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À la fin des années 1960, en France, le cinéma politique inventait une nouvelle forme de militantisme consistant à initier les ouvriers aux techniques du cinéma : l’idée à la base de ce mouvement, que développe longuement à la même époque Cornélius Castoriadis dans son ouvrage phare — L’institution imaginaire de la société (1975) —, était de lier la prise de conscience et la volonté de changement à une praxis de création, de travailler les dimensions du faire, plutôt que celles du savoir, pour mener à bien le projet révolutionnaire. Le discours politique ou théorique ne pouvait plus prétendre — comme aux plus beaux temps de la propagande — convaincre par les lumières du savoir ou ébranler par le choc des émotions. La prise de conscience de l’aliénation sociale et sa transformation en projet révolutionnaire exigeaient une praxis qui soit déjà une épreuve de la liberté, qui engage les acteurs dans l’exercice de leur autonomie. L’une des entreprises les plus abouties, de ce point de vue, fut celle des groupes Medvedkine (dont plusieurs parutions récentes retracent l’histoire [1]), puisqu’en effet les ouvriers y furent impliqués dans une activité « pratico-poétique » aussi éloignée de l’activité « réflexe » de la chaîne de montage qui était leur lot quotidien que de l’action « technique » du militantisme syndical classique [2]. Faire du cinéma, c’était autant faire preuve d’autonomie par la pratique que viser cette autonomie en militant et produire, au final, une « communauté » de créateurs qui ne devait rien aux structures sociales existantes mais tout à l’histoire d’un « faire ensemble ».

Mais cette élucidation théorique, qui replace cette aventure dans le courant de pensée politique de son époque, ne serait pas complète si l’on n’évoquait pas la sensibilité qui la sous-tend, une sensibilité fraternelle. Je me propose donc de lire les films des groupes Medvedkine comme autant de témoignages de cette sensibilité qui affecte les gestes des producteurs, qui transparaît dans l’expérience des acteurs, qui oriente les lectures des spectateurs. Mais comment lire un témoignage de fraternité dans une manière de filmer, une expérience, un texte critique ? Et que fait le film d’un tel motif ? Quelle présence lui donne-t-il et quel poids lui accorde-t-il ? Cette présence tient, et ce sera le propos du présent article, à quelques gestes et quelques signes qui donnent consistance à du possible, c’est-à-dire qui s’appuient sur une foi affranchie de croyances, sur une confiance affranchie de certitudes, et créent la possibilité de tisser un lien, sans pour autant prétendre le produire. La fraternité devient, comme possible actualisé par le film, un point sensible qui échappe alors à toute désignation de faits ou de vécus fraternels.

Un geste fraternel

L’histoire des groupes Medvedkine est désormais connue : tout commence le 27 avril 1968, lors de la projection d’À bientôt j’espère de Chris Marker et Mario Marret (1967-1968) à la salle des fêtes de Palente, à proximité de Besançon, sur une initiative du CCPPO [3]. Depuis la grande grève de la Rodhia en 1967, le CCPPO, sous l’impulsion de Pol Cèbe [4], qui en était l’un des animateurs, avait permis que se noue une relation singulière entre les ouvriers de Besançon et des professionnels du cinéma, venus de Paris sur les pas de Chris Marker [5], pour filmer mais aussi pour former les ouvriers au maniement de la caméra et du micro. L’idée de pouvoir faire des films ensemble avait commencé à germer durant l’hiver 1967, moment que choisit Chris Marker pour la séquence d’ouverture de son film. Cela fait donc un an qu’ouvriers et professionnels du cinéma se fréquentent et attendent, peut-être impatiemment, le fruit de ces rencontres. Mais À bientôt j’espère est mal reçu par les ouvriers, qui s’en ouvrent à Chris Marker, présent dans la salle. Ils se rebiffent devant l’image et la façon de s’exprimer des leurs ; ils regrettent que les discours soient plus plaintifs que vindicatifs [6]. Ils ne comprennent pas les choix de Chris Marker, qui semble avoir écarté délibérément la dureté de l’oppression, le travail de lutte des ouvriers, leurs revendications. Mais Chris Marker ne se démonte pas, accepte la critique. Vous avez raison, leur dit-il en substance, je ne pouvais faire le film que vous auriez fait. Pol Cèbe, plus conciliant, évoque le romantisme de Marker. Mais les travailleurs ont moins besoin de romantiques que de combattants. Nous sommes en lutte, la partie est dure, nous jouons nos vies, insiste-t-on dans la salle, pour marquer le décalage qui existe entre ceux qui passent — quelque sympathiques qu’ils puissent être — et ceux qui restent dans les usines.

La suite des événements a fait de cette confrontation un instant décisif lors duquel les ouvriers seraient passés de l’autre côté du miroir. Ils ne se seraient plus contentés de leur représentation donnée à voir de l’extérieur ; ils se seraient enfin emparés du cinéma. Ce fut donc un instant décisif pour les groupes qui allaient se former, mais aussi pour le cinéma politique qui s’offrait par la même occasion une rupture à la mesure de ses ambitions, en passant désormais aux mains des ouvriers [7]. Mais cet instant décisif en cache un autre, souvent perçu, mais rarement analysé pour lui-même : celui lors duquel Chris Marker, en laissant sa caméra, prolonge le geste fraternel qui fut le sien dans À bientôt j’espère ; un geste dont la lecture éclaire le fait que Chris Marker se soit davantage intéressé au lien tissé entre lui et les ouvriers qu’il filme, mais aussi, entre les ouvriers eux-mêmes, qu’à l’organisation et aux phases de la guerre sociale que les ouvriers livraient, par ailleurs, au capitalisme.

Ce geste fraternel est un geste d’accueil — donc déjà de retrait — qui se manifeste dans la finesse du montage de la première séquence du film : il est vrai qu’accueillir quelqu’un dans un film n’est pas une mince affaire. Dans À bientôt j’espère, cela se joue autour du personnage de George Maurivard, dit Yo-Yo, ouvrier de la Rodhia et militant cégétiste. Les premiers plans du film montrent des hommes en train de choisir des sapins de Noël au coin d’une rue. Quelques flocons de neige et la buée qui s’échappe des bouches suffisent à faire ressentir la morsure d’un premier froid qui surprend des corps peu couverts ; le regard des hommes se pose en passant sur la caméra, puis se détourne ; on entend, hors-champ, une voix qui appelle à cinq minutes d’arrêt : c’est celle de Yo-Yo, à laquelle aucun des hommes visibles dans le champ ne semble prêter attention. Lorsqu’il apparaît à l’image, Yo-Yo, est d’abord isolé, sa silhouette se découpe sur un angle de mur, il fait les cent pas devant ce que l’on devine être une sortie d’usine. Il réitère dans ce qui semble être un désert son appel à cinq minutes d’arrêt pour un meeting improvisé ; les ouvriers qui sortent hésitent en le voyant ; ils semblent s’écarter tout en gardant un oeil sur la caméra. Yo-Yo, en pied, devant eux, glisse sur la neige, et se protège comme il peut des flocons qui lui mouillent le visage. Dans un plan qui l’isole, il jette un coup d’oeil rapide vers la caméra, avant de se retourner résolument vers les hommes qui sortent de l’usine, pour répéter son annonce. Finalement un groupe se forme et Yo-Yo, filmé de dos, tente une harangue, le souffle brisé par le froid. Durant toute cette première séquence, la voix de Chris Marker se fait entendre entre deux silences, avec ce timbre particulier qu’on lui connaît, tel un murmure abandonné au bord de l’image qui laisse glisser les informations sur les corps et les visages. La neige qui tombe étouffe les bruits et rend plus solitaire la voix de Yo-Yo. On replie nos doigts dans la paume de nos mains, tout comme lui ; on danse sur place avec lui, entre ses mots qu’il se garde de trop crier, pour ne pas laisser entrer le froid, pour n’effaroucher personne.

Le geste d’accueil de Chris Marker consiste donc d’abord à faire entendre de loin et hors-champ une voix qui porte, mais qui ne semble éveiller aucun intérêt ; puis à montrer une silhouette dans un espace vide ; enfin, à redonner à Yo-Yo une place parmi ses collègues qui finissent, malgré le froid et la neige, par l’entourer. En cadrant Yo-Yo le plus souvent de dos, la caméra ne le vise pas, mais l’aborde, se rapproche doucement de lui, si bien que les hommes qui lui font face, font face aussi à la caméra et gardent toujours un oeil amusé ou dubitatif sur l’équipe de tournage. Le travail d’accueil repose précisément sur cette mise en situation qui part d’une observation lointaine pour finir en accompagnement. Chris Marker, plan à plan, rapproche petit à petit sa caméra, et à travers cette manoeuvre de monteur, fait du spectateur un passant qui se retient de passer, parce que son attention a été attirée, et qui se retrouve dans le champ, aux côtés du personnage, pour recevoir les regards avec lui. Le double mouvement d’introduction — de Yo-Yo et du spectateur — constitue un double geste d’accueil, qui en est aussi un de retrait ayant pour but de les lier l’un à l’autre. Chris Marker ne filme pas Yo-Yo en gros plan, de face. Un tel plan aurait rejeté le spectateur dans l’espace de la réception. Or cette première scène doit rester un moment d’accompagnement. Mais cette absence de gros plan entraîne aussi une attente, qui sera comblée dès le premier plan de la séquence suivante.

Le lieu a changé, nous nous retrouvons à l’intérieur, au beau milieu d’une conversation entre Yo-Yo et les cinéastes. Yo-Yo apparaît en gros plan, de face, mais il ne s’adresse pas seulement aux cinéastes, on le trouve aussi en pleine conversation amicale avec la poignée d’ouvriers qui nous ont été présentés par Chris Marker dans la première séquence, quand sa voix en retrait glissait sur leur visage. Yo-Yo offre à la caméra son large et franc sourire, son oeil malicieux et ses réparties drolatiques qui contrastent avec son attitude concentrée de la séquence sous la neige : l’enchaînement de ces deux scènes nous lient à lui, comme à un ami que l’on est heureux de revoir, à la suite d’un vécu commun immédiatement présent à notre souvenir.

Forme souvenir et forme réflexive

Cette deuxième séquence du film aborde une autre manière de dire l’expérience du lien : au geste d’accueil qui exprimait le lien entre filmeurs et filmés précisément par le retrait du filmeur en vue d’établir un lien entre filmés et spectateurs, succède la forme du souvenir, en l’occurrence celui de Yo-Yo et de ses camarades qui racontent comment les événements de la grève de mars 1967 ont engendré de nouvelles amitiés. Une fois n’est pas coutume, Chris Marker ne prend aucune distance et accompagne leur récit d’un montage d’images photographiques et filmiques choisies pour attester du plaisir et de l’intensité de cette expérience. C’est dire tout l’intérêt que porte Chris Marker à ce vécu ; mais du coup il redevient, pour le spectateur, celui d’un autre. Ce vécu aurait pu finir là sa carrière cinématographique, dans ce souvenir que capte et illustre fidèlement Chris Marker. Mais les liens tissés entre filmeurs et filmés vont permettre sa résurgence dans les films ultérieurs, sous une autre forme que celle du récit mémoriel. Le récit mémoriel se poursuivra, quant à lui, mais dans d’autres médias, des années plus tard, à travers le témoignage des ouvriers et des professionnels qui, comme Bruno Muel (2000), se diront profondément marqués par cette aventure :

Une expérience de quelques années seulement, qui n’a pas fait école, mal connue en son temps, aujourd’hui presque oubliée, peut cependant laisser dans la mémoire de tous ceux qui y ont participé le souvenir d’heures exceptionnelles passées ensemble. C’est qu’en effet nous n’aurions jamais dû nous rencontrer, encore moins travailler ensemble. Ça ne se fait pas, ça ne se fait toujours pas, ou si rarement. De quoi je vous parle ? D’une utopie. De quelques dizaines d’ouvriers des usines Rhodiacéta de Besançon et Peugeot de Sochaux, d’un côté, d’une poignée de cinéastes, réalisateurs et techniciens, de l’autre, qui ont décidé, à cette époque-là qui n’est justement pas n’importe laquelle, de consacrer du temps, de la réflexion et du travail, à faire des films ensemble.

Le souvenir recrée, en la formulant, une expérience qui ne fut peut-être pas si partagée que Bruno Muel le prétend. Le souvenir produit une perception rétrospective qui attribue à l’expérience une fraternité que la nostalgie ne fait peut-être qu’embellir. Ce « nous » dont il est question fut d’ailleurs perçu différemment par chacun : on trouve des traces de ce décalage dans le témoignage de Binetruy qui avoue un sentiment de déception, évacué avec le recul des années [8]. Si le souvenir comporte toujours une part de fabulation qui arrange le passé en fonction du présent de la remémoration — ce que montre bien aussi le témoignage de Corouge [9] —, comment les films pourraient-ils fixer le vécu d’une expérience fraternelle sans emprunter la voie du souvenir, du témoignage ou du récit ? L’esthétique de John Dewey nous permet d’explorer une première piste. Dans le deuxième chapitre de son essai intitulé L’art comme expérience, Dewey (2005, p. 67-68) développe l’idée suivante :

Deux hommes se rencontrent […]. L’entretien peut être mécanique et consister en une série de questions types, amenant des réponses tout aussi prévisibles. Il n’y a pas, dans ce cas, d’expérience au cours de laquelle les deux hommes se rencontrent ni aucun élément qui ne soit une répétition […]. Pourtant, il peut se produire une interaction qui permet à une nouvelle expérience de se développer. Où devons-nous chercher le compte rendu d’une telle expérience ? Certainement pas dans les livres de comptes ni dans un traité d’économie ou de sociologie ou encore de psychologie humaine, mais dans le théâtre ou le roman. Sa nature et sa signification peuvent seulement être exprimées par l’art, parce qu’il y a une unité d’expérience qui peut uniquement être exprimée en tant qu’expérience (esthétique).

L’expérience d’un « nous » s’exprime dans une trajectoire, une tension et une projection, une attention à ce qui se passe et change dans les situations et les relations, et un état final qui couronne le chemin parcouru. Mais pour que cette expérience ne s’évanouisse pas dans le flux des expériences indifférenciées, il faut que le geste (artistique) lui réponde en lui conférant une forme. Qu’elle est donc cette « forme » qui ne se confond pas avec sa représentation ? La réponse se trouve — ce sera ma première hypothèse — du côté de la réflexivité : si l’oeuvre restitue la forme de l’expérience, c’est parce que le geste artistique se signale comme expérience dans ce qu’il crée. En résumé, l’art des films des groupes Medvedkine consiste à dire l’expérience d’un « nous », parce que l’art du film procède de l’expérience d’un « nous » qui n’est justement pas une expérience indifférenciée et ordinaire ; qui est déjà, en tant que rencontre remarquable, précisément, esthétique. Dans La lettre à Pol Cèbe, l’expérience que vivent les protagonistes en faisant le film sert d’armature formelle au contenu du film. Ce film est l’oeuvre de Michel Desrois, Antoine Bonfanti et José They, des professionnels du cinéma qui ont formé les ouvriers des groupes et leur ont permis de réaliser leurs premiers courts-métrages (Classe de lutte, Rhodia 4 x 8, Nouvelle société numéro 5, 6 et 7). Réflexif, il invente la forme [10] d’une expérience fraternelle, en reprenant « l’unité » d’une expérience de cinéma, pour parler comme Dewey. La lettre à Pol Cèbe travaille le « plein » qui caractérise à la fois le geste de filmer et l’émotion jubilatoire qui l’accompagne. Cela se traduit par un long plan séquence cisaillé de jump cuts, pris de l’intérieur d’une voiture lancée sur l’autoroute et dans laquelle se trouvent nos trois professionnels et la caméra. Celle-ci circule entre leurs mains, effectue un mouvement de rotation complet qui vise à supprimer toute distinction entre le cadre et le hors-cadre, donc à fondre l’espace filmique (lié aux champs et aux hors-champs du film) et l’espace cinématographique de la production.

Lors du tournage et du montage, la réflexivité du film trace un circuit de retour vers l’expérience vécue, mais avec des signes qui ne renvoient pas à ce qui s’est passé, aurait dû se passer, ou se serait passé, mais, directement, à du possible. La lettre à Pol Cèbe ne montre précisément rien de tangible, en matière d’expérience fraternelle. Des hommes dans une voiture se passent une caméra qui a l’air de les embarrasser. S’ils veulent écrire à leur ami une missive cinématographique, ils ne savent visiblement pas quoi dire sur le coup : un monologue en son off [11], plutôt qu’un dialogue en son in [12], finit par occuper toute la bande-son pour masquer cette impuissance. Ils ne savent pas non plus quoi filmer et ne filment finalement que les lumières mouvantes de phares et de feux de route, dans la nuit, sur une autoroute. Mais ce « rien de tangible », devenu une « ciné-voiture » sur la fraternité, fait briller comme un diamant ce dont il est question : le fait qu’il s’est passé quelque chose « entre nous », une chose telle qui donne envie d’écrire à Pol Cèbe, pour ne rien lui dire précisément ; pour tracer simplement la possibilité ouverte d’un « nous » qui ne peut pas s’attester dans sa monstration.

Si La lettre à Pol Cèbe réussit à rendre la qualité fraternelle de l’expérience par le plein et le vide qui en expriment l’unité, elle le fait en sacrifiant quelque peu le spectateur, rejeté dans l’espace de la réception, exclu du moment (plein) de la production comme du monde (vide) du champ filmique. Or, d’autres films du groupe ouvrent des pistes différentes grâce à l’utilisation d’indices relationnels qui retiennent autrement, en l’incluant par la connivence, le regard du spectateur. L’indice relationnel entraîne un autre niveau de lecture : le spectateur ne déchiffre plus tant un récit ou un discours que la situation de tournage et le rapport au film des protagonistes eux-mêmes. Un regard vers la caméra, une interpellation de l’équipe de tournage par la personne filmée, des rushes du film montrés aux protagonistes, etc., sont autant d’indices qui permettent ce circuit de retour à ce qui s’est passé, sans pour autant figer ou fixer ce passé dans sa représentation. Ces indices renvoient à une expérience entrevue, saisie dans sa possibilité, quand le making off et le feed back renvoient aux faits réels de la production et de la réception.

Ces indices sont récurrents dans les films des groupes Medvedkine, sans être forcément le résultat d’intentions délibérées. Ces indices sont captés subrepticement, mais conservés et montés ; ils finissent par faire leur oeuvre de sens. Ils font sourdre du possible précisément parce qu’ils relèvent d’un instant de saisie aléatoire, tributaire de l’imprévisibilité des choses. Ils sont aussi les signes d’une résistance des choses à leur mise en scène et en images. La première séquence du premier film du groupe de Besançon, Classe de lutte, est symptomatique d’une maladresse — de débutant — qui renvoie à la situation de tournage. Suzanne joue son propre rôle et sa maladresse d’actrice improvisée, filmée par un apprenti cinéaste, est non seulement visible mais vécue comme maladresse, ce que montre un petit sourire de connivence qu’elle adresse au caméraman. Lorsqu’elle monte dans sa voiture, sa « pause » transforme un geste banal en problème de positionnement du corps devant la caméra : elle ne sait plus de quel côté regarder, et même la porte du véhicule joue maladroitement son rôle en se rouvrant à la fin du plan ! Le spectateur qui accepte cette maladresse comme signe relationnel comprend, à travers cette application à bien faire, qu’une invitation lui est faite de partager le plaisir du tournage ; il comprend que cette maladresse est le signe d’un désir de faire ensemble, si elle ne peut être celui d’une maîtrise de la situation. Suzanne se rend ensuite dans une salle de montage où l’on monte justement les rushes du film — et, précisément, les plans qui cadrent son visage. Cette séquence ne prétend pas montrer une séance réelle de travail : elle est manifestement une reconstitution qui se trahit dans la précision du mouvement de caméra qui suit Suzanne et qui, la délaissant, s’achève sur son gros plan sautillant à la table de montage. Cette séquence fait l’économie d’un retour à l’histoire effective du travail de montage, mais en évoque la dimension communautaire à travers l’accueil réservé à Suzanne et au caméraman. Les échanges de regards avec eux sont malicieux ; on devine qu’ils proviennent du sentiment d’incongruité partagé par tous les acteurs de cette mise en scène.

Dans le même ordre d’idées, mais sur un autre plan, le rapport entre À bientôt j’espère et Classe de lutte s’établit par la rencontre de deux images fortuites qui appartiennent non pas à la logique du discours, mais à la sensibilité du caméraman qui les a prises, et du monteur qui les a gardées. Dans la première, tirée d’À bientôt j’espère, Suzanne ne parle pas, laisse parler son mari qui évoque la possibilité de son engagement à elle et entrevoit déjà les problèmes qu’il pourrait entraîner dans leur foyer. Cependant, un gros plan de Suzanne — sur ses yeux baissés quand son mari, hors-champ, parle d’elle — anticipe sur le film à venir, soit Classe de lutte. Ce deuxième film sera en effet entièrement motivé par la séquence où Suzanne monte pour la première fois sur un parapet pour convaincre ses collègues de rester solidaires et de poursuivre ensemble le mouvement de grève. Or la caméra, à ce moment, se promène dans la foule assemblée, hésite à cadrer Suzanne, dont elle ne semble rien attendre, mais se ravise bientôt. Visiblement hésitant, l’opérateur aurait pu couper n’importe quand et perdre ce moment. Cette hésitation inscrit dans les images les étapes d’un geste qui renvoie le spectateur au contexte relationnel d’une prise d’image, à ce qu’il a fallu d’écoute et d’attention pour qu’elle ait lieu, quand la logique événementielle entraînait la caméra sur d’autres pistes. La rencontre de ces deux images fortuites crée une solidarité entre les deux films ; cette solidarité apparaît finalement comme une force créatrice qui motive le geste cinématographique du groupe, le lance dans l’aventure Medvedkine, peut-être pour le seul plaisir de s’y voir éclore, comme Suzanne a éclos entre deux images.

Peu importe finalement que Classe de lutte procède au montage panégyrique d’une vie et soit un discours édifiant sur la valeur de l’engagement. Ce qui se dit d’important sur l’expérience fraternelle est ailleurs. L’insistance décalée et empathique du gros plan sur Suzanne ravalant ses mots dans À bientôt j’espère, qui engendre rétroactivement Classe de lutte, le regard en direction de la caméra évité de justesse par Suzanne dans la scène de l’auto qui ouvre Classe de lutte, la trace d’une hésitation au moment du filmage de la scène centrale du film (celle de Bruno Muel à la caméra qui manque de rater Suzanne montant sur son parapet) : tous ces signes fabriquent la perception d’un « nous » à travers un faire, sans documenter, précisément, ce faire. L’expérience fraternelle, dans ce procès esthétique, ne s’explicite pas, elle dit sa possibilité, non son effectivité. Elle ne définit pas des qualités relationnelles, elle ne s’enfonce pas dans la réalité d’une situation intersubjective dont elle ferait un exemple.

Forme mythique de l’expérience

À ce procès esthétique s’oppose un processus sémiologique que Roland Barthes a décrit comme une « mythologisation », soit un film qui montre une expérience fraternelle et qui va produire un mythe de la fraternité. Comment ce processus a-t-il lieu ? Rappelons que, pour Barthes, il y a production d’un mythe quand un signe — une image ou une phrase, en série ou isolée, relevant de la publicité, de la littérature, de la chanson ou encore du cinéma [13] — abandonne sa signification première pour devenir une forme qui entre en relation avec un concept. Une image d’hommes et de femmes qui fraternisent devient une forme en entrant en relation avec le concept de fraternité tel qu’il se pense à l’époque où est créée cette image. La relation de cette forme (qui renvoie à plusieurs types d’expériences possibles) et de ce concept (qui renvoie à un savoir historicisé) produit le mythe de la fraternité propre à cette époque.

Prenons pour exemple les scènes de fraternité du cinéma français des années 1930. Ces scènes se comprennent sur un fond d’idées — un « savoir mou », dit Barthes, qui a le sens de la formule — où se mêlent des principes liés au droit social (à l’origine des régimes publics d’assurance maladie et d’assurance chômage, etc.), une contestation de l’état de droit (la fraternité des anarchistes contre les normes et les règles sociales qui ne reproduisent que des rapports de pouvoir), des principes moraux (la fraternité chrétienne du devoir de charité), etc. La forme-image de la fraternité des années 1930, quant à elle, est liée aux souvenirs des expériences de la Première Guerre mondiale, quand les combattants du même clan fraternisaient pour supporter l’horreur des tranchées, mais aussi quand les combattants de clans opposés refusaient ensemble de participer plus longtemps à cette boucherie humaine. Les années 1930 donnent également lieu à nombre de gestes fraternels dans la lutte entre fascistes et antifascistes : lors des échauffourées et manifestations dans les grandes villes d’Europe, lors des rassemblements d’écrivains et d’artistes, sans oublier le moment de la mobilisation internationale qui jeta sur le front de la guerre d’Espagne de nombreux partisans allés combattre aux côtés des républicains espagnols.

Les films français des années 1930 — notamment ceux de la période militante de Renoir avec La vie est à nous (1936) et La Marseillaise (1938) — mettent en images, à un premier niveau sémiotique, ce fond d’expériences fraternelles. Mais à un second niveau, ils procèdent à une mythologisation qui intervient précisément quand ces images servent à attester la « naturalité » du concept de fraternité. Dans La grande illusion (Renoir, 1939), la scène de partage du repas entre les prisonniers de guerre se veut emblématique d’une expérience fraternelle, tout comme celle où Gaston Modot lave les pieds de Jean Gabin, qui, un bras dans le plâtre, ne peut faire sa toilette. Ces deux scènes, d’ailleurs, ne sont pas sans évoquer des scènes bibliques : les noces de Cana, le bain de pieds du Christ donné par Marie-Madeleine. Elles évoquent aussi des principes de solidarité sociale : le partage des richesses — quand Marcel Daliot, qui joue le lieutenant Rosenthal, fils d’une grande famille de banquiers juifs, partage ses colis pleins de victuailles avec ses compagnons de cellule — et l’éthique de la sollicitude — Modot prodiguant des soins à l’infortuné Gabin, tous deux conservant leur dignité et leur quant-à-soi dans cette relation. Il faut noter que Modot autant que Daliot considèrent leur geste comme naturel et insistent — verbalement — sur ce point.

Cette opération de naturalisation est d’autant plus nécessaire qu’elle représente l’ultime geste de lutte d’un cinéaste engagé aux côtés d’un Front populaire moribond. Renoir use du pouvoir mythifiant du cinéma dans un contexte de lutte idéologique exacerbée par les menaces de guerre. C’est en effet parce que le climat était en 1939 des plus délétères (la France trouvant finalement que le fascisme pourrait être une bonne médecine…) que le film de Renoir opte pour la mythologisation quant, quatre ans plus tôt, dans Le crime de Monsieur Lange, c’est l’esthétisation de l’expérience qui semblait l’emporter. L’expérience fraternelle est signifiée comme possible non pas par les scènes de fraternisation — qui sont nombreuses dans le film —, mais par la mise en abyme opérée dans les scènes initiale et finale du film. Les clients de l’hôtel où Valentine et Lange se sont réfugiés sont en effet invités à juger de la culpabilité de Lange sur la foi du récit de Valentine — en fait, du film lui-même, qui n’est que la monstration de ce récit. Auditeurs (dans le film) et spectateurs (du film) sont ainsi confondus pour juger d’une expérience fraternelle qui a tourné court : celle d’une coopérative d’imprimerie, dont l’histoire n’est pas sans rappeler, côté coulisse (le drame en moins, cependant !), l’histoire de la réalisation du film, puisque Renoir travaille pour la première fois avec le groupe Octobre et doit gérer les difficultés propres à la création collective. S’il insiste, dans la diégèse, sur le caractère jubilatoire du travail coopératif des ouvriers de l’imprimerie, il ne fait pas pour autant l’impasse sur les difficultés de la collaboration, du quotidien de la communauté et de ses relations avec l’extérieur. Le crime de Monsieur Lange est précisément l’histoire de la mise en échec d’une expérience de fraternité sociale, histoire que Renoir veut inviter les spectateurs à ruminer, en les conviant précisément à juger Lange. Après avoir tué Batala, Lange se retrouve seul, avec celle qui l’aime mais qui ne peut que l’accompagner dans sa fuite. Tous deux lâchent la communauté qu’ils avaient pourtant contribué à bâtir et dont l’avenir semble fortement compromis par le meurtre de Lange. Somme toute, ce que Renoir demande aux spectateurs, dans ces scènes inaugurale et finale du film, c’est de prendre conscience de la distance qui sépare un rêve de fraternité et ses conditions réelles d’existence, qui conduisent ce type de tentative à l’échec. Le meurtre de Lange a pour fonction de dégriser tout le monde (y compris le spectateur) ; même s’il peut être pardonné par un tribunal moral, ce tribunal ne peut rien contre la loi sociale. Lange échappe à la prison avec la complicité des clients de l’auberge et l’absolution des spectateurs, mais il n’échappe pas à l’exil. Le crime de Monsieur Lange pose ainsi un principe de réalité qui veut que l’expérience fraternelle se reconnaisse mais ne se survive pas comme l’expérience collective de faire un film, d’ailleurs. Tout au plus, elle se reconduit. Elle reste, dans l’évanouissement du film et de Lange, juste avant le générique, une possibilité.

Par la mythologisation, la fraternité prend un tout autre visage. En devenant un mythe, la fraternité devient une valeur sociale dont la naturalité incite à livrer bataille pour elle. L’opération de mythologisation s’achève quand, dans son utilisation politique, la fraternité devient à la fois le moyen et la fin du procès révolutionnaire : lorsqu’elle devient un instrument de lutte dans l’histoire — la fraternité des combattants — et la fin de l’histoire dans l’avènement de la communauté fraternelle.

Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction au contraire est d’en parler : simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat. […] En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie ; il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules.

Barthes 1957, p. 230-231

Le mythe doit donc abolir la scène du conflit relationnel pour mieux naturaliser l’idée d’une solidarité envisageable comme fin de l’histoire. C’est bien le propre du procès de mythologisation que d’abolir l’histoire et de naturaliser le concept, selon Barthes. Ce faisant, la fraternité devient une force de ralliement aussi bien qu’une force d’aveuglement ; une part de ce mythe s’est précisément effondrée, lors de la reprise du travail dans les usines en 1968 [14].

L’esthétisation de l’expérience ne naturalise pas le concept, n’abolit pas le conflit, le lieu de l’histoire : elle ne fait que redonner foi [15] en la possibilité d’un « nous », sans faire de ce « nous » une vaine espérance, mais en en faisant précisément un possible éprouvé dans une praxis. Non pas la finalité d’une praxis — ce qu’elle vise —, mais son vécu, soit la foi qu’elle donne. La praxis active cette foi et, ce faisant, la recueille et la relaye dans le procès d’esthétisation qui fait de la fraternité un possible, plutôt qu’un fait, une valeur ou une idée. Chris Marker montre l’exemple quand il crée de la fraternité par un geste d’accueil en forme de retrait, lui permettant de faire une place à l’autre dans son film. De même, la performance de La lettre à Pol Cèbe témoigne de la possibilité d’une expérience qui ne l’exemplifie pas comme expérience, si bien que, finalement, le rapport des films à ce qui s’est vraiment passé, au sein des groupes Medvedkine, est moins important qu’on ne le croit, puisque ces films n’attestent pas leur histoire, mais nous renvoient à une possibilité.

Dans Qu’est ce que la philosophie ? Deleuze et Guattari évoquent cette distance entre les émotions et les situations réelles éprouvées et vécues par les individus, d’une part, et les percepts et les affects tels qu’ils se conservent dans les oeuvres [16], d’autre part. Si ces émotions et ces situations peuvent faire l’objet de récits — ce qui fut le cas en ce qui concerne le vécu des groupes Medvedkine —, ce n’est précisément pas de cela dont il s’agit dans la perception esthétique décrite ici. Le passage du réel au possible est réalisé par un processus d’arrachement qui qualifie, pour Deleuze et Guattari, le geste artistique et qui transforme précisément les émotions et les situations en affects et en percepts. Dans les films des groupes Medvedkine, ce processus d’arrachement a lieu à plusieurs reprises : c’est le discours de Suzanne et ses conversations avec ses camarades qui sont arrachés à leur situation d’origine et mis en musique par Colette Magny ; c’est le quotidien décrit dans Les trois-quarts de la vie (1971) qui s’arrache au rendu documentaire et devient une fiction émancipatrice dans Week-end à Sochaux (1971-1972). S’arracher à l’expérience fraternelle réelle qui s’éreinte à s’attester dans le document ou le récit, pour rejoindre sa possibilité : encore faut-il pour y arriver que cet arrachement ne reproduise pas un discours sur la fraternité qui en déplorerait l’échec, ou encore qui la revendiquerait et la transformerait en objet de croyance — et qui, ce faisant, renouerait avec le processus de mythologisation.

Les films des groupes Medvedkine ne sont pas exempts de mythologisation : ils ont alimenté le mythe et ils ont accompagné son effondrement. Avec le sang des autres (Muel, 1974-1975) prend acte de la fin du mythe fraternel qui avait dopé le projet révolutionnaire et décrit avec une profonde tristesse les conditions d’existence que le capitalisme industriel réserve désormais à la main-d’oeuvre ouvrière, sans espoir de changement. Mais l’irruption du soliloque de Christian Corouge réactualise, sinon une croyance, du moins une foi en l’écoute mutuelle. Le soliloque permet d’en découdre avec ce que Deleuze désigne comme la triple organisation des perceptions, des affections et des opinions, c’est-à-dire : pour les perceptions, le triste constat d’une situation (la misère du travail à l’usine) ; pour les affections, la désespérance ; pour les opinions, le discours militant réduit à l’impuissance après la reprise de 1968.

C’est pas simple de décrire une chaîne… Ce qui est dur en fin de compte, c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi je vois, je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans j’ai été premier à l’école… Et puis, qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains. J’ai envie de faire un tas de choses et puis, je me vois maintenant avec un marteau, je sais à peine m’en servir. C’est tout ça, tu comprends. T’as du mal à écrire, j’ai du mal à écrire, j’ai de plus en plus de mal à m’exprimer. Ça aussi c’est la chaîne…

Christian Corouge, dans Avec le sang des autres, 1974 [17]

Le soliloque bouleverse l’économie discursive du film construite sur des passions tristes et des visages fatigués ; il déchire un instant la litanie exténuée des témoignages pour hanter le temps présent de sa réception. Le ton de la voix laisse indécidable la situation interlocutoire et semble mettre le reste du film entre parenthèses : Christian s’adresse-t-il à quelqu’un ? Mais personne ne lui répond ; le « tu », dans son texte, désigne un interlocuteur absent, mais lui sert à se désigner lui-même, à s’écouter, comme s’il était un autre : « Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains. » Sa parole force une écoute ; elle s’endure du fond d’un silence de fosse ; elle se détache d’un vague bruit de fond de circulation. De leur côté, les images choisies décontextualisent cette parole en se limitant à des plans larges : ballet des autocars aux petites heures du matin ; travelling dans les rues longeant les murs des usines. D’où parle-t-il ? Comment le savoir ? Aucun plan ne donnera à voir Christian Corouge en train de parler. Aucun plan ne montrera ses mains, ni les mains d’un autre. Privée de point de synchronisation [18] et sans illusion de redondance [19], la parole erre entre les plans, prise dans le grain d’une voix abandonnée, qui fait passer les percepts et les affects dans le matériau sonore, les rend disponibles pour tous ceux qui ont la « force [20] » de l’entendre et dont le film tente ainsi d’imposer l’écoute à ceux qui font le film comme à ceux qui le regardent.

Que ce soliloque porte sur les mains n’est pas fortuit. Bruno Muel, qui monte la séquence, a en mémoire le soliloque de Desrois dans La lettre à Pol Cebe, où il est aussi question de mains (mais dans une version littéraire, cependant) : « Ce n’est pas un hasard si dans le mot humain, il y a le mot main. » Le geste de Bruno Muel est un geste ultime de raccord : une tentative de fraternisation par-delà les films du groupe, dont il clôt la production ; par-delà les discours dont 1968 a prouvé l’impuissance ; par-delà les vies qui s’abîment dans le travail en usine. Il inspire un mode de réception comme praxis que l’on retrouvera dans les textes critiques des revues Images documentaires et L’image, le monde : une épreuve de l’adversité qui génère une foi en la fraternité, dont chacun assume à la fois le caractère irréaliste et la nécessité.

Ce qu’il en reste, ou le principe de la greffe

Ce paradoxe de la foi n’est pas une impasse : c’est une manière assez simple de motiver un acte de création — ne dit-on pas que la foi déplace les montagnes ? Elle le fait en un sens, même si les montagnes restent à leur place. Elle inscrit un « bougé » comme culture, plutôt que comme nature. À sa manière, elle construit une histoire. En un sens, la fraternité se cultive. La praxis artistique dont il est ici question n’est pas un geste que l’on reprend et perpétue — faire du cinéma comme Alexandre Medvedkine dit en avoir fait, comme Jean Renoir en a pavé la route, etc. —, mais une expérience qui se reproduit et se reformule chaque fois. En ce sens, même l’écriture critique, le texte de « seconde main », s’inscrit dans la continuité d’une telle praxis artistique et relève de la même foi. Celui de Bernard Benoliel, paru dans L’image, le monde, nous renvoie à l’expérience du groupe et, en chemin, s’y greffe, en faisant de l’expérience de réception une praxis de fraternisation. L’expérience d’un « nous » qui inclut l’auteur et le lecteur du texte y affleure, par et dans le travail d’écriture qui joint « des mains » : mains réelles d’ouvriers, mains de monteurs et d’opérateurs, mains de critiques, mains-symboles, métonymiques, mains-blasons filmées, inscrites, mains serrées, mains données, mains ouvertes, etc. Mais désignées par un mot qui introduit son dernier paragraphe : « main-d’oeuvre ».

Main-d’oeuvre. Cinéma individuel de groupe, les films des Medvedkine portent en eux-mêmes la trace de la réalisation de chacun, une réalisation qui ne pouvait en passer en retour que par le cinéma et la nature de ses pouvoirs. À l’origine, il s’agit de décrire les traumas. […] Dans Avec le sang des autres, un ouvrier parle de ses mains si douloureuses en fin de journée, qu’il ne peut toucher le corps de sa compagne. […] Que peut alors le cinéma, que fait le cinéma ? Il colle, suture, répare, rapproche (« montage attraction ») et raccorde à vue, panse et pense le lien défait, associe. La main qui monte, contre la main qu’on coupe […]. De l’oeil à la main, c’est le corps qui se remet en mouvement. En octobre 1917, « les mains prennent la relève des yeux », disait le commentaire markerien du Train en marche. En 2002, à Paris, Henri Traforetti, medvedkinien de la première heure, affirmait encore : « Tenir une caméra dans les mains m’a ouvert les yeux. » Et voilà que ça circule, comme le train, comme bon sang qui ne saurait mentir, voilà que deux plans montés ensemble font la chaîne eux aussi, voilà qu’un temps on se prend à espérer que les mains ne soient plus jamais fragiles ou coupées, mais puissantes et justes. « Ce n’est pas un hasard si dans le mot humain, il y a le mot main », glisse la voix off embarquée dans la ciné-voiture de La lettre à Pol Cèbe. Et presque trente ans après, comme l’écho, la voix de Godard répond : « les uns pensent, dit-on/les autres agissent/mais la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains [21] ».

Il n’est pas question ici de se lancer dans une analyse littéraire du texte, mais de faire au moins deux remarques sur le travail stylistique dont il procède. Le texte se fait acte de connivence soutenu par un lyrisme que Pol Cèbe continuerait à qualifier de romantique mais que nous dirons redevable d’une foi sans croyance. La main de l’ouvrier va fournir à Benoliel l’occasion de tisser un réseau de sens qui soutient l’idée d’une fraternisation ouvriers/intellectuels/cinéastes. Entre l’épaisseur sémantique de la main — symbole de l’humain au même titre que le visage — et la réalité du travail manuel en usine, une correspondance se noue qui permet aux uns d’éprouver l’idée de l’aliénation dans la débâcle du corps, aux autres d’éprouver le poids des corps dans la justesse d’une idée. Benoliel passe, avec une virtuosité non exempte d’emballement, de la main qu’évoque Godard aux mains coupées, aux mains fragiles qui ont bouleversé Chris Marker, en passant par les mains inutilisables de Christian Corouge. Dans cet affolement du réseau de sens que traduisent bien les effets de juxtaposition, de montage — les raccourcis historiques, les oxymores, les mélanges de registres (poétique, proverbial, clinique), d’univers référentiels, de citations —, se joue une expérience de réception qui est aussi une tentative de raccordement généralisé. Cette tentative est aussi soutenue par un écheveau de références qui font appel à une culture de la fraternité permettant au lecteur de s’y retrouver lui aussi, de s’y reconnaître. Les références vont du socialisme utopiste de Fourier et Proudhon (bisontins, eux aussi), en passant par l’anarchisme libertaire des Vigo et Prévert (notamment dans un autre texte signé Comolli, à propos de La lettre à Pol Cèbe, et publié dans le même numéro que celui de Benoliel), pour finir avec le vitalisme politique de Deleuze et Guattari [22]. Comme chez Pierre Perrault, la construction d’une expérience communautaire implique qu’on « retende la pêche » au « marsouin de la fraternité » en intensifiant la vie des signes.

Espace relationnel

La foi, accrochée aux signes d’une expérience relationnelle et aux gestes de sa poursuite (de sa reprise, serait-on tenté de dire), crée un espace relationnel virtuel : un espace dont la fonction est de créer un lien entre l’expérience du spectateur et celles des protagonistes des films et de leurs auteurs. Ce lien repose sur la saisie d’un « possible », un être et un faire-ensemble qui réveillent et reproduisent le motif de la fraternité, en dépit des avatars — et déboires — que connaît son mythe.

Cette culture de la fraternité n’appartient ni à une couche populaire, ni à une élite, mais à ceux qui la recherchent parce qu’ils ont foi dans le lien fraternel pour toutes sortes de raison liées à leur histoire ou à leur condition. En ce sens, cette culture de fraternité ne va pas sans une expérience de vie, une façon d’endurer la solitude et le scandale de la souffrance pour soi et pour les autres, une sensibilité plus ou moins partagée et alimentée par les signes de son partage. Entre 1967 et 1974, les ouvriers des groupes Medvedkine utilisent leur expérience cinématographique pour créer un lieu de résistance à la domestication du corps par le travail, à l’atomisation sociale, au procès de déshumanisation de tout l’appareil économique dans lequel ils se sentent piégés. De même, les cinéastes sont, de leur côté, particulièrement sensibles aux mouvements de solidarité internationale qui se forment contre la guerre du Vietnam, pour soutenir le Printemps de Prague ou la démocratie chilienne d’Allende. Dans Le fonds de l’air est rouge (1977), Marker scrute les visages dans les cortèges, s’interroge sur cette génération qui s’enflamme pour la cause des autres — jusqu’au sens propre dans le cas de Norman Morrison, qui s’est immolé par le feu et dont il est question dans Loin du Vietnam (1967) — et qui, d’un bout à l’autre de l’Europe et des Amériques, accorde sa confiance aux résistances des peuples, mais s’empêtre dans les stratégies politiques contradictoires de l’action révolutionnaire. Il n’en faut pas plus pour comprendre que les films des groupes Medvedkine se trouvent à l’étroit dans la catégorie des « films militants », si on entend par film militant un discours audiovisuel mis au service d’une lutte politique. Certes, militants ils le sont, mais ils participent aussi d’une culture de l’expérience — proche du situationnisme —, même s’ils ne s’inscrivent pas dans le mouvement réactif/proactif d’une histoire de l’art qui en découd avec ses propres institutions. L’art et la vie se rencontrent, dans les films Medvedkine, non pas sur le plan de la création de situations aptes à faire de l’existence une forme d’art, mais sur celui de la réactivation du possible au coeur des nécessités du monde social.

Cette réactivation va bien plus loin qu’une affirmation des valeurs communautaires de la classe ouvrière ou des aspirations utopiques d’une génération. Il ne s’agit pas de croire en la fraternité, mais de reconnaître et d’éprouver la même foi, chez soi et les autres, à l’occasion d’une expérience commune qui trouve sa forme sensible. La réussite de l’entreprise — faire un film ensemble qui réactive ce possible et le rende sensible — dépend de bien des facteurs, dont, au premier plan, les rapports directs, immédiats et concrets des filmeurs et des filmés, l’entre-deux, l’intersubjectivité, dont on connaît les limites et les impossibilités. Mais c’est bien parce que ce possible n’est ni une certitude ni une promesse, que la foi se reporte dans une praxis ouverte qui perd en chemin un peu de sa finalité et de son efficacité pour gagner en résonance.