antidatant le tournage dans le Vercors (qui avait en fait commencé en juin 1944 — un mois seulement avant la chute du maquis), le réalisateur pouvait non seulement assurer la promotion du film en jouant sur la valeur d’authenticité de l’archive, mais également vanter l’action héroïque de la Résistance cinématographique et, plus particulièrement, celle de sa propre organisation.

Comme l’illustre cet exemple, la notion de « film palimpseste » invitait à passer derrière l’écran pour remonter du visible vers l’intelligible en considérant l’image projetée, non point comme un reflet, mais comme un symptôme. Ainsi le cinéma pouvait-il être abordé comme le produit d’une « opération », c’est-à-dire, suivant la prescription de Michel de Certeau [4], comme le rapport entre une place (les champs professionnel et politique), un ensemble de procédures (la pratique cinématographique) et la construction d’un récit.

Le temps de l’événement filmé

Arrivée à ce stade de la réflexion sur les usages du passé, j’eus l’opportunité de poursuivre mes travaux à l’Inathèque de France pour y travailler sur le fonds des actualités filmées de la Libération. Cette nouvelle recherche fut marquée par la rencontre avec les techniques numériques et par l’appropriation que j’en proposai lors de l’écriture de Clio de 5 à 7.

La question de départ portait toujours sur l’écriture cinématographique de l’histoire, non plus cette fois dans l’après-coup du film historique, mais dans l’instance du présent.

En travaillant sur le corpus des journaux conçus par France-Libre-Actualités, groupe de presse mis en place en septembre 1944 par le Comité de libération du cinéma français d’obédience communiste et progressivement repris en main par le pouvoir gaulliste, j’ai souhaité réfléchir aux conditions de production, par le cinéma, de nouvelles formes d’événementialité conjuguées au présent hebdomadaire. En effet, si j’ai tenté de replacer dans leur contexte politico-médiatique les stratégies de mise en scène, les effets de surexposition ou d’occultation de tel ou tel événement, j’ai également réfléchi à la manière dont ces journaux contribuèrent à mettre en place des modes de perception du temps et des régimes spécifiques d’historicité [5]. En ce sens (et seulement en ce sens) pouvait être pris au sérieux le titre du film promotionnel conçu par France-Actualités en 1943, instituant la presse filmée en « machine à écrire l’histoire [6]  ».

Ce travail sur les soixante-sept journaux produits par les actualités françaises de septembre 1944 à janvier 1946 a été facilité par les logiciels de capture et de saisie des photogrammes conçus par les informaticiens de l’Inathèque. Ces outils m’ont permis d’étudier plus finement les choix de mise en scène (celle montrant le général de Gaulle, notamment), mais aussi d’envisager la question de la forme comme un matériau pertinent pour une histoire politique et culturelle.

J’ai ainsi pu combiner l’étude des grandes masses transversales qui structuraient l’ensemble du corpus avec une analyse plus pointilliste qui s’est notamment attachée à l’habillage, au chaînage des journaux, à l’apparition puis à l’évolution des cartons d’intertitres qui constituaient autant de symptômes de la phase d’institutionnalisation du journal entré dans l’orbite gouvernementale.

J’en prendrai pour exemple mon analyse du journal du 10 novembre 1944, suscitée par le repérage d’une irrégularité formelle. Dans les numéros précédents, à la suite d’un compromis passé avec les Anglo-Saxons, les actualités présentées en salle étaient composées du journal France-Libre-Actualités, immédiatement suivi d’une version réduite du journal allié, le Monde libre ; ces deux journaux étaient présentés en deux blocs autonomes séparés par un carton générique. Or, dans le numéro du 10 novembre, on remarquait la présence d’un sujet français placé à la fin du journal anglo-saxon, qui paraissait « échappé » du sommaire de France-Libre-Actualités. Ce reportage portait sur l’attentat meurtrier en gare de Vitry qui avait été largement exploité par le parti communiste pour justifier le maintien des milices patriotiques dont le général de Gaulle venait d’annoncer la dissolution. La séquence sur Vitry était raccordée très artificiellement à la fin des actualités alliées par un morceau de pellicule numérotée et rayée qui ne correspondait nullement aux normes de présentation du Monde libre. En consultant le sommaire d’origine du journal conservé à l’INA, j’eus la confirmation que le sujet avait été initialement placé en sixième et dernière position du journal français où il devait faire suite à un reportage sur les cérémonies de la Toussaint. Le déplacement de cette séquence une fois constaté, il restait à en éclairer les circonstances. En poursuivant l’enquête dans le fonds de la Direction générale du cinéma conservé aux Archives nationales, je retrouvai le compte rendu de la censure militaire qui, en sa séance du 8 novembre, avait statué sur le numéro 9 de France-Libre-Actualités. La fiche indiquait qu’après consultation d’un membre de la CMI, la décision avait été prise de « couper intégralement la scène de l’accident de Vitry [7]  ».

Ces documents permettaient d’avancer dans la compréhension de l’irrégularité formelle du numéro. Après communication de l’oukase militaire, la rédaction de France-Libre-Actualités avait vraisemblablement décidé de maintenir son sujet dans les copies d’exploitation en l’accolant au journal allié, qui n’était pas soumis pour sa part à la censure française. Pour valider totalement l’hypothèse, il eût fallu obtenir confirmation de la « manoeuvre » par l’un ou l’autre des anciens membres de l’équipe rédactionnelle aujourd’hui disparus et accéder aux différentes bobines distribuées dans les salles. À défaut de ces ultimes vérifications, les informations recueillies permettaient toutefois de proposer une interprétation plus complète et plus fine de ce numéro.

Au défi politique consistant à exhumer l’événement de Vitry pour lui appliquer une grille de lecture en tous points conforme à celle du PCF, s’étaient surimposés un acte de bravade contre l’arrêt censorial et une fronde professionnelle à l’égard du gouvernement. Le journal du 10 novembre avait en effet été présenté en salle le jour même de la convocation de l’assemblée générale du groupe de presse qui préfigurait l’entrée des actualités dans l’orbite gouvernementale. À la veille de cette première prise de contrôle, l’équipe rédactionnelle entonnait le chant du cygne et assimilait à un même acte de « restauration » la dissolution des Milices patriotiques et la « confiscation » d’un organe de presse fondé par la Résistance intérieure.

Pour comprendre les logiques de composition des sommaires et de sélection des événements, ou encore la mise en place et l’évolution interne des rubriques, la prise en compte du contexte politique devait être ainsi combinée avec celle de l’histoire du média. Afin de percevoir l’amplitude du sentiment de dépossession qui anima les membres fondateurs du groupe de presse, il avait fallu non seulement exhumer les pièces officielles signalant les changements successifs du statut des actualités françaises, mais également les mettre en regard des documents plus officieux : les procès verbaux du CLCF [8] qui rendaient compte, semaine après semaine, des projets et doléances du Comité ainsi que des entretiens de ses délégations avec le ministre de l’Information. Ces comptes rendus ne révélaient plus seulement les scansions de l’agenda officiel, mais aussi ses entre-deux où alternèrent les espoirs et les désillusions des membres du CLCF habités par les rêves du Grand Soir et progressivement ramenés aux dures réalités de la restauration gaullienne. Sur cet autre versant se jouait l’application du vaste programme de réorganisation de la profession, élaboré par le Comité de Libération aux dernières heures de l’Occupation. D’août 1944 à l’automne 1945, ce dernier vit tour à tour s’esquisser puis disparaître, jusqu’à l’amertume, les promesses d’un changement radical de politique dans le domaine du cinéma et de la presse filmée.

Le dispositif de ces archives recroisées avait pour avantage de créer un système d’échos et d’anamorphoses en ce que les pièces des deux fonds se répondaient sans se rejoindre, désignant, dans cet écart, la nature et l’esprit d’une époque. Cette configuration en vis-à-vis permettait de procéder à une nouvelle opération historique consistant à rouvrir « l’incertitude du présent passé » en réveillant, selon l’expression de Paul Ricoeur (1998, p. 27), « les promesses non tenues du passé ». Découvrant sous le poids des archives d’État l’écume d’un quotidien partagé, l’analyse des sources officieuses permettait de capter, en ses battements intimes, une autre respiration de l’Histoire, celle qui envisage les époques mortes comme le futur enfoui des hommes du passé, celle qui rappelle leurs incertitudes, leurs illusions, leurs rêves évanouis.

Dans Les Écrans de l’ombre, j’avais adopté un mouvement unidirectionnel qui allait du film projeté vers l’histoire enfouie de sa fabrication. Le travail sur les actualités cinématographiques enrichissait cette approche archéologique d’un mouvement de navigation constante entre les journaux filmés et l’exhumation d’archives écrites attestant les enjeux du groupe de presse.

Ce va-et-vient fut largement encouragé par la capture de photogrammes, facilitée par l’outillage numérique, qui permettait de reconsidérer l’agencement de certains plans, de réinterpréter la place ou la composition d’un carton d’intertitre, d’interroger les interstices dans l’habillage entre deux séquences. L’usage de ces logiciels m’a également conduite à repérer plus aisément la récurrence de certains plans réutilisés par les journaux filmés, soit par simple commodité, soit pour les transformer en images génériques.

Cette logique de recyclage des séquences d’archives a occupé une place centrale dans la seconde partie de Clio de 5 à 7 et dans la conception du cédérom prototype conçu en collaboration avec l’Inathèque. Pour mener cette réflexion, la technique numérique a été précieuse, non plus seulement comme outil, mais également comme support de citations invitant à de nouvelles formes de récits historiques sur le cinéma.

Usages et migrations des archives filmées

L’ère de l’imprimerie avait contribué à séparer les espaces verbal et pictural qui se trouvaient jusqu’alors étroitement imbriqués dans les manuscrits ; le multimédia numérique permet à nouveau, mais de manière plus complexe et plus dynamique, de placer les images (et désormais les sons) au coeur du texte, autour du texte et dans les plis du texte. On assiste ainsi à un changement de paradigme et de régime critique qui va de la description à la citation et permet d’imaginer, à partir de séquences désormais montrées, des formes de récits plus délinéarisés s’inspirant des figures de l’hypertexte. Je me suis longuement expliquée sur ces questions dans Clio de 5 à 7, qui en propose différentes expérimentations inscrites sous le signe d’une narration en rhizomes [9]  ; je ne retiendrai ici que l’aspect de cette réflexion qui porte sur le devenir de l’archive et la logique de circulation construite à partir de fragments du film.

Une table ronde des Cahiers du cinéma consacrée aux mutations du travail critique « à l’épreuve du DVD » célèbre cette « assomption de l’extrait » qu’autoriseraient et encourageraient les nouveaux supports numériques [10]. Une telle voie n’est certes pas sans écueils, parmi lesquels on pourrait signaler les risques de fétichisation du fragment et de sacralisation de la trace. Sur le plan de l’écriture de l’histoire, le montage de séquences ouvre toutefois des perspectives nouvelles dont j’ai donné un aperçu dans mon cédérom en suivant la genèse et la migration d’un petit nombre de séquences filmées par les Britanniques lors de la libération du camp de Bergen-Belsen, qui furent montrées au public français dans un sujet des actualités du 3 mai 1945 [11]. Dans une logique qui pourrait s’apparenter à celle de la microhistoire, je suis remontée en amont de ce sujet pour éclairer les logiques d’enregistrement des plans de Belsen sous le contrôle de l’officier britannique Sydney Bernstein, avec le concours d’Alfred Hitchcock, un tournage qui fut très largement placé sous le signe de la preuve par l’image [12]. Je me suis ensuite employée à suivre le recyclage de ces séquences dans des fictions anglaises et américaines qui posaient la question de la culpabilité collective du peuple allemand. Je les ai retrouvées dans la partie centrale de Nuit et Brouillard consacrée au fonctionnement du système concentrationnaire : Alain Resnais choisit de les déplacer de leur perspective temporelle pour ajuster du visible sur les étapes du parcours type du déporté. Mais c’est dans le final de son film, évoquant l’ouverture des camps par les Alliés, que furent montées la plupart des séquences de Belsen, celles en particulier de l’opération d’ensevelissement des corps par les bulldozers britanniques. M’attachant au destin de ces séquences, j’ai montré qu’elles s’imposèrent d’emblée aux spectateurs français de 1956 comme une image métonymique de l’horreur concentrationnaire. Cependant, au fil de la carrière nationale et internationale de Nuit et Brouillard, les séquences tournées dans le camp de Belsen furent progressivement associées à un autre événement, celui de la destruction des Juifs d’Europe. En étudiant l’usage du film par les distributeurs américains dans le contexte du procès Eichmann [13] puis sa mise en abyme dans Les Années de plomb (1981) de Margarethe von Trotta, j’ai suggéré que les séquences des bulldozers avaient progressivement migré pour être instituées en images symboliques de l’extermination des Juifs dans les centres de mise à mort de Pologne.

À cet égard, la séquence de Belsen proposait un substitut dramatique aux images absentes, celles du massacre des vieillards, des femmes, des enfants directement conduits dans les chambres à gaz dès leur descente des convois. Ce n’est donc pas un hasard si les images de Belsen firent leur réapparition dans les sujets des journaux télévisés des années 1980 et 1990 consacrés au négationnisme, au prix d’une redoutable aporie de la preuve par l’image [14]. Cet usage à contre-emploi des documents d’archives atteste la tyrannie du visible comme modalité de l’efficacité télévisuelle ; il se combine avec des effets d’intertextualité qui ouvrent l’imaginaire collectif aux fictions réalisées à partir de la fin des années 1970, au prix d’une complexe économie d’échanges entre l’image d’archive et l’image de reconstitution.

Cet exemple de parcours délinéarisé et buissonnant dans une série de fragments s’est appuyé sur une logique du montage contribuant, par le double jeu de la répétition des plans et de la réorientation des regards qui furent portés sur ces plans, de contribuer à écrire une histoire des imaginaires collectifs. Inspiré des réflexions de Benjamin (1989, p. 477) sur le montage de citations comme mode de pensée de l’histoire, ce travail rejoint sa suggestion « d’édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté » afin « de découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total ».

Dans une perspective analogue à celle d’Harun Farocki dans son film Images du monde et inscription de la guerre [15], cette approche envisage l’image d’archive, non seulement comme une trace du passé, mais aussi comme un document en constant devenir. En attachant une attention conjointe à l’image et à ses usages, il s’agit d’éclairer le mouvement dialectique qui va du passé vers le futur afin de placer en regard le contexte d’enregistrement du document et les conditions de son exhumation comme de ses réinterprétations successives. Une telle démarche inscrit le déroulement de l’enquête dans une direction inverse [16] de celle adoptée par les commissaires de l’exposition sur les photographies des camps nazis (présentée à l’Hôtel Sully, de janvier à mars 2001 [17]) : partant du constat d’un mésusage de ces clichés, les organisateurs proposaient de revenir à l’époque de leur enregistrement et de les y clôturer afin d’en restaurer le « potentiel informatif ».

Histoire(s) de la photographie

Le texte liminaire du catalogue, signé par Clément Chéroux, nous renseigne sur les présupposés théoriques et méthodologiques de cette vaste entreprise de collecte et d’expertise. Intitulée « du bon usage des images », l’introduction insiste sur les contre-emplois de deux générations de photographies (celle de la période nazie et celle de la libération des camps) qui furent fréquemment décontextualisées, privées de leur légende et de leur revers au fil des campagnes massives de diffusion et de duplication dont elles firent l’objet à partir du printemps 1945. En nettoyant la photographie des couches successives d’interprétation venues l’épaissir et l’opacifier, l’ambition de l’historien est de lui restituer sa pleine « valeur documentaire » :

L’iconographie qui est aujourd’hui à la disposition des historiens est donc en grande partie constituée « d’images muettes », de clichés symboliques qui ne renseignent guère sur la tragédie et conduisent parfois même à des interprétations erronées […]. Il est donc nécessaire de remplacer l’usage symbolique par une utilisation historique de l’image. Mais pour se faire, il faut redonner aux photographies leur valeur documentaire qui a généralement été enfouie sous les générations de reproductions ou sous les multiples strates de leur utilisation symbolique.

Chéroux 2001, p. 15-16

Telle qu’elle est ici énoncée, la principale ambition de ce travail d’expertise serait donc de rétablir le document photographique dans un statut originel de « source documentaire » afin d’améliorer, à terme, la connaissance historique sur l’événement représenté. À la différence de l’exposition de Versailles [18], qui appréhendait les clichés alliés sur la libération des camps comme les éléments d’un « processus de construction de la mémoire », celle de l’Hôtel Sully tendait plutôt à privilégier leur « potentiel informatif », qui passe par la réassignation de ces images au réel représenté dans le cadre de la photographie [19].

Pour que ce « potentiel » puisse être exploité à sa « juste valeur », il convient de passer par la phase préalable de la critique du document, que l’exposition et le catalogue se proposent d’accomplir. Cette disjonction entre le temps de l’expertise et celui de l’interprétation épouse assez précisément les logiques de l’école positiviste. Le chantier mis en oeuvre par Clément Chéroux — tout comme la confession de sa « frustration » devant les pièces manquantes du corpus éclaté [20] — répond peu ou prou aux visées scientistes de Langlois et de Seignobos, qui accordaient une grande importance « à la publication systématique et définitive de documents critiqués », rêvaient « d’un répertoire exhaustif de tous les textes disponibles mis à la disposition des historiens, après une vigilante toilette critique », puis défendaient « l’idée d’acquis définitifs d’une histoire débarrassée par la critique des légendes et des faux » (Prost 1996, p. 72).

La seconde fonction assignée à ce travail d’expertise s’inscrit précisément dans une logique de réfutation :

[…] il n’y a qu’à feuilleter les pages des revues négationnistes pour voir combien ils utilisent l’imprécision et la confusion qui règnent autour de ces images pour étayer leurs propos fallacieux […]. Il est donc important de redonner aux images leur juste valeur documentaire, d’enquêter précisément sur les photographies, de retrouver les originaux, d’opposer en somme des négatifs aux négations.

Chéroux 2001, p. 19 et 21

C’est dans ce double lien entre la rigueur scientifique et la réfutation d’ordre éthique que se noue l’exigence d’un appareillage méthodologique exemplaire.

Aucun historien ne songerait à dénier les acquis de cette déontologie de l’établissement des documents et il convient de se féliciter que ces règles de la méthode s’appliquent désormais aux sources photographiques entrées tardivement dans le laboratoire de l’historien. Il est plus difficile d’adhérer à la disjonction affichée par le coordinateur entre l’établissement définitif des documents par la méthode critique et leur interprétation ultérieure. On ne saurait en effet postuler a priori la valeur documentaire intrinsèque d’une archive, cette valeur — nécessairement variable et non univoque — se trouvant indexée à la capacité qu’aura le cliché à répondre aux interrogations des historiens. À négliger l’interdépendance des documents et des questions, à privilégier le « potentiel informatif » de ces images au détriment de leur puissance symbolique, à faire mine d’oublier que le sens historique ne se retrouve pas dans le document restauré, mais qu’il s’y construit sans fin, Clément Chéroux nous laisse indécis sur la nature de l’opération historique que son travail archivistique serait susceptible d’effectuer.

En outre, si le catalogue de l’exposition se garde d’en proposer une application rigoriste, l’opposition marquée entre la « valeur documentaire » du cliché (qui fonderait son intérêt historique) et ses mésusages symboliques (dont il conviendrait d’effacer les traces) pourrait fermer la voie à une autre histoire qui s’intéresserait aux interprétations successives de ces documents, au travail de sédimentation qui les a fait migrer jusqu’à nous. Dans une perspective qui inclut les débats fondateurs sur la restauration des oeuvres d’art, se pose alors la question du statut et de la conservation des strates d’interprétations successives du document photographique dont on peut postuler qu’elles entrent de plein droit dans son histoire.

Prenons un exemple qui nous ramène à Nuit et Brouillard [21]  : le quarantième plan du documentaire [22] est une photographie prise à l’intérieur du Vélodrome d’Hiver qui montre des femmes assises ou couchées sur la piste du stade tandis que d’autres se tiennent debout le long d’une barrière derrière laquelle on aperçoit des internés masculins regroupés sur la pelouse. Le premier réflexe légitime et quasi pavlovien de l’historien de la Seconde Guerre mondiale visionnant aujourd’hui le film de Resnais serait de signaler que — contrairement à ce que suggère le commentaire de Cayrol — cette photographie ne représente pas les Juifs raflés et internés au Vel’ d’Hiv’ en juillet 1942, mais des suspects de collaboration regroupés dans ce même lieu, peu après la libération de Paris. Si cet historien a pour unique souci de rétablir la valeur documentaire de l’image, il s’en tiendra à cette remarque corrective [23]. S’il s’inquiète en revanche de comprendre la démarche documentaire d’Alain Resnais, il lui faudra prolonger son investigation afin de déterminer si ce « mésusage » du cliché fut délibéré. Pour ce faire, il devra tout à la fois évaluer l’état de la documentation disponible en 1955 et retrouver le lieu de consultation de la photographie. Cette démarche est possible grâce au découpage plan par plan conservé par la société Argos, sur lequel se trouvent reportées de précieuses indications [24]. Chaque plan, numéroté et minuté, y fait l’objet d’une description documentaire dactylographiée et d’une inscription manuscrite précisant l’origine du cliché ou de la séquence. Au verso de la page 2, on retrouve le plan du Vélodrome qui porte l’indication « Raflés parqués dans le Vel’ d’Hiv. P. F [pour plan fixe] » et la cote manuscrite « CDJC CIII 45 ».

Une visite au Centre de documentation juive contemporaine permet de consulter cette photographie [25] et d’observer sur son revers plusieurs strates d’inscription assignant au cliché l’événement « Vel d’Hiv (rafles) » et la date du « 16 juillet 1942 ». Le CDJC a donc décidé de ne pas effacer les légendes erronées, considérant qu’elles appartenaient désormais à l’histoire de cette photographie. Cependant, plutôt que de surajouter au dos du document une nouvelle légende, qui aurait rétabli la date du cliché et l’événement représenté, le Centre de documentation a fait le choix d’accompagner le visiteur en le renvoyant aux ouvrages de Serge Klarsfeld dans lesquels se trouvent restituées les étapes de son enquête sur la photographie.

La lecture de ces textes successifs [26] nous éclaire sur le destin symbolique du cliché qui fut présenté pendant plus de trente ans comme la seule photographie représentant l’opération « Vent printanier ». En 1975, animé par une double exigence historique et mémorielle, Serge Klarsfeld exhuma dans les archives de l’AFP deux autres photographies appartenant à la même série et qui, de ce fait, furent également légendées « rafle du Vel’ d’Hiv’ ». Il fallut à Klarsfeld quelques années supplémentaires, qui coïncidèrent avec la phase des recherches préparatoires à la publication de son Vichy-Auschwitz, pour établir que ces clichés ne pouvaient représenter les familles juives raflées à Paris les 16 et 17 juillet 1942. L’essentiel de sa démonstration repose sur une critique interne du document : ayant appris que, parmi les 8 160 Juifs enfermés au Vélodrome d’Hiver, on comptait 4 115 enfants accompagnés d’au moins un de leurs parents, l’historien en déduisit qu’il ne se trouvait dans l’enceinte aucun individu isolé. Les 1 129 hommes étaient des pères en compagnie d’un ou de plusieurs de leurs enfants et, parfois, de leur épouse ; les 2 916 femmes étaient des mères, avec un ou des enfants, parfois ac-compagnées de leur mari. En outre, les témoignages recueillis à propos de la rafle attestent que les familles juives avaient été installées sur les gradins, au-dessus de la piste et de la pelouse laissées vides. Sur l’une des trois photographies de la série, on peut voir que les gradins ne sont pas occupés ; la répartition spatiale des individus montrés sur les trois clichés, et surtout l’absence d’enfants, permirent à Klarsfeld de conclure que ces photos ne représentaient pas les Juifs raflés mais des personnes accusées de collaboration qui furent internées au Vélodrome d’Hiver entre le 28 août et le 2 septembre 1944. Après la parution de Vichy-Auschwitz, le Crapouillot retrouva dans ses archives une quatrième photo de la même scène qui permit de confirmer l’hypothèse de réattribution du sujet de la photographie. À partir de 1983 et pendant une période de sept années, il n’exista donc plus aucune image répertoriée de la rafle du Vel’ d’Hiv’… La découverte de Klarsfeld aurait alors pu être mise à profit pour inaugurer une autre histoire qui se serait attachée aux versants inexplorés de cette réoccupation des lieux d’internement et de déportation afin de servir de prison aux anciens collaborateurs et geôliers ; en fait, elle contribua surtout à relancer la quête de l’image de 1942 désormais déclarée « manquante ».

Il fallut attendre 1990 pour que le même Serge Klarsfeld en retrouvât une, à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, dans le fonds des archives photographiques de France-Soir. Aujourd’hui célèbre, car maintes fois reproduite, elle montre les voitures de police et les autobus ayant servi au transport des familles juives, depuis les centres de rassemblement par quartiers jusqu’au Vélodrome d’Hiver… Cette récente découverte n’est sans doute pas la dernière, comme le suggère l’avocat historien dans la dernière réédition du Calendrier de la persécution des Juifs :

Le photographe de Paris-Midi dont France-Soir a récupéré les archives après la Libération a dû prendre ce jour-là (le 16 ou le 17 juillet) d’autres photographies du Vélodrome d’Hiver, et peut-être même à l’intérieur de l’enceinte. Les retrouvera-t-on un jour ? Ce serait primordial.

Klarsfeld 2001

Il n’est pas inutile de s’interroger ici sur les enjeux impérieux de cette quête et sur ce qui en rendrait l’issue si « primordiale ». En effet, si l’on veut bien admettre que l’exigence de connaissance historique sur la rafle du Vel’ d’Hiv’ a été progressivement satisfaite par les travaux des dernières décennies fondés sur l’analyse critique des traces écrites et sur la collecte de témoignages, si l’on ajoute que seuls ces documents ont permis de réaffecter à la photographie sa véritable « valeur documentaire » en invalidant son statut « d’image de la rafle », il faut admettre que le besoin d’image exprimé par Klarsfeld répond moins encore à une exigence historique qu’à une injonction morale et à un enjeu de mémoire. Cette double motivation s’éclaire dans le filigrane de son texte de 1991, lorsqu’il écrit :

Ainsi 13 000 Juifs ont été capturés à domicile dans l’agglomération parisienne les 16 et 17 juillet 1942 par temps clair, sans qu’un photographe amateur, sans qu’un reporter professionnel ait éprouvé la nécessité de faire un effort pour fixer sur pellicule cette chasse non seulement aux hommes ou aux femmes mais aux enfants juifs.

Klarsfeld 1991, p. 94

Craindre que cette image puisse ne pas avoir été prise conduit à investir l’acte (ou le non-acte) photographique d’une dimension éthique ; regretter que nul témoin n’ait « fait l’effort » de capter l’événement esquisse les contours d’une autre histoire qui suivrait les logiques de ce détournement du regard, éclairerait les motivations de cette volonté de « ne pas voir » qui servit de trame narrative au film de Claude Lanzmann, Un vivant qui passe (1997). Si cette photographie absente — qui montrerait l’arrestation de familles juives à Paris — était finalement découverte, elle intéresserait donc moins Klarsfeld pour sa « valeur documentaire » que pour sa double capacité à ajuster du « voir » sur du « savoir » et à investir ontologiquement le geste du reporter ou du photographe amateur d’une fonction rédemptrice. Ce besoin d’image s’inscrit ici dans une configuration historique (et potentiellement historisable) produite par la conjonction entre un état de la conscience nationale dans son rapport au passé, une demande exponentielle d’images formulée par nos sociétés iconogènes, une tendance à la patrimonialisation de l’histoire, diagnostiquée par Pierre Nora dans le dernier tome de ses Lieux de mémoire.

Ainsi, le destin de la photo du Vel’ d’Hiv’ ne permet-il pas seulement d’établir qu’Alain Resnais ne pouvait avoir eu connaissance de l’erreur d’attribution du cliché ; il indique également que le sens et la valeur conférés à l’image ne sont jamais définitifs ni stabilisés et que chaque document iconographique s’enrichit sans fin de sa qualité « d’archive du futur ». L’enquête sur la photographie palimpseste du Vel’ d’Hiv’ illustre par ailleurs l’avantage qu’il y aurait à conserver et à dater toutes les couches d’interprétation du document iconographique qui s’incorporent de plein droit à son histoire. Elle désigne enfin les jalons essentiels d’une investigation portant sur les usages de l’image d’archive. Celle-ci supposerait de prendre en compte les conditions de consultation ou de visionnage des rushes et des photographies ainsi que l’état précis des connaissances historiques sur le sujet (qui n’éclairent pas seulement le sens donné au document, mais également les motifs de son exhumation ou de son redéploiement par effet de série). Cette recherche devrait également tenter d’élucider la fonction sociale attribuée aux images à une époque donnée, les demandes symboliques mais aussi marchandes [27] qu’elles suscitèrent… en bref l’univers mental, l’outillage technique et l’imaginaire collectif qui présidèrent à leur quête et à leur interprétation.

Dans une analyse très stimulante du film d’Antonioni, Blow Up, Jacques Revel dresse une analogie entre les logiques de la microhistoire et l’enquête que mène le personnage principal sur les photographies du crime. Ainsi, nous dit-il, « se constitue un corpus qui rend possible une histoire, ou plutôt plusieurs histoires, puisque chaque tirage nouveau de l’image fait apparaître une réalité différente, invisible auparavant, et qui induit une nouvelle intrigue » (Revel 1998, p. 103).

Esquisser les contours d’une « histoire du regard » et des imaginaires collectifs supposerait ainsi d’accorder une place centrale à l’analyse des discours et des récits successifs produits sur l’image photographique ou filmée en envisageant, au sens fort, la question de leur mise en intrigue.