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Unité et multiplicité

Le voyage (El Viaje) de Fernando Solanas se rapporte génériquement au road movie et en particulier au road movie interculturel. Le « moteur » narratif du film est celui d’autobus, de camions, d’automobiles, de bateaux à moteur, à défaut de quoi, bicyclette et marche à pied portent le mouvement, montré par une caméra qui arpente alternativement routes, espaces urbains et autres sites vierges d’Amérique latine. Ce « film de la route » montre l’extrême diversité culturelle du continent sud-américain et, par son agencement des images et des espaces, il produit un effet interculturel. L’oscillation du film entre les deux pôles de la réflexion sur l’interculturel permet de souligner ici la diversité et la multiplicité irréductibles et de penser l’unité ultime des éléments divers ; laquelle oscillation ne manque pas de rappeler l’une des devises des États-Unis, soit E pluribus unum.

En effet, dans Le voyage, il existe un double mouvement révélant la diversité mais tendant vers l’unité des cultures sud-américaines célébrées par le réalisateur argentin. René Prédal (2001, p. 184-185) décrit ce mouvement dans les termes suivants :

Se déroulant sur cinq pays — Argentine, Chili, Pérou, Brésil, Mexique — l’oeuvre fixe au passage des cultures très anciennes, de la Patagonie (limites sud du continent) au Mexique (frontière nord de l’Amérique latine) : Mapucho, Guarani, afro-latino au Brésil, Inca du Pérou, Zapotèque et Mixtèque du Mexique… Le voyage rassemble aussi de superbes paysages naturels (l’Amazonie) ou urbains (São Paulo) et des sites étonnants (San Grogorio près du détroit de Magellan, Rio Gallegos en Patagonie), mais aussi l’immense mine de charbon de Rio Turbio, la plus grande mine d’or du monde en Sierra Pelada, ou encore Machu Picchu, Oaxaca, les pyramides de Monte Alban… On y parle en outre tous les dialectes (caribéen, portugnol, quechua ou aymara) et l’on y entend de nombreuses musiques dont beaucoup se dansent […].

Malgré l’hommage rendu à la diversité et à la pluralité raciale, ethnique, linguistique et de classe, le film tend à s’orienter dans le sens de l’unité, celle d’une Amérique latine reconstituée comme sujet de l’histoire, momentanément asservie et objectivée par l’efficace de l’impérialisme. Cette reconstitution résulte de gestes combinés : celui de la caméra à celui du voyage, à travers la diversité sud-américaine. Le concept de l’interculturel s’avère ainsi particulièrement approprié à une lecture du film, car la littérature sur cette question met l’accent sur l’interaction entre différentes cultures (ou sous-cultures), cohabitant dans le même espace géographique ou social, sur la base d’une dynamique d’unification et de symbiose.

Autorité en la matière, le sociologue Jaques Demorgon (2002, p. 35) observe que l’interculturel est un terme qui décrit, au sein d’une société, des procédures d’unification culturelle : « L’interculturel qui part davantage de situations d’ouverture, les entraîne [ces sociétés], dans ses formes factuelles extrêmes, jusqu’à l’assimilation réductrice, voire exterminatrice de l’autre. » Cette observation porte sur les politiques culturelles et sociales de l’État, s’appuyant sur ce que d’autres sociologues appellent « démarche volontariste » visant à établir un « épicentre culturel » unificateur (Pinto 1995, p. 19). Solanas ne s’inscrit pas dans une action étatique, bien au contraire, puisque son film se veut, dans l’immédiat, une critique de la politique du gouvernement de Carlos Menem, le président argentin contemporain de la réalisation du Voyage. Cependant, son efficace cinématographique vise à créer un sujet culturel unifié — malgré sa diversité — par une identité culturelle et nationale sud-américaine.

Martin, le protagoniste de ce film, est un enfant terrible qui se rebelle à la fois contre l’autorité de son beau-père et contre celle du directeur de son école. Renvoyé de l’école, réprimandé par le mari de sa mère, il décide de faire une fugue, à la recherche de son « vrai père » biologique. Il quitte Ushuaïa, dans l’extrême sud de l’Argentine et parcourt cinq pays d’Amérique latine, à la recherche de son père, faisant au passage l’expérience de la multiplicité culturelle foisonnante de son continent, rencontrant paysans et ouvriers, ruraux et citadins, Amérindiens, Noirs, métis et Sud-Américains d’origine européenne. Le voyage est le récit de cette quête du père et de ces rencontres multiples.

L’ambiguïté du rapport unifié/multiple, homogène/hétérogène, dans Le voyage renvoie à une conception mineure de l’interculturel, une approche théorique qui valorise la multiplicité — même au sein d’un projet d’unification des diversités culturelles —, telle que décrite par Mustapha Bencheikh (1995, p. 28) : « Dès lors que commence véritablement la quête de soi, l’on se rend compte combien sa pensée est habitée par celle des autres et, cherchant une identité nationale on découvre une identité internationale tout aussi précieuse. »

L’interculturel selon Solanas semble être celui de l’intégration et de la recherche d’un centre ainsi que de la fuite de l’origine coloniale de l’Amérique latine : toutes ses références tiennent pour acquis les mythes de l’union nationale face à un occupant ou à une hégémonie étrangère, notamment étatsunienne, sans faire une critique radicale de l’histoire de l’esclavage et de l’extermination qui entache la constitution de l’Amérique du Sud, bien avant l’hégémonie des États-Unis. Dans un moment bref, au cours d’une séquence qui unit Martin à un camionneur excentrique, la critique de l’esclavage est faite, mais elle n’occupe pas une place centrale dans le film. Le voyage géographique de Martin, parcourant l’Amérique latine à la recherche de son père, se double d’un « voyage historique […] par lequel Martin découvre son identité de Latino-Américain », affirme Fernando Solanas (Prédal 2001, p. 189). La diversité se résume ou se fond en une unité identitaire latino-américaine.

Cependant, presque à l’insu du réalisateur, l’expérience du voyage interculturel vécue par le jeune homme Martin remet en question ses propres évidences et lui fait découvrir une identité sinon internationale, du moins transnationale. Martin ne s’identifie jamais verbalement en tant que « latino-américain », ni comme « argentin ». Le réalisateur « utilise » Martin pour dessiner une carte de l’Amérique du Sud unifiée par son américanité latine, mais le personnage, par l’entremise de la caméra, trace toujours des lignes de fuite et fait déraper la cartographie unificatrice, à cause de la multiplicité ethnique et linguistique qui sépare les Amérindiens des Européens ; et de l’extrême disparité des classes sociales qui sépare les classes moyennes des paysans dans les montagnes.

Le « sens » du voyage

Solanas (Prédal 2001, p. 125-126) situe Le voyage dans « le débat sur la célébration du cinq centième anniversaire de la découverte de l’Amérique ». Le voyage de Martin est contre-colonial dans le sens littéral, puisque le personnage principal, dont le nom évoque celui du héros de l’indépendance argentine San Martin, remonte l’Amérique latine dans le sens inverse de celui des migrations et invasions coloniales espagnoles venues du nord. C’est aussi un voyage initiatique dans le sens littéral, celui de l’apprentissage : voyage de la nature vers la culture, de la virginité de l’espace et de l’esprit vers une connaissance des hommes et de la société — qui prend la forme d’une « prise de conscience » identitaire.

Martin quitte les deux premières institutions de la socialisation et de la connaissance dans la vie d’un humain moderne : la maison et l’école. Il entame le voyage tout seul au contact de l’immensité de la nature au détroit de Magellan, dans des plans généraux montrant la solitude et les limites de la taille de l’humain sur l’échelle de la nature. Progressivement, il fait des rencontres avec d’autres personnes : il réintègre des processus de socialisation, tout en réapprenant la latinité de l’Amérique, et le défi qui la met aux prises avec l’exploitation coloniale et capitaliste. Sa première halte, après le début de son voyage dans la Terre de feu, est dans les hangars d’une ferme d’élevage de moutons, où les plans d’ensemble serrent Martin dans un espace quadrillé, qui contraste avec la liberté associée à la nature sauvage produite en plans généraux, au début du voyage. Le premier contact de Martin avec la culture, depuis le début de son processus initiatique, a lieu avec des ouvriers qui l’informent des activités de nouveaux colonisateurs capitalistes qui ont chassé les producteurs de moutons (qui eux-mêmes avaient chassé les Amérindiens). À mesure que se parachève l’initiation de Martin, il se fond davantage dans la masse sociale des hommes exploités, tel qu’on le voit travaillant dans la mine, intégré à l’ensemble des ouvriers, et introduit dans le ventre de la terre, dans une situation où nature et culture — terre et mine — ne font qu’un.

Martin découvre de première main les ravages causés par la globalisation capitaliste sur la vie des petits producteurs sud-américains, mais c’est seulement en filigrane que l’on remarque qu’il s’agit d’un processus indissociable de la formation de l’Amérique latine dès ses origines : une nouvelle hégémonie chasse une ancienne présence plus traditionnelle, les colons européens chassant les autochtones, les grandes compagnies chassant les petits producteurs.

Le dessein narratif du film s’avère la constitution d’un sujet latino-américain géohistorique, qui se forme au contact des divers espaces urbains et ruraux, montagneux et dans des plaines, qu’il unifie par son passage. La dimension historique de ce sujet est construite par la parole, par exemple celle d’Américo, le camionneur caribéen qui raconte à Martin l’histoire des hauts faits des libérateurs du continent, tels que le personnage de Libertario. Ainsi, dans le film, Américo est une référence inversée à Vespucci, le cartographe italien qui aurait été le premier à envisager que les terres d’Amérique, « découvertes » par Colomb, étaient un nouveau continent et qui était au service d’une monarchie (espagnole) impériale. Il devient chez Solanas, a contrario, un Noir, le premier qui fait découvrir à Martin une Amérique alternative, celle de la résistance aux forces hégémoniques et impériales.

Américo, dit « l’inclus » dans le film, est l’incarnation du mythe du métissage : sa mère est guatémaltèque, son père, caribéen et lui est né au Panama. De par la multiplicité de ses origines, il baigne dans la diversité culturelle, mais comme icône du métissage, il est le premier Américain, Américo, image vivante de l’unité des multiplicités sud-américaines. Dans ses entrevues, Solanas dit sentir qu’il appartient à cette « grande patrie » qu’est l’Amérique latine. Ailleurs, le réalisateur définit en termes géopolitiques clairs le noyau de cette patrie : l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay. Les commentaires métafilmiques du réalisateur confirment ce projet de production d’un sujet culturel et politique unifié par le geste du voyage.

En plus du voyage unificateur, un autre facteur tend à neutraliser la diversité culturelle dans le film : l’unicité de l’opposant, du « méchant », dans ce récit, à savoir l’impérialisme et le capitalisme, contre lesquels se construit une identité latino-américaine unifiée par l’adversité. La variété des cultures et des paysages, des dialectes et des « races » est résorbée dans un lyrisme pan-latino-américain cimenté dans un anti-impérialisme et un anticapitalisme hauts en couleur. En voici deux exemples frappants, malgré leurs différences stylistiques : le premier est la scène jouée sur un ton comique et absurde, montrant le « Congrès de l’Organisation des Pays agenouillés (devant les États-Unis) ». Le président du pays est montré dans un plan d’ensemble très grand, qui marque le contraste entre, d’une part, l’ampleur du pavillon où se tient la réunion, le nombre important de présidents sud-américains invités, à genoux, rivalisant de salamalecs à l’adresse de l’ambassadeur des États-Unis, et d’autre part celui-ci, en position centrale, apparaissant ainsi comme le seul à causer l’agenouillement de tout le monde.

L’autre exemple est plus anticapitaliste qu’anti-impérialiste : les gros plans des ouvriers de la mine d’or de Sierra Pelada et les plans d’ensemble qui les montrent, le visage noirci, épuisés, écrasés par le travail dans la mine, opposent la présence d’une masse humaine, prolétarienne, oppressée, à l’absence omniprésente des capitalistes propriétaires de la mine, cause de tant de misère humaine, et qui bénéficient pourtant de grandes richesses, fruit du labeur des ouvriers. Le contraste entre la présence/absence spectrale des propriétaires et la présence massive, noircie des ouvriers renforce l’unification de l’entité peuple latino-américain travailleur, face à l’entité capitaliste exploiteur.

Un autre contraste amplifie l’unification de l’entité latino-américaine, par-delà la diversité ethnique et culturelle, face à une entité opposée : celui que l’on observe entre la partie inférieure des cadres, toujours occupée par la masse des ouvriers dominée par le noir, l’éclairage sombre, et la partie supérieure des cadres, toujours baignant dans une lumière écarlate, marquée par le bleu du ciel. L’enfer de la mine opposé au paradis du ciel : cette métaphore est accentuée par les plans généraux des échelles qui relient le fond de la mine à la surface, filmées de telle sorte qu’elles donnent l’impression de lier le gouffre creusé dans la terre au ciel, telle une multiplicité d’échelles de Jacob.

Le souci tiers-mondiste d’indépendance et d’affirmation d’une identité unitaire face aux hégémonies du Nord est clairement formulé par Fernando Solanas (Prédal 2001, p. 124), comme caractéristique générale de son oeuvre :

Ma génération est née de la volonté de réagir contre une histoire déniée et contre la dépendance intellectuelle envers des modèles idéologiques « importés » de droite ou de gauche […]. Tout cela constitue le point de départ fondamental pour analyser mes films dans leur travail thématique et esthétique : un travail de recherche d’identité, un besoin de tout questionner.

Le réalisateur semble fidèle au programme qui anime Vers un troisième cinéma (Prédal 2001, p. 96-114), où il appelle à la destruction de l’image que le néocolonialisme donne des peuples sous domination et à la construction d’une réalité palpitante de ces peuples. Le besoin de tout questionner se traduit dans Le voyage par la narrativité épisodique : le récit est une chaîne de microrécits, des brisures narratives successives, qui n’ont en commun que le corps de Martin et la terre d’Amérique latine. L’épisodicité rompt avec le principe d’un métarécit officiel expliquant le monde et organisant l’image que la société se fait d’elle-même.

L’absurde et le fantastique, notamment dans les images de la capitale argentine inondée mais toujours habitée, ou dans celles des cercueils qui quittent le cimetière en flottant ou du président circulant en complet, chaussé de nageoires, participent à une entreprise de « destruction » d’une image cohérente donnée de la société, en en critiquant la rationalité supposée. Malgré cette esthétique de l’éclatement qui corroborerait une vision pluraliste des cultures latino-américaines, cette entreprise de critique négative s’inscrit dans un paradigme homogénéisant, celui de la résistance de toutes les diversités à une menace commune, le néolibéralisme du nouveau pouvoir en Amérique latine, incarné particulièrement par le président argentin de l’époque, Carlos Menem.

Dans cette reconstitution de la réalité, selon le mot d’ordre du Tiers cinéma, le traitement de la diversité — malgré son originalité dans la « parataxe » de l’ensemble — s’appuie sur des clichés. Les personnages qui accompagnent Martin dans son parcours ou que celui-ci rencontre sont des types déjà produits par l’historiographie militante aussi bien que par le mélodrame : la pauvre paysanne andine, la domestique amérindienne abusée par le fils de ses employeurs, le Caribéen fou et festif, le héros de la résistance populaire dont la voix résonne partout. Le recours au cliché fige la diversité dans la figure toute faite des « types populaires » (lire « folkloriques »).

Cependant, le cliché bifurque parfois, en ramenant Martin du « sens » d’un processus de constitution d’un sujet historique et politique vers l’assomption du désir. Dans une petite ville, le vélo de Martin est volé. Forcé de marcher à pied, il rencontre une fille amérindienne, enceinte, et entame avec elle une relation amoureuse presque silencieuse, abandonnant son voyage et restant avec sa nouvelle partenaire. Sa voix hors-champ dit que son père voulait lui apprendre qu’il fallait aussi être heureux et ne pas penser seulement à accomplir quelque chose. Le film semble ici échapper à l’intentionnalité affichée du réalisateur. Il s’agit alors d’un moment où le film ne porte pas exclusivement la recherche d’une figure positive de leader, d’une quête du père. C’est un moment où le parcours est animé par le désir et non le « sens de l’histoire ».

Voyage mystique : quête et reconstitution du père

La théorie du road movie insiste sur son efficace investie dans la production de l’image d’une nation, notamment aux États-Unis. Cohan et Hark (1997, p. 3) soutiennent que ces films « use the road to imagine the nation’s culture, that space between the western desert and the eastern seaboards, either as a utopian fantasy of homogeneity and national coherence, or as a dystopic nightmare of social difference and reactionary politics [1] ».

La production d’une image de la nation dans un road movie peut en effet procéder de l’homogénéité comme de la différence, et ces tensions se retrouvent souvent au sein d’un même film. Cette vision de la complexité du genre nord-américain est plus adéquate que celle, manichéenne, exprimée par Mazierska et Rascaroli (2006, p. 5), opposant un road movie américain qui construirait une homogénéité culturelle unifiée par l’immensité du paysage, à un road movie européen qui insisterait sur la diversité culturelle au sein du vieux continent :

[…] the open spaces of North America, with their straight boundless highways and the sense of freedom and opportunity to reinvent one’s life, are in clear contrast with the European reality of a mosaic of nations, cultures, languages and roads, which are separated by geographical, political and economic boundaries and customs.

Cette thèse s’applique plutôt à deux types de construction des rapports interculturels dans le road movie, sans que cette distinction ne recoupe nécessairement celle entre l’Amérique du Nord et l’Europe. Le voyage de Solanas construit une image de la nation à travers les différents espaces explorés par la caméra, mais il donne à voir une diversité culturelle comparable à une mosaïque.

Ainsi, le road movie peut être compris à partir des deux modèles narratifs opposés du voyage-quête, orienté vers un but, et de la balade, déambulation sans but ou sans destination précise. Dans les deux cas, dès lors qu’il s’agit de produire une image de la nation, le corps imaginaire de cette nation ou de son territoire (à recomposer ou non) en est toujours l’horizon.

Le voyage de Fernando Solanas est une quête du père s’effectuant dans la recomposition mystique du corps d’une certaine Amérique latine. L’impossibilité de retrouver le père au bout de la quête relatée par le film est compensée par le corps de l’Amérique retrouvée lors du voyage. La caméra fait du road movie le résidu d’une opération de reconstitution du corpus mysticum de la nation par la technique. Toute quête est à la fois un voyage et une reconstitution imaginaire d’un corps mystique. La quête du Graal était la reconstitution mystique du corps du Christ comme les croisades en étaient l’équivalent géopolitique, le « récolement » (Lacan) imaginaire du corps de la chrétienté.

Cette mystique de la « patrie » rejoint par ailleurs un autre modèle de récit fondateur de l’Amérique latine moderne : le journal de voyage du jeune Martin parcourant montagnes et vallées, déserts et forêts, villes et campagnes, dont on entend des bribes en voix hors-champ, ne manque pas de rappeler celui tenu par le jeune Ernesto Guevara lors de son tour de l’Amérique du Sud, et qui a d’ailleurs lui-même donné lieu à une adaptation cinématographique : Carnets de voyage (Diarios de motocicleta) de Walter Salles.

Voyage exploratoire ou voyage mystique ? Le voyage de Solanas semble hésiter entre la mystique du nationalisme pan-latino-américain tiers-mondiste et le culte nostalgique des héros populaires et révolutionnaires, d’une part, et la politique du sujet moderne qui agit en dehors des grands récits, d’autre part. Dans l’un et l’autre cas, la roue du jeune voyageur et la bobine du moins jeune réalisateur participent d’une unio mystica : un panthéisme unissant jeune homme et terre d’Amérique ou une union entre le jeune rêveur et le saint-esprit de son père imaginé.

La présence d’éléments mélodramatiques dans Le voyage ne manque pas de rappeler la pertinence de la réflexion d’Althusser (1965) sur la signification culturelle de l’absence du père, thématique récurrente dans le mélodrame. Selon le philosophe, l’absence du père signale un déséquilibre né d’une chute d’un ordre moral représenté par le père, ou bien d’une transformation des systèmes de valeurs. Le voyage raconte un moment de chute d’un certain ordre social, dont l’équivalent matériel est la chute des tableaux des grandes figures paternelles de la nation, dans l’école de Martin. Mais, contrairement au mélodrame, le film ne se situe pas dans le déchirement provoqué par la négociation et l’effet de la transformation des systèmes de valeurs à un moment donné de l’histoire de la modernité. C’est une entreprise optimiste moderniste de recherche du père, autrement dit, d’une figure de l’ordre moral qui garantirait une nouvelle stabilité des valeurs.

Du point de vue du projet conscient du réalisateur, il s’agit d’un film d’unification et d’harmonisation des différences, précisément parce que celles-ci se rapporteraient à une origine unique, soit le père. La multiplicité des cultures traversées géographiquement participe moins d’une reconnaissance de la pluralité et de l’exploration du mal connu que d’un geste de suture, comme ce que connaît le corps remembré — souvenu et reconstitué — d’Osiris. Le voyage recoud le corps d’une Amérique latine imaginaire, en redonnant vie à un père qui serait le signifiant de cette Amérique.

Suivant le modèle de la quête, le geste de voyager unifie le film. Mais l’unicité du corps de Martin n’est pas l’ultime agent de l’unité du film — puisque ce jeune homme se métamorphose constamment — comme tout héros de quête mystique, et comme tout sujet au centre d’un road movie [2]. L’unicité de l’Amérique imaginaire est produite par le geste de reconstitution du corps imaginaire du père, à travers le passage de la caméra dans des espaces divers de la sud-américanité, motivé par la quête du père.

La reconstitution du corps de la patrie latino-américaine par le montage cinématographique — soit le collage de bris, de morceaux d’images — équivaut à la suture de ce corps imaginaire démembré. Narrativement, la caméra traverse une multiplicité de paysages latino-américains parce qu’elle suit la quête du père. Ces paysages sont harmonisés dans l’économie globale du film par un montage majoritairement transparent. Le film présente des tensions au niveau des échelles de plans (plans généraux de la Terre de feu, plans rapprochés de la mine d’or) ; de la luminosité (montagnes et rivières baignant dans la lumière du soleil, villages sombres) ; et de la fermeture/ouverture de l’espace (hameaux et villages étouffants, paysages naturels à ciel ouvert). Au niveau de la matérialité du médium, la transparence du montage, qui résorbe ces tensions inscrites dans les plans, correspond au mouvement de la constitution d’une image unifiée de la sud-américanité qui prétend résorber la diversité géographique, ethnique, culturelle, de classe au sein de l’Amérique latine.

Mais Le voyage paraît moins une recherche d’identité, une quête de la latinité, comme le propose Solanas, qu’une quête de la figure paternelle. La production du territoire et celle de l’identité sont inextricablement liées à la quête du père. Le film, surtout dans sa partie la plus cocasse, à Buenos Aires, est clairement contre Carlos Menem — le président porté au pouvoir par le parti péroniste — parce qu’il est jugé trop proche des États-Unis. Pourtant, le réalisateur affirme que « le meilleur des idées du péronisme [est] cette grande vocation sociale, antioligarchique […]. La vocation latino-américaine » (Solanas, cité dans Prédal 2001, p. 143)[3]. On pourrait se demander si la critique de Menem et le récit de la quête du père n’indiquent pas que le film est une quête de Juan Perón, fondateur du parti péroniste, voire de l’Argentine moderne, vers le milieu du xxe siècle. Dans d’autres films précédant Le voyage, Solanas était conscient de son projet d’exprimer l’équivalence entre nation latino-américaine et Perón, comme incarnation de celle-ci. Commentant un autre de ses films, Les fils de Fierro, le réalisateur n’hésite pas à dire que le personnage du héros populaire de Fierro est une sorte de Perón et qu’il est l’« incarnation de la nation » (p. 128). Si les images du Voyage ne confirment pas clairement une nostalgie pour la figure spécifique de Perón, il n’en demeure pas moins que le film contribue à édifier un culte du père, en en faisant l’objet d’une quête.

Il est ironique que le théoricien du cinéma de guérilla, auteur de L’heure des brasiers, qui se battait contre les figures patriarcales du pouvoir dictatorial en vienne à réaliser un film qui soit le lieu du culte du père (de la nation ?). Il semble ne pas remettre en question la fonction de père, mais voudrait s’assurer que celle-ci soit remplie par un père qu’il accepte, qui partage ses valeurs antioligarchiques et démocratiques, à l’image de Perón. Quand bien même Solanas prétend que le souci primordial de son film est la quête identitaire, celle de « l’héritage » — de qui hérite-t-on, sinon du père ? —, et la recherche par la jeunesse de voies alternatives à la corruption — celle des nouveaux pères —, Le voyage tend vers la reconstitution du père et de ses atouts symboliques et par là même politiques.

Oedipe, père, phallus

Solanas (Prédal, 2001, p. 126) a beau protester que « Le voyage, c’est la jeunesse, la nouveauté, la recherche d’un chemin à travers la corruption des nouvelles démocraties. Partir sur les chemins à la recherche de notre héritage. La quête du père n’est qu’un prétexte », l’on se demande quelle est la véritable finalité de la quête du père. Je prétends que la quête du père n’est au fond qu’une quête du phallus et que cette dernière s’avère le principal objet du film.

La quête du père, en vue de reconstituer le corps mystique de la nation, est une recherche du phallus, si on l’examine à la lumière du récit osirique remontant à l’Antiquité égyptienne, soit à l’un des premiers moments de l’histoire de l’humanité où la constitution d’un État central et d’une nation s’organisait (autour de la figure paternelle). Dans une des versions majeures du mythe d’Osiris, Isis, soeur et épouse du roi-dieu, parcourt les quatorze provinces de l’Égypte à la recherche du cadavre de son mari, découpé par son propre frère en autant de morceaux, chacun jeté dans une province. Isis retrace le territoire et le ressoude comme elle coud le corps de son mari. Cette opération n’est achevée que lorsque la quatorzième partie du corps est retrouvée. Il s’agissait, bien entendu, du phallus [4].

Chez Lacan (1998), le phallus est le signifiant des signifiants, une figure de l’ordre de l’imaginaire et du symbolique plutôt que du réel. Dans la théorie lacanienne du désir, si le père est le représentant de la culture et de la loi, c’est parce qu’il incarne le phallus, et si l’enfant choisit de pencher du côté du père, c’est pour satisfaire son désir par la médiation de celui-ci. Ainsi, un récit de la recherche du père est aussi une quête du phallus. Cette quête, dans Le voyage, est inscrite au niveau de la narration filmique et de son contenu et non pas dans les images proprement dites.

La littérature sur le road movie tend majoritairement à associer ce genre à la masculinité, voire au machisme, comme le soutient Corrigan (1991, p. 143-145) et comme le rappelle Mills (2006, p. 120-121) dans sa récapitulation de la politique des rôles sexuels génériques dans le road movie [5]. Corrigan estime que l’un des traits caractéristiques du genre est qu’il répond à l’effondrement de la cellule familiale, qui est la pièce oedipienne centrale du récit classique selon lui. On prend la route et on y reste pendant la majeure partie du film, parce que les attaches traditionnelles à la famille et à une maison sont rompues et que le rapport traditionnel avec l’autorité paternelle éprouve des tensions. Mills souligne que l’un des conflits au centre des road movies est celui de la rébellion des jeunes contre un ordre (patriarcal) ancien. Mais elle critique cette rébellion comme étant parfois « an Oedipal view of the succession of power within a patriarchal hierarchy » (p. 121).

Le voyage se démarque de cette structure oedipienne simple dans laquelle le récit culmine dans des scènes violentes fondées sur le conflit oedipien entre une figure de la jeunesse cherchant la reconnaissance ou la prise du pouvoir et une génération plus âgée, jouant le rôle paternel répressif. Ce conflit se solde tantôt par la victoire des jeunes (The Wild Angels de Roger Corman), tantôt par leur défaite (Easy Rider de Dennis Hopper). La scène violente marquant la révolte oedipienne de la jeunesse a lieu au milieu du Voyage, lorsque les jeunes se rebellent contre l’autorité de l’école. Mais le reste du film est le contraire d’un conflit oedipien : il s’agit plutôt de la confirmation de l’autorité du père absent par l’investissement continuel du désir de père. Il s’agit d’une révolte contre le faux père — l’école fossilisée et stérile et le beau-père usurpateur —, non contre le principe d’une figure paternelle.

La révolte pousse le voyageur sur la route, comme dans tout road movie, mais elle n’est plus un objectif poursuivi par le voyageur. Ainsi, si le road movie est souvent une tentative d’appropriation du rôle de représentant du phallus par le jeune qui lutte contre une figure paternelle, Le voyage est essentiellement une recherche de ce dernier. C’est sans doute pourquoi Le voyage n’exhibe pas d’indices visuels du phallus absent. Ainsi, Corrigan (1991, p. 145-146) soutient que le genre porte sur les moyens de locomotion modernes : motocyclettes, voitures, camions, etc., et lie la technologie à une masculinité qui produit sa subjectivité dans le rapport à la machine. Par contre, Le voyage ne rend hommage ni à la machine ni à la technologie. Bien au contraire, les moyens de locomotion sont toujours vétustes et « primitifs » dans le film : bicyclette, autobus en piteux état, vieille navette fluviale… Le voyage est loin d’un masculinisme chauvin et d’une « fantasmation » de la machine comme ersatz du mâle.

En décrivant le film comme étant un « voyage initiatique (road movie aux étapes épreuves) », René Prédal (2001, p. 189) ouvre une piste de comparaison additionnelle qui éclaire davantage la signification politique de la quête du père, car Le voyage peut se lire à la lumière du récit de la quête du Graal. La recherche qui recompose le corps perdu du père ressemble, en effet — par ses implications théologico-politiques —, à une quête du corps du Christ, à une conception volontariste et activiste du messianisme. Le film est clairement anticlérical, dans la pure tradition des nationalismes progressistes du xixe siècle, comme en témoigne la séquence où l’on voit un pasteur trafiquant de drogue. Toutefois, l’inconscient du film demeure marqué par le mythe de l’eucharistie.

Dans Excalibur de John Boorman, le Graal et le roi sont plus une affaire d’unité du royaume que de recherche d’un Graal en Palestine, justifiant l’entreprise militaire des croisades. L’idée du voyage pour effectuer le « récolement » du moi, pour reconstituer le Saint-Empire — soit en ramenant à l’empire son versant oriental — est l’idée motrice des croisades. Mais le film de Boorman résume plutôt l’efficace de la quête dans la régénération imaginaire et politique à la fois d’une terre et d’un père de la nation.

Dans une scène capitale du film, Lancelot et Guenièvre, après s’être unis physiquement en dehors du mariage, se réveillent nus et voient l’épée d’Arthur plantée entre eux. Lancelot crie, dans une situation de péché originel, mais aussi d’état total de « nature », contraire à la civilisation : « Le roi sans épée, la terre sans roi », et se lance à la recherche du roi, entamant ainsi la quête du Graal. Un fondu enchaîné, vers la fin du film, montrera que le Graal n’est autre que le roi, lorsque l’image du premier est dissoute dans celle du second. Perceval dira au roi : « Bois et la terre revivra et tes forces reviendront. » La quête du père qui reconstitue le territoire produit les figures phalliques du Dieu et du roi, pour ensemencer la femme terre. Il s’agit ici d’un mouvement narratif comparable à celui du mythe d’Isis et d’Osiris : une quête du phallus qui se conclura par la fertilisation de la Terre mère, grâce au père de la nation reconstitué ou retrouvé.

Deux récits, un voyage

Il existe en réalité deux films dans Le voyage. Le premier est le récit de la mort de tous les pères, constaté par Martin à Ushuaïa. Un récit postmoderne, où le thème de l’école en décrépitude sert d’allégorie de l’écroulement des institutions traditionnelles du pouvoir dans la société. Le film rejoint ainsi une longue série remontant à Zéro de conduite de Jean Vigo, aux Enfants terribles de Jean Cocteau et à If de Lindsay Anderson. Dans tous ces films, la rébellion contre l’ordre établi se produit au niveau microcosmique d’une bataille entre les élèves ou entre ceux-ci et les surveillants, et souvent se conclut par la déchéance physique des bâtiments scolaires.

Le premier récit est celui de la mort-absence du père, de tout père : la conclusion est marquée par les photos des grandes figures de l’histoire qui tombent, et par la statue du libérateur de la patrie qui s’envole au vent, alors que le second récit est celui de la résurrection métaphorique de la figure du père. Il commence avec la quête du père. Étonnamment, c’est une véritable tentative de ressusciter le père, qui va dans le sens contraire du constat fait dans le premier récit. Le premier est dystopique ; le second, nostalgique.

Mais le film regorge de pères absents ou morts, à commencer par le grand-père de Martin et par Martin lui-même, dont le premier enfant sera avorté. Le grand-père est mort, mais son cercueil revient à la maison, comme les morts d’Ionesco et de Buñuel [6]. La grand-mère est sans doute la seule qui ne se laisse pas prendre au piège de la nostalgie ni à celui de l’utopie. C’est elle qui « laisse les morts enterrer leurs morts » en enjoignant avec insistance au cercueil de retourner au cimetière. Il s’agit ici d’un des rares moments non nostalgiques du film, où un sujet assume la mort du père et agit conséquemment, sans vivre cette expérience comme le bouleversement d’un ordre moral ni comme un manque à combler par la recherche d’une nouvelle figure patriarcale.

Le voyage est plus qu’un film sur la mort symbolique du père (ou celle d’un péronisme « authentique »). Comme quête du phallus, son présupposé est nostalgique, mais son geste est « positif » : c’est la jeunesse à la recherche d’une avant-garde. Le problème est que cette recherche ne prend pas la mesure du constat du début : l’école, les pères, les figures de la nation s’écroulent : il n’y a plus de pères, d’où l’ouverture du champ des possibles en dehors de l’autorité phallique.

D’après sa lecture de Nietzsche, Paul de Man (1983) conclut que le geste moderne par excellence est celui du meurtre du père : passer au moderne nécessite un parricide, une rupture radicale avec la tradition incarnée par le père. Dans un sens, Le voyage — bien qu’inachevé comme un projet d’Amérique inachevé, ou une modernité inachevée, comme Américo l’inachevé — restera toujours dans les limbes de la modernité, puisqu’il y a constamment cette recherche du Messie et cet effort de reconstitution du corps du père et non plus la rupture radicale découlant du meurtre du père. Ce n’est pas un film d’ouverture sur les possibles, sauf peut-être à la fin, quand Martin l’impossible — son nom étant Martin Nunca, soit « Martin Jamais » — admet qu’il n’est plus important que son père revienne. C’est un film d’attente messianique ou alors de nostalgie née du constat qu’en attendant Godot, personne n’arrivera.

Même si ce film est un hommage à l’hybride et au grotesque, les facteurs de restitution des récits majeurs, comme celui du père-guide, le renvoient aux paradigmes modernistes. Bien qu’il fasse un constat postmoderne, sa suite — comme l’action politique du député Solanas — se situe dans la modernité. Le voyage est un film d’une modernité qui n’en finit pas d’espérer parvenir à un stade d’achèvement, d’un projet utopique qui ne peut que susciter la joie, mais sa vision du bonheur demeure étroitement liée à une quête messianique.