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La question de la périodisation est de celles qui collent, littéralement, à la peau de l’historien. Il s’agit, pour lui, d’une question proprement incontournable. En même temps, c’est là une notion tellement équivoque qu’elle s’avère parfois un véritable « piège à historiens »… Ainsi, la périodisation, qui devrait pourtant servir d’adjuvant à l’historien, l’empêche-t-elle, plus souvent qu’autrement, de « penser l’histoire ». Tout historien sent presque nécessairement, en cours de carrière, le besoin de se livrer, périodiquement si l’on peut dire, à un exercice de périodisation, comme pour faire le point sur sa réflexion (et, éventuellement, sur sa discipline). Pour faire le point, certes, mais aussi pour tenter de structurer ce passé, qu’il scrute, qu’il ausculte, qu’il regarde de loin. Si le découpage en périodes est pour l’historien un moyen de structurer son appréhension — sa compréhension — du passé, cette forme d’organisation du matériau historique possède aussi une finalité relativement pédagogique. Pareil « saucissonnage » offre, en effet, un certain nombre d’aspérités qui permettent au « public » de l’historien de s’approprier, à son tour, le continuum complexe et presque aporétique du passé. Ce qui, en retour, lui donne aussi l’illusion de maîtriser le flux continuel des événements passés, de rendre celui-ci familier.

Heureusement, l’historien d’aujourd’hui est, le plus souvent, conscient que tout exercice de périodisation procède d’une rencontre — d’un croisement — entre le présent et le passé, le présent du sujet historien et le passé de l’objet historique. Mais une telle conscience de l’influence rétroactive de son présent dans le découpage qu’il fait de la chose historique n’a pas toujours été de mise. En effet, bien des historiens des générations précédentes ont cru pouvoir atteindre, par un travail prétendument objectif, la « vérité du passé », « toute » la vérité, « rien que » la vérité. Sans prendre conscience que cette appréhension du passé relevait, au moins pour partie, de leur présent à eux. C’est qu’ils n’auront pas compris que, comme l’écrit Pierre Sorlin (1984, p. 7), « [m]ême complètement perdus au milieu de leurs archives, même isolés au IIe millénaire avant J.-C. les historiens ne répondent jamais qu’aux questions de leurs contemporains ».

Ce que l’historien qui périodise appréhende lui-même — et ce qu’il fait appréhender par son public —, ce serait ainsi non pas l’histoire elle-même, ni le flot des événements, mais une certaine reconfiguration organisée — comme aurait pu l’écrire Paul Ricoeur — de la continuité événementielle. La périodisation, toute périodisation, serait donc fondamentalement constructiviste et relèverait davantage du sujet percevant (le « périodisant ») et de son contexte, que de l’objet temporel supposément perçu (le « périodisé »). Car qui dit périodisation, dit acte discursif, acte d’énonciation, le suffixe du mot périodisation, du même type que celui du mot énonciation, étant d’ailleurs explicite à cet égard. Toute périodisation est un discours sur l’histoire, proféré par une instance « périodisatrice ». Et puisque le périodisé résulte d’un acte discursif, on peut en conclure que la périodisation est, en tant que construction, plus en lien avec le présent de l’historien qu’avec le passé de l’histoire.

C’est bien ce que Jonathan Crary (1994, p. 28) exprime lorsqu’il écrit ce qui suit :

Nul besoin d’insister : les continuités et les discontinuités n’existent que dans l’explication historique, et non pas dans l’histoire. Par conséquent, les grandes divisions temporelles que je propose ne visent pas à servir une « histoire véritable » ni à consigner a posteriori « ce qui s’est réellement passé ». Les enjeux sont tout autres : la périodisation retenue, le lieu où l’on situe, ou au contraire où l’on nie les ruptures, sont autant de choix politiques qui déterminent la construction du présent.

Ainsi, donc, répétons-le, tout exercice de périodisation procéderait d’une rencontre — d’un croisement — entre présent et passé. Le présent d’une pensée qui part à la rencontre d’un passé des choses. En ce sens où la pensée du hic et nunc de l’historien cherche à croiser, à rencontrer, dans sa pensée à lui, les choses passées. Mais la périodisation, ce serait en quelque sorte aussi, si l’on inverse la formule, le présent, la présentification si l’on veut, d’un passé qui part à la rencontre d’une pensée des choses. En ce sens où le passé en question est toujours déjà nécessairement accommodé à la mode du présent (comme on dit à la mode du chef) ; en ce sens aussi où ce passé relève d’une acclimatation à une pensée, aussi limitée soit-elle ; en ce sens, enfin, où ce passé résulte d’une orientation et d’une détermination intellectuelles de l’historien et de la sphère au sein de laquelle il évolue.

On peut cependant se demander si la rencontre à laquelle donne lieu l’exercice de périodisation est une rencontre d’égal à égal, au sens où chacun des partenaires garderait, en pleine conscience, toute son autonomie. Une rencontre d’égal à égal représente certes l’idéal mais, dans le monde bien réel de l’historiographie — sur le terrain, si l’on peut dire —, bien des face-à-face empiriques entre les historiens et leur objet donnent lieu à ce que l’on pourrait appeler des « assimilations », associations susceptibles de permettre une véritable fusion du présent de l’historien avec le passé historique. Des fusions qui peuvent, même, mener à la confusion souvent inconsciente des deux entités. Il devient dès lors impossible pour l’historien, même s’il a la conviction, en toute bonne foi, de parler du passé, de distinguer dans son propre discours en quoi il est agi par le présent. Et il devient tout aussi impossible, pour son lecteur, de distinguer ce qui, dans ce que l’historien lui donne à lire et à comprendre, vient de l’objet historique de ce qui vient du présent dudit historien. Dans pareil cas, l’historien fait donc oeuvre de vraisemblable historique, alors même qu’il croit être le fidèle serviteur de la vérité historique.

L’un des problèmes qui se posent lorsque la rencontre, le croisement entre l’historien et son objet tourne à la fusion, à l’entrelacs, c’est que le présent et le passé sont non seulement confondus, mais qu’ils tendent à se cristalliser en une périodisation figée, univoque, exclusive et définitive. Une fusion qui, par définition, rend impossibles tous les autres croisements entre le présent et le passé, désormais irrémédiablement confondus, entrelacés. On ne sait alors plus distinguer, dans le travail historique, ce qui relève du passé (le passé de l’objet historique) de ce qui relève du présent (le présent du sujet historien). Voilà notamment comment la dérive téléologique parvient à s’insinuer dans le travail de l’historien. Une certaine rigueur historiographique voudrait pourtant que l’on veille à préserver l’autonomie du passé et, à la fois, l’autonomie du présent, et que l’on permette non pas une rencontre singulière entre passé et présent, mais une pluralité de rencontres, une série de croisements entre ceux-ci.

Un regard en plan d’ensemble sur l’histoire du cinéma peut aisément permettre de saisir les enjeux et les limites d’une périodisation globale de grands ensembles historiques. La question idéale, dans pareil contexte, est celle — si controversée — du centenaire du cinéma. Selon d’aucuns (et ils sont nombreux…), c’est en 1995 que le cinéma aurait eu cent ans. Posons d’emblée une question abrupte : est-ce que le découpage de cette période de cent ans tombe sous le coup du concept de périodisation ? Au fait, que célèbre-t-on, au juste, au terme de cette période de cent ans ? Si l’année 1995 en constitue le terminus ad quem, qu’est-ce qui en constitue le terminus ab quo ? L’événement « originel » de la période ainsi délimitée serait-il l’invention du Cinématographe Lumière (avec le dépôt du brevet le 13 février 1895) ? Si tel est le cas, parler sans ambages du « centenaire du cinéma », c’est faire l’économie de la démonstration à la base de pareil positionnement, qui implique une adéquation biunivoque entre cinématographe (Cinématographe Lumière qui plus est) et cinéma. Le terminus ab quo serait-il alors plutôt la fameuse Première Projection Publique Payante (la « PPPP », pour faire court) du 28 décembre 1895 au Grand Café à Paris ?

Mais cette PPPP est-elle vraiment la toute première PPP ? On sait que nombre de chercheurs pensent aujourd’hui qu’il y a eu des précédents, et ils apportent des preuves tangibles pour soutenir leur point de vue (ainsi du cas notable des frères Skladanowsky : dès le 1er novembre 1895 — soit près de deux mois avant la supposée PPPP des Lumière —, ils présentent, grâce à leur Bioskop, un programme de huit films au public payant du théâtre berlinois de variétés du Wintergarten). Au nom de quel principe suppose-t-on d’ailleurs qu’il faudrait nécessairement un point zéro, inaugurant ce que l’on appelle le « cinéma » ? Quel statut auraient les autres projections du Cinématographe Lumière, ni payantes, ni tout à fait publiques, qui se sont déroulées ça et là, tout au long de l’année 1895, avant la supposée PPPP [2] ? Sur quoi se fonde, au juste, cette idée de faire de la projection publique, et payante qui plus est, le point tournant de l’avènement du nouveau média, une idée qui a fait son chemin dans les âmes et consciences et qui est aujourd’hui considérée, de façon abusive, comme un fait acquis ? Ainsi Laurent Gervereau (2003, p. 34-35) écrit-il, dans son Histoire du visuel au xxe siècle :

[…] le cinéma, dont la caractéristique est bien la projection publique en salles comme l’ont inaugurée les frères Lumière (et non le visionnement individuel dans une boîte lancé par Edison), ce cinéma, à partir de la Première Guerre mondiale, prend un essor considérable.

Par ailleurs, cela voudrait-il dire que, si la fameuse PPPP (ou supposée telle) du Grand Café avait eu lieu le 1er janvier 1896, nous aurions fêté le centenaire en 1996 ? Si l’on accepte de se soumettre à la théorie de la PPPP, quel statut aurait alors la toute première projection du Théâtre optique d’Émile Reynaud (pour ne prendre qu’un exemple), qui a eu lieu un peu plus de trois ans avant l’invention du Cinématographe Lumière ? Qu’inaugurerait alors, de son côté, cette projection-là ? Serait-elle le point zéro et inaugural de la série culturelle des « projections lumineuses mouvementées » ? Si oui, que faire des projections de lanterne magique (qui connaissaient dans une certaine mesure le mouvement) ? Et qu’inaugureraient, au juste, les premiers « dessins animés » figurant sur les disques du phénakistiscope (1832) ? Représenteraient-ils le point zéro et inaugural de la série culturelle des « images mouvantes » ? Qu’inaugurerait, pour sa part, le défilement des vues animées dans le kinétoscope Edison, à compter de 1890, et leur exploitation commerciale, et donc payante, à compter de 1893 ? N’aurait-il point fallu fêter, en 1993, quelque chose comme le centenaire de l’invention des vues animées ? Eh bien ! la chose fut faite ! Le chercheur américain Charles Musser a en effet organisé, en mai 1993, de façon assez discrète il est vrai, un colloque pour commémorer le centenaire des « Motion Pictures », des « images mouvantes », si l’on veut (des images mouvantes, non pas du « cinéma ») [3].

En fait, le cas d’un média complexe comme le cinéma conforte au plus haut point cette idée que nous esquissions plus haut, à savoir que l’on ne peut utiliser la notion de périodisation qu’en la conjuguant au pluriel. Au fond, l’historien qui s’adonne à la périodisation est un peu comme un éclairagiste qui se servirait d’un pinceau lumineux, un spot, pour révéler tel ou tel aspect d’un décor plongé dans l’obscurité. L’historien qui prend comme projecteur tel axe de pertinence ne saurait arriver à la même périodisation que celui qui privilégie tel autre axe de pertinence. Tout essai de périodisation doit ainsi être mis en rapport, entrer en relation avec les diverses séries culturelles que l’on se choisit comme axes de pertinence (images mouvantes/projections lumineuses/vues animées, etc.). La périodisation reste finalement toujours dépendante de l’objet à périodiser. En effet, l’historien doit toujours se demander de « quoi », au juste, il est en train de faire l’histoire. Est-ce l’histoire du cinéma ? L’histoire des images mouvantes ? L’histoire des images photographiques ? L’histoire de la projection publique ?

Il est nécessaire de conjuguer la notion de périodisation au pluriel tout simplement parce que le bon usage du concept ne peut s’entendre que si l’on paie le prix d’une constante comparaison — d’un croisement systématique — entre les multiples formes de périodisation qui s’offrent au regard de l’historien. Il s’agit là du seul moyen d’échapper à la pseudo-révélation du rayon unique.

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Ce qui est vrai pour cette périodisation à pas de géants, qui nous fait passer d’un siècle à l’autre, est tout aussi valable pour des périodisations à plus petites enjambées. Si l’on passe de la centaine à la dizaine, on ne peut qu’évoquer cette fâcheuse tendance, chez les historiens des générations précédentes, à faire comme si la réalité empirique devait se conformer aux aléas du rythme calendaire ! En effet, les historiens traditionnels du cinéma finissent tous par succomber, ne serait-ce qu’une fois, à la tentation de la périodisation décennale. Les découpages par bonds de dix ans ont en effet bonne presse dans l’historiographie du cinéma, et ils constituent quasiment un archétype de la « pensée » historienne « primitive » (si l’on ose dire). Le comble, c’est que les début et fin de ce type de période tombent, plus souvent qu’autrement, sur le chiffre rond de la dizaine : « les années 30 », « les années 40 »… Ces expressions de pure commodité peuvent servir dans les conversations de salon, mais ne devraient pas trouver place dans les histoires du cinéma. Surtout si l’on songe que, pour le calendrier copte par exemple, c’en serait fini du chiffre rond de la dizaine puisque nos « années 10 » y équivaudraient aux « années 26 » (et d’un autre siècle qui plus est, la décennie 1910-1920 y correspondant en effet aux années 1626 à 1636).

On peut d’ailleurs se demander si l’oeuvre d’un historien qui en arrive à traiter les phénomènes historiques par bonds de dix ans ne relève pas plus de la chronique que de l’histoire… On peut aussi se demander de quel droit se réclame l’historien pour décréter de façon tout arbitraire qu’un film de 1926 se situe dans le même groupement qu’un film de 1920, alors qu’un film de 1918, qui est plus proche de la décennie suivante par le nombre d’années qui les séparent, est traité dans un autre chapitre ou un autre volume.

L’aspect tendancieux de la périodisation, c’est donc, nous l’avons déjà suggéré, l’arrêt sur date, le découpage, le saucissonnage. On peut aussi prendre comme exemple la relative difficulté qu’ont eue les fondateurs de l’association internationale pour le développement de la recherche sur le cinéma des premiers temps, Domitor, à déterminer une date au-delà de laquelle l’association perdait sa légitimité. Comment, en effet, déterminer où s’arrête ce qu’on appelle « le cinéma des premiers temps » ? Irait-il jusqu’en 1914 ? Ou serait-ce plutôt 1913, 1915 ou, encore, 1917 ? Le supposé point de rupture entre « cinéma des premiers temps » et, disons, « cinéma institutionnel » se situerait-il au début ou, plutôt, à la fin de la Grande Guerre ? Coïnciderait-il avec le départ de Griffith de la Biograph ? Ou ne serait-ce point au moment de la victoire des indépendants sur le Trust Edison ? Ou bien au moment de l’avènement d’Hollywood ?

Y a-t-il un seul point de rupture ? Ou bien y en a-t-il deux, trois, quatre ? Existe-t-il seulement quelque chose comme un point de rupture ? Quel est le statut ontologique des supposés points de rupture ?

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En filigrane de ce que nous venons d’avancer se dessine la nécessité, impérative selon nous, de penser la périodisation en termes pluriels, dans le sens où l’on parlait jadis du pluriel du texte (Barthes). Pareille conception plurielle de la périodisation — ou plutôt des périodisations — nous conduit à convoquer ici deux notions qui permettent de dépasser cette conception de la périodisation univoque et monolithique que nous venons de critiquer. Ces deux notions, que nous avons déjà développées dans des travaux antérieurs [4], sont celle de « paradigme », que nous appliquerons à deux domaines différents, et celle de « série culturelle ». En procédant de la sorte, nous voudrions introduire une conceptualisation neuve de phénomènes médiatiques assez anciens, ce à quoi appelait Lucien Febvre lorsqu’il définissait l’histoire comme « science de problèmes à poser » (cité dans Gervereau 2003, p. 12).

Le recours à la notion de « paradigme des régimes de représentation » permet non point de baliser l’histoire du cinéma, mais plutôt de comprendre cette histoire. En effet, on peut dire qu’il n’est guère aisé de faire se croiser le maillage inextricable dont procède un média aussi complexe que le cinéma et une notion aussi unilinéaire et simplificatrice que celle de « période ». La notion de paradigme a l’avantage de la souplesse par les multiples recoupements et superpositions qu’elle autorise. Ainsi avons-nous pu montrer, ailleurs, que les paradigmes de la captation-restitution, de la monstration ou de la narration ne sont pas mutuellement exclusifs et qu’ils peuvent même se chevaucher [5]. Les paradigmes ainsi entendus constituent donc des dominantes, ce qui permet d’échapper aux arrêts sur chronologie que nous contestions plus haut. Pareille distinction facilitera la vie à quiconque tient à éviter de voir le premier paradigme, celui de la captation-restitution, comme une période dont la seule qualité intrinsèque serait d’avoir été l’antichambre de la seconde.

La notion de série culturelle ne peut bien se comprendre que par rapport à un autre concept plus large, celui de paradigme culturel. Le paradigme dont il est question cette fois ne concerne plus les régimes de représentation, d’énonciation cinématographique, mais un réseau, un faisceau de déterminations culturelles. Par « paradigme », il faut ici entendre un système complexe qui fédère plusieurs « unités de signification » ou, si l’on préfère, plusieurs séries culturelles. Prenons quelques exemples. Le paradigme culturel pourra être celui du spectacle de scène de la fin du xixe siècle. Ce paradigme culturel est composé de « plusieurs unités de signification » : prestidigitation, café-concert, féerie, sketch magique, etc.

Chacune de ces unités de signification représente une « série culturelle », et leur enchevêtrement forme un contexte au sein duquel ce que nous appelons la cinématographie-attraction essaie de se tailler une place, souvent depuis l’intérieur même de ces différentes séries. Le paradigme culturel cinéma institutionnel n’existait pas encore durant cette période où Méliès, pour prendre un exemple particulièrement connu et prégnant, a réalisé son oeuvre cinématographique. Méliès ne serait donc pas un cinéaste, et l’art qu’il pratique ne serait pas l’art cinématographique, qui n’existe pas encore à son époque. Ce que Méliès fait, c’est utiliser un appareil nouveau — le Cinématographe (ou l’un de ses équivalents) — au sein d’un paradigme culturel, le spectacle de scène, qui n’a rien ou si peu à voir, sur le plan « identitaire », avec ce que l’on appelle aujourd’hui « le cinéma ».

Un paradigme culturel comme le spectacle de scène ou le cinéma institutionnel regroupe donc en son sein plusieurs séries culturelles qui possèdent leur propre singularité et leur propre dynamique évolutive, même s’il arrive fréquemment que ces séries se croisent, s’enchevêtrent et échangent certains de leurs traits. « Paradigme » culturel, disons-nous… Poursuivons notre emprunt au vocabulaire de la linguistique. On pourrait ainsi avancer que les séries culturelles seraient, à leur façon, des syntagmes culturels. Chacune des séries culturelles s’inscrit, en effet, sur un axe de contiguïté et de successivité : les occurrences et les formes de ces séries se juxtaposent, s’accumulent. Il nous faut cependant insister sur le fait que nous n’entendons pas la notion de syntagme comme un simple axe « horizontal » où les unités se juxtaposeraient et se placeraient en contiguïté. À la différence de ce que l’on observe en linguistique structurale classique, l’axe syntagmatique des séries culturelles ne serait pas qu’une simple question de juxtaposition mais relèverait aussi, et surtout, de la succession et même de la transformation. Et qui dit succession et transformation, dit évolution et histoire. Pour nous, donc, les séries culturelles sont des syntagmes évolutifs, inscrits dans une épaisseur historique. À un moment de leur évolution, certains de ces syntagmes/séries culturelles se rencontrent et s’agglutinent pour former un système complexe, un paradigme culturel. Les paradigmes culturels, plus vastes et plus complexes que les séries, sont donc des regroupements, des croisements de plusieurs syntagmes culturels, de plusieurs séries culturelles. Cependant, ces regroupements sont eux-mêmes l’objet d’un processus historique, évolutif. Notons que ces paradigmes culturels, on le verra, ressemblent furieusement à notre définition d’un média en tant que système fédérant plusieurs séries culturelles existantes.

La manière de concevoir l’histoire que nous proposons ici est loin de la périodisation dans son sens étroit. En effet, ce qui distingue nettement les séries culturelles de la périodisation entendue dans son sens rigide, univoque et figé, c’est qu’elles réintroduisent une perspective de changement, d’évolution arc-boutée sur le socle de pertinence qui définit cette série. Elles relèvent donc d’une conception non pas structurale de l’histoire, mais bien plutôt d’une conception dynamique, « ipséiste » de l’histoire — pour convoquer encore une fois les conceptions d’un Ricoeur.

Prenons encore un exemple pour illustrer la dynamique des séries culturelles dans le cadre d’un média aussi complexe que le cinéma. Ainsi, de la figure de l’écran, qui fonctionne comme une série culturelle (techno-culturelle) possédant sa propre pertinence périodisatrice. Le cahier « Écrans », « l’hebdo de tous les écrans, supplément gratuit du journal Libération [6] », est révélateur à cet égard (figure 1). Il concerne en effet plusieurs systèmes médiatico-culturels énumérés comme suit : télévision, Internet, cinéma, DVD, jeux, téléphone, photo. La série « filée », sous le label « écrans », procède par amalgame et par exclusion : on note, par exemple, l’absence de l’écran d’ordinateur et on y remarque la présence d’un simple moyen de stockage comme le DVD. Les subdivisions proposées par Libération ne sont pas mutuellement exclusives. On y trouve un mélange média, support, canaux ou séries culturelles. Il y a du cinéma en DVD, et il y a du cinéma à la télévision, par exemple. On doit en conclure que la liste socio-culturellement générée, dès lors que l’on évoque le mot « écran », fait remonter à la surface diverses pratiques culturelles, qui ne sont pas nécessairement du même niveau. D’ailleurs, de quels écrans est-il question ? Où commence et où s’arrête la série culturelle de l’écran ? Le concept exclurait-il le kinétoscope, par exemple ? Ce qui est certain, c’est que le cahier hebdomadaire « Écrans » du quotidien français Libération ne suppose pas la seule projection comme principe. Loin de là, même.

Figure 1

Bandeau du cahier hebdomadaire du quotidien français Libération, semaine du 1er au 7 juillet 2006 (no 8).

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Ce petit développement sur les écrans montre à suffisance la faculté dynamique et la souplesse d’entrecroisement qui caractérisent les séries culturelles. On peut même conjuguer les séries culturelles sur l’axe synchronique ou sur l’axe diachronique, comme on a pu l’observer dans l’amalgame que suppose le titre de Libération. Il est possible aussi d’étudier et de confronter à un moment donné — les années 1890, par exemple — toutes les séries culturelles qui utilisent l’écran dans leur système de représentation.

Dans la foulée de ce que nous venons d’énoncer, il nous reste à revenir sur les liens étroits qui unissent périodisation et définition des médias. Nous verrons encore une fois comment le recours à la dynamique des séries culturelles oblige à reconsidérer toute définition univoque et limitée d’un média. Si la périodisation non plurielle entraîne dans son sillage un effet téléologique, elle est aussi directement liée à un souci identitaire, et ce, dans un double sens : celui d’« identifier », au sens où quelqu’un peut dire qu’il a réussi à identifier ses besoins, et celui de « conférer une identité », au sens où l’on reconnaîtrait la spécificité de telle ou telle réalité en la délimitant de façon autonome. Périodiser un média, c’est contribuer à l’identifier (à en dégager la médiativité, à en saisir la singularité identitaire) et c’est solidairement lui construire une identité. D’où l’omniprésence de la métaphore biologique dans les périodisations classiques : naissance, jeunesse, maturité, déclin, mort. Ou encore, ces termes qu’affectionne l’histoire traditionnelle : origine, essor, déclin, décadence, dégénérescence. À cet égard, il en va des médias comme des empires.

Nous le disions plus haut, toute forme de périodisation s’effectue, souvent sans qu’on le sache, en ne tenant compte que d’une (ou de quelques-unes seulement) des caractéristiques de l’objet médiatique dont on cherche à retracer l’histoire. Ainsi, quant au cinéma, la question inévitable reste et restera toujours celle qui orne le titre du célèbre ouvrage de Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ? De la réponse à cette question découle une logique de périodisation. Le cinéma, est-ce des projections lumineuses sur une toile ? Le cinéma, serait-ce plutôt des vues photographiques animées ? Ou un spectacle audiovisuel ? En fait, le cinéma, c’est à certains égards un faisceau de procédés et de procédures agglomérés les uns aux autres. Lorsque l’on procède à une quelconque périodisation, il se peut fort bien que l’on ne retienne alors que l’un ou l’autre des aspects du phénomène. Il faut voir la concomitance de périodisations diverses comme un phénomène non contradictoire, qu’il faut au contraire encourager.

La périodisation idéale, ce serait, finalement, la résultante d’une stratification de périodisations simultanées et concurrentes, dont chacune ne reposerait ni sur le même principe ni sur les mêmes orientations.

En fait, cette périodisation plurielle que nous revendiquons devrait s’efforcer de saisir l’état toujours provisoire d’un maillage intermédial, défini par un ou des axes de pertinence. Pour nous, les séries culturelles représentent l’angle, le principe d’approche le plus pertinent pour périodiser. La notion même de série, la dynamique sérielle, se conjugue bien avec la dynamique performative de la périodisation.

La perspective des séries culturelles croisées nous semble particulièrement intéressante, parce que l’idée même de série permet de contourner l’inévitable discussion au sujet des composantes nécessaires pour définir un média donné (l’idée de série culturelle ratisse en effet plus large que le concept de média). La lecture par séries culturelles reste toutefois très précise puisqu’elle favorise spontanément une lecture par trait pertinent : la série des images animées, celle de l’attraction foraine, celle des projections lumineuses, etc. C’est seulement dans un deuxième temps que l’on fera se croiser les séries culturelles, comme si c’étaient des « projecteurs », des pinceaux lumineux susceptibles de révéler les contours d’une histoire plongée dans l’obscurité, nous permettant de repérer, de révéler cette stratification particulière de séries culturelles (et éventuellement technologiques ou « techno-culturelles ») que constitue peu ou prou tout média.

Dès le moment où une collectivité donnée entreprend, à une époque donnée, d’attribuer un nom à un média, d’en arrêter l’identité, de lui donner une visibilité institutionnelle, cette collectivité cautionne inévitablement non seulement le média en question mais, surtout, et de façon souvent inconsciente, la puissance fédératrice dudit média. Par puissance fédératrice d’un média, nous entendons la manière dont le média a opéré une synthèse (toujours provisoire et sujette à évolution) de séries culturelles préexistantes. Des séries culturelles qui continuent d’évoluer à côté du média, par-devers ce média, qu’elles contribuent pourtant à faire exister.

Nommer un média, arrêter son identité, c’est donc implicitement valoriser un maillage intermédial en particulier, ou du moins l’un de ses aspects. Un média représente donc une rencontre particulière de séries culturelles, chacune de ces séries pouvant devenir l’objet d’une ou de plusieurs périodisations. En forçant un peu les choses, on pourrait peut-être dire qu’un média, ce serait le croisement, l’intersection de plusieurs périodisations sérielles, potentielles et implicites.

Notons par ailleurs que l’on trouve, avec la notion de synthèse, de fédération sérielle, la correspondance étroite qui existe entre un paradigme culturel, tel que nous l’avons défini, et un média. En effet, toute identité médiatique avérée risque de se voir diluée, selon que l’on choisit tel ou tel axe de pertinence. Un média peut donc se comprendre comme une fédération provisoirement stabilisée de différents paramètres, dont la vocation de circulation transmédiatique s’inscrit dans une perspective plus intermédiale que strictement médiale. C’est surtout le processus d’institutionnalisation du média qui contribue à cette cristallisation provisoire — ou plutôt à cette cristallisation évolutive — des matériaux composites qui constituent un média.

Revenons pour l’instant au cinéma et considérons-le à partir d’un des paramètres qui relèvent au fond d’une homéostasie fragile et institutionnalisée : la projection lumineuse, et montrons-en la « polyvalence » intermédiale. Si l’on choisit la série culturelle « projection lumineuse », on n’obtient pas le même découpage des configurations médiatiques que si le paramètre privilégié concerne, disons, l’axe « vue animée ». Ainsi, le Théâtre optique d’Émile Reynaud, qui ne saurait être considéré comme partie intégrante du média « cinéma », répond-il cependant aux paramètres et aux modes de découpage des deux configurations que sont la « projection lumineuse » et les « vues animées ». En fait, l’axe « projection lumineuse » pointe à la fois le support et le dispositif technique. Plus globalement, il ramène, dans son filet, lanterne magique, pantomimes lumineuses et, à la fois, cinématographe.

Comme nous l’avons vu avec l’exemple du journal Libération, un constat relativement similaire pourrait être posé si l’on privilégiait, dans le monde médiatique contemporain, le paramètre « écran lumineux domestique » : celui-ci « traverse » en effet plusieurs sites médiatico-génériques différents, comme la télévision, le jeu vidéo, le DVD, Internet, le multimédia, etc.

La mise en valeur de l’axe « vue animée », pour ce que l’on désigne en général par l’expression — problématique — de « cinéma des premiers temps », est intéressante dans la mesure où elle permet d’inclure Reynaud et ses pantomimes lumineuses dans la même série culturelle que le kinétoscope et le cinématographe. Du coup, le paradigme vues animées vaut-il synchroniquement pour désigner toute une tranche historique, transmédiatique ou transtechnologique. L’expression « machine à vues », pour désigner les divers appareils et dispositifs, permet aussi ce type d’inclusion. D’une certaine façon, l’expression « vues animées », pour désigner le cinéma des premiers temps, est plus respectueuse du caractère intermédial des différentes manifestations multimédiatiques de la série culturelle alors en vogue, puisqu’elle renvoie au magma indifférenciant des diverses techniques de présentation d’images animées.

L’expression « projections lumineuses », pour désigner la série, pourrait peut-être alors rendre compte d’un grand genre, en apparence plus inclusif, qui réunirait la lanterne magique, le Théâtre optique de Reynaud et le « cinéma des premiers temps ». Cette série exclurait cependant, de façon incongrue, le mutoscope de même que le kinétoscope, car ceux-ci, on le sait, se présentaient au public sous la forme d’un dispositif de visionnement direct (sans projection sur une toile).

Les regroupements de ce type varient donc grandement en fonction des séries culturelles dans lesquelles on situe les médias et, surtout, en fonction des pratiques sociales d’appropriation publique plus ou moins incorporées dans ces médias. Les exemples peuvent être multipliés à l’envi. Ainsi, des vues animées d’Edison, saisies par son Kinetograph à l’intérieur de son studio goudronné de West Orange et offertes au public par le kinétoscope déjà évoqué ci-dessus, et dont on sait qu’elles ont précédé le Cinématographe Lumière. Ces vues d’Edison sont en résonance avec les recherches et productions chronophotographiques d’Anschütz, de Muybridge ou de Marey. Assez logiquement, les vues d’Edison et leur mode de consommation publique se trouvent aussi en étroite filiation avec la tradition des jouets optiques, qui se plaisaient à donner l’illusion d’un mouvement, d’une performance physique ou sportive surgissant à la faveur d’une succession d’images organisées en boucle.

D’un certain point de vue, le média apparaît comme la résultante, la conséquence d’un choix, conscient ou non, de la part de l’instance périodisatrice. Pour tracer l’histoire, pour fixer, baliser et découper l’histoire de tel ou tel média en périodes, le périodisateur se croit en effet obligé de sélectionner les composantes (les séries culturelles) qui se sont rassemblées pour faire « naître » ce média à un moment donné. Arrêter une congruence d’éléments définissant le média est nécessaire au discours périodisateur univoque, c’est sur cette congruence que va s’arc-bouter le programme de périodisation. Mais, réciproquement, l’instance périodisatrice — lorsqu’elle est univoque et non plurielle — en « impose » en cristallisant (en institutionnalisant) les fausses évidences des étapes et des dates dites charnières. Agissant de la sorte, le discours périodisateur nous fait oublier sa nature constructiviste : en fixant l’attention sur un découpage historique, il tend à occulter le fait que le média dont il prétend faire l’histoire ne peut se définir que par la synthèse de composantes et de matériaux (de séries culturelles) qui ont été socialement sélectionnés et valorisés pour établir la définition du média dont il parle. Cette fédération provisoire et évolutive de composantes de séries culturelles que constitue tout média, le périodisateur rigide tend à la rendre éternelle et indiscutable, considérant ainsi à tort le média comme une synthèse définitivement figée de composantes privilégiées, au détriment d’autres possibles.