Corps de l’article

Mourir du coeur à cause d’une vie agitée mais révolutionnaire comme ma vie ne sera pas très gênant dans un contexte historique.

Glauber Rocha dans Sintra is a beautiful place to die [1].

Le cinéaste Glauber Rocha a bâti l’une des filmographies les plus importantes, expérimentales, puissantes, viscérales et polémiques du cinéma brésilien. Tous ces adjectifs sont des lieux communs pour les admirateurs de son oeuvre, quand ces derniers parlent de la manière agitée, rageuse et passionnée avec laquelle Rocha s’exprime. Dans les années 1960, il a créé avec un groupe de cinéastes le mouvement du Cinema Novo, qui a fait le tour du monde et qui a contribué à faire connaître le cinéma politique de l’Amérique latine. Il a publié à la même époque deux manifestes : Esthétique de la faim et Esthétique du rêve [2]. Cinq années après le coup d’État de 1964 par les militaires instaurant un régime dictatorial qui durera vingt ans, Rocha part en exil. Et, en 1975, après six années au cours desquelles il résida en Europe, à Cuba et en Afrique, il réalise en Italie le film Claro, qu’on pourrait qualifier de semi-autobiographique.

L’esthétique « cinémanoviste » du début de sa carrière au Brésil (Le Dieu noir et le Diable blond, 1964, Terre en transe, 1967, et Antonio das Mortes, 1969) [3] prend un nouveau souffle pendant l’exil, notamment avec la radicalisation de son caractère expérimental et avant-gardiste (Der Leone have sept cabeças, 1970, Têtes coupées, 1970, et Claro, 1975). Malgré cela, le contenu politique et révolutionnaire de ses premiers films reste présent. En effet, cette radicalisation est mise au service du discours politico-poétique puisque le problème perdure, soit le conflit entre le colonisateur et le colonisé.

Les multiples références de Claro renvoient au théâtre baroque (le dramaturge Carmelo Bene joue dans le film) et au néoréalisme italien ; elles vont de la Nouvelle Vague de Godard, jusqu’aux racines du Cinema Novo. La superposition des images présente une esthétique non moins engagée et apporte au cinéma rochaïen un style plus diversifié et fragmenté qu’auparavant. Le film marque aussi, pour la première fois, la participation de Rocha à l’un de ses films comme personnage, devant la caméra. Il procédera de la même façon dans les émissions de télévision qu’il réalisera au cours d’une courte et marquante période, à la fin des années 1970, au Brésil.

Claro consiste en « une vision brésilienne de Rome. Ou mieux, un témoignage du colonisé sur la terre du colonisateur » (Rocha 1975). C’est en ces termes que le réalisateur a défini le film à l’époque de son lancement. Or, il importe de s’arrêter justement sur cette transposition d’images brésiliennes à Rome. Comment Rocha a-t-il construit son monde mythico-politique dans cet ailleurs ? Et, d’autre part, dans quelle mesure son expérience de l’exil a-t-elle affecté son récit typiquement brésilien ? Les mythes ont-ils survécu ? Le discours politique est-il encore présent ? Cette fois-ci, à qui est-il adressé ? Comment s’articulent ses discours dans un autre contexte, c’est-à-dire à l’étranger ?

I. À propos du Cinema Novo

Le Cinema Novo demeure le plus important mouvement cinématographique au Brésil. Deux films du cinéaste Nelson Pereira dos Santos, Rio 40° et Rio, Zone Nord, réalisés dans les années 1950 et fortement influencés par le néoréalisme italien, ont grandement marqué le mouvement. Les deux films montrent la réalité sociale et la criminalité dans les favelas de Rio de Janeiro.

Un autre film a eu une influence déterminante sur le Cinema Novo. Il s’agit d’un court métrage documentaire réalisé en 1960 par un groupe composé de jeunes journalistes et d’étudiants (Linduarte Noronha, Vladimir Carvalho, João Ramiro Mello), dans la province de la Paraiba au nord-est du Brésil. Le film, Aruanda, provoque une réaction enthousiaste chez les critiques et les intellectuels brésiliens :

Il fut l’un des premiers films autour desquels fut lancée la question d’une adéquation de la pauvreté des moyens du cinéma brésilien au sous-développement économique du pays, et ce comme une qualité, une vérité, et non pas un défaut du cinéma national, lorsque existaient par ailleurs la justesse et l’originalité du regard.

Pierre 1987, p. 38

On peut remarquer dans le film la beauté des images — photographie contrastée — en opposition avec la terre aride et la pauvreté du sertão, de même que la qualité technique du montage et, surtout, l’inexpérience de ses réalisateurs qui n’avaient jamais tourné de film auparavant. Tout cela va beaucoup influencer les jeunes cinéastes brésiliens.

Le film, tourné à Talhado, dans le sertão, distingue deux époques : la formation d’un village d’esclaves au début du siècle et l’organisation actuelle, fondée sur la fabrication de vases de céramique par les habitants de l’endroit. La première époque recourt à la fiction : deux habitants reproduisent la scène où vécurent leurs ancêtres en arrivant sur le lieu où sera construit le village. La deuxième époque, plus actuelle, fait appel au discours du documentaire, la caméra accompagnant le quotidien des habitants au travail, les images étant commentées en voix off. Le discours politique et social dont le film est porteur devient évident dans les derniers mots du narrateur : « Talhado… vie primitive. Elle existe géopolitiquement, mais elle n’existe pas pour les institutions gouvernementales. »

En 1964, trois films racontant des histoires qui se déroulent au sertão sont considérés comme la consécration du Cinema Novo : Deus e o diabo na Terra do Sol (Le Dieu noir et le Diable blond) de Glauber Rocha, Os Fuzis (Les Fusils) de Ruy Guerra et Vidas Secas (Sécheresse) de Nelson Pereira dos Santos. La caractéristique principale du mouvement était d’allier le cinéma à la politique (esthétique de la faim) et, dans le cas de Rocha, aux histoires populaires.

Le Cinema Novo rompt avec l’esthétique du cinéma classique américain des années 1950. Il opte pour une nouvelle conception esthétique, selon un processus que les artisans appellent eux-mêmes la « décolonisation de l’image et du contenu » des films : caméra à la main, photographie contrastée, montage discontinu, musique interprétative, son direct, improvisation et dialogues libres. Largement influencé par le mouvement du cinéma d’auteur de la Nouvelle Vague, selon le cinéaste Caca Diegues [4], le projet du Cinema Novo est très simple. On peut le résumer en disant qu’il visait trois choses : transformer le cinéma brésilien, transformer le cinéma proprement dit et transformer le monde. D’après Glauber Rocha, cinéaste emblématique de ce mouvement, l’auteur est responsable de sa vérité : son esthétique est une éthique et sa mise en scène est une politique. Les mots de Rocha témoignent du fort engagement social des cinéastes. Selon Paulo Emílio Salles Gomes (1986, p. 98), l’un des critiques majeurs de l’époque, la signification du Cinema Novo pour le cinéma brésilien est très importante : « Il reflète et crée une image visuelle et sonore, rendue cohérente pour la majorité absolue du peuple brésilien. »

Dans le texte Esthétique de la faim (1965), écrit par Glauber Rocha à la demande des organisateurs d’une rétrospective du cinéma latino-américain en Italie, Rocha présente le projet du Cinema Novo comme un manifeste non seulement artistique, mais aussi politique et social. Selon ce manifeste, c’est seulement en subissant la violence et l’horreur que le colonisateur peut comprendre la force de la culture qu’il exploite, car la violence n’est pas un pur symptôme mais un besoin de transformation : « […] c’est la plus noble manifestation culturelle de la faim. »

Seule une culture de la faim, minant ses propres structures, peut se dépasser qualitativement : et la plus noble manifestation culturelle de la faim c’est la violence. […] Une esthétique de la violence, avant d’être primitive, est révolutionnaire, et c’est ici le point de départ pour faire comprendre au colonisateur l’existence du colonisé. […] La faim latine n’est pas seulement un symptôme alarmant : c’est le système nerveux de la société. Ici réside la tragique originalité du Cinema Novo en face du cinéma mondial : notre originalité c’est notre faim et notre plus grande misère c’est que cette faim, bien que sentie, n’est pas comprise. […] Pour l’observateur européen, les processus de création artistique du monde du sous-développement ne paraissent intéressants que dans la mesure où ils satisfont sa nostalgie du primitivisme.

Dans le film Le Dieu noir et le Diable blond, Glauber Rocha met en scène les personnages de la culture populaire brésilienne, lesquels se sont perpétués grâce à la littérature de cordel [5] : les « cangaceiros », le beato/prophète, le vacher, le colonel, le tueur à gages (matador), le chantre (qui est en quelque sorte le gardien de la mémoire du sertão). Selon Jerusa Pires Ferreira (1993), le poète populaire nous met devant une iconicité recueillie dans un répertoire qui vient du mythe, du conte d’enchantement, et dans sa trajectoire il va réunir d’autres textes, dans un continuum temporel. La rivalité entre Dieu et le diable, ainsi que la terre sans malheurs, sont des motifs courants dans la littérature de cordel. Paul Zumthor, dans Mémoire et Communauté (1993), souligne le fait que la voix poétique assume la fonction cohésive et stabilisante sans laquelle le groupe social ne pourrait vivre ; elle est une référence permanente et sûre pour une communauté et elle est, en même temps, prophétie et mémoire.

En ayant cela à l’esprit, Rocha investit ces personnages populaires d’une nouvelle fonction : le devenir révolutionnaire. Selon Gilles Deleuze (1985), dans l’oeuvre de Glauber Rocha, les mythes du peuple, le prophétisme et le banditisme, sont l’envers archaïque de la violence capitaliste, comme si le peuple retournait contre lui-même la violence qu’il subit d’autre part. Le Cinema Novo exalte la fabulation qui caractérise la parole vivante, qui en assure la liberté et la circulation, qui lui donne une valeur d’énoncé collectif, pour l’opposer aux mythes du colonisateur. Sa force critique permet de dégager sous le mythe un vécu actuel : l’intolérable, l’invivable, l’impossibilité de vivre maintenant dans cette société.

Glauber Rocha considère que la violence est le moyen idéal pour alerter le monde au sujet de l’existence d’une culture sous-développée, comme c’est le cas pour la culture brésilienne. Celle-ci est le résultat d’une politique colonisatrice, mais qui peut déclencher le mouvement de son indépendance et de sa nouveauté : « Notre originalité c’est notre faim. » La violence du colonisateur envers le colonisé est maintenant renversée. La culture brésilienne va naître après ce mouvement. Elle va surgir de la violence révolutionnaire.

II. Rocha : l’exilé

En 1968, les militaires mettent en place de nouvelles mesures de contrôle des médias et censurent toutes les formes de pensée susceptibles d’être subversives ou contestataires. S’étant déjà fait prendre et persécuter par la police, Rocha entreprend de s’exiler du Brésil en 1969, alors que son film Terre en transe est interdit dans tout le pays. D’abord, il réalise deux films à l’étranger, Der Leone have sept cabeças et Têtes coupées. Puis, en 1971, il part définitivement en exil à Cuba et en Europe, jusqu’en 1976.

Claro, réalisé en 1975, constitue un « détournement », un noeud dans l’oeuvre cinématographique de Glauber Rocha. Il reprend des composantes de films antérieurs appartenant au Cinema Novo, et en réitère l’aspect révolutionnaire, de même que la critique de la bourgeoisie industrielle et de l’aristocratie « impérialiste » (comme dans Le Dieu noir et le Diable blond, Terre en transe et Antonio das Mortes). Il possède également les traits caractéristiques des films de l’exil (comme dans Têtes coupées et Der leone have sept cabeças) dont la mise en scène se développe sans scénario très structuré, quoique selon une forme strictement théâtrale.

Cependant, avec Claro, Rocha pousse plus loin l’expérimentation en misant sur trois nouveaux éléments : le documentaire (des images de rue, des entrevues et des manifestations), la présence du réalisateur devant la caméra (lequel devient un personnage du film dont le discours, parfois en voix off, est à la première personne, comme dans un essai filmé, et reflète son mal du pays) et le discours du colonisé à rebours (mépris du colonisé pour la terre du colonisateur, transpositions des « favelas cariocas » à la périphérie romaine). Il construit un discours enragé, féroce et accablant envers la société et la culture européennes. Il a lui-même présenté son film en ces termes :

Un témoignage du colonisé sur la terre de colonisation. Je voulais voir clair dans les contradictions de la société capitaliste de notre temps. Par exemple, il me semble très clair le moment dans lequel, à la conclusion du film, les gens pauvres occupent l’écran : le peuple doit occuper l’espace qui lui a été pris pendant des siècles d’oppression.

Rocha 1975

Mais Claro a été très mal reçu par la critique française, après que Glauber Rocha eut été proclamé l’un des meilleurs cinéastes de sa génération. Le critique Jacques Siclier, dans Le Monde, a vu dans le film un « mépris du langage bourgeois et un goût pour l’imprécation » (dans Rocha 1998, p. 46). Jean Louis Bory, du Nouvel Observateur, a considéré le film comme l’exemple d’« un narcissisme confus, insupportable et perpétré à Rome » (dans Rocha 1998, p. 46). La règle semble générale : le film est le moins connu de son oeuvre et le plus marginalisé.

En Europe, alors qu’il est sous l’emprise de la nostalgie et tente de rentrer au pays après six ans d’exil, Rocha écrit dans la presse brésilienne un article passionné faisant l’éloge de la dictature militaire. Cet acte sera très mal perçu par les intellectuels brésiliens à l’intérieur et hors du pays. Geste de complaisance envers les militaires, il ne sera jamais oublié, ni même pardonné par certains. À la fin de sa vie, au moment de subir de nouveau l’exil (cette fois-ci au Portugal), il rentre au Brésil et meurt d’un cancer quelques jours plus tard.

Claro est essentiel pour comprendre l’oeuvre rochaïenne : les films de Rocha n’ont jamais été aussi personnels ni aussi expérimentaux sur le plan cinématographique. Claro est le pur exil et montre bien les contradictions et les hésitations du cinéaste.

III. À propos d’un concept

Dans Claro, Glauber Rocha intervient tant comme personnage que comme réalisateur, tant comme sujet du film que comme narrateur. Il traverse incessamment les frontières, comme dans la première séquence du film, alors qu’il donne la réplique à une actrice tout en dirigeant les prises de vue faites par le caméraman. Dans une autre séquence, il parle directement à la caméra en racontant une histoire sur la ville de Rome, laissant alors entendre le jeu fragile de son élocution, l’imbrication des mots, le bégaiement et les transitions entre plusieurs langues (le passage de l’italien au français, puis au portugais). Dans une autre séquence, on le voit assis sur une chaise, chantant une chanson brésilienne et fumant de la marijuana avec une actrice (à l’époque sa femme), comme dans un film de famille, puis répétant les mots « clair » et « claro » au téléphone. Quel sens veut-il faire surgir de toutes ces superpositions et de tous ces passages dans le film ? L’inachèvement de l’oeuvre, l’incompréhension qu’elle suscite sont en fait les signes d’une demande de légitimité. L’exil n’est pas encore achevé ou compris, il est toujours en devenir.

Rocha veut atteindre des buts qu’il s’était fixés avant l’exil, et qui sont donc étrangers à sa condition d’exilé. Toutefois, il ne s’interroge pas, mais met tout en scène dans une transe absolue et inénarrable à travers plusieurs langues et divers discours cinématographiques. Désormais, c’est la nostalgie et le sentiment de saudade qui demeurent dans le film, le manque insupportable du pays natal, de l’Autre, l’état d’incommunicabilité qui le rend sensible à la distance et à la condition d’étranger.

La prise de conscience de la condition d’exilé et la mise en question de cette expérience mènent l’exilé, selon Trigano, à une forme de sagesse. Ce qui permet d’atteindre cette sagesse est le fait de « passer à travers » : traverser la perte, la tirer du néant, déboucher sur une compréhension et un apprentissage de celle-ci. « C’est d’un travail de la perte et sur la perte que naît ainsi la sagesse de l’exil dans laquelle la conscience se métamorphose dans son rapport au monde » (Trigano 2001, p. 104). Le lien entre l’humain et le monde devient autre, la perception de l’espace-temps change et l’incite à concevoir autrement son environnement.

L’exilé vit normalement dans une espèce d’espace-temps unique, parfois double, parfois ambigu, entre son lieu d’origine et son nouveau milieu. Les expériences s’accumulent, interfèrent, interagissent entre elles. Cette superposition et cette dualité des expériences sont rendues visibles au cinéma. Mon hypothèse est, précisément, que le cinéma est le média idéal pour dévoiler la pluralité de l’espace-temps de l’exilé. La caméra parcourt les chemins de l’exil, catalyse les expériences et crée un pont entre le nouveau lieu et le lieu d’origine. Ce pont cinématographique, je le nomme l’image-exil [6]. Le but de la présente analyse est de découvrir cette construction par une lecture attentive des caractéristiques des images du film. Quand je parle de construction, je pense à la conception du film, car au cinéma, bien qu’il y ait souvent un scénario préétabli, la réalisation et la construction se font « sur le tas », c’est-à-dire pendant le tournage et le montage.

L’exilé a la possibilité de percevoir ce que les autochtones, souvent, ne voient pas, et il découvre des aspects originaux ou même banals de l’espace étranger. Le cinéma, souvent décrit comme le média qui fait la « synthèse » des arts, comme l’ont dit Glauber Rocha et Gilles Deleuze, arrive à montrer tout cela. L’image cinématographique rend matériellement visible cette expérience tout en transformant notre perception du « réel ».

Le cinéma est converti en puissance, il permet de dévoiler une image qui ne laisse pas de traces, mais seulement des perceptions. J’entends par là que l’image est parfois davantage suscitée par le hors-champ que par l’espace circonscrit de l’écran. Dans l’image habitent ces indices du dehors qui nous renvoient à une autre perception de l’image. Au-delà d’une possibilité, cette image est créée dans l’interstice, dans l’arrêt du temps, dans la juxtaposition spatiotemporelle ou par un regard « d’étrangeté » : il s’agit d’une image en devenir.

En quoi le cinéma est-il le médium le plus apte à révéler cette situation grâce à ce que j’appelle l’image-exil ? Deleuze (1985, p. 203), d’une certaine façon, répond à la question :

C’est seulement quand le mouvement devient automatique que l’essence artiste de l’image s’effectue : produire un choc sur la pensée, communiquer au cortex des vibrations, toucher directement le système nerveux et cérébral. Parce que l’image cinématographique « fait » elle-même le mouvement, parce qu’elle fait ce que les autres arts se contentent d’exiger (ou de dire), elle recueille l’essentiel des autres arts, elle en hérite, elle est comme le mode d’emploi des autres images, elle convertit en puissance ce qui n’était que possibilité.

L’image captée en exil présente ainsi les enjeux auxquels doit faire face l’exilé à l’étranger, elle contient tout ce que l’homme lui-même perçoit et comprend de cette expérience, non seulement comme une simple représentation, mais comme si la caméra et l’image qui en est issue produisaient aussi l’absence et la distance provoquées par l’exil : l’image-exil.

IV. Les superpositions rochaïennes des langues

En analysant l’oeuvre théâtrale de Carmelo Bene (dans Claro, le dramaturge italien joue le rôle d’un travesti bourgeois qui fait un long monologue sur l’aristocratie occidentale), Deleuze (dans Bene et Deleuze 1979, p. 105) souligne l’importance, chez lui, du refus ou de l’impossibilité du dialogue : « C’est curieux, comme il n’y a pas de dialogue dans le théâtre de CB ; car les voix, simultanées ou successives, superposées ou transposées, sont prises dans cette continuité spatio-temporelle de la variation. » La variation assure le mouvement et la transition d’un énoncé à l’autre, énoncés qui s’imbriquent, se transforment, se reflètent, comme si « le dehors » intervenait à l’intérieur des phrases et dès lors suscitait une écriture « opératoire, et dont l’effet sur le lecteur est très fort, très étrange » (Deleuze, dans Bene et Deleuze 1979, p. 106).

Dans Claro, Rocha donne « apparemment » la voix à tous, conférant à chacun des énoncés personnels, du noble jusqu’au riche industriel, du soldat américain à l’immigrant noir, de l’homme politique au manifestant. Les discours se confrontent, se superposent, se mixent ; ils traduisent surtout l’impossibilité d’établir des liens par la parole, de fonder une parole cohésive, linéaire, chronologique ou même historique. Il y a toujours des interruptions, des arrêts, des bégaiements, des phrases incomplètes, comme si toutes ces choses exprimaient l’attente d’un dialogue avec l’Autre, ou peut-être avec le public.

Par contre, c’est dans ces intervalles que le film gagne sa force, sa puissance, sa raison d’être, comme s’il était une oeuvre littéralement ouverte au dialogue, à l’Autre. Or, cela paraît contradictoire, puisque les dialogues font défaut dans le film. Plusieurs parlent, presque personne n’écoute, comme dans les séquences bruyantes qui mettent en scène des manifestants et des politiciens. Même la messe papale sur la place Saint-Pierre semble être un acte politique, contestataire ou réactionnaire, mais surtout « bruyant ».

Dans l’une des premières séquences du film, le cinéaste Rocha se place devant la caméra et essaie de raconter une histoire sur l’Europe. Une jeune fille l’interrompt soudainement pour lui demander à manger. La séquence commence en voix off ; on voit la statue d’Auguste Octave au centre d’une place italienne :

— « La dernière image de l’Occident. La dernière image de l’Occident. »
Puis, subitement, Glauber marche sur la place et commence à raconter son histoire en regardant la caméra : « Le centre c’était ça, mais nous sommes partis. Il est né en Suisse, ensuite il est allé dans un autre lieu, il est allé dans un autre lieu, il s’est engagé dans le terrorisme. Sa mère était morte dans un accident d’avion. Je suis venu ici deux fois et ensuite une fois encore… Je ne me souviens plus… où était-ce ? » Il arrête son discours. « Que veux-tu ? » demande-t-il à la jeune fille qui s’approche. Et, en revenant à la caméra, il continue sa narration : « Je suis venu… venu ici et il y avait… »
— « Je suis aussi ici et je veux une chambre », dit-elle.
—  « Une chambre ? Alors il venait, c’était une nuit, une chose… », continue-t-il.
— Elle insiste : « Une chambre. »
— « La mère était morte… dans un accident d’automobile. » Il continue à raconter, en se tournant maintenant vers la jeune fille.
— Elle réagit en riant : « Va te faire f… ! »
— « Tu comprends ? Il y avait un terroriste, un autre qui ensuite fut arrêté. Survint une histoire de… de suicide. La lutte des classes est dure, tu veux… »

Ce « dialogue » un peu absurde met l’accent sur plusieurs aspects du film, notamment la parole, la langue et le discours, en plus de montrer le caractère frénétique et puissant du réalisateur qui s’adresse à la caméra avec un regard fixe et s’exprime par gestes, tout en dirigeant simultanément le caméraman. Dans le film, on sent cette urgence et ce besoin de dire ; dans le cas de Rocha, la parole est surtout expressive.

Comme le dit Blanchot (1969, p. 106) : « […] le fait que la parole a le besoin de passer de l’un à l’autre, soit pour se confirmer, soit pour se contredire ou se développer, montre la nécessité de l’intervalle. » Quand il passe de la langue italienne au français, le film présente chaque fois un intervalle. Il montre alors des personnages qui ne communiquent pas, des discours qui se mélangent et n’interagissent pas, mais qui « habitent » néanmoins le film. C’est justement cette possibilité de cohabitation que le film présente par l’entremise des dialogues et, surtout, des monologues.

Par contre, l’errance dans le discours, l’intermittence des images du film par le faux raccord entre une séquence et une autre, entre une image et une autre, font défaut. Cela crée la possibilité du devenir étranger, le devenir d’une image autre dont « la discontinuité assure la continuité latente », comme l’écrit Blanchot (1969, p. 107). Rocha parle la plupart du temps en italien, alors que la jeune fille ne lui parle qu’en français. Toutefois, la rhétorique exaltée du réalisateur ne laisse aucune langue « intacte » : Rocha utilise un mot en portugais de temps en temps, dit quelques phrases en français et parle au rythme de la langue italienne. Il révèle une langue « autre », aux intonations différentes de celles de la langue courante. Dégageant d’autres sens, il donne d’autres « reliefs » aux mots qui accentuent davantage la singularité de son discours. Quelques années plus tard, la manière dont il va altérer la graphie de la langue portugaise va devenir notoire.

Mélangée, diluée dans l’italien et le français, la langue portugaise devient à la fois inaccessible et obstinément présente. Elle devient inaccessible parce que Rocha est le seul qui puisse la comprendre ; en effet, il n’a pas d’interlocuteur dans le film (sauf peut-être le spectateur, dont il dénonce la présence en regardant la caméra), tandis que par son fort accent et par sa parole, il mélange passionnément toutes les langues dans une seule phrase.

Les multiples langues présentes dans Claro étaient déjà fusionnées dans un autre film de Rocha, Der leone have sept cabeças, réalisé au Congo-Brazzaville, en Afrique, en 1970. Comme son titre l’indique, le film présente les langues des colonisateurs (l’allemand, l’italien, l’anglais, le français et le portugais) dans une perspective allégorique. Ces langues suscitent un jeu controversé et des affrontements ; en effet, aucune d’entre elles ne devient la langue du colonisé, lequel est confronté à l’impossibilité de s’exprimer, car les langues incarnent toujours la parole de l’Autre, du Pouvoir et de la soumission.

Dans Claro, ce conflit des langues nationales apparaît quand celles-ci transitent par l’espace filmique, alors que chacun des personnages a la possibilité de discourir dans sa « propre » langue. Dans une séquence du film, la protagoniste (Juliet Berto) parle en français à un Noir africain et celui-ci lui répond en italien. Vêtue d’une sorte de châle péruvien et d’un chapeau de paille brésilien, elle lui demande de l’aide, il refuse : « Je suis fatigué. J’ai voyagé, j’étais en Afrique, en Amérique, au Brésil, au Congo. Je suis fatigué, je ne supporte plus. Ici, il y a à boire, à manger, de l’amour, tout. Ici on mange. J’aime bien, je m’amuse. » En guise de réplique, elle le pousse afin de lui donner une « conscience révolutionnaire », reconduisant ainsi une vieille idée rochaïenne : pour que la conscience révolutionnaire d’une classe populaire et marginalisée soit éveillée, il faut lui faire violence et lui montrer la réalité à laquelle elle est soumise : « Ah oui… Ganga, tu es devenu le gardien de l’Enfer ! […] Tu étais battu au fouet. Tu étais vaincu. Ils ont tué tes frères. Ils ont violé tes soeurs. Tes vieux étaient exterminés, vous avez coupé de la canne sous le soleil dans tous les endroits… » Une autre pratique typiquement rochaïenne consiste à confier aux différents personnages des énoncés collectifs : Ganga n’est pas un Noir africain en Italie, il représente et incarne le discours de tous les Noirs de tous les âges qui ont été faits esclaves.

Dans une autre séquence, on voit un ex-combattant américain qui se tient devant un miroir. Dans le reflet, on reconnaît aussi la jeune fille, omniprésente dans toutes les séquences du film, telle une conscience révélatrice. Le soldat américain, après son retour de la guerre du Vietnam, « se demande, très attendri sur lui-même, s’il n’est pas un bien pauvre type d’avoir gâché sa belle jeunesse à tirer sur des Viets sans même le faire exprès et sans intention de donner la mort » (Pierre 1987, p. 243). À un autre moment, il converse avec son amante, une Noire américaine qui lui reproche d’avoir tué son peuple.

Cependant, on peut se demander si le film produit véritablement ce mélange, s’il est une oeuvre « métissée », ou s’il ne montre pas simplement la diversité culturelle — une profusion de langues et de cultures — sans créer de relations effectives entre elles. Claro serait-il simplement un film multiculturel qui respecte et présente la complexité des diverses cultures et origines raciales ? La langue de l’exilé, déplacée et écorchée par des accents et par des enchevêtrements de mots issus d’autres langues, s’inscrit-elle dans un « devenir mineur [7] » ? La langue, dans Claro, est un élément autant esthétique que culturel, qui soulève la question de la différence et délimite les territoires de chacun. Toutefois, il faut la faire devenir encore plus mineure, dans son processus minoritaire de « langue » de l’étranger, autant dans ses puissances que dans ses faiblesses, ses intermittences et ses accents. Il faut souligner ses diverses particularités qui témoignent d’une étrangeté devant l’espace et l’histoire.

Dans un processus de survivance, Rocha transgresse alors la barrière des autres langues pour les déstructurer de l’intérieur : il les mélange, les décompose, les rend étrangères. Dans cette perspective, Rocha va mettre en scène tous les types de discours des personnages ; mieux encore, il va montrer leur grande diversité en les intégrant et en les opposant les uns aux autres. La langue italienne est soutenue et erratique lorsqu’elle est utilisée par un aristocrate ; dans la bouche d’un bourgeois, travesti pompeux et polyglotte, elle n’exprime qu’un discours vide et narcissique ; les manifestants et le peuple habitant la périphérie romaine éprouvent quant à eux une difficulté manifeste à s’exprimer : la parole est chez eux entrecoupée par des bruits et devient impossible. En bref, l’aristocratie maîtrise la langue mais n’a rien à dire, alors que le peuple aurait tout à dire mais n’y arrive jamais.

La langue de la jeune Française n’est pas problématisée, elle n’en parle pas d’autres ; il en est de même pour l’Américain. Les Africains soulèvent quant à eux un autre type de problème, puisque ce n’est pas leur langue qui fait défaut, mais leur corps : ils maîtrisent parfaitement la langue, mais demeurent une conscience critique de leur descendance, de l’ailleurs. Ainsi en est-il du personnage de l’Afro-Américaine qui reproche à un soldat d’avoir tué son peuple.

Le chaos imagé et sonore de Claro témoignerait-il d’un malaise face à la société occidentale ? Face à la politique européenne ? Face à l’apathie du cinéma qui devrait permettre d’autres moyens d’intervention ? Face à l’absence de dialogue ?

Si les mots ne suffisent pas, Rocha va les raréfier plus encore : il va briser les phrases, abîmer les dialogues, leur donner un sens autre jusqu’à ce qu’il parvienne à communiquer. Si les images ne suffisent pas à montrer, il va déranger les codes cinématographiques par le moyen d’un faux raccord, de l’interruption abrupte d’une scène, d’un changement inopiné de sujet d’une séquence à une autre ou d’une superposition d’images.

V. Les superpositions rochaïennes d’images

Dans Claro, la langue portugaise et la culture brésilienne se mélangent à d’autres langues (le français, l’italien et l’anglais) et à d’autres cultures (les cultures française, italienne, africaine et américaine). Les superpositions de langues et de cultures sont également bien représentées et mises en scène à travers la superposition des discours narratifs et des images. On pourrait identifier trois types distincts de récits dans le film : l’essai expérimental, le fictionnel théâtral et le documentaire.

Un personnage omniprésent, une jeune fille, sert de fil conducteur au récit et nous aide à mieux comprendre cet univers particulier. Selon Rocha, elle est une figure mythique de l’innocence, de l’ingénuité confrontée à un monde hostile et répressif (Rocha 1975). Dans une scène, elle dit ceci :

Il n’y a plus de mots pour dire les choses lorsque le langage n’est plus le langage et que la différence entre l’action et la parole est tombée dans une espèce de chose unilatérale, où la couleur, le son, toutes les formes se mélangent dans un chaos cosmique et démoniaque où nous oublions ce que jadis on appelait lucidité… et c’est pourquoi j’erre, comme une chose cristalline et nouvelle, auprès de nouveaux sons d’où le parfum pourrait surgir et ne surgit pas.

Le procédé qui consiste à couper la parole et à la rendre hésitante se traduit en images. Il y a, tout au long du film, des séquences interrompues, inachevées, des scènes sans son, des sons entendus lors d’une scène précédente et qui reviennent, des bruits qui rendent inaudibles des paroles en les renvoyant au second plan, des superpositions d’images et des coupures de scènes. Tout cela apparaît comme des « empêchements », comme dirait Deleuze (dans Bene et Deleuze 1979, p. 110), qui travaillent à desservir la parole au lieu de la servir. Enfin, des infinités d’interventions dans le récit filmique rendent difficile la compréhension des enchaînements des actions qui se déroulent sur l’écran.

Chez Rocha, ce procédé paraît d’autant plus étrange que le film semble chercher à brouiller son propre fil narratif. Comme le souligne Sylvie Pierre (1987, p. 243), le spectateur ne sait pas où l’histoire (ou le réalisateur) « veut en venir ». Cela résulte du caractère fragmentaire et excessif, autant des dialogues que des histoires, des images et des sons.

Le début du film mise sur un mélange entre le documentaire et le drame. La séquence d’ouverture se déroule au milieu des ruines italiennes bondées de touristes : un couple latino-américain (Rocha et la jeune fille, Juliet Berto) livre une sorte de prestation rituelle faite de mouvements désordonnés, de gestes désynchronisés et de cris « primitifs », perturbant un lieu « sacré et silencieux » de la civilisation occidentale. Les deux personnages finissent par désacraliser les ruines romaines par une démystification ou un « exorcisme entre le passé et le présent, entre l’angoisse et l’espoir » (Rocha 1975). Les scènes sont bruyantes (presque assourdissantes) et répétitives.

À certains moments pendant cette séquence, Rocha fusionne la fiction et le documentaire autobiographique, autant que l’espace italien et l’espace brésilien. Les genres et les langues transitent dans l’espace et l’espace lui-même se métamorphose.

L’espace de l’exil a cette capacité de concilier les espaces-temps de deux territoires, de deux cultures et de deux « mondes » différents. Mais, a contrario, il peut aussi être le lieu d’un écartèlement, où tout paraît fragmenté, où ce sont la dissemblance et l’étrangeté qui dominent. La conception de cet espace est bien plus complexe que ne le serait une simple construction nostalgique émanant d’une revendication liée à la terre. Elle s’approche d’une construction de l’altérité propre à l’exilé et qui lui permet de définir son altérité, de délimiter sa place, de se « reterritorialiser ». L’espace exilique est aussi différent du lieu d’origine que de l’espace d’insertion.

Les dernières séquences sont exemplaires à cet égard : les musiques et les voix transitent d’un espace à l’autre ; les images se superposent ; le réalisateur lui-même interfère en fusionnant les corps de deux mannequins ou en accentuant le contraste entre la mode et la guerre, entre les couvertures de journaux et les revues sur le Vietnam.

Ces dernières séquences montrent la richesse et la complexité de l’oeuvre rochaïenne en exil, très différente de la majorité de ses films tournés auparavant. Cette différence est exposée dans plusieurs micro-récits du film : la tragédie gréco-latine, dont une théâtralisation « baroque » qui foisonne de références au cinéma de Rocha, au théâtre lui-même et à la littérature, et qui engendre une épopée fragmentée, exacerbée et considérée d’ailleurs, par plusieurs, comme « indigeste ».

Rocha crée des rituels dans lesquels les personnages caricaturaux représentent la décadence de la civilisation occidentale et du capitalisme. Le documentaire politique présent dans le film, parfois désengagé et parfois idéologique, renforce le côté polémique et contradictoire de l’oeuvre rochaïenne ; il en résulte une incertitude quant au sujet traité et à la position prise par le réalisateur. On entend des voix — d’où le droit de contester — et des bruits — d’où la possibilité de mettre tout à l’envers pour le « penser autrement ». Ce qui est vraiment clair, dans le récit de Claro, c’est sa critique et son grand mépris de la civilisation bourgeoise européenne. Dès le début, soit dès l’essai expérimental que constituent les séquences face aux ruines, le film affiche ses positions. Tout est là : le continent décadent et jonché de décombres, le rituel désespéré du couple qui crie et qui se débat sous les yeux étonnés des touristes, rejetant et admirant tout à la fois l’Histoire. Jusqu’à quel point s’identifie-t-on à ce rituel ? Certes, Rocha est fils de la culture européenne ; s’il la conteste et la questionne autant, c’est parce qu’il en fait partie. Mais Rocha est fatigué ; comme le personnage africain Ganga, il s’est battu jusqu’à l’épuisement et sa terre lui manque — la terre « brasilis », source de son énergie vitale. L’absence : c’est peut-être ce qui explique la rage des images ; là se trouve peut-être la clé du film. Rocha, s’il n’est pas en mesure de raconter cette absence, va épuiser son sens dans tout ce qui peut être compris comme construction, production ou composition. Dans cette perspective rochaïenne, c’est mettre l’exil en puissance, ne pas construire une histoire sur l’exil, mais rendre sa force pulsante et en transe présente dans le film, faire converger tous les récits pour qu’il soit impossible de les transposer dans une histoire ou de les rendre en paroles, ce qui est de l’ordre de l’insupportable, comme sa nostalgie.

VI. La saudade en exil

Le politique et l’esthétique sont profondément intégrés dans la création et la mise en scène rochaïennes. C’est en analysant les dimensions politique et sociale de l’oeuvre, en prêtant une attention particulière à sa poétique, qu’on peut véritablement comprendre la complexité et la frénésie d’un tel processus de création. Mais, si Glauber Rocha parcourt toujours la même histoire politique, il ajoute dans Claro un aspect qui le distingue des autres films : la saudade [8] en exil. Le film occupe une place unique dans la carrière et la vie du cinéaste. Il a été réalisé en Italie à la fin d’un exil politique de six ans, et montre le réalisateur lui-même devant la caméra, dévoilant sa saudade, son mal du pays.

Dans l’une des dernières séquences du film, le cinéaste est assis sur une chaise à bascule, fumant de la marijuana avec sa femme, Juliet Berto, qui incarne la jeune fille dans le film, et chantant une mélodie brésilienne au milieu des plantes tropicales sur le balcon de sa maison à Rome. C’est cette nostalgie, matérialisée dans la superposition des lieux et des discours narratifs, dans l’interaction de l’image et du son, qui se charge de réinventer le politique dans Claro.

Mais « Glauber Rocha est un dramaturge épique, dont l’obsession est d’inscrire la tragédie dans l’histoire, de faire se rejoindre la scène du monde et la scène de la représentation » (Pierre 1987, p. 87). Le politique se manifeste ainsi, à travers ces revendications : déranger la dialectique cinématographique d’Eisenstein ; montrer les circuits que peut emprunter la parole et la faire devenir étrangère ; faire se superposer les favelas italiennes et brésiliennes ; permettre au peuple d’occuper l’écran ; enfin, rentrer au pays — tout cela sans encore exprimer son angoisse ni son malaise au sujet de la société tant aimée, qui le trouble et qui l’héberge.

Rocha marque avec ce film frénétique toute sa passion contradictoire pour un pays dont il épingle cruellement une sorte d’état latent de mauvaise santé/pourriture/culpabilité/pétrification pontificale et monumentale, tandis qu’il transforme amoureusement ses lieux millénaires en scènes magiques et sacrées pour un théâtre des mythologiques de l’Occident tentateur, et ses banlieues romaines misérables, comme l’a très joliment dit le cinéaste italien Gianni Amico, dans les favelas cariocas.

Pierre 1987, p. 66

En transposant son univers brésilien en Italie, il fait le pont entre les deux espaces de son exil : l’Amérique latine, qu’il rêve de pouvoir regagner, et l’Europe, ce vieux continent qui refuse à son cinéma le succès et la consécration. Claro illustre ainsi la perte de la terre natale, le moment de « ressourcer à ses vieilles racines son propre besoin d’inscrire l’histoire du Brésil dans un flux universel des civilisations » (Pierre 1987, p. 66). Cela parce que le Brésil devient un mirage et, de souvenir nostalgique, se transforme en une mémoire mélancolique, telle une image illusoire, comme s’il était impossible de le retrouver quelque part, comme si son absence — rendue sensible dans les images filmées en Italie — condamnait Rocha à une perte irréparable et irréversible, inhérente à l’exil. D’ailleurs, le réalisateur craignait depuis longtemps cette nostalgie « habitée » : « […] le pays appelé Brésil est tellement à l’intérieur de nous qu’il nous est impossible de le faire sortir [9]. »

La musique brésilienne qu’à la fin du film Rocha écoute et dont il chante les paroles incarne une nostalgie pure de l’ailleurs. Il n’y a vraiment personne avec qui la partager.

Rocha était pris au piège : la lutte contre le pouvoir capitaliste, présente également dans ses films antérieurs, devient, en exil, une « impossibilité », car ce sont justement le cinéma « révolutionnaire » et le « manque du peuple » (Deleuze 1985, p. 281) qui l’ont obligé à s’exiler. Ce combat est un fardeau qu’il ne semble plus pouvoir porter. Claro est clairement marqué par cet exil. C’est ce qui reste du film aujourd’hui : la détresse de l’homme consumé par l’exil, de celui qui a perdu non seulement sa patrie, mais aussi le peuple au nom duquel il pouvait encore lutter, la raison d’être de son cinéma, la terre, celle du Dieu et le diable dans la terre du soleil (traduction littérale du titre de son film Le Dieu noir et le Diable blond) ou celle de Terre en transe.

Dans Claro, il y a superposition constante des deux territoires grâce à la musique. Les images de Rome, de la banlieue pauvre ou du vieux centre-ville, sont associées à la musique du carnaval brésilien des années 1930 ou à la musique instrumentale régionale de Villa-Lobos (O trenzinho caipira, par exemple, qui évoque une image nostalgique de l’exode rural brésilien). Les références au Brésil n’ont jamais été si implicites dans ses films.

L’exil est donc le noyau de Claro : rendre compte de cette expérience, en saisir les limites à travers les limites mêmes du moyen d’expression que constitue le cinéma, tel semble être l’enjeu de ce film. Celui-ci n’est-il pas en effet fragmenté, confus, dispersé, écartelé à l’image de l’homme que l’on voit dans la scène finale, « dénudé » après une marche dans les rues de la ville ? Outre le jeu de la critique et de la manifestation, où est la poétique de Claro sinon dans la nostalgie, dans la saudade ? Hors du Brésil sa lutte perd-elle son sens ? Il ne peut en effet s’appuyer sur une base combative et une autorité politique représentative qui puissent mettre son art « en marche ! » de manière efficace contre les forces « impérialistes » du capitalisme.

L’exil de Rocha n’en est pas moins puissant, courageux, créatif et contestataire. Ce que les critiques de cinéma de l’époque (incluant Sylvie Pierre, amie et admiratrice du réalisateur et journaliste aux Cahiers du cinéma) n’ont pas compris, c’est que Rocha promène un regard d’étranger sur les terres du colonisateur, semblable à celui qu’il jetait sur l’élite brésilienne dans les années 1960, et que la presse européenne admirait tant.

L’absence d’un public, le fait d’avoir été mis à distance tant du peuple brésilien que de sa terre natale ont amené Rocha à produire une oeuvre aussi éclatée que son exil — une oeuvre dans laquelle les genres sont éclatés, mais aussi les langues, les discours, et dont toutes les parties se confondent. L’image-exil dans Claro arrive à se faire jour grâce à ce jeu des intervalles, des mélanges et des superpositions.

En donnant la parole à plusieurs personnages, en donnant à entendre plusieurs langues, inscrites dans l’espace étranger, en proposant un discours idéologique adapté à l’exil (imposé par un régime autoritaire) et qui en exprime la saudade, Claro invente une esthétique unique. Et en remettant en question la narrativité et l’image cinématographique, en mixant des éléments sonores disparates, en ayant recours aux superpositions — en dédoublant le peuple, par exemple, dans les scènes de la « favela » romaine, ou encore, à la fin du film, en dédoublant l’espace et les éléments médiatiques (revues, journaux) —, Rocha ne fait-il pas également de son film une déclaration politique ? Chez Rocha, le politique est une force plus qu’un discours, et le poétique est une puissance plus qu’une esthétique.