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Comment se fait-il qu’en 1895, l’année même de la célèbre première projection publique payante du Cinématographe Lumière, un autre pionnier des photographies animées, William Kennedy-Laurie Dickson, ait pu publier avec sa soeur Antonia une plaquette intitulée History of the Kinetograph, Kinetoscope and Kinetophonograph ? Même si l’on admet que les inventions de Thomas Alva Edison en cette matière précèdent de quelques années celle de l’appareil des frères Lumière, le terme « History », dans le titre de cet ouvrage, paraît quelque peu étonnant. Dans quelle mesure peut-on dire des appareils mentionnés qu’ils ont déjà une histoire ? De quoi, au juste, Antonia et William Kennedy-Laurie Dickson écrivent-ils alors l’histoire ?

Or, les Dickson ne sont pas les seuls à entreprendre un tel projet d’écriture historique au cours des années marquant l’émergence du nouveau média. Explicitement ou implicitement, les commentateurs abordent dans une perspective historique les appareils et procédés rattachés à la cinématographie car, comme l’affirmait Félix Regnault en mai 1896 dans une revue grand public, L’Illustration : « Dernière venue des curiosités scientifiques de ce siècle, le cinématographe a toute une histoire » (p. 446). Les efforts pour rendre compte des processus de formation et d’institutionnalisation de la cinématographie sous la forme d’une histoire accompagnent en fait les divers développements constituant ce qu’on appelle souvent aujourd’hui le cinéma des premiers temps.

La cinématographie, autrement dit, est dès ses débuts inscrite dans une histoire, voire dans plusieurs histoires, car, selon les cas, les motivations, les arguments, les perspectives peuvent changer. Dans notre contribution au présent numéro de Cinémas, nous essayerons de voir à quelle histoire (ou à quelles histoires) la cinématographie se trouve rattachée, de quelle manière et dans quelle mesure les positions prises par les auteurs de ces récits historiques contribuent à la constitution, voire à l’institutionnalisation d’un objet « cinéma », et à quelles fonctions servent ces récits.

Sans chercher à proposer un ordre chronologique ou une « histoire des histoires », nous distinguerons quatre dimensions dans des discours explicitement ou implicitement historiques : l’établissement d’une généalogie, les querelles de priorité, l’incorporation de l’histoire dans la description de la technologie et, finalement, les débuts d’une histoire des formes.

Généalogies : légitimations et positionnements

Dans un premier temps, on peut distinguer des autres les écrits qui offrent une description des développements qu’ont connus les appareils optiques et les séries culturelles qui « amènent » à la cinématographie. Dans de nombreux cas, une telle visée, largement téléologique, prend l’année 1895 comme point d’arrivée, car le Cinématographe Lumière fournit, aux yeux de plusieurs auteurs, une sorte de point culminant. Chaque étape antérieure, selon cette perspective, est jugée selon ses mérites propres, mais aussi par rapport à ce point d’arrivée, dont le terrain a été préparé par les découvertes et par les divers appareils dont l’invention précède l’année 1895. Chacune des inventions ou découvertes successives, autrement dit, n’est pas prise en considération en tant que telle, mais est plutôt vue en fonction des améliorations techniques qu’elle apporte ou de sa contribution à une meilleure compréhension du phénomène global, conçu alors comme un problème auquel plusieurs générations de savants ont voulu trouver une solution.

Quand Félix Regnault, médecin et anthropologue ayant lui-même produit des chronophotographies, affirme le 30 mai 1896 que le cinématographe « a toute une histoire », il fait d’abord référence à celle des « curiosités scientifiques de ce siècle ». Il poursuit en effet ainsi : « Sa découverte n’est point due au hasard ; elle est le résultat d’une longue série d’observations et de tâtonnements » (1896, p. 446). Ses propos s’appuient sur une généalogie qui comprend Joseph Plateau et Émile Reynaud pour le mouvement dessiné, Jules Janssen et Étienne Jules Marey pour la chronophotographie, Ottomar Anschütz et Georges Demenÿ pour l’illumination des transparents par-derrière, Thomas Alva Edison et, bien évidemment, les frères Lumière, qui constituent le point culminant de cette évolution. Cette liste généalogique, établie par un auteur qui appartient lui-même au champ de la photographie, présente, cinq mois après la première projection publique des Lumière, ce qui deviendra par la suite le canon des « précurseurs » et « inventeurs » du cinéma. La « longue série d’observations et de tâtonnements » sera alors compris comme la « pré-histoire » du cinéma.

Par ailleurs, cette généalogie renforce le rattachement du cinématographe à la série culturelle des curiosités scientifiques à laquelle Regnault fait appel pour situer la nouvelle invention [1], inscrivant à la fois cet appareil dans le champ des découvertes scientifiques et dans celui de l’instruction amusante. C’est aussi de ce point de vue que, pour lui, il y a une histoire de descendance, dans laquelle la cinématographie tire son origine d’un ancêtre encore simple, qui évoluera vers un appareil plus complexe : « Le phénakistiscope de Plateau, ce simple jouet, est le père du compliqué cinématographe » (1896, p. 446).

En 1899, Henry V. Hopwood publie son livre Living Pictures, qui contient pas moins de trois chapitres, étalés sur une bonne centaine de pages, dans lesquels il retrace une histoire qui, en fait, plonge la généalogie esquissée par Regnault jusque dans l’Antiquité, et qui, en même temps, décrit de manière très détaillée la genèse de la cinématographie [2]. Les trois chapitres s’articulent en trois mouvements autour de trois thèmes fondamentaux : la persistance rétinienne (de son évocation chez Lucrèce et de sa description par Ptolémée à son application dans le Thaumatrope) ; l’illusion du mouvement créée par des jouets optiques menant au Mutoscope et à la Kinora ; et, finalement, l’avènement de la chronophotographie et la multitude d’efforts consacrés à la présentation d’une synthèse du mouvement capté photographiquement. C’est notamment dans cette dernière partie que Hopwood présente les travaux de Janssen, Muybridge, Marey, Anschütz, Le Prince, Londe, Demenÿ, Donisthorpe, Friese-Greene, Edison, Jenkins et d’autres comme autant de contributions cherchant à résoudre de manière quasi collaborative le problème de la reproduction du mouvement (la liste de Regnault se trouve alors considérablement augmentée, notamment par des Anglais). Postulant de nouveau l’existence d’un point culminant dans cette série culturelle, Hopwood conclut :

And now the turning-point in the History of the Living Picture is reached. Up to this date the Kinetoscope was the only instrument of a distinctly popular nature, and it may be safely affirmed that, whatever may have been done in the way of private experiment, no public exhibition of a projected Living Picture had been a popular success. With the advent of Messrs. Lumière’s Cinématographe, however, this desirable consummation was attained, and to them must be attributed the credit of stimulating public interest to such a pitch as to lay a firm foundation for the commercial future of cinematographic projecting apparatus

Foster 1915, p. 96-97

Dès 1899 et, qui plus est, sous la plume d’un auteur anglophone, le Cinématographe Lumière se trouve distingué d’autres machines à cause de son succès commercial.

Mais même si Hopwood considère que le Cinématographe marque un « tournant », ce n’est pas pour attribuer aux Lumière une priorité quelconque en tant que « véritables inventeurs ». Il poursuit en effet en évoquant les projections contemporaines de Birt Acres et Robert William Paul, pour conclure ainsi :

These exhibitions in France and England demonstrated very clearly to the then few enthusiasts the possibilities of Living Pictures for entertainments. It is, however, at least doubtful if anyone at the time realized the full extent of their possibilities. The sudden jump in the number of inventions after the year 1896 is itself an indication not only of the increasing amount of ingenuity exercised in perfecting methods and apparatus, but also to the increasing popularity of Living Pictures

Foster 1915, p. 102-103

Si le récit de l’histoire des photographies animées proposé par Hopwood est clairement téléologique, ce dernier ne cherche pas, toutefois, à déceler un point de rupture dans l’absolu. Il y a pour lui un tournant, certes, mais celui-ci est relatif, dans le sens qu’il ne concerne pas une avancée décisive sur le plan technologique, mais plutôt une percée importante sur le plan commercial [3]. Robert Grau, dans son Theatre of Science de 1914, établit lui aussi un parallèle entre l’origine scientifique et la destinée commerciale du cinématographe lorsqu’il annonce son ambition de présenter « every phase of public entertaining of a scientific order » (Grau 1914, p. vi). Le titre pour ainsi dire programmatique de son ouvrage inscrit également la cinématographie dans la série culturelle des « curiosités scientifiques », tout comme le faisait, en 1897, Félix Regnault.

Ces quelques exemples montrent que, dans ces premières tentatives d’écrire l’histoire des photographies animées, plusieurs placent la cinématographie dans une lignée de découvertes caractérisées alors comme scientifiques, soulignant, toutefois, leur potentiel commercial et le fait qu’elles sont susceptibles de constituer une sorte d’attraction pour un public plus large. Ce qui, autrement dit, revient à considérer la cinématographie comme un objet ayant des caractéristiques spécifiques : résultat de travaux scientifiques s’étalant sur plusieurs siècles (sans que l’on définisse clairement quelle est la part de la science dans tout cela), mais en même temps, objet populaire destiné à s’adresser à un public large pour lui procurer une nouvelle forme de divertissement.

En outre, c’est notamment la constitution d’une lignée plus ou moins directe entre l’Antiquité et la cinématographie qui sert à renforcer le statut culturel des nouvelles inventions. Ainsi, le Bulletin du Photo-Club de Paris annonce en 1896 un discours qui sera prononcé par F. Silas à propos de Lucrèce : « Dans ce curieux fragment, les érudits assurent avoir trouvé la trace du merveilleux appareil de MM. Lumière » (Silas 1896, p. 59) [4]. De cette manière, les auteurs constituent dès la fin du xixe siècle un répertoire de découvertes, d’inventions, de traités [5], etc. (ce que Coissac [1906, p. viii] appelle « un ensemble de recettes et de procédés »), qui feront par la suite partie du corpus de ce que d’aucuns appellent aujourd’hui la « pré-histoire » ou l’« archéologie » du cinéma, suggérant en même temps l’idée, devenue cliché par la suite, que celui-ci serait en effet la réalisation d’un rêve millénaire.

Mais on peut également remarquer que la constitution de ce corpus ainsi que les mises en valeur relatives qu’il implique semblent se faire à travers des réseaux relativement bien établis où les informations semblent circuler très rapidement, notamment en ce qui concerne les développements les plus récents. Hopwood, par exemple, est au courant des brevets et des découvertes de nombreux inventeurs de différents pays, et l’on sait que les chronophotographes ont entretenu des contacts épistolaires entre eux et avec d’autres personnes intéressées. En outre, dans le milieu des photographes, des publications rendent compte des découvertes et des développements récents. Que l’on pense, par exemple, au Jahrbuch für Photographie und Reproductionstechnik de l’Autrichien Josef Maria Eder (1887-1933, couvrant la période allant de 1887 à 1929). Par ailleurs, des publications comme le Bulletin du Photo-Club de Paris ou Le moniteur de la photographie renseignent leurs lecteurs régulièrement sur les dernières nouveautés et évolutions techniques, reprenant par ailleurs des articles de périodiques similaires publiés dans d’autres pays. Puisque les auteurs de ces écrits historiques, pour une large part, appartiennent à ces cercles de savants ou fréquentent ceux-ci, ils disposent d’un cadre commun pour juger et apprécier les mérites des différents développements dans le domaine de la photographie ou de la cinématographie. L’existence de tels réseaux explique peut-être aussi, du moins en partie, pourquoi on tient compte, dans ce type de publications, des avancées techniques réalisées à l’échelle internationale, et pourquoi les jugements de valeur que l’on y exprime sont relativement homogènes [6].

La première dimension des écrits à vocation historique se caractérise donc, d’une part, par l’établissement d’une généalogie relative aux découvertes et à l’invention des appareils, que les auteurs décrivent souvent avec une grande précision, en prenant soin de donner les noms des inventeurs, de même que les dates, les lieux, et de relater les circonstances entourant ces découvertes ou l’apparition de nouveaux appareils de la manière la plus exacte possible, en soulignant fréquemment les « premières fois ». Ainsi, ces textes contribuent à constituer un canon de la soi-disant « pré-histoire » de la cinématographie. D’autre part, ils établissent un corpus de sources historiques allant de l’Antiquité à l’époque contemporaine, inscrivant de la sorte la cinématographie dans la série culturelle de la recherche scientifique. Par le fait même, ils rehaussent l’importance des nouveaux appareils et rattachent le nouveau média à un passé valant pour ainsi dire celui des arts reconnus comme le théâtre, la musique, ou encore la littérature. En même temps, certains soulignent le potentiel commercial de ce nouveau média et, ce faisant, établissent une distinction quant à l’impact relatif des diverses inventions. Finalement, on peut noter que les réseaux d’informations auxquels puisent les auteurs privilégient les développements dans le domaine de la photographie. Sur ce plan, on ne cherche guère à donner de l’importance à telle ou telle personne, pas plus qu’à la nation à laquelle elle appartient, même si on insistera très clairement sur cette mise en valeur dans d’autres écrits.

Querelles de priorité et propos techno-nationalistes

Si la question de savoir qui est le « véritable inventeur » de la cinématographie n’est pas au premier rang des préoccupations des auteurs évoqués jusqu’ici, cette question n’est jamais très loin [7]. La deuxième dimension que nous allons aborder quant aux écrits historiques parus au tournant du xxe siècle n’est d’ailleurs pas étrangère à ce sujet, puisqu’elle concerne la volonté d’attribuer une place privilégiée à une personne donnée ou, par extension, à un pays donné.

En effet, écrire une histoire revient souvent à assurer à quelqu’un (ou à soi-même) une place dans cette histoire, c’est-à-dire, généralement, la place principale, celle de la figure-clé. Les Dickson présentent une version relativement neutre de ce discours en évoquant la période où Edison, après avoir réussi à résoudre un certain nombre de problèmes pressants, trouve le temps et la liberté d’esprit « to indulge in a few secondary flights of fancy » (Dickson et Dickson 1895, p. 6). Durant cette période, qui se situe en 1887, l’inventeur conçoit la possibilité de reproduire le mouvement à l’aide d’une série de photographies et de combiner celles-ci avec un phonographe. Les Dickson prennent littéralement comme point de départ le moment où l’inspiration d’Edison l’amène à concevoir une machine à l’élaboration de laquelle il ne participera guère par la suite. Ce type de topos contribue à la création des légendes et des mythes qui entourent la figure de l’inventeur, et cela ne vaut pas uniquement pour Edison (voir, entre autres, la nuit de fièvre de Louis Lumière racontée plus tard par son frère, une personne proche de l’inventeur donc, comme c’est le cas aussi des Dickson) [8].

Chez Regnault, par ailleurs, on ne peut nier une certaine tendance à favoriser les réalisations de ses compatriotes. En effet, malgré le ton largement objectif de l’article qu’il publie dans L’Illustration, il remarque à propos de Muybridge que la méthode de celui-ci n’est « […] pas encore bien commode ni pratique. Il faut arriver à M. Marey pour voir réalisé le chronophotographe » (Regnault 1896, p. 446). De même, il reconnaît dans les travaux d’Edison, comme dans ceux des Lumière, un perfectionnement de la chronophotographie. Toutefois, le kinétoscope étant limité à un seul spectateur, Regnault déclare : « C’était presque la perfection. Mais il manquait encore un point » (Regnault 1896, p. 446). Comme Hopwood trois années plus tard, Regnault estime alors que la possibilité qu’offre le Cinématographe Lumière de faire des projections devant un public plus large constitue un avantage capital par rapport au kinétoscope d’Edison.

Mais avant même que Regnault présente l’appareil de la maison lyonnaise aux lecteurs de L’Illustration, un auteur anglais cherche à persuader les adeptes de la photographie que c’est un sien compatriote qui a droit à la couronne de lauriers. Le 1er janvier 1896 paraît un article dans le Bulletin du Photo-Club de Paris dont l’auteur, George Davison, a sans doute entrepris la rédaction avant d’avoir été mis au courant des projections ayant lieu au Grand Café, qui précèdent la parution du texte de quelques jours seulement. Davison déclare : « Ceux qui revendiquent la priorité de l’invention sont nombreux, mais à notre avis, cet honneur revient à M. Friese-Greene, soit seul, soit en collaboration avec M. Mortimer Evans » (Davison 1896, p. 319). Avant même la célèbre première projection publique payante du Cinématographe Lumière, sur la base sans doute d’informations circulant dans le milieu de la photographie, Davison réclame pour son compatriote Friese-Greene la priorité de l’invention des projections animées (mais de l’invention de quoi parle-t-il au juste ?). C’est donc une tentative d’occuper un terrain dont les contours sont encore fort imprécis, mais dont Davison pense apparemment qu’il sera contesté dans l’avenir [9]. Dans leurs éloges, certains n’hésitent même pas à forger les faits. Insistant, par exemple, sur les mérites des Skladanowsky, le producteur Ernemann (cité d’après Castan 1995, p. 123, c’est nous qui traduisons) prétend en 1907 que, par rapport au Bioscop — qui, justement, est une machine très encombrante —, les appareils d’Edison, Lumière et Messter « étaient non seulement bien lourds et volumineux, mais aussi très chers ».

Une bonne dizaine d’années après Regnault, également dans les pages de L’Illustration, Gustave Babin met clairement l’accent sur les apports français, en présentant Lumière comme celui qui a mené à bien les tentatives de Marey et de Demenÿ, « résolvant un problème auquel le grand Edison lui-même s’était attaqué en vain » (Babin 1908, p. 211). Demenÿ confirme ce point de vue un an plus tard en parlant de « […] l’histoire du cinématographe, invention dérivant de la chronophotographie, et, comme la photographie, essentiellement française » (Demenÿ 1909, p. 29). De telles considérations illustrent l’aspect techno-nationaliste des disputes autour des inventions en matière de photographies animées. Cette tendance est encore relativement faible (du moins si on la compare à celle qui dominera les débats ultérieurs), mais elle tend à devenir plus importante à chaque « anniversaire » célébrant tel ou tel aspect de la cinématographie. Les divers événements entourant le soi-disant « centenaire du cinéma » fournissent un bon exemple de la manière dont ces discours ont pu dominer les commémorations.

Le cas de Georges Demenÿ est un peu particulier, car celui-ci milite en même temps de manière directe pour la reconnaissance de son propre travail au sein de l’institut d’Étienne Jules Marey. Ce dernier, peu intéressé par l’exploitation commerciale des photographies animées, se sépare d’ailleurs de Demenÿ en 1893-1894 après de longues querelles [10]. En 1909, Demenÿ publie un ouvrage intitulé Les origines du cinématographe (1909), qui est basé sur une conférence qu’il a donnée le 1er février de la même année devant la Ligue française de l’enseignement. Il est, à cette époque, une autorité dans le domaine de l’éducation physique, auteur d’une quinzaine de livres et spécialiste de l’étude du mouvement. Pour ses auditeurs, Demenÿ n’est donc certainement pas un inconnu, mais il l’est peut-être un peu plus en ce qui concerne ses travaux sur la construction d’appareils cinématographiques. Pour en revenir à l’ouvrage issu de cette conférence, il constitue sans contredit un exemple de publication à l’intérieur de laquelle l’inventeur tente d’exposer ses propres mérites ; il faut également ajouter, dans le cas présent, que Demenÿ a l’intention de corriger avec cet ouvrage ce qu’il perçoit comme une injustice.

Dans son livre, Demenÿ énumère d’abord de manière neutre les développements notables en matière de chronophotographie, en mentionnant aussi les brevets d’autres inventeurs, parmi lesquels on trouve Birt Acres, Herman Casler, William Friese-Greene, Henry Joly et, une fois de plus, les frères Lumière et leur Cinématographe, qui constitue le point culminant des avancées réalisées. Cependant, en poursuivant son texte, Demenÿ explique que c’est la chronophotographie qui doit être considérée comme l’invention décisive, et que le Cinématographe n’en est qu’un prolongement. Le mérite, autrement dit, revient à la Station physiologique du Bois de Boulogne et non pas à la firme d’accessoires photographiques de Lyon. Demenÿ se révèle ainsi comme un des premiers représentants de la « tendance anti-lumiériste » dans l’historiographie du cinéma des premiers temps, puisqu’il cherche à mettre en valeur les travaux de Marey et, surtout, les siens. Demenÿ, en tant qu’ancien collaborateur à la Station physiologique, n’est donc certainement pas un observateur totalement neutre, particulièrement dans le contexte d’un ouvrage destiné à valoriser ses propres contributions. Ici, les mérites de Marey se trouvent explicitement opposés à ceux des Lumière, même si Demenÿ poursuit en plus ses intérêts propres. Mais d’autres, comme l’Allemand Franz Paul Liesegang à la même époque, mettent également en valeur le rôle de la chronophotographie, se faisant alors les porte-parole d’un courant que l’on pourrait dire « marey-iste [11] ».

L’ouvrage de Demenÿ a une visée clairement polémique, car celui-ci lutte pour être reconnu et pour obtenir la place qu’il croit lui revenir dans le panthéon des inventeurs de la cinématographie. Les propos de Demenÿ (1909, p. 29) sont d’ailleurs assez amers :

À mon point de vue, les années employées dans sa [le cinématographe] réalisation n’ont été qu’une série de déboires et de pertes. J’avais obtenu des résultats trop importants pour ne pas susciter de jalousie, et la jalousie des puissants ressemble aux foudres de Jupiter. Je ne pus l’éviter et je fus terrassé.

À la suite de ces efforts, mon maître [Marey] me pria de donner ma démission de chef de laboratoire de la Station physiologique, établissement que j’avais fondé avec lui et dans lequel j’avais travaillé sans relâche 14 années.

Dans ce livre, la reconstitution historique sert entre autres à réhabiliter l’auteur, à redresser les torts dont il se sent victime [12]. L’ouvrage de Demenÿ constitue ainsi un exemple d’un type de discours historique qui, en plus de chercher à faire reconnaître les réalisations d’un inventeur en particulier, essaie aussi d’exposer les raisons pour lesquelles cette reconnaissance n’a pas encore eu lieu. On publiera de plus en plus souvent de ce type d’écrits à partir des années 1920, quand la liste des « contributions importantes » sera plus ou moins fixée, même si elle est toujours controversée [13].

Cette deuxième dimension des écrits historiques auxquels nous nous attardons vise avant tout l’établissement d’une certaine hiérarchisation et cherche à déterminer les apports « décisifs », voire la priorité de tel ou tel inventeur sur les autres. Pour ce qui est de Demenÿ, l’auteur va même, ainsi que nous l’avons vu plus haut, jusqu’à plaider sa propre cause [14]. Ce type de discours va fréquemment de pair avec des propos de type techno-nationaliste ayant pour but de réclamer l’honneur d’une invention pour une nation.

L’histoire incorporée dans la technologie

De nombreuses publications de cette époque se concentrent avant tout sur les phénomènes techniques et les problèmes pratiques liés aux projections et à la cinématographie. Leur but premier est de familiariser les lecteurs avec le fonctionnement et les usages possibles des divers dispositifs disponibles. Ils passent souvent sous silence les aspects historiques liés au développement de ces dispositifs ou s’appuient sur d’autres auteurs, comme c’est le cas de l’ouvrage de Ducom (1911). Ducom reprend en effet la présentation de Demenÿ en guise d’introduction à son propre ouvrage, entre autres parce qu’il dit déplorer le destin de cet « inventeur courageux mais désabusé » (p. 10). Il mentionne également quelques autres personnalités (Marey, Gaumont, Pathé) [15] qu’il a rencontrées, mais il se concentre principalement sur la pratique de la prise de vues et de la projection pour rendre compte de l’état actuel des choses.

Les motivations poussant les auteurs à ne pas présenter d’exposé historique détaillé sur les sujets qu’ils abordent sont parfois explicitées de manière révélatrice. Ainsi, Charles Le Fraper, rédacteur en chef du Courrier cinématographique, déclare dans son introduction au manuel de Guillaume-Michel Coissac, Les projections animées : « L’historique du cinématographe a été écrit tant de fois, et de façons si diverses, qu’il nous paraît superflu de le refaire ici » (Coissac s. d., p. 4) [16]. Franz Paul Liesegang va encore un peu plus loin en écrivant : « Beaucoup d’hommes ont contribué aux développements de la cinématographie moderne […]. À l’un nous devons cette partie-ci, à l’autre celle-là. Passons, car autrement nous nous perdrons dans les détails » (Liesegang 1910a, p. 16) [17]. De tels ouvrages, qui ont une visée avant tout pratique, se situent explicitement, pour ainsi dire, au-dessus de la mêlée, et évitent les propos historiques pour se concentrer sur les détails techniques (dans le sens large du terme).

Les livres comme ceux de Liesegang ou de Coissac s’adressent donc principalement à des gens issus de la pratique, c’est-à-dire avant tout à des professionnels, et présupposent des connaissances spécifiques dans des domaines comme l’électricité, l’optique, la chimie, la mécanique et même le droit. Les auteurs s’intéressent aux phénomènes et aux procédés, et non pas à ceux qui les ont inventés ou découverts. Ils ne tiennent pas à faire le compte rendu des progrès réalisés, mais l’exposé des avantages ou des désavantages des différentes variantes du dispositif auquel ils s’attardent.

Toutefois, la dimension historique n’est pas totalement absente de ces propos, mais elle sert à des fins autres. Elle permet de classer différents types d’appareils et de procédés, de rendre compte des modifications et des changements d’un modèle d’appareil à l’autre. C’est un savoir en quelque sorte « micro-historique » qui est proposé ici, et qui se caractérise justement par la distance prise à l’égard des discours cherchant à établir une généalogie et des priorités. Leur but est avant tout d’instruire les professionnels sur ce qui leur faut savoir pour pratiquer la cinématographie et faire des projections.

Vers une histoire des formes

Les propos et les débats sur l’histoire de la cinématographie à cette époque tournent avant tout autour des questions relatives à la technologie permettant de capter, de reproduire et de projeter des images en mouvement. En revanche, ce que montrent ces images reste souvent en dehors du foyer d’intérêt des auteurs.

Nous pouvons cependant extraire de ces propos quelques considérations préfigurant ce qu’on pourrait nommer une histoire des formes cinématographiques, fût-ce d’une manière tout à fait rudimentaire. Ainsi, les Dickson décrivent de façon relativement détaillée les différents sujets — animaux, acrobates, artistes, sportifs, etc. — qui passent devant l’objectif du Kinetograph dans la Black Maria. Or, à la fin de leur ouvrage, ils annoncent une étape ultérieure, encore à peine entamée, mais qui se présente sous forme d’un récit de progrès :

Hitherto we have limited ourselves to the delineation of detached subjects, but we shall now devote some space to one of our most ambitious schemes to which these scattered impersonations are but the heralds. Preparations have long been on foot to extend the number of the actors and to increase the stage facilities with the view to the presentation of an entire play, set in its appropriate frame. Although necessarily crude, these efforts undoubtedly contain the germs of ultimate success

Dickson et Dickson 1895, p. 48

Non seulement les Dickson constatent-ils ici l’évolution qui a mené de l’enregistrement de performances simples par un nombre limité de personnes à l’adaptation de scènes théâtrales plus complexes, exigeant un nombre plus important d’acteurs, mais encore esquissent-ils le chemin que devront prendre les photographies animées pour parvenir à la reproduction entière, image et son, de spectacles comme l’opéra — ainsi que l’annonce Edison lui-même. Dans ces propos se profile un discours historique prévoyant l’évolution du cinématographe vers un art cinématographique.

Une douzaine d’années plus tard, Georges Méliès semble partager ce point de vue quand il propose une classification des vues cinématographiques qui, en même temps, retrace l’évolution des photographies animées vers une forme de spectacle de type théâtral. Le glissement de cette classification vers un ordonnancement que l’on pourrait dire évolutif est d’ailleurs annoncé par Méliès en toutes lettres :

J’établis, à dessein, cette classification dans l’ordre même où se sont succédé les vues de cinématographe depuis les premières exhibitions. Au début, les vues étaient exclusivement des sujets pris sur nature ; plus tard, le cinématographe fut employé comme appareil scientifique, pour devenir enfin un appareil théâtral. Dès le début, le succès fut énorme ; succès de curiosité pour l’apparition de la photographie animée ; mais lorsque le cinématographe fut mis au service de l’art théâtral, le succès se transforma en triomphe

Méliès, cité dans Gaudreault 2008, p. 198-199 [18]

Méliès fait ici état d’une évolution qui, à travers différents types de vues, mène la cinématographie du statut de « curiosité scientifique » (que lui attribue également Regnault en 1896) à une forme d’expression artistique qui se rattache au théâtre avec les « vues à transformation ». Il esquisse de la sorte une ligne dont la complexité progressive culmine dans le type de vues dans lequel il excelle. Il propose donc une perspective évolutionnaire dans laquelle il figure lui-même comme un point culminant, sinon comme le point culminant. Histoire téléologique par excellence.

L’« Étude sur la mise en scène » de Victorin Jasset, publiée dans une série d’articles parus dans Ciné-Journal en 1911 [19], présente également l’histoire d’une évolution des formes cinématographiques. Plus précisément, il la décrit comme une sorte de projet universel auquel contribuent différentes personnalités, différents types de films et, notamment, différentes « écoles ». Jasset juge alors l’apport relatif de ces instances en évaluant leurs contributions respectives : « [De l’école anglaise] sortit le type qui fit le succès populaire du ciné : La poursuite » (Jasset 1946, p. 85). « En somme, l’école italienne n’aida pas à l’évolution de l’art cinématographique » (p. 90). « Quelle fut au juste l’influence du Film d’Art sur l’École cinématographique ? Presque nulle au début, énorme comme conséquences » (p. 93). Et ainsi de suite. Si Jasset tient clairement un discours normatif à travers ses jugements, son propos n’est pas téléologique à proprement parler. Il décrit un processus évolutif, sans assigner un but, un telos clair et définitif, à ces développements. Jasset considère qu’il y a du progrès, mais celui-ci peut être attribuable à diverses causes, selon lui, et la seule chose que cela semble indiquer, c’est que le cinéma a connu « un essor formidable » (p. 83).

Jasset, nous l’avons vu, intitule son article « Étude sur la mise en scène », ce qui témoigne de la possibilité de privilégier un aspect de l’institution cinématographique, en l’occurrence le travail artistique, par rapport à d’autres (les appareils, l’économie…). La plus grande diversification des professions entraîne d’ailleurs la publication d’ouvrages plus spécialisés dans d’autres domaines. Ainsi, Epes Winthrope Sargent écrit un manuel pour scénaristes, The Technique of the Photoplay (Sargent 1913), qui contient également un bref aperçu d’ordre historique [20]. Sargent désigne ici le cinéma (the photoplay) comme « the newest of the literary arts » (p. 8), l’inscrivant ainsi dans l’histoire des arts littéraires, tradition de laquelle se réclament volontiers les scénaristes. Pour lui, The Great Train Robbery (Edison, Edwin S. Porter, 1903) marque un tournant (en ce qui concerne les États-Unis, du moins) car, avec ce film, les studios vont à la recherche de récits forts et commencent à faire appel à des auteurs. Le livre de Sargent est, comme l’annonce son titre, largement consacré à l’enseignement de la technique d’écriture de scénarios. Néanmoins, Sargent a recours, même si très brièvement, à une contextualisation historique pour situer la profession et pour signaler que la complexité des formes d’écriture du jour a développé sa propre technique à partir de débuts marqués par « the stilted, arbitrary and unconvincing “language” of pantomime » (Sargent 1913, p. 7).

Les discours historiques de ce type présentent un modèle évolutif allant de formes simples à des oeuvres plus complexes, de la photographie animée à l’art cinématographique. Le passé, autrement dit, est évoqué notamment pour signaler la distance qui le sépare du présent (ou celle qui séparera le futur des origines). Contrairement aux récits relatifs aux développements, techniques ou autres, ayant mené à la cinématographie et cherchant, pour ainsi dire, à situer les racines des inventions modernes en matière de cinématographie dans l’Antiquité, ces discours historiques présentent plus explicitement le passé comme quelque chose que l’on doit laisser derrière, même si, comme c’est le cas de Jasset, on peut tout à fait apprécier les contributions antérieures. La logique de l’évolution, cependant, est déterminée par le succès, par l’optimisation du potentiel commercial qui, déjà pour Hopwood en 1899, est un facteur décisif.

Conclusion

Ce panorama, forcément très sélectif vu le grand nombre de textes publiés avant la Première Guerre mondiale, montre que diverses formes de discours historiographiques (parfois rudimentaires) sur la cinématographie se font jour presque tout au long de la période de formation du nouveau média. Les textes qui en témoignent sont presque écrits « au présent », car ils concernent des développements en train de se faire. Cela dit, ils servent pour ainsi dire à historiciser la cinématographie dès que le terme, et donc, dans un certain sens, le phénomène, font leur apparition [21]. Nous avons distingué différentes dimensions dans ces écrits implicitement ou explicitement historiques, qui sont parfois présentes dans un seul et même texte, et qui permettent de discerner des effets, des fonctions et des objectifs possibles. Dans ces écrits, quelques grandes lignes se démarquent, dont on trouve souvent une continuation dans des écrits historiques ultérieurs.

Dans ces textes, la cinématographie apparaît, premier constat, comme quelque chose qui a été pour ainsi dire pressenti depuis la première formulation du phénomène de la persistance rétinienne, et cela s’est poursuivi au fil des siècles de recherches pour explorer et produire des effets de mouvement apparent. La cinématographie, autrement dit, apparaît comme le produit d’efforts de collaboration cumulatifs dont, pour plusieurs auteurs, le Cinématographe Lumière constitue l’aboutissement. Par là même, deuxième constat, les textes de ces auteurs constituent en quelque sorte le canon de la soi-disant « pré-histoire » du cinéma qui, cependant, est fortement caractérisée par la perspective particulière des auteurs rattachés au milieu de la photographie. Une histoire de l’amusement, une généalogie des divertissements populaires à la fin du xixe siècle, mettrait l’accent sur d’autres aspects de la cinématographie et privilégierait des inventeurs-montreurs de spectacles tel Robertson, en se concentrant peut-être sur Max et Emil Skladanowsky pour l’image et sur Marguerite Vrignault pour le son [22], en tant que figures-clés de ce développement.

Troisième constat : dans beaucoup de cas, ces discours — ce grand récit généalogique — suivent une tendance qui cherche à privilégier certains individus aux dépens des autres, voire à réclamer l’aboutissement de recherches millénaires pour leur patrie. C’est de là que proviennent les incessantes querelles sur la priorité de telle ou telle invention, de tel ou tel inventeur — qui, parfois, peut être l’auteur même du texte réclamant cette priorité. Or, quatrième constat, les auteurs de plusieurs de ces écrits, soit ceux qui mettent l’accent sur la technique et la pratique, s’efforcent de ne pas entrer dans de telles disputes en déclarant qu’il serait superflu de s’attarder à une évolution historique amplement et diversement présentée ailleurs. Dans ces cas, toutefois, l’aspect historique des sujets abordés transparaît dans les descriptions techniques ayant pour but d’exposer les variations et les modifications d’un dispositif à l’autre.

Finalement, on peut observer dans ces textes, comme en filigrane, l’émergence d’un discours sur l’évolution des formes cinématographiques. Ici, la perspective est en quelque sorte renversée : le passé n’est plus ce qui légitime le présent, mais ce qu’il faut laisser derrière. Une autre forme d’historiographie téléologique, qui vise le futur, se fait ici jour.

Ces « histoires écrites au présent » contribuent donc, de différentes façons, à constituer la cinématographie en tant qu’objet d’un savoir spécifique, mais aussi en tant qu’objet scientifique, technologique, commercial et esthétique, entre autres parce qu’elles se sont attachées à inclure dans ce savoir, ou à en exclure, des éléments qui ont marqué, et marquent parfois aujourd’hui encore, les conceptions de ce qu’est, peut être ou devrait être le cinéma.