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Résultat de recherches longues et approfondies, le livre de Nicola Dusi, Il cinema come traduzione. Da un medium all’altro : letteratura, cinema, pittura, remplit, grâce à la richesse de sa documentation, un double rôle.

En premier lieu, il a l’ambition de « faire le point » sur un sujet complexe, soit celui de la « traduction intersémiotique ». Pour ce faire, Nicola Dusi n’a d’autre choix que de jeter des ponts entre les diverses traditions théoriques relatives à la traduction, de même qu’entre des disciplines et des points de vue quelquefois très différents les uns des autres. Le même phénomène, en fait, est analysé dans cet ouvrage selon plusieurs perspectives et à l’aide de terminologies distinctes, qui recouvrent des visions parfois difficilement conciliables.

En fonction des théories considérées, on peut parler d’adaptation, de transmutation, de transposition ou de modes d’interprétation. Dusi effectue une exploration soigneuse et approfondie de ces théories, du débat qui les entoure et des diverses considérations sur la question relative au passage d’un texte d’un langage à un autre. Cette exploration, toutefois, ne se présente pas sous la forme d’une simple anthologie, mais propose des pistes de réflexion productives qui mettent en parallèle les points de vue de chercheurs venant de divers horizons. Dusi s’appuie ainsi sur une démarche solide, sur laquelle il peut faire reposer son propre appareil théorique.

À partir de ce regard lucide sur le panorama culturel relatif à la question de la transposition, Dusi se consacre ensuite à l’énonciation d’une proposition, à l’élaboration d’une théorie autonome et innovatrice, qui met en évidence la question de la transposition et lui accorde la place centrale qui lui revient dans le débat qui occupe aussi bien ceux qui étudient les langages et les modes d’expression du cinéma contemporain à l’intérieur de la sémiotique, que ceux qui se penchent sur les langages et les modes d’expression du cinéma selon d’autres perspectives théoriques et méthodologiques.

Le double rôle que remplit cet ouvrage n’est pas sa seule qualité. La qualité de Il cinema come traduzione repose également sur le fait que Dusi ne se laisse jamais aller à une exploration anarchique de son objet d’étude, mais a recours, au contraire, à une méthodologie rigoureuse et productive. En fait, l’horizon disciplinaire couvert par l’auteur est celui de la sémiotique textuelle, et ce n’est pas un hasard si Dusi parle de traduction intersémiotique et fait appel à une méthode qui, comme nous l’avons dit précédemment, ne se referme pas sur elle-même, mais va à la recherche de parentés disciplinaires et explore des études contiguës, qui fournissent des réponses ou soulèvent des interrogations prégnantes auxquelles il faudra tenter de répondre.

Cette méthode prouve en outre son efficacité dans la deuxième partie du livre, consacrée à l’analyse et à la confrontation de divers textes, où Dusi vérifie les conclusions tirées dans la première partie de son ouvrage — plus proprement théorique — en comparant différents types de transpositions : roman/film, film/film, peinture/cinéma.

Le point de départ de Dusi, ici, est la définition que donne Roman Jakobson (1959, p. 233) de la traduction intersémiotique. Ce dernier place la traduction intersémiotique à l’intérieur d’une typologie de la traduction — intralinguistique, interlinguistique et, dans ce cas, intersémiotique — et la définit comme « l’une des façons d’interpréter un signe non linguistique au moyen de signes non linguistiques » (Jakobson 1959, p. 261 — c’est nous qui traduisons). Cette définition, comme nous l’avons dit, ne sert cependant que de point de départ : la recherche de Dusi s’étend dans différentes directions, dans le but de tracer un cadre théorique complet. La nouvelle définition que donne Dusi de cette notion cherche à élargir la portée du phénomène et à rendre compte de certains problèmes qui lui sont inhérents. Pour Dusi, la traduction intersémiotique est « une façon de proposer autrement, à l’aide de différentes matières ou substances de l’expression, un contenu intersubjectivement reconnu comme lié, à un ou plusieurs niveaux, au contenu d’un texte de départ » (Dusi 2003, p. 9 — c’est nous qui traduisons).

Cette redéfinition se précise dans l’étroite comparaison qu’établit Dusi entre les positions actuelles à l’intérieur du champ d’études que nous pouvons nommer le champ des « théories du cinéma », où l’on préfère parler d’adaptation [1]. Dusi focalise ensuite son attention de façon plus précise sur le concept — central pour le développement de son propos — de traduction. Ce faisant, l’auteur se penche sur les Translation Studies, d’où il tire des éléments lui servant à examiner aussi bien les approches s’attardant plus particulièrement au texte source (source oriented theories), que celles privilégiant l’analyse du texte d’arrivée et de la culture dans laquelle il s’insère (target oriented theories). À ce propos, l’attention qu’il accorde au concept d’équivalence est fondamentale. C’est surtout dans les cas où il y a traduction entre des textes fondés sur des matières d’expression différentes que Dusi opte pour un concept d’équivalence, soit un concept où l’équivalence entre les textes est graduelle et localisée (par « localisée », Dusi entend ici qu’il y a équivalence entre certaines parties des textes, mais pas entre les textes dans leur entièreté), qui implique que l’on prenne en considération des éléments textuels, des isotopies, mais également le concept clé — en ce qui concerne la sémiotique — d’énonciation. En fait, selon Dusi, la traduction, et non seulement la traduction intersémiotique, se fonde sur des « règles de similitude », graduelles et localisées, qui sont construites à travers des stratégies énonciatives mises en oeuvre par le texte cible. Ce concept est central étant donné qu’il permet, d’une part, de fonder textuellement la gradualité de la notion d’équivalence, et que, d’autre part, il mène essentiellement à la dimension intersubjective et culturelle de la traduction. Dans ce sens, la théorie sémiotique devient productive : le texte n’est pas considéré isolément, mais plutôt dans son rapport avec un « co-texte » et un lecteur modèle (Eco 1979). La traduction ne peut alors qu’essayer de reproduire les effets de sens du texte de départ, en sélectionnant quelques isotopies, quelques lignes (ou couches) du sens discursif qui sont proposées sous une autre forme (à différents niveaux) par le texte cible. En même temps, cela permet d’articuler différemment un autre concept central dans les théories de la traduction, soit celui de fidélité : Dusi remet ce concept en cause ainsi que l’idée, contenue dans ce concept, selon laquelle il y aurait prescription de règles dans la traduction des textes. Il le définit au contraire comme une stratégie intersubjectivement et culturellement fondée, comme une « métarègle » qui établit les rapports de cohérence entre les choix énonciatifs du texte de départ et ceux du texte d’arrivée. Ainsi, Dusi reprend les réflexions de Umberto Eco sur la traduction, qui soutient que « les critères de fidélité peuvent changer, mais qu’ils doivent être envisagés à l’intérieur d’une certaine culture et doivent demeurer cohérents dans le cadre du texte traduit » (Eco 1995 [2] — c’est nous qui traduisons).

Dusi entreprend par la suite une réflexion théorique sur la place des textes à l’intérieur d’une culture déterminée et sur la traversée des frontières interculturelles que permet la traduction. Puisant à différentes sources — au concept d’interprétant, par exemple, qui trouve son origine dans la théorie de Peirce (Dusi 2003, p. 52-55 ; 79-83), mais aussi à l’intersémioticité propre de la tradition greimassienne ou à la sémiotique, du côté de Iouri [Jurij] Lotman —, l’auteur élargit son champ de vision et s’attarde à des questions aussi centrales et complexes que celles de l’ambiguïté et de la polysémie dans les textes esthétiques, et s’interroge sur leur rendement dans les procès de traduction. Dusi aborde aussi deux autres questions, plus générales, soit celle de l’indétermination des langages mis en jeu par la traduction intersémiotique, et celle de l’éventuelle traduisibilité/intraduisibilité. Le choix de Dusi est tout aussi net que réfléchi : comme le dit Lotman, dont Dusi (2003, p. 93) développe la pensée, la traduction constitue « le mécanisme même de la culture ». C’est pourquoi « la traduction de mêmes textes en d’autres systèmes sémiotiques, l’assimilation de textes différents, le déplacement des frontières entre les textes qui appartiennent à la culture et ceux qui se trouvent au-delà de ses limites, constituent le mécanisme d’appropriation culturelle de la réalité » (Lotman et Uspenskij 1975, p. 31 — c’est nous qui traduisons). Dans cette perspective, même ce qui est considéré comme intraduisible devient une « source d’information pour les traductions futures » (Fabbri 1995, p. 64). En se basant sur une définition opérationnelle de la traduction fondée sur la gradualité et sur la localisation des isotopies transposées d’un texte à l’autre, Dusi se concentre sur le passage du langage verbal ou écrit au langage visuel, qui est probablement celui qui pose les problèmes les plus importants (Eco 2002, p. 22-44).

Les différentes matières de l’expression et des langages sont au centre du propos développé par Dusi : à travers certains concepts élaborés à l’intérieur du paradigme de la sémiotique structurale, comme ceux du semi-symbolique et du figural liés à la dimension passionnelle des textes et aux effets d’iconisation présents en eux, Dusi (2003, p. 139-177) a recours à un large spectre d’instruments pour aborder de façon approfondie les traductions concrètes et l’analyse comparée des textes. C’est en effet l’attention que l’on porte à l’aspect plastique et figuratif des textes qui permet de surmonter, de façon théoriquement rigoureuse, les difficultés et les obstacles liés à la différence existant entre les substances de l’expression, sur laquelle se basent ceux qui soutiennent qu’on ne peut proprement parler de traduction intersémiotique.

Dans l’analyse de Zazie dans le métro [3], par exemple, Dusi porte une attention particulière au texte d’arrivée, le film, qui produit des effets de sens équivalents à ceux véhiculés par le roman. Nous ne pouvons reproduire intégralement l’analyse très approfondie de Dusi, mais précisons qu’il y indique comment les coordonnées de sens du roman, « ambiguïté et fuite des conventions » (Dusi 2003, p. 209 ; c’est nous qui traduisons), sont transposées à plusieurs niveaux dans le film : non seulement sur le plan de la simple narration (plan du contenu), mais également grâce à des éléments comme la lumière, la couleur et le rythme, ou bien à travers la construction de l’espace.

L’analyse de la traduction du roman de Queneau dans le film de Louis Malle ouvre la seconde partie du livre, qui est consacrée, comme nous l’avons déjà mentionné, à l’analyse de certaines traductions permettant de vérifier les considérations théoriques de la première partie de l’ouvrage, de les approfondir, de soulever certains problèmes et de formuler des hypothèses plus solides. Dans cette partie, Dusi observe tout d’abord les rapports entre Il disprezzo d’Alberto Moravia et Le mépris de Jean-Luc Godard (1963), en portant une attention particulière au rendement textuel des passions dans ces deux oeuvres. Par la suite, Dusi analyse la relation entre les tableaux de Francis Bacon et la « logique de la sensation » élaborée par le philosophe Gilles Deleuze (1995) à partir de ces tableaux, qui apparaissent au générique de début de Le dernier tango à Paris (Bertolucci, 1972) et dans le système expressif du film dans son ensemble, en s’attardant plus précisément à la dimension figurative (plus « en surface ») et figurale (plus « profonde ») du texte.

Dusi compare enfin la version cinématographique du roman de Vladimir Nabokov, Lolita, réalisé par Stanley Kubrick en 1962, à la version dirigée par Adrian Lyne en 1997, de façon à démontrer comment des textes distincts peuvent choisir des stratégies énonciatives et des modes de traduction différents les uns des autres, tout en valorisant et en traduisant des éléments et des isotopies différentes.

À la fin du livre, le lecteur plus ou moins expert en la matière a, grâce à la méthode utilisée par Dusi, la sensation d’avoir eu accès à un double objet. D’une part, on lui a donné une boussole pour s’orienter dans les différentes ramifications du problème de la traduction intersémiotique, de l’autre, on lui a fourni une recherche précise et circonstanciée, ayant recours à des instruments qui la rendent applicable dans un « corps à corps » avec les textes, qu’ils soient visuels, audiovisuels ou littéraires.

En outre, Dusi considère la transposition comme un processus de production de sens pour les textes et pour les cultures d’où ils tirent leur origine, et il arrive à s’affranchir des difficultés inhérentes à une théorie normative de l’adaptation pour examiner la signification et les stratégies d’énonciation des films et des romans sur lesquels il se penche. L’impulsion qui porte cet ouvrage résulte en une enquête minutieuse et soignée, où l’auteur se penche sur les divergences et les similitudes de diverses théories en vue d’atteindre le but qu’il s’est donné.

Pour ce faire, Dusi ne se limite pas à une simple comparaison théorique d’objets choisis, mais situe son approche au coeur même de « pratiques » sociales et productives de plus en plus courantes dans l’industrie culturelle et dans le cinéma en particulier. Il cinema come traduzione de Nicola Dusi est par conséquent un ouvrage d’une grande pertinence et un objet précieux pour l’étude de la culture contemporaine.