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Dans le champ du cinéma de found footage contemporain, Film ist. [1], du cinéaste autrichien Gustav Deutsch, occupe un statut particulier à plusieurs égards. Oeuvre singulière, en premier lieu, par l’ampleur de sa perspective et par l’extrême diversité de ses préoccupations aussi bien historiques que théoriques ; oeuvre singulière, tout aussi bien, en ce que, repensant à neuf les puissances du montage, elle se fait le lieu d’un véritable acte analytique en images [2] ; oeuvre à part, enfin, parce que foncièrement évolutive, encore et toujours ouverte à ce jour.

Projet au long cours, initié dans l’élan des célébrations relatives au centenaire du cinématographe Lumière [3], Film ist. se présente aujourd’hui sous la forme d’un ample triptyque dont il convient de rappeler brièvement les grandes articulations. Élaboré entre 1996 et 1998 à la suite de fouilles approfondies dans des archives principalement autrichiennes et allemandes, Film ist. [1-6] se constitue essentiellement de fragments prélevés sur des films scientifiques au sens large (du Discobole de Marey à tel documentaire consacré à l’araignée d’eau ou à la vipère heurtante) et s’intéresse en priorité au cinéma comme invention de laboratoire. Composé entre 1999 et 2002, Film ist. [7-12] aborde plutôt le cinéma comme spectacle populaire et se penche sur deux des autres lieux de naissance du cinématographe, à savoir le champ de foire et le music-hall. C’est l’occasion pour Deutsch d’une immersion prolongée dans les limbes du cinéma muet. En fait de structure, chacun de ces deux premiers volets se subdivise en six chapitres portant un numéro classificatoire et un intitulé bilingue (allemand/anglais), disposition qui confère à l’ensemble les aspects d’une véritable nomenclature [4]. Divisé à son tour en segments eux aussi numérotés, chaque chapitre s’offre comme une tentative de définition en acte, toujours partielle, mais toujours emblématique, du cinéma même. Récemment, l’oeuvre s’est enrichie d’un troisième volet intitulé Film ist. a girl & a gun (2009), qui brasse entre elles, ponctuées par des citations d’Hésiode, de Platon et de Sapho, des images de tous ordres, issues des quarante-cinq premières années de la production cinématographique (y compris des fragments de films conservés dans les archives du Kinsey Institute for Research in Sex, Gender, and Reproduction) [5].

Oeuvre monumentale, agrégeant plusieurs centaines de fragments tirés des films les plus divers, Film ist. s’impose comme un objet particulièrement complexe, voire vertigineux par certains aspects, tant sont riches et nombreuses les pistes qu’il ouvre à notre réflexion. De toute évidence, il ne saurait être question de se livrer ici à une sorte de survol panoramique de l’oeuvre en son entier. Tout au contraire, faisant droit au mode de constitution même du film et à l’extrême minutie avec laquelle Deutsch sélectionne et assemble les fragments prélevés, il s’agira, plus modestement, de procéder à une lecture rapprochée [6], focalisée sur un échantillon singulier d’une oeuvre obéissant elle-même au principe d’un échantillonnage généralisé. Un tel parti pris méthodologique s’appuie sur une idée simple : ce n’est qu’en scrutant en ses moindres détails un segment bien choisi de l’oeuvre que la réflexion a quelque chance d’en dégager les principes de fonctionnement et, partant, de mettre en lumière la science du montage selon Gustav Deutsch. À cet effet, la présente étude portera exclusivement sur le segment 9.3 de Film ist., particulièrement révélateur du modus operandi du cinéaste.

*

Le titre attribué au chapitre 9 de Film ist., soit « Eroberung/ Conquest », a peut-être de quoi déconcerter au premier abord. Dans ce grand inventaire visuel qu’est Film ist., au nom de quoi le cinématographe devrait-il être associé à la notion de conquête ? Un possible malentendu s’ébauche là, qu’il convient de dissiper d’entrée de jeu. Dans l’esprit de Deutsch, il semble assez clair, en effet, que le cinématographe ne doit aucunement être pensé comme l’objet de ladite conquête, même si, en son temps, cette étrange boîte à images a pu être perçue et promue comme la dernière en date des grandes conquêtes (presque au sens amoureux du terme) de la modernité technologique. Dans l’appareillage constitutif du cinématographe, Deutsch veut identifier et mettre en relief non tant l’objet que l’instrument d’une conquête. Mais conquête de quoi, au juste ?

À cet égard, on se souviendra, dans ses grandes lignes, de la stratégie originellement mise en place par Louis Lumière dans le but d’assurer à son Cinématographe la diffusion la plus large et la plus rapide possible. Très tôt, c’est-à-dire dès janvier 1896, il s’est agi de former, sous la houlette d’Alexandre Promio, des opérateurs de cinématographe, d’abord chargés de quadriller le territoire français et d’y tourner des vues locales, avant d’être envoyés aux quatre coins du monde, avec pour mandat explicite d’en rapporter des vues qui en enregistrent les aspects les plus pittoresques. C’est dans ce contexte que tout un imaginaire de la conquête, déjà actif par ailleurs, va connaître une nouvelle cristallisation. À l’été 1896, sommé, par télégramme, de rentrer à Lyon pour y préparer un séjour de longue durée à New York, l’opérateur Félix Mesguich, tout à la joie de son départ prochain, avoue en toute ingénuité se sentir investi d’une « mission » : celle « de faire la conquête de l’Amérique. Tout simplement ! » (Mesguich 1933, p. 7). Et, de fait, lorsque, dans ses mémoires, Mesguich reviendra sur ses deux premiers voyages effectués à l’étranger en qualité d’opérateur Lumière, c’est la double métaphore de la « conquête » et de la « campagne » qui s’imposera rétrospectivement sous sa plume, en guise de titraille [7]. Vocabulaire aux accents étrangement martiaux, auquel la presse de l’époque recourait elle-même volontiers, dès lors qu’il s’agissait d’évoquer les tribulations de quelque opérateur Lumière dépêché dans telle ou telle contrée reculée. Ainsi en est-il, parmi beaucoup d’autres, de cet entrefilet paru dans le Lyon républicain du 18 avril 1896, où il est question du premier séjour en Égypte de l’opérateur en chef Alexandre Promio :

Un curieux voyage en Égypte — Le monde entier paraît devoir devenir bientôt la conquête du Cinématographe Lumière, à en juger par le nombre considérable de scènes animées nouvelles prises sur l’ancien et le nouveau continent que la maison Lumière reçoit constamment de ses habiles opérateurs. Pendant trois semaines successives, le Cinématographe va nous transporter en Égypte pour nous faire connaître les moeurs les plus curieuses et toutes les merveilles de cet intéressant pays. […] Outre ces vues animées qui donnent une idée vraiment parfaite de ces curieuses moeurs musulmanes, toute une série de très belles scènes prises au Caire et à Alexandrie complète cet admirable programme

cité dans Aubert et Seguin 1996, p. 72

Si le Cinématographe Lumière, en la circonstance, fait bien office d’instrument, alors l’objet de la conquête n’est autre que le « monde entier » lui-même. Dès le départ, le cinématographe aura de la sorte découlé du principe d’une véritable conquête de l’espace, d’un quadrillage en règle de la planète (Mesguich [1933, p. xii] lui-même parle d’« emmagasin[er] le monde sur le film »). De là, se fixera le statut premier des « vues animées », ressorts privilégiés d’une expérience cinématographique vécue comme un véritable « voyage immobile ». Devant pareille configuration, ce n’est pas l’homme de la rue qui va au monde et se confronte à lui ; c’est, au contraire, le monde qui survient à l’homme de la rue, sous la forme d’une image tenant lieu, faisant office de substitut, moins coûteux en argent, en temps et en énergie que le voyage effectif. En quoi le cinématographe s’arroge d’ailleurs, par cooptation, un argumentaire dont la rhétorique n’est que trop familière, pour avoir connu des applications antérieures avec des dispositifs tels que le panorama de Robert Barker (1787) ou le diorama de Daguerre et Bouton (1822) (Comment 1993, p. 84-88) [8].

En tout état de cause, le cinématographe aura, parmi d’autres facteurs, contribué à bouleverser de fond en comble les rapports alors noués entre l’Ici et l’Ailleurs [9]. Par l’Ici, il convient d’entendre, de façon très élémentaire, le monde occidental, avec ses découpages idéologiques, ses us et coutumes, ses façons de penser et ses manières de voir. L’Ailleurs désigne à l’inverse, forcément, tout ce qui se trouve situé en dehors de l’Ici, tout ce qui en excède les frontières à la fois géographiques, culturelles, philosophiques, religieuses, etc., et qui, par là, se voit promptement investi de connotations plus ou moins « exotiques », sinon ravalé au rang de curiosité.

Dans le cadre du segment 9.3 de Film ist., au moment d’aborder le cinéma en tant qu’instrument de conquête, Deutsch place les catégories de l’Ici et de l’Ailleurs au centre de ses investigations ; mieux encore, il entreprend d’explorer les relations multiples et diverses que les représentations du cinématographe ont pu tisser entre le domestique et l’exotique [10], en articulant son propos autour de quatre grands mouvements successifs et interdépendants.

L’ouverture du premier mouvement opère emblématiquement sur le mode du contre-pied. Eu égard à l’intitulé même du chapitre, sans doute le spectateur est-il en droit d’escompter une première exposition des mécanismes ou enjeux attachés à la notion même de conquête et, par conséquent, de s’attendre à une première exploration des horizons que le cinématographe aura ouverts du côté de l’Ailleurs. Mais Deutsch prend nos prévisions à rebrousse-poil et nous plonge d’abord dans l’univers le plus domestique, le plus policé qui soit. En prélevant quelques images d’un quelconque film de fiction des années 1900 ou 1910, il nous fait pénétrer dans un salon de la haute bourgeoisie, où une jeune cantatrice, accompagnée au piano, donne un récital devant une assistance recueillie. Scène mondaine qui a presque des allures proustiennes : tenues d’apparat, coiffes sophistiquées et éventails pour les dames ; costumes de soirée, orchidées à la boutonnière et fines moustaches pour les hommes ; mobilier choisi, riches tapis et plantes rares en guise de décor, le tout rehaussé d’un luxe de couleurs sobres : tout ici dit la mondanité et le raffinement.

L’élégant ordonnancement de l’ensemble se trouve toutefois rapidement perturbé. Par une ouverture laissée béante à l’arrière-plan et contre toute attente, des fauves font irruption sur les lieux de la scène mondaine, provoquant une violente panique chez les convives qui, comme un seul homme, quittent le décor à toutes jambes. Par où l’on voit que, dans sa structure même, le film n’aura fait, somme toute, que reculer pour mieux sauter et qu’en la circonstance, il n’aura pris soin d’exposer d’emblée les contours de l’univers domestique que pour mieux le montrer envahi et tourmenté par les forces de l’exotique (après les fauves, ce sont des serpents, « exécuteurs muets », pour citer Louis Feuillade dans Fantômas [Gaumont, 1913], qui prendront le relais, sortant de caches où ils étaient dissimulés). Cette scène mondaine sabordée de l’intérieur s’ordonne ainsi selon le principe d’une intrusion de l’Ailleurs dans l’Ici, recourant à cet effet à tout un réseau d’oppositions sémantiques (humain vs animal, art vs nature, dedans vs dehors, avant-plan vs arrière-plan, etc.). La conquête comme invasion à l’envers, en quelque sorte : voilà qui, dans une perspective plus large, pourrait donner matière à une définition assez pertinente de ce qu’est constitutivement le cinéma, reflux tremblotant d’un peu d’Ailleurs dans le périmètre limité et convenu de l’Ici.

Mais cette scène ne se livre pas d’un seul tenant et son intérêt ne serait qu’anecdotique si Deutsch ne s’était employé à la consteller de brèves et régulières coupures. En contrepoint de la scène mondaine initiale, le cinéaste interpole en effet, sous forme de fragments, un ensemble de vues à caractère ethnographique, probablement tournées en Papouasie ou en Mélanésie [11]. Ces images ont plusieurs traits en commun : toutes exhibent, en plan rapproché, le visage d’un aborigène, ornements nasaux et capillaires compris ; toutes reposent sur une relation de stricte frontalité, chargée d’une tension dont on sent bien qu’elle peut à tout moment basculer en confrontation (tonalité qu’exacerbe encore la bande-son composée, pour la circonstance, par Werner Dafeldecker, Christian Fennesz, Martin Siewert et Burkhard Stangl, agrégat de notes stridentes et étirées à l’extrême, perpétuellement au bord de la distorsion [12]) ; toutes, enfin, sont filmées en extérieur et en noir et blanc, ce qui accentue encore leur différence radicale vis-à-vis de la scène mondaine que, sous l’effet du montage, elles viennent coloniser par intermittence. Les mots manquent, par ailleurs, pour décrire l’intensité qui traverse ces visages : sur l’un, semble affleurer l’expression d’une détermination teintée de menace ; sur l’autre, un sentiment de malaise et presque de désolation ; sur un troisième, enfin, point une mine intriguée, dans laquelle s’exprime, selon toute apparence, une ferme volonté de retourner le regard de l’opérateur blanc [13].

Difficile, en somme, de trouver expression plus révélatrice de l’Ailleurs tel qu’il est perçu et construit par l’Ici grâce au cinématographe même ; difficile, dans une perspective plus générale, d’imaginer des univers plus strictement disjoints que cette scène mondaine et ces vues ethnographiques concaténées. C’est comme une guerre des mondes, un véritable choc des civilisations orchestré par le cinéaste. Pourtant, le souverain pouvoir du montage étant ce qu’il est, l’effet est pour ainsi dire immédiat, qui crée allusivement entre les deux séries une double relation : une relation optique, d’une part, l’interpolation et la composition même des vues ethnographiques produisant l’illusion que les aborigènes épient à quelque distance la scène mondaine envahie par les fauves et les serpents ; et, d’autre part, plus décisivement peut-être, une relation de cause à effet, suivant laquelle les Papous épinglés par le cinématographe apparaissent comme les instigateurs, avec leurs moyens propres, de l’entropie qui s’est emparée de la tranquille et solennelle scène mondaine : ce sont eux en quelque sorte, à la suggestion du montage, qui ont lâché fauves et serpents, comme des représailles de l’Ailleurs adressées aux représentants emblématiques — mais caricaturaux — de l’Ici.

Figure 1

Reflux de l’Ailleurs dans l’Ici : la scène mondaine

Reflux de l’Ailleurs dans l’Ici : la scène mondaine

Figure 1 (suite)

Reflux de l’Ailleurs dans l’Ici : la scène mondaine

Figure 1 (suite)

Reflux de l’Ailleurs dans l’Ici : la scène mondaine

Figure 1 (suite)

Reflux de l’Ailleurs dans l’Ici : la scène mondaine
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Plus question de mondanités, en revanche, à l’horizon du deuxième mouvement — ce qui n’empêche pas Deutsch d’interroger à nouveau, mais sur d’autres bases, les tensions dialectiques qu’il croit pouvoir identifier, dans le champ des représentations, entre l’Ici et l’Ailleurs. Qu’en est-il des principes de construction ici mis en oeuvre ? Pour une part, cette nouvelle exploration entrecroise, par stricte alternance, des représentations inversant chacune à leur tour les polarités respectives de l’Ici et de l’Ailleurs. Dans le droit fil du premier mouvement, les plans de serpents traduisent, assignés aux limites d’une diégèse, un reflux de l’exotique dans le domestique. C’est encore le motif de l’invasion qui occupe, à travers eux, le devant de la scène. En regard, Deutsch dispose de nouvelles vues ethnographiques qui, cette fois, tiennent moins du portrait que de l’enregistrement d’un spectacle plus ou moins improvisé. Devant un tapis richement orné, une première jeune femme apparaît, une métisse qui, en plan rapproché à la taille, exécute face à la caméra un mélange de danse du ventre et de danse du voile. Arborant une débauche de colliers, elle ne peut cependant (se) dissimuler le fait que c’est à moitié nue qu’elle s’offre à l’appareil de prise de vue. Comme l’a justement fait observer Fatimah Tobing Rony (1996, p. 65-66), la danse est un trope convenu du spectacle ethnographique : à la fois façon de réduire l’altérité ethnique à ses manifestations corporelles et prétexte, sous le couvert officiel d’une exploration désintéressée du monde, à érotiser le « corps étranger » au profit du spectateur occidental [14].

Lorsque la même danseuse fait sa réapparition — après l’interruption occasionnée par le plan de serpent qui lui fait contrepoint —, quelque chose cependant a changé, une transformation minuscule en apparence s’est produite, mais qui n’a certainement pas échappé au regard aiguisé de Deutsch : soit qu’elle lui tourne le dos, soit qu’elle lève les yeux vers le ciel, la jeune femme cette fois fait tout pour éviter de croiser le regard de la caméra et, par conséquent, celui de l’opérateur. Posture double et paradoxale en somme : d’un côté, il y a l’offrande d’un corps, inscrite dans le cahier des charges de la prise de vue et ayant plus que probablement fait l’objet de vils marchandages ; de l’autre, il y a des attitudes de retrait, et peut-être même de déni, la volonté en tout cas, de la part de la danseuse, de faire comme si l’appareil de prise de vue n’était pas présent face à elle, comme si sa chair même ne constituait pas la matière première d’un enregistrement en bonne et due forme. Tel est le tragique, discret mais lancinant, qui hante pareille image : ce n’est qu’à contrecoeur que la jeune femme s’exécute devant un opérateur blanc qui, pour sa part, semble incapable de concevoir l’obscénité de sa démarche [15].

Même tonalité générale lorsqu’une deuxième danseuse apparaît, ondulant à moitié nue elle aussi et accompagnée par un homme aux percussions. Devant cette image — comme devant la première —, impossible de ne pas songer aux films de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. Si l’on replonge dans certaines de leurs notes de travail, on peut lire cette description d’un corpus d’images à intégrer au sein d’un projet ayant pour thème directeur ce que les deux cinéastes nomment significativement le « tourisme vandale » :

Vers 1960. Images privées d’un touriste européen, filmées en Afrique occidentale. Dans un village bariolé, devant une cabane, une femme, dont la caméra vient de filmer la nudité, reçoit quelques pièces de monnaie. Le sujet est considéré comme insensible, étudié comme un insecte, sexuellement disponible »

Gianikian et Ricci Lucchi 2001, p. 65

À cinquante ans d’intervalle environ, les questions restent manifestement et tristement les mêmes [16].

Par le truchement de cette deuxième danseuse et par sa mise en regard avec les évolutions du serpent dans les plans qui lui répondent, apparaît plus manifestement une donnée capitale dans la méthode ici adoptée par Deutsch : cette notion qui entre en jeu n’est autre que la ressemblance, dont la force intrinsèque va innerver, d’une façon ou d’une autre, mais toujours au titre de principe actif et régulateur, toute la suite du segment 9.3. À bien y regarder en effet, la joute muette et alternée que semblent se livrer, sous l’effet du montage, la danseuse et l’imposant reptile fait saillir, entre ces images, quelque chose comme une étrange parenté morphologique. En exaltant les puissances de la ressemblance, Deutsch nous donne à comprendre que cette jeune femme est en vérité filmée, non « comme un insecte » (Gianikian et Ricci Lucchi), mais à la manière d’un animal exotique, autre lieu commun, autre dérive de la vulgate ethnographique, ici démontée et mise à plat par simple juxtaposition. Et là où les images de serpents traduisent une invasion (diégétique) de l’Ailleurs dans l’Ici, les plans de danseuses rendent tout particulièrement sensible, à rebours, une conquête de l’Ici sur l’Ailleurs : une conquête cette fois énonciative, et seule autorisée par ce curieux appareil qui a nom cinématographe.

Une cassure se produit à cet endroit, qui, au spectacle premier (celui de la danse), concourt à en substituer un autre, non moins riche d’enjeux. Il ne s’agit plus de matériau ethnographique à strictement parler, mais d’une vue que les catalogues Pathé avaient coutume de placer à l’enseigne générique — mais également euphémique — des « scènes grivoises d’un caractère piquant [17] ». Divisée en trois fragments, cette vue exhibe un lieu dont l’aspect général semble faire question : d’un côté, cet espace imite clairement l’intérieur d’un salon bourgeois, avec ses sièges, ses coussins et autres statuettes décoratives ; mais, par ailleurs, on voit bien, à certains indices (comme le vent qui fait épisodiquement gonfler les étoffes), que cette vue a été tournée en extérieur. Espace morphologiquement ambivalent qui se fait le théâtre d’une curieuse saynète : une femme occidentale, entièrement nue, s’est couchée à même le sol, sur une peau de bête ; torse nu, une « négresse [18] », dont on comprend rapidement qu’elle est son esclave, lui allume une cigarette et entreprend de l’éventer ; la jeune femme blanche se lève alors et sa servante lui ceint la taille d’une pièce d’étoffe rayée, avant que toutes deux sortent du champ par la gauche.

Entre ces trois fragments, Deutsch insère des vues ethnographiques cadrant des aborigènes strictement immobiles, tapis dans la végétation et saisis de face par l’appareil de prise de vue. Un peu comme au début du premier mouvement, l’agencement des plans entre eux donne d’abord l’illusion que ces personnages épient les poses lascives adoptées par la femme blanche et nue (paradoxal raccord de regard entre deux espaces hétérogènes [19]). Mais ce qui attire davantage l’attention, si on observe mieux ces images, c’est l’attitude même de ces « indigènes » : on les dirait figés, suspendus, comme pétrifiés. Et, de fait, dans la mesure où seuls leurs visages se font visibles, ils apparaissent là comme des animaux traqués, n’ayant plus d’autre recours que celui de trouver refuge dans la végétation ; visés par le cinématographe, ils se muent involontairement en hommes-caméléons, dont les corps se confondent à présent avec l’abondant feuillage qui leur tient lieu de paravent (y compris, peut-être, pour cacher leur propre nudité à l’opérateur blanc). Sur l’espace de l’autre scène, beaucoup moins pudique, pointons d’abord la présence de la peau de bête sur laquelle la jeune femme blanche s’est alanguie — trophée probablement glané à l’occasion de quelque safari, autre exemple, commun, de «tourisme vandale». Plus significativement, par l’allusion transparente à la pratique de l’esclavage, s’expriment, dans la matière même de l’image, les rapports de soumission que l’Ici aura prétendu imposer à l’Ailleurs. En exhumant ces images, Deutsch réveille de vieux démons ; il pointe également sans détour la façon dont les représentations colonialistes ont pu informer en profondeur et l’imaginaire, et l’imagerie pornographiques [20].

C’est dans les troisième et quatrième mouvements que le pouvoir critique de la ressemblance est exploré dans tous ses enjeux, à la mesure de la pertinence analytique des choix opérés par le cinéaste. En la circonstance, ce sont deux cycles qui s’offrent à nous, où la ressemblance joue successivement dans des sens opposés : au cycle des ressemblances euphoriques, s’enchaînera sans autre forme de transition le cycle des ressemblances dysphoriques — et figurativement traumatiques.

Dans sa structure apparente, le troisième mouvement, étalé sur sept plans, renoue avec le début du segment 9.3, mais en inverse méthodiquement les relations : à des figurations analogues de l’Ici répondent en miroir des représentations différenciées de l’Ailleurs. Au coeur des deux séries, c’est le sujet féminin qui monopolise le devant de la scène et, d’un côté comme de l’autre, par le truchement d’une pose devant l’appareil de prise de vue. Nouvelle et éclatante manifestation de l’esprit de système qui anime les recherches menées par Deutsch, ce bref segment instaure un dialogue entre deux univers visuels a priori très dissemblables, situés littéralement aux antipodes l’un de l’autre : aux images à caractère ethnographique ici réunies (dont le détail apparaîtra plus loin), s’ajoutent des vues procédant d’un genre encore peu connu et étudié, à savoir le film de mode, en l’occurrence actualisé par de brefs plans destinés à vanter les mérites, non d’un couturier, mais d’un chapelier que l’on devine prestigieux et en tout cas suffisamment nanti pour user du cinématographe aux fins d’assurer la réclame de ses propres créations. Entre les deux séries mises en relation, les oppositions ne manquent pas : alors que les vues ethnographiques baignent, comme de coutume, dans un noir et blanc assez granuleux, les vues de mode sont en couleurs, trait distinctif relativement convenu qu’elles partagent avec les féeries et autres danses serpentines ; de même, cependant que les vues ethnographiques sont filmées en extérieur, les vues de mode qui leur sont associées font, quant à elles, l’objet d’un tournage en studio, dans un intérieur cosy et luxueux, qui évoque immanquablement l’espace bourgeois du salon inaugural.

Toutes les vues ethnographiques dont il est question ici exhibent un personnage féminin différent et entretenant des rapports analogues de pose vis-à-vis de la caméra. Pour trois d’entre elles, le tournage a eu lieu exactement au même endroit, un vaste champ aux allures un peu sauvages. Entre ces vues probablement tournées l’une dans la foulée de l’autre, la caméra n’a pas bougé (ou si peu) : ce sont donc les jeunes femmes africaines qui ont défilé devant elle en toute connaissance de cause. Même endroit, même principe de composition, mais également même animation générale du plan : dans les trois cas d’espèce, les jeunes femmes se présentent d’abord face à l’appareil de prise de vue, pivotent ensuite lentement sur elles-mêmes, toujours dans la même direction, pour revenir enfin à leur position initiale, non sans que, dans ce mouvement de rotation, des signes de connivence (regards, mimiques, sourires) soient échangés avec le sujet posté derrière la caméra. Tout semble indiquer que ces images ont été tournées avec l’accord des sujets filmés, et ce, dans le dessein de produire un équivalent visuel des notes de terrain, un matériau brut que l’opérateur pourrait par la suite visionner à sa guise pour en étudier le moindre détail, selon un parti pris méthodologique qui rappelle d’ailleurs, sous bien des aspects, les travaux de l’anthropologue américain Franz Boas [21]. En cela, ces plans procéderaient exemplairement de ce que le cinéaste et théoricien David MacDougall (1998, p. 180-181) nomme le record footage, c’est-à-dire le matériau filmique recueilli sur le terrain avant tout à des fins de description, d’inventaire et d’archivage [22]. Loin de la complaisance obscène attachée au « tourisme vandale », il semble que l’opérateur ait eu pour intention première d’enregistrer et de donner à voir le plus distinctement possible la singularité des visages, le détail des parures, le complexe et rigoureux tressage des coiffures, etc., et tout cela in situ, sur un arrière-plan de végétation luxuriante.

À l’autre bout du spectre des représentations, mais prises dans le jeu réglé de l’alternance, les vues de mode exhumées par Deutsch sont elles aussi, forcément, affaire de pose et, de manière peut-être plus inattendue, affaire de rotation. Dans chacune de ces trois vues, en effet, les modèles féminins, assis et systématiquement cadrés en plan rapproché à la taille, font pivoter leur visage dans le but d’exposer à la caméra le luxueux détail des chapeaux qu’ils arborent (fleurs, plumes, perles). Pourquoi imbriquer de la sorte des représentations et, par-delà, des univers entre lesquels, semble-t-il, nulle interaction n’est possible ? Sans doute le montage, tel que le conçoit Deutsch, a-t-il justement le pouvoir et peut-être même le devoir de faire communiquer, comme deux pièces entre elles, les mondes les plus disparates, pour faire observer qu’entre ces derniers, pourtant si hétérogènes en apparence, de secrètes connivences se font jour dès lors que l’on y prête un peu plus d’attention. La clé de ce petit tour de force réside peut-être dans l’assemblage minutieux dont font l’objet les deux plans inauguraux de cette série : dans le premier d’entre eux, une jeune femme noire offre son visage en gros plan à la caméra, avant de s’en détourner et de le faire pivoter en direction du point de fuite de l’image. À la faveur d’une simple coupe franche, Deutsch introduit alors, en un geste d’une extrême précision, une vue de mode obéissant à un principe d’animation exactement inverse : le modèle féminin, dont le visage est d’abord orienté vers la profondeur (réduite) de l’image, retourne lentement celui-ci vers l’appareil de prise de vue et finit par adopter une posture où elle regarde la caméra de face. Principe exactement inverse, mais tout aussi exactement symétrique, jouant d’une troublante coïncidence à distance.

En somme, pour Deutsch, qui se ressemble s’assemble (y compris au sens de l’assemblage qu’implique toute opération de montage). Contre l’ethnocentrisme dont il vient de condamner les dérives, le cinéaste procède à une recontextualisation visuelle en règle, par laquelle se trouvent mises en évidence, non les différences (que le banal réflexe colonialiste tend, au mieux, à réduire en « curiosité »), mais les dispositions communes. Toutes ces femmes, si éloignés que soient leurs univers respectifs, s’assemblent précisément parce qu’elles se ressemblent, à tout le moins dans leurs attitudes face à l’appareil de prise de vue. Entre la gravure de mode (registre de l’Ici) et la femme de la brousse (registre de l’Ailleurs), si différence il y a, elle est non de nature, mais, bien évidemment, de culture. Euphories de la ressemblance, et, tout aussi bien, pouvoir critique et révélateur de la mise en regard, dès lors qu’elle trouve à s’exercer au travers d’images appropriées — et aussitôt réappropriées.

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En faisant porter sa réflexion sur le film ethnographique, Gustav Deutsch développe un propos dont l’extension historique est en fait double, et qui exige une brève remise en contexte dans le champ circonscrit du cinéma expérimental ou de found footage. Cela est affaire, tout d’abord, de remontée dans le temps, vers l’un des moments d’instauration de sa pratique même. S’attaquant à ce type de représentations, Deutsch renoue en effet avec les origines du cinéma de found footage en tant que pratique concertée et pleinement consciente des enjeux qu’elle soulève : plus précisément, sa démarche s’avère assez proche, dans ses visées apparentes, de celle adoptée par Adrian Brunel dans son fameux Crossing the Great Sagrada (1924). Dans ce court film, on s’en souvient, Brunel parodie, au travers d’un documentaire britannique intitulé Crossing the Great Sahara, les conventions propres au film de voyage. Élaborant de savants rapports de décalage entre les mots et les images, usant de calembours et de télescopages hautement iconoclastes, le cinéaste anglais brocarde l’ethnocentrisme et les relents colonialistes véhiculés par ce type de documents [23].

Figure 2

Aimantations à distance

Aimantations à distance

Figure 2 (suite)

Aimantations à distance

Figure 2 (suite)

Aimantations à distance

Figure 2 (suite)

Aimantations à distance
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Inversement, et comme pris dans une manière de grand écart, Deutsch emboîte également le pas à quelques-uns de ses contemporains, eux aussi soucieux de réinterroger la façon dont le cinéma s’est complu à forger des représentations biaisées de l’Ailleurs, toujours perçu entre les oeillères étroites de l’Ici. Sous cet angle, dans Film ist., il y a d’abord, de toute évidence, quelque chose de Ken Jacobs : non tant le créateur inspiré du matriciel Tom, Tom, the Piper’s Son (1969) que l’auteur, plus directement engagé, de Star Spangled to Death (1956-2004). Oeuvre-fleuve tant par la durée de sa gestation [24] que par sa durée effective (près de sept heures dans sa version achevée), Star Spangled to Death s’ouvre sur une longue séquence démarquant vraisemblablement de Baboona (1935), un film de voyage signé par les explorateurs et cinéastes Osa et Martin Johnson. Comme souvent dans Star Spangled et par opposition à la plupart de ses autres grandes oeuvres de found footage, Jacobs manipule assez peu, en l’occurrence, le matériau visuel qu’il se réapproprie [25]. Certes, il y greffe, ici des plans de Jack Smith tournés par lui-même, là des interventions orales de Jerry Sims, là encore un fragment de dessin animé, une chanson de Josephine Baker ou un texte (épelé sur fond noir) consacré à la séquence finale de Greed (Von Stroheim, 1923-1925). Mais, pour l’essentiel, le cinéaste new-yorkais laisse se dérouler telle quelle cette longue séquence, tout comme il laisse la parole à la voix off, emphatique et triomphale, qui la surplombe. Il est vrai que ces images parlent d’elles-mêmes : initiation des « simple primitive people » aux règles élémentaires de l’hygiène ; apport du savoir et de la culture de l’Occident grâce aux enseignements dispensés par Osa Johnson ; inversement, mais complémentairement, mise à contribution des jeunes Africains pour porter les bagages du couple à travers la brousse ou pour soutenir Osa, confortablement installée dans son palanquin [26], etc. — tout un ensemble de petits faits anodins en apparence, tout un réseau de traits qui pourtant expriment la tranquille condescendance des explorateurs vis-à-vis des populations locales, dont les contrées ne sont d’ailleurs jamais désignées autrement que par les expressions wilderness ou wild lands (par opposition à la « civilization » sur les rives de laquelle les Johnson s’apprêtent à retourner).

Mais Ken Jacobs ne peut à l’évidence s’empêcher d’y mettre son grain de sel. À plusieurs reprises en effet, il parasite cette séquence de l’intérieur en la constellant de commentaires écrits, de flash-texts appliqués directement sur les images et dont la durée d’apparition à l’écran est généralement infime. L’un de ces flash-texts s’attache précisément à déconstruire cette notion de wilderness dont la voix du commentateur fait un usage aussi profus que dépourvu du moindre questionnement. Telle est la définition avancée par Ken Jacobs (contre les bavardages de la voix off), qui dit éloquemment de quelle façon l’Ici a pu concevoir l’Ailleurs :

Le « monde sauvage » est cette région du monde qui n’est pas encore soumise à notre contrôle. Non balisée, non revendiquée, pas encore répartie entre les envahisseurs. Pas encore défrichée, découpée, jouée aux dés, pas encore devenue une mine d’or en matière de biens fonciers. Plutôt que de supposer qu’elle obéit à une logique qui lui est propre et qui échappe à notre compréhension, nous préférons considérer qu’elle est dépourvue d’ordre — juste sauvage [27] !

Dans ce seul surtitre, tout est dit des multiples biais qui auront affecté les relations de l’explorateur-cinéaste vis-à-vis des sujets filmés.

Proche de Ken Jacobs sur plus d’un point, l’oeuvre de Deutsch l’est peut-être davantage encore, on l’a suggéré, de l’inlassable travail d’exhumation auquel se livrent, depuis une trentaine d’années, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. Certes, entre le travail de Gianikian et Ricci Lucchi et les investigations du cinéaste autrichien, il n’est rien de commun sur un plan strictement poïétique ou technique : rien, chez Deutsch, qui manifeste le souci de restaurer, matériellement parlant, les images (re)trouvées ; rien, de même, qui implique le recours à un dispositif aussi artisanal et ingénieux que la fameuse caméra analytique mise au point par les auteurs de Du pôle à l’Équateur (1986) [28]. Il n’en demeure pas moins que ces oeuvres diverses brassent des matériaux visuels étroitement apparentés et que, par-dessus tout, elles se rejoignent dans leur volonté de condamner sans appel toute forme d’ethnocentrisme exercé par l’acte même de prise de vue. À cet égard, revenons un instant sur les précieuses notes de travail laissées par Gianikian et Ricci Lucchi, et tout spécialement celles relatives à deux projets strictement contemporains de Film ist. [7-12], soit Visions du désert (2000) et Images d’Orient, tourisme vandale (2001) :

Afrique occidentale. Premières années du siècle. Époque cinématographique documentaire. De faux ethnographes munis de caméras déforment, dénaturent en les filmant, les coutumes locales des peuples primitifs. La caméra anticipée par Marey s’insinue dans les visages, dans les formes, dans les têtes, dans les corps, (presque) dans leurs organes. Elle impose la civilisation : le haut-de-forme et le melon, la dentelle, aux indigènes. La caméra s’amuse d’eux à leur insu, ironise sur leurs coutumes traditionnelles. Exprime mépris et hostilité envers le sujet filmé, et la supériorité du filmeur. La caméra occidentale est en perpétuelle recherche d’images et d’attitudes rituelles considérées comme grotesques

Gianikian et Ricci Lucchi 2001, p. 65 [29]

Des commentaires presque subliminaux formulés par Ken Jacobs à l’exemplaire prise de position de Gianikian et Ricci Lucchi, l’effet de chorus est patent ; il se fait peut-être plus saisissant encore si on revient sur le segment 9.3 de Film ist. Déjà sensible ailleurs (notamment dans la séquence des danseuses à demi nues), la démarche critique de Deutsch atteint en effet son comble dans le quatrième et dernier mouvement du segment en question : c’est qu’il s’agit pour le cinéaste de traquer les images précisément formées à l’initiative des « faux ethnographes » pointés du doigt par Gianikian et Ricci Lucci, de les faire remonter à la surface du visible et de les placer en résonance avec d’autres images afin de mieux instituer le procès des multiples dérives auxquelles le cinématographe s’est abandonné dans sa conquête vorace de l’Ailleurs. Sous ce rapport, c’est encore le grand schème de la ressemblance qui se trouvera mis à contribution — mais dans un sens radicalement opposé à celui qui aura prévalu dans le cadre du mouvement précédent. Après la ressemblance euphorique et inattendue, débusquée grâce à un tressage minutieux entre vues ethnographiques et gravures de mode, Deutsch tourne en quelque sorte casaque et entreprend d’explorer les dimensions critiques, potentiellement dysphoriques, mais toujours révélatrices, dont la mise en regard des images peut se faire tout à la fois le lieu et l’instrument.

D’une manière qui a d’abord de quoi surprendre, même si pareil choix ne tarde pas à faire la preuve de sa haute pertinence, le motif qui retient Deutsch dans l’ultime tronçon de ce segment n’est autre que celui de la bouche, institué en véritable fil rouge. C’est d’abord le choc de voir deux explorateurs-chasseurs poser fièrement aux côtés d’une lionne qu’ils viennent d’abattre ; avec un grand sourire, suffisant et carnassier, l’un des deux chasseurs ouvre la gueule de l’animal comme pour en inspecter la dentition. Sur la droite de l’image, en léger retrait, se détache le corps inerte d’un lionceau, lui aussi abattu, avec lequel l’autre chasseur s’amuse comme s’il s’agissait d’un animal en peluche. Cette image fait évidemment songer à Du pôle à l’Équateur de Gianikian et Ricci Lucchi — et, plus spécifiquement, à ces images de chasse tournées en Ouganda par l’opérateur Luca Comerio, où le sinistre baron Franchetti, proche de Mussolini, « oblige[ait] les animaux mourants à poser avec lui » (Gianikian et Ricci Lucchi 1995, p. 39). En la circonstance, l’image ne fait pas mystère des effets de réflexivité qui la traversent : si les cadavres de la lionne et de son lionceau prennent valeur de trophées pour les chasseurs, alors l’image qui en rend compte vaut également comme trophées pour celui qui la tourne [30]. Félins deux fois arrêtés dans leur course, en somme — par le fusil d’abord, par la caméra ensuite —, s’offrant comme le double tragiquement inversé des lions proprement conquérants qui, à l’ouverture du premier mouvement, avaient fait irruption dans l’espace guindé de la scène mondaine (oeil pour oeil, dent pour dent, en quelque sorte).

Figure 3

Intrusions de l’Ici dans l’Ailleurs : « tourisme vandale »

Intrusions de l’Ici dans l’Ailleurs : « tourisme vandale »

Figure 3 (suite)

Intrusions de l’Ici dans l’Ailleurs : « tourisme vandale »

Figure 3 (suite)

Intrusions de l’Ici dans l’Ailleurs : « tourisme vandale »

Figure 3 (suite)

Intrusions de l’Ici dans l’Ailleurs : « tourisme vandale »
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Mais le pire est encore à venir, au travers de quelques images insoutenables, vis-à-vis desquelles il faudra pourtant faire preuve de la plus grande attention. Comment ces représentations ont-elles trouvé à se former, pragmatiquement parlant ? Une jeune Africaine a été placée — contre son gré, ses expressions et mimiques le disent clairement — face à la caméra d’un « faux ethnographe », qui la cadre en plan rapproché à l’épaule devant les racines noueuses d’un palétuvier. Cette jeune femme présente des signes distinctifs dont on peut supposer qu’ils sont propres à sa tribu : non seulement un long collier de coquillages (des cauris, selon toute apparence) enroulé plusieurs fois autour de son cou, mais aussi, sous la lèvre supérieure, un labret en forme de plateau et, fiché dans la lèvre inférieure, un autre labret en forme de pointe. Telle quelle, l’image ne peut que susciter le malaise, tant il paraît manifeste qu’elle résulte d’un tournage effectué sous la contrainte. Sur la gauche apparaît alors le bras d’un autre « faux ethnographe », complice de l’opérateur, qui s’approche de la jeune femme. Barrant le visage de l’Africaine de sa grande main blanche, le « faux ethnographe » s’empare de sa lèvre supérieure, la pince et la retourne sans ménagement, de façon à exhiber le plateau qu’elle abrite. Le geste posé par l’explorateur blanc est d’ailleurs à ce point brutal qu’il oblige la femme noire à redresser le cou, comme pour amortir le mouvement qui lui est imposé. Mais l’inspection continue, sans le moindre égard pour le sujet filmé : de sa main droite cette fois, le « faux ethnographe » écarte la lèvre inférieure de la jeune Noire afin de donner à voir le labret qui s’y trouve greffé. Intrusion littérale et corporelle de l’Ici dans l’Ailleurs, sous le regard indifférent de la caméra, la fouille manuelle ne faisant que redire, sur un mode plus explicite, la traque visuelle dont ces images constituent le produit : là encore, le parallélisme avec la démarche critique de Gianikian et Ricci Lucchi est flagrant (« La caméra anticipée par Marey s’insinue dans les visages, dans les formes, dans les têtes, dans les corps, [presque] dans leurs organes »). « Tourisme vandale », à nouveau, mais qui, cette fois, n’hésite pas à s’attaquer à l’intégrité physique des sujets filmés : l’inspection à laquelle se livre ici le « faux ethnographe », en réponse à la demande avide, à l’insatiable curiosité du public occidental, a tout d’un viol, filmé sans le moindre scrupule par une tierce personne.

Image hautement répréhensible que celle-là, et qui connaîtra sa réplique un peu plus loin, avec une autre Africaine, mais dans le même décor rudimentaire et selon le même rituel abject. Dans l’usage qu’il fait de ces images, Deutsch produit, selon la règle qu’il s’est donnée, les conditions d’un dialogue entre les images : au plan de la jeune Noire dont la bouche est comme déflorée par le « faux ethnographe », le cinéaste associe une autre vue à caractère ethnographique, figurant un explorateur affairé à ouvrir, à l’aide d’un bâton, la gueule d’un hippopotame mort, abandonné sur la berge de quelque plan d’eau (même sorte de curiosité « orale », au demeurant, que chez le tueur de lions évoqué plus haut). Ressemblance dysphorique et critique, où se condense emblématiquement le propos du cinéaste. Pour Deutsch, la tare constitutive du premier cinéma ethnographique tient à ce que ses opérateurs, conquérants, insoucieux de leur barbarie, auront trop souvent filmé les bouches comme si elles étaient des gueules.

*

Pourquoi — et comment — Film ist. ? Ainsi que Gustav Deutsch le précise lui-même, il s’agit de « parler du cinéma avec le cinéma », de « laisser le cinéma s’exprimer avec ses propres moyens » (MacDonald 2009, p. 81-82). Mais quelles sont les conditions de cette histoire muette et critique du cinéma, élaborée dans la matière même des images ? Il y va, d’un côté, d’un véritable art de la trouvaille : found footage au sens fort de l’expression, où l’auteur se paie de longues journées à la table de visionnement, carnets de notes et de croquis à portée de main, en quête du plan ou du fragment de plan susceptible d’intégrer l’ensemble et d’y fonctionner le mieux. Mais il y va également, et inséparablement, d’une véritable science du montage, grâce à laquelle se juxtaposent et entrent en collision des images que rien a priori ne prédisposait au dialogue, des images qui, pour ainsi dire, se tournaient le dos, mais qui, à présent mises en regard et en tension, s’affrontent et se parlent enfin, de part et d’autre du raccord inventé de toutes pièces par le cinéaste.

Dans ce dialogue tout en frictions, de puissants effets de savoir s’engendrent à l’évidence, pour le meilleur et pour le pire (de la découverte euphorique au trauma visuel), tous genres entremêlés, par-delà les pratiques, les séries, les polarités, etc. Considéré dans son ensemble, aussi bien dans sa méthodologie que dans ses opérations concrètes, le projet Film ist. évoque d’ailleurs étrangement, mutatis mutandis et toutes proportions gardées, les travaux du grand historien de l’art Aby Warburg, dont Deutsch se réclame d’ailleurs explicitement dès lors qu’il est question pour lui de nommer ses influences les plus marquantes :

J’ai une grande admiration pour l’oeuvre de Bruce Conner et A Movie, en particulier, a été d’une grande importance pour moi. J’admire également l’oeuvre de Morgan Fisher : son Standard Gauge (1984) constitue, à mes yeux, un autre film-clé. Mais, d’une façon générale, je n’ai pas de cinéastes « favoris », et quelques-unes de mes influences les plus importantes ne viennent pas du tout du cinéma. Par exemple, l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg a été et est toujours très important pour moi

Gustav Deutsch, dans Scott MacDonald 2009, p. 88 — il s’agit de ma traduction, d’après la version anglaise [31]

Avec Film ist., en effet, Deutsch tend à promouvoir, non un « savoir-montage » (Didi-Huberman, dans Michaud 1998, p. 12), mais plutôt, par ajustement et basculement symétrique, un « montage-savoir » qui, tout comme la démarche employée par Warburg dans le cadre ouvert de son fameux Atlas Mnemosyne, opère décisivement, ainsi que Karl Sierek (2009, p. 101) l’observe à propos de l’historien de l’art, « par sélection, extraction et recombinaison [32] ». Et, pour prendre toute la mesure de Film ist., il n’y a pas de secret : la patience de l’analyste doit se montrer à la hauteur de celle du cinéaste.