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La critique de films : un métier en voie de dissolution ?

Sur la base d’une question apparemment toute simple : « Qu’est-ce qu’un bon film ? », Laurent Jullier élabore une réflexion étoffée et rigoureuse sur les critères d’appréciation en matière de films, tout en s’inscrivant dans la continuité des recherches les plus stimulantes des dix dernières années consacrées à la culture savante, la formation du goût, les préférences des auditoires, les types de succès et, plus généralement, sur l’offre culturelle [1]. Par le passé, les travaux qui s’intéressaient aux critères d’appréciation des oeuvres d’art — travaux issus de diverses disciplines : la philosophie esthétique, la sociologie de l’art, l’histoire littéraire — abordaient rarement le domaine spécifique du cinéma dans leur examen de la qualité des oeuvres, tableaux, livres, etc. L’ouvrage de Jullier comble une lacune et ouvre plusieurs avenues pour la réflexion.

En réalité, la question initiale visant à déterminer ce qu’est un « bon film » appartient virtuellement à tous les types d’auditoires, amateurs ou spécialisés, jeunes ou aguerris. On peut d’ailleurs considérer que, au final, chaque spectateur se forge sa propre opinion en voyant un film ; le recours aux avis des critiques professionnels répondrait à une simple nécessité pratique, au besoin d’être éclairé sur certains points précis : sur le contenu de tel film, sur les circonstances de son tournage, sur les acteurs figurant au générique ou, tout bonnement, sur les salles où l’on peut le voir. Or, depuis une dizaine d’années, les sources où l’on peut trouver des critiques de films ont considérablement augmenté, la critique n’étant plus cantonnée dans les quotidiens et dans la presse spécialisée. De plus, avec l’avènement d’Internet, chacun peut désormais devenir un « critique » et voir ses textes diffusés dans l’espace public, sur les sites des marchands de vidéocassettes et de DVD comme Amazon, ou sur certains forums de discussion virtuels (p. 76). Désormais, les commentaires critiques des « spécialistes » côtoient ceux de tout un chacun, sans aucune distinction. Selon la formule de Jean-Marc Leveratto, reprise par Jullier, le spectateur ordinaire peut devenir momentanément un « expert » en matière de cinéma (p. 62). D’ailleurs, on sait que beaucoup de chroniqueurs de cinéma n’ont pas reçu de formation préalable en histoire du cinéma : souvent, le fait d’avoir vu beaucoup de films semble justifier qu’ils exercent cette profession. Qui plus est, les critiques les plus chaleureuses servent désormais à faire la promotion des films ; les superlatifs éloquents qu’emploient certains chroniqueurs non spécialistes sont souvent repris sur les affiches de films et sur les boîtiers de DVD, où l’on peut lire, avec mention de la source, les sanctions les plus élogieuses : « un chef-d’oeuvre », « un pur divertissement », etc. Mais doit-on regretter l’époque du critique influent, qui sanctionnait définitivement une oeuvre ou, au contraire, se réjouir de la démocratisation des avis, du fait que désormais une opinion en vaille une autre ? Décidément, l’univers de la critique de cinéma méritait un examen attentif [2].

Peut-on critiquer les critiques ?

Au tout début de son livre, Jullier précise que son intention est de réfléchir sur les manières dont les critiques de films sont formulées, justifiées et validées. Ainsi, l’auteur ne prétend pas rédiger un guide pratique répertoriant les critiques les plus pertinentes, et ne cherche pas plus à déterminer celui qui a raison dans les débats critiques et les polémiques autour de tel ou tel film. Ces aspects sont néanmoins évoqués afin de comprendre et d’examiner comment la critique se fait et se fonde. De nos jours, chacun peut critiquer le film qu’il a vu et faire circuler son avis, comme chacun peut commenter un procès diffusé en direct à la télévision et se prononcer sur l’éventuelle sentence. La force du nombre fait en sorte que, progressivement, les critiques « professionnelles » sont devenus minoritaires dans un océan de critiques « improvisées », ce qui ne veut pas forcément dire « injustifiées ». C’est la rançon quotidienne du critique de films dont l’expertise paraît toujours discutable et est de ce fait constamment mise en doute, l’autorité du critique « expert » étant en quelque sorte contestée chaque fois qu’il se voit répondre : « J’ai aimé le film que vous condamniez ; je n’ai pas trouvé drôle la comédie que vous louangiez. » Cela dit, Jullier se propose justement de questionner ce discours ambiant du « tout se vaut », qu’il juge insatisfaisant en matière de cinéma. Mais il conteste également la validité de certains critères de jugement fréquemment adoptés (le nombre d’entrées, par exemple) : « Le but de ce livre sera précisément de mettre en évidence certaines pratiques courantes quant aux jugements des films, de comprendre leur influence réelle, et de contester certains de leurs fondements » (p. 21).

Sur le plan théorique, Jullier fonde son approche sur l’esthétique kantienne et a souvent recours à la sociologie, particulièrement celle de Pierre Bourdieu (qui s’imposait dans le cas présent). Le premier chapitre vise à délimiter le cadre conceptuel de l’ouvrage. Suivant la voie du théoricien Erwin Panofsky (1892-1968), Laurent Jullier emprunte volontiers la veste du sociologue et les outils de la sociologie, mais en les transposant sur le terrain de l’esthétique du film (p. 20). Du point de vue méthodologique, son esquisse d’une sociologie du critique de films est pleine de finesse, Jullier utilisant un concept qualitatif hautement sociologique, le critère, afin d’expliquer les réponses de chacun à la question « qu’est-ce qu’un bon film ? ». Autrement dit, l’auteur examine cette question cruciale sans se prononcer ni prétendre montrer au lecteur comment y répondre. Donc, on ne trouvera pas ici de méthode pour devenir un « bon » critique de cinéma, mais on procédera plutôt à un examen rigoureux portant sur la manière de faire de ces critiques plus ou moins reconnus. L’auteur préfère se pencher sur « le sens commun » des spectateurs et des critiques qui, cependant, peuvent parfois ériger certains critères en dogmes.

Cadre théorique

L’ouvrage débute par une série de constats sur la relativité des goûts et sur ce que l’auteur nomme « les régimes de croyance ». Ce concept hybride dérive des travaux de trois auteurs ici privilégiés : Gottlob Frege, Ferdinand de Saussure et Ludwig Wittgenstein (p. 21). Moins connu que les deux autres penseurs, Gottlob Frege (1848-1925) était un mathématicien allemand, dont les travaux ont influencé Wittgenstein. En s’appuyant sur Frege, Saussure et Wittgenstein, Jullier développe trois conceptions différentes permettant de décrire d’une manière opérationnelle le rapport et les correspondances possibles entre les oeuvres et la société. Dans une première catégorie, qui regroupe des noms que Jullier associe à ce qu’il nomme « le régime frégéen » (d’après les idées de Gottlob Frege), on retrouve des théoriciens aussi différents qu’André Bazin, Roland Barthes et Serge Daney. Ceux-ci partagent un postulat implicite voulant que l’oeuvre (en l’occurrence : le film) renvoie directement à la réalité (p. 22). Au contraire, les tenants du « régime saussurien » considèrent que « les images entretiennent surtout un rapport symbolique avec la réalité » (p. 22). La troisième catégorie définie par Jullier concerne les différents sens attribués aux images et aux oeuvres : c’est le « régime wittgensteinien », plus distancié, où le contenu objectif du film compte moins que les significations qu’y voient son public et ses commentateurs (p. 23). Cette tripartition servira à établir les trois catégories d’attitudes des critiques face aux films.

Les six critères

Sans doute le meilleur de l’ouvrage, le deuxième chapitre s’attache à deux des six critères les plus souvent invoqués par les critiques comme par les spectateurs pour déterminer la valeur d’un film : sa qualité et son succès commercial. Comme pour tous les critères examinés dans l’ouvrage, l’auteur ne tente nullement d’accorder à ceux-ci quelque crédibilité ; il constate plutôt que beaucoup de cinéphiles et de critiques justifient leur appréciation et leur intérêt pour un film en invoquant les critères de qualité et de succès commercial. La grande popularité de ces deux critères a valeur de symptôme et mérite un examen particulier. Bien qu’il soit peu question dans ce chapitre des modes de distribution et des stratégies de marketing des producteurs de films, il est clair que l’auteur est parfaitement conscient de l’impact des campagnes publicitaires sur tout un pan de la critique et du grand public ; si Jullier aborde peu ces aspects économiques, c’est que les critiques eux-mêmes ne sont pas (ou si peu) conscients de ces mécanismes pourtant déterminants (p. 66). D’ailleurs, il faudrait qu’un jour quelqu’un étudie plus en détail comment les jugements des critiques réunis à l’occasion des projections de presse peuvent « s’ajuster » les uns aux autres ; Jullier parle de la fonction « autorégulatrice » de ces réunions réservées aux professionnels de la critique cinématographique, qu’il décrit comme des « rites d’initiation » (p. 66). Il cite en exemple l’unanimité de la critique parisienne lors de la sortie du long métrage In the Mood for Love en 2000 (p. 50). En outre, Jullier se penche sur ces critiques qui seraient volontiers « déviants », et qui, par principe, dénigreraient systématiquement les longs métrages ayant connu un succès populaire pour leur préférer des titres moins connus, plus rares (p. 39). En somme, on peut difficilement être « grand public » et « branché » en même temps. Dans une même perspective, Jullier aborde d’autres mécanismes, comme cette « logique de consommation du produit le plus récent », qui s’inscrit dans le système des modes : on ne va pas au cinéma pour le plaisir de voir un film, mais pour y être allé, pour l’avoir vu et pouvoir dire qu’on l’a vu (p. 71). « L’événement » obnubile la critique : on constate que certains films non encore sortis sont « attendus » ; d’autres, pourtant accessibles, sont passés sous silence (p. 68).

Pour introduire son analyse du critère de qualité, Jullier souligne l’importance que bon nombre de spectateurs accordent aux caractéristiques techniques des films : il parle d’un « seuil minimal de visibilité » pour expliquer les réticences de certains spectateurs face aux films en noir et blanc ou muets (p. 63). Jullier décrit avec humour le snobisme de certains experts parisiens du cinéma ; il fait une analyse très fine de certaines dynamiques ayant cours durant les visionnements en salle de films plus anciens. Ainsi, le ricanement du spectateur qui juge une séquence mauvaise constituerait parfois « un message pour informer l’entourage » que ceci est démodé, qu’on a perçu le cliché, le procédé imparfait, l’erreur technique (p. 66). Dans certains cas, cette attitude dénote en fait un manque de culture, comme le prétendait Roland Barthes, choqué par les moqueries de certains spectateurs amusés par les perruques des acteurs du film Perceval le Gallois (p. 66). Jullier se penche en outre sur l’existence d’une forme alternative de critique, qu’on trouve sur des sites Internet comme celui du Internet Movie Database, qui répertorie entre autres les « erreurs » et les anachronismes détectés dans certains films, par exemple dans Il faut sauver le soldat Ryan (p. 99). On crée ainsi une nouvelle forme d’analyse du film, apparentée à une sorte de jeu et qui se fonde sur des critères pour le moins singuliers.

Jullier retient quatre autres critères souvent invoqués pour juger les oeuvres : l’édification, l’émotion, l’originalité et la cohérence. Ces critères sont examinés dans les troisième et quatrième chapitres. Le critère d’édification permet de considérer comme un « bon » film celui qui nous « apprend » quelque chose — sur l’histoire, sur une culture exotique (dans le cas des films étrangers) ou, plus généralement, sur la vie (p. 98). Concernant le critère de l’émotion, Julier signale que beaucoup de critiques français s’entendent pour affirmer qu’« un bon film est émouvant » (p. 136). Le chapitre 4 démontre que le « bon » film doit apporter quelque chose de « nouveau » (ce mot magique des stratèges en marketing) : un nouveau regard, un nouveau style, une nouvelle approche ; ou exposer le spectateur à un nouveau degré de violence ou d’érotisme, ou à de nouveaux effets spéciaux. A contrario, lorsque le classicisme devient académisme, le style est alors considéré comme figé, dépassé, convenu (p. 156). Pour ces raisons, l’auteur soutient que « le critère de l’originalité est un cheval de bataille de la Modernité » (p. 157). Enfin, le dernier critère relevé est la cohérence : « […] l’ajustement de la forme aux impératifs de l’histoire racontée » (p. 172). Laurent Jullier consacre de longues pages à ce critère particulier, que seuls certains cinéastes (Godard, von Trier) pourraient se permettre d’ignorer (p. 184).

La réaction des critiques

Jullier en arrive à classer les réactions des critiques français selon trois catégories : la réaction froide, la réaction fataliste du style « J’ai marché » et, enfin, la réaction franchement enthousiaste (p. 150). Par ailleurs, Jullier condamne la critique cinéphilique de la lignée des Cahiers du cinéma. Citant le critique Thierry Jousse, qui écrivait « J’aime À ma soeur parce que j’aime la dissonance [et] les films qui ne sont pas aimables », Laurent Jullier rétorque ironiquement : « […] hélas, ce n’est pas une critique, c’est un fragment d’autobiographie, une confession » (p. 215). En somme, Jullier démontre que l’objectif du critique, et ce, peu importe le choix qu’il opère parmi les critères d’évaluation, est bien souvent d’exercer une sorte de contrôle symbolique sur les auditoires, les cinéastes et les autres critiques (p. 196).

Le cinquième et dernier chapitre (« Les conditions réelles de l’énonciation du goût ») examine le rôle joué par les faiseurs d’opinion et analyse la force persuasive de certains jugements quant aux oeuvres, lorsque le goût « est presque toujours le dégoût du goût des autres » (p. 215). Il nous invite à réfléchir sur la genèse des écoles de pensée, sur les liens entre ce que représentent les films et l’univers culturel de ceux qui les défendent, les condamnent ou en font l’éloge. Les propos de la réalisatrice Laetitia Masson, que cite Jullier, concernant certains dogmes en matière de goût circulant dans les écoles de cinéma, sont assez éloquents et ne sont aucunement limités au contexte français : « À la FEMIS, il y a […] une sorte de pression morale : si on n’aime pas ceci ou cela on n’est rien » (p. 208). On comprend que chaque réseau (journalistique, universitaire, corporatif) colporte des dogmes en matière de goûts cinématographiques. Pour illustrer ce que cela implique, Julier cite en exemple le cas de ce critique français qui avait osé s’opposer au film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (p. 218).

Dans sa conclusion, Jullier revendique la pertinence d’une critique éclairée et réaffirme — un peu comme l’a fait Pierre Bourgault [3] — qu’en matière de films, on ne peut pas soutenir qu’une opinion en vaut une autre. Enfin, il aborde des questions fondamentales en ce qui a trait à l’offre culturelle : qu’est-ce qui s’offre au spectateur qui préfère un film d’Ozu (ou tout autre classique du cinéma) à Astérix, de Claude Zidi ? Pourquoi le film Voyage à Tokyo est-il si rarerement à l’affiche, malgré ses qualités ? Avec qui peut-on en discuter et partager ses émotions ? Où peut-on voir ce film tourné il y a plus de cinquante ans ? Ces problèmes ne concernent pas uniquement les cinéphiles, mais aussi la critique. Comme le demande Jullier : « […] dans quels médias, quels journaux » trouver de l’information complémentaire ? (p. 241).

Que faire ?

J’aurais toutefois quelques réserves à émettre à propos de ce livre. La première moitié me semble nettement plus intéressante que la seconde, qui comprend certaines longueurs, comme dans un bon film de Wim Wenders. De plus, tout au long du livre, le système de notes et de références me semble inégal et souvent déficient : l’auteur cite des passages tout à fait pertinents de Barthes, Bourdieu, Adorno, mais omet une fois sur deux d’indiquer la référence précise — c’est-à-dire le titre du livre, l’année de parution, la page citée. C’est par exemple le cas avec Edgar Morin, dont le livre cité (p. 45), Le cinéma ou l’homme imaginaire, n’apparaît pas dans la bibliographie ni même dans aucune note. Certaines références aux travaux de Pierre Bourdieu sont exactes ; d’autres restent imprécises, voire totalement exemptes de sources bibliographiques : « Derrière les classements artistiques, dit Bourdieu [?], se profile toujours, plus ou moins caché, le classement qui met les dominants derrière les dominés » (p. 197). Ailleurs, Jullier évoque une liste des « meilleurs films de tous les temps », qui classerait Le voleur de bicyclette au premier rang (p. 73) ; mais il faudrait bien préciser s’il s’agit de la liste établie par les critiques du monde entier, réunis lors de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958, ou d’un autre classement. Enfin, on aurait souhaité un index et, en outre, certains noms propres sont mal orthographiés : ce n’est pas « Hoggarth », mais bien Richard Hoggart qui a écrit La culture du pauvre (p. 111).

Quoi qu’il en soit, le livre Qu’est-ce qu’un bon film ? se lit aisément et l’auteur fait preuve d’une culture cinématographique peu commune, tout en puisant la plupart de ses exemples dans un corpus de longs métrages accessibles et familiers, de La règle du jeu et Touchez pas au grisbi à Amadeus, Danser dans le noir et Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Les revues analysées de manière non systématique appartiennent majoritairement à la presse française (Les Cahiers du cinéma, Positif, Les Inrockuptibles), et il en va également ainsi des journaux généralistes (Les Échos, Le Figaro). Jullier se réfère aussi aux travaux de chercheurs spécialisés comme Jacques Aumont, Nicole Lang et Michel Mesnil. Cet ouvrage vivant et clair devrait être lu par tout étudiant ou chercheur en études culturelles, en sociologie de la culture, en sciences de l’information et de la communication et, bien sûr, par les chercheurs en études cinématographiques.