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Après Bergman et Antonioni, Alain Resnais est le troisième cinéaste auquel la collection « L’art en bref », dirigée par Dominique Chateau, consacre un ouvrage théorique. Cette collection d’essais brefs favoriserait l’épanouissement d’une écriture hors de la somme-fleuve des articles de recherche, la quête d’une forme plus libre bien que sérieusement travaillée. Un petit format qui expliquerait en partie le choix de l’auteure d’un corpus limité aux trois premiers longs métrages de Resnais ; Leperchey justifie son choix en arguant de l’exemplarité de ces films pour qualifier la modernité du cinéma de Resnais : un cinéma marqué par la crise de l’image-action, la faillite des schèmes sensorimoteurs, l’errance des personnages…

[…] ses trois premiers longs métrages tentent de casser la linéarité du récit, et sont de ce fait marqués par une grande perturbation de la chronologie […]. C’est ainsi qu’on peut à partir de ces trois films explorer les différents aspects de l’image-temps spécifique qui apparaît dans le travail de Resnais. J’ai donc limité ma recherche à ces trois films dans l’espoir que leur approfondissement à la lumière des théories de Deleuze, en même temps en éprouve la fécondité.

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Cette crise de l’image-action, telle qu’établie par Deleuze, marque le passage de l’image-mouvement à l’image-temps : la situation ne se traduit plus en action mais devient purement optique et sonore ; le temps, dont l’image-temps est une représentation directe, se « désubordonnise » de l’espace et du mouvement.

En approfondissant la question du récit, le cinéma en est venu à se poser celle du temps et de sa représentation, et ce avec une acuité particulière dans le cas de Resnais, dont Deleuze (1985, p. 69) a qualifié les espaces cinématographiques de « probabilitaires et topologiques ». « Topologie » — le mot est lâché — un intrus certes, mais légitimé par cette glorieuse entremise. Il ne reste plus qu’à initier le lecteur auquel l’auteure, en introduction, présente son programme : expliquer en quoi la nature des trois premiers longs métrages de Resnais peut être qualifiée de topologique, en s’appuyant sur cette notion d’espace topologique décrite par Deleuze et qui implique l’idée de continuum ; s’intéresser aux mouvements qui agitent ces continuums et aux rapports qu’ils peuvent entretenir entre eux, aux ruptures qui les travaillent.

Avant de détailler plus avant l’argumentation de Sarah Leperchey développée dans les trois chapitres qui constituent le livre, je voudrais d’abord revenir sur la notion de topologie et sur les implications d’un tel emprunt dans le domaine qui nous intéresse — rappelons que nous devons ce terme aux mathématiques.

La topologie n’est pas, comme je me la représentais confusément, une forme abstraite de topographie, une branche plus fluide de l’étude du topos, adoucie par le « lo » d’un fleuve intégré à l’habituelle graphie qui y est associée. La topologie est une branche des mathématiques qui étudie les notions de continuité et de limite, qui s’attache aux propriétés qualitatives et aux positions relatives des êtres géométriques.

Sarah Leperchey fonde en particulier son analyse sur l’ouvrage à vocation interdisciplinaire de Claude-Paul Bruter (1985), Topologie et Perception. Bases philosophiques et mathématiques, selon lequel la topologie permet de repenser tout phénomène de transformation, de génération, de contamination, de dilatation et de contraction, de capture et de libération entre des ensembles. La topologie permettrait de penser les liens et les relations entre des objets, donc l’élaboration et l’organisation d’une structure, en l’occurrence, ici, d’une structure filmique.

Gilles Deleuze, dans Image-temps, évoque les dangers qu’implique l’emprunt de « déterminations scientifiques hors de leur domaine ». Il faut, nous dit-il, pour éviter les écueils — notamment ceux d’une « métaphore arbitraire ou d’une application pénible » — naviguer prudemment en se contentant « […] d’extraire des opérateurs scientifiques tel ou tel caractère conceptualisable qui renvoie lui-même à des domaines non-scientifiques, et converge vers la science sans faire application ni métaphore » (Deleuze 1985, p. 19). Ne pas faire métaphore, ne pas opacifier le transfert par la multiplication d’écrans et de possibilités sémantiques.

Sarah Leperchey évite avec brio ces pièges, me semble-t-il, et n’enferme pas les films de Resnais dans des espaces théoriques inadaptés. Son analyse n’entraîne aucun « à l’étroit » et l’on croirait, en la lisant, la topologie faite à la mesure du cinéaste ou — inversement —, l’oeuvre de celui-ci suffisamment éclairante pour avancer en ce domaine. Par ailleurs, et ce n’est pas négligeable, la lecture du livre de Leperchey réveille un goût pour l’exotique et l’ailleurs, éphémère peut-être mais irrépressible, pour ces raretés brillantes qui — si elle me ramènent aux diamants noirs des mathématiques de mon adolescence — n’en sont pas moins attirantes : de René Thom, Paraboles et Catastrophes. Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie et Modèles mathématiques de la morphogenèse ; de Claude Morlet, Topologie et de Bruter, déjà cité, Topologie et perception. Bases philosophiques et mathématiques. Et si la topologie permet de penser les limites, elle peut également en penser les transgressions et sortir de son terrain d’origine. Ainsi en est-il dans Topologie d’une cité fantôme, de Robbe-Grillet, ou dans La Topologie ordinaire de Jacques Lacan, de Granon-Lafont.

Reste à se demander si l’emprunt de ce concept conduit à une greffe pertinente — l’élément déplacé réagissant et se modifiant au contact de son nouveau milieu, lui-même intégrant cette nouvelle donne — ou s’il ne renvoie finalement, comme peut le craindre Deleuze, qu’à l’extraction d’un caractère conceptualisable potentiellement amalgamé à n’importe quelle constellation. Il s’agirait, dans le cas d’une greffe réussie, de considérer la médiation comme un passage qu’on ne regarderait plus du bord de la route, mais de l’intérieur de l’événement.

La topologie, outil d’analyse, serait aussi l’objet de cette analyse, constituant une métaphore possible du concept d’intermédialité, en permettant d’envisager la médiation comme une articulation fluide de continuums, émergeant, glissant de proche en proche, se contaminant par voisinage, dilatation, contraction et prédation pour se fondre les uns aux autres et constituer des nappes coexistantes.

La présentation et l’explication de ces procès de glissements constitue ainsi la trame du premier chapitre de l’ouvrage de Leperchey qui s’applique à y définir la topologie suivant l’angle de la continuité, en s’appuyant sur les notions de voisinage et de similitude, de proximité spatiale et de proximité par similarité, l’une découlant de l’autre et inversement.

Un espace topologique est un ensemble dont tous les points, tous les éléments possèdent des voisinages tels que tout voisinage d’un élément contient cet élément, que toute partie qui contient le voisinage d’un point est aussi un voisinage de ce point, que toute partie commune à deux voisinages d’un point est voisinage de ce point, et que tout voisinage d’un point est un voisinage des points assez voisins de ce point.

Une fois posés ces principes, Leperchey revient aux films de Resnais pour tâcher d’y repérer les différentes figures de glissements, notamment celles permettant l’enchaînement d’un objet à un autre par leur point de similitude. Hiroshima mon amour offre à ce titre plusieurs exemples marquants, dont celui du rapprochement entre le gros plan d’un crâne brûlé et celui d’un paysage pelé, plans entre lesquels s’établit, plutôt qu’une rupture de nature, « une extension », un continuum.

Mouvements de rapprochement mais aussi récurrence de figures à l’issue desquelles se produit une révélation par résurgence du passé, l’émergence de souvenirs venant éclairer un présent jusqu’alors opaque. C’est, par exemple, le magnétophone de Bernard dans Muriel qui apparaît à plusieurs reprises avant qu’on ne comprenne la signification de son insistante présence. Des mains fureteuses de Françoise à celles d’Alphonse, il constitue finalement le déclencheur de la crise de Bernard en faisant ressurgir le passé qui le mine, en actualisant le « souvenir pur » de la mort de Muriel. À cette brutale éclosion du souvenir, Leperchey oppose sa mise en place, qui se présente comme une lente montée, pareille à celle que l’on peut observer dans L’Année dernière à Marienbad. On assiste, par corrections successives et dans un déploiement de répétitions, à l’éclosion d’une possible reconstitution : X déroule ses souvenirs, que vient contredire l’image, mais au fil des répétitions, comme on réduit une fracture, la bande image vient se recoller aux remémorations. L’auteure explique les étapes de formation d’un continuum par une constante transformation du continuum lui-même, le faisant passer d’un état à l’autre. Dans L’Année dernière à Marienbad, X renvoie à une nappe de passé, A à une autre, deux nappes coexistantes et pourtant antagonistes : X s’estime proche de A quand, de son point de vue à elle, leur éloignement est au contraire infranchissable.

Selon Granon-Lafont, que cite l’auteure (p. 24), la topologie, devant la possibilité de passage d’un état à l’autre, pose la base d’une équivalence entre ces deux états. Aussi grande que soit la distance séparant A de X, si le passage d’une nappe à l’autre est possible, alors ces nappes sont identiques.

La topologie ne s’intéresse ni aux métriques, ni aux proportions. De ce fait, l’égalité est définie comme le trajet possible d’une présentation à une autre […]. Deux figures sont dites identiques s’il est possible par une déformation continue de passer de l’une à l’autre.

La déformation se fait selon un trajet, celui d’un déplacement de proche en proche, mais elle se fait au sein d’un même continuum, celui d’une déformation continue.

De ces notions de similitude et de glissement, découlent celles de projection, de dilatation/contraction et de prédation, avec lesquelles Leperchey clôt son chapitre. La projection éclaire là encore la notion d’équivalence topologique : les points d’un voisinage sont projetés dans l’espace de façon à former un voisinage égal . Il y a similitude de deux états, constituant un seul continuum, non plus travaillé par une déformation continue mais par la projection d’un état à l’autre. Et l’auteure de citer Ricardou évoquant, à propos du Nouveau Roman, les procès de capture et de libération qui s’y jouent : une même chose passe d’un registre de réalité à un registre de représentation (« capture ») ou d’un registre de représentation à un autre de réalité (« libération »). De la même façon, Resnais, dans Hiroshima mon amour, recourt à ces transferts : des photos géantes viennent occuper entièrement le cadre, au point qu’on ne distingue pas leur statut de représentation. Elles le traversent puis s’éloignent au fond du cadre, portées à bout de bras par des manifestants : on comprend alors qu’il s’agit de photographies et non d’une présentation directe.

Au fil de l’analyse, de glissement en glissement, le lecteur envisage le point de rupture vers lequel l’auteure tend, les déformations décrites ne pouvant qu’atteindre un point limite, quand bien même elles s’effectueraient dans la continuité et selon des principes d’équivalence.

En effet, Leperchey choisit pour introduire la figure de la rupture une anecdote empruntée au film Muriel. L’urbaniste de Smoke — qui de « mari » d’Hélène devient le « chevalier » de Françoise — y raconte l’histoire de cette maison construite près d’une falaise : on achevait la maison, jusqu’aux poignées de porte qu’on venait de poser, quand on s’aperçut qu’inexorablement la maison glissait vers le vide. La « morale », reprise ici par l’auteure, est que l’identité qualitative de l’objet se maintient jusqu’à un point de rupture alors irréversible. La maison X ne cessera d’être identique à elle-même, malgré la déformation continue du glissement vers le précipice, jusqu’à l’instant de sa chute, qui la fait alors passer à un état qualitativement inconciliable avec son état précédent.

Ainsi le deuxième chapitre va-t-il s’attacher à détailler plus spécifiquement l’articulation de continuums entre eux, en leurs limites, bornes et points de rupture.

La spécularité constituerait l’une des ruptures topologiques les plus radicales du fait de l’impossibilité d’une déformation continue comme procès de passage de l’objet à son reflet. Le rapport spéculaire articule deux nappes ensemble, mais ne constituerait en aucun cas les deux pôles de transformation d’une seule nappe. Afin d’illustrer cette spécificité irréductible, l’auteure fait appel à de nombreux exemples tirés des trois films parmi lesquels je ne retiendrai ici que celui des gros plans de mains dans Hiroshima mon amour : la main d’Eji, endormi sur le lit, et celle du soldat mort sur le quai, à l’orientation inversée. Cette rupture ouvre la brèche par laquelle s’engouffre le souvenir de l’amant mort d’Emmanuelle Riva.

Le dernier chapitre du livre se concentre sur la question de la représentation du temps qui sous-tend la structure de ces trois films. C’est également l’occasion pour l’auteure de suivre Deleuze dans sa reprise de la théorie de Bergson, avec notamment la proposition d’une représentation combinant nappes de passé et pointes de présent.

Elle clôt judicieusement le chapitre sur l’idée de boucles de temps, clôture qui entre en parfaite résonance avec la façon dont elle a construit son argumentation : évoquant d’abord la crise de l’image-action, rappelée en introduction, à partir de laquelle se met en place une nouvelle structure, donc un nouveau rapport au temps, Leperchey expose ensuite, par glissement progressif, toutes les configurations qu’implique une lecture topologique (continuum, voisinage, similarité, transformation continue, mais aussi rupture, limite, fragmentation) pour aboutir à l’idée « d’un temps qui avance en boucles » et d’un « passé sans cesse suscité et décrit par le présent [qui] correspondent à ce mécanisme topologique qui met en connexion un élément avec un autre, et nous fait sauter d’une nappe à l’autre » (p. 92). Elle ajoute : « […] chez Resnais […], la représentation du temps non chronologique vient d’ailleurs, probablement d’une volonté de décrire les jeux de l’imaginaire et de la mémoire, où une image en appelle une autre. »

Ainsi le modèle topologique permet de s’éloigner de l’idée de succession en lui substituant celle de spatialité, où tous les éléments sont présentés ensemble et dont il s’agirait de comprendre les procès de coexistence.

L’aspect topologique des films de Resnais viendrait alors servir une représentation non chronologique du temps.